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Parcours axiologique - Eminents penseurs de la liberté

ÉMINENTS PENSEURS DE LA LIBERTÉ

PRÉSENCE DE PAUL RICOEUR ET DE JEAN NABERT

INTRODUCTION

La conviction qui, au fil des jours, s’est faite de la liberté comme un impératif, est-elle une raison suffisante pour que l’on méconnaisse ses divers fondements et le rôle des penseurs qui les ont initiés ? Ce semble bien être le cas pour le plus grand nombre. On ignore généralement la somme de pensées, de méditations qui, sous ce vocable, courent depuis Aristote à travers le monde. Le dictionnaire, quel qu’en soit l’éditeur, a toujours éludé le problème et le lecteur peu curieux s’est bien vite satisfait de la liberté comme « état de fait » : je fais mes achats dans un « libre-service », mon pays fait partie d’une zone de « libre-échange », les franc-maçons sont des « libre-penseurs », mes enfants fréquentent l’ « école libre », (sans que, parent, je sois bien conscient que celle-ci est non seulement admise, mais, comme son qualificatif l’indique, nécessite une protection). Un semblant d’ouverture semblait pourtant s’être fait en sa direction lorsque, quittant le champ utilitaire, se sont offerts des énoncés comme « libre comme l’air », « libre comme l’oiseau », « avoir le champ libre ». Mais il ne sait toujours pas d’où lui vient cette liberté. A la réflexion, seules les encyclopédies seraient être en mesure de lui fournir les informations nécessaires.

Ainsi, que va-t-il apprendre de cette liberté ? Une première réponse globale lui est fournie, sous ce mot, par ‘Larousse’ , en une rubrique titrée « Problème philosophique » ; elle se décompose en – liberté au sens biologique – le libre-arbitre ou la liberté de choix – la liberté comme attitude. Il aura bien vite fait le tour du texte proposé, regrettant aussitôt que ce chapitre ne soit pas aussi longuement traité que celui consacré au problème social qui lui fait suite.

Plus heureuse dans ses choix, L’Encyclopedia Universalis, sous la plume de Paul Ricoeur, lui offre une étude spécifique du problème, à laquelle nous allons recourir pour structurer cette recension. L’intervention fortuite de Paul Ricoeur est d’autant plus intéressante qu’elle opère pour nous la liaison avec Jean Nabert dont il a préfacé l’œuvre intitulée : « L’expérience intérieure de la liberté », œuvre nouvellement rééditée[1], et qui, chronologie oblige, sera décrite en antépénultième position.

Dans son ‘Avant-Propos’, traitant du fondement de la liberté à travers les âges[2], Nabert nous fait partager le tableau qui va suivre.

Le fondement de la liberté à travers les âges

« Au fil du temps, l’expérience religieuse a énergiquement conspiré à produire ou à éveiller en l’âme humaine le sentiment que les idées du monde intelligible sont impuissantes à exprimer quelques-uns des modes les plus authentiques de la vie morale et de l’action. Les philosophes de l’âge hellénistique et le néo-platonisme disent l’effort de la pensée pour couler dans les formes du rationalisme platonicien le contenu frémissant de l’expérience morale et religieuse. Cependant, chez tous les penseurs de ce temps et les plus grands parmi les docteurs et les théologiens des siècles suivants, les idées du ciel logique s’entrelacent étroitement aux données de la conscience. Et il était nécessaire qu’il en fût ainsi pour que nul mysticisme ne vînt faire oublier ou faire considérer comme périmées les analyses du rationalisme grec. Il fallait aussi que la philosophie moderne se constituât, dans ses parties décisives, par une théorie de la connaissance et de la science destinée à pousser au premier plan, dans le Cogito, la fonction d’objectivité et de vérité : sans ce contrepoids, des recherches immédiatement orientées vers la découverte des formes concrètes de l’expérience intérieure, irréductibles aux catégories par lesquelles nous construisons la nature, auraient incliné la philosophie vers un irrationalisme stérile.

Mais la juridiction du « Je pense », étendue sur tout le réel, devait amener cette conséquence que la liberté fût cherchée ou bien dans l’acte de la raison, ouvrière de vérité, ou bien dans les lacunes du déterminisme scientifique.

Cependant, parallèlement à la détermination intellectualiste du Cogito, la philosophie moderne témoigne d’un effort pour ressaisir dans l’intuition de conscience non pas seulement un acte qui fonde la vérité de l’univers sur la valeur de la pensée, mais aussi un acte qui atteste la causalité interne d’un sujet. Si la liberté ne peut être cherchée, ni dans une limite aux lois ni dans le dynamisme de la pensée rationnelle, il reste qu’elle le soit dans une fonction de l’esprit qui est la conscience, dans sa productivité non déterminable par les catégories sur lesquelles repose la vérité du savoir. Seulement, toute conclusion de ce genre est suspendue à l’analyse du fait psychologique. Si le fait psychologique est une donnée qui se laisse docilement et intégralement annexer au déterminisme, sans présenter aucun aspect permettant de retrouver l’acte original et concret de conscience qui le soutient, nul doute que l’expérience intérieure de la liberté et de toute expérience de conscience ne doivent [en rien] relever des catégories de l’entendement.

L’intuition immédiate ne conquiert une signification que si nous savons à quel acte de conscience il y a lieu de la rapporter. S’il y a une expérience intérieure de la liberté, ce n’est une expérience bien fondée que par la réalité de l’acte qui la traverse et qui en explique les différentes formes. »

La présente recension comportera les développements suivants :

1ère Partie : Mise en évidence des trois univers de discours sur la liberté.

2ème Partie : Les philosophies représentatives des trois formes de discours sur

l’action libre : Aristote, Kant et Hegel.

3ème Partie : Les principaux penseurs de la liberté (d’Epictète à Lévinas).

Dans la troisième partie figurent, dans l’ordre chronologique, les dix neuf penseurs suivants : Epictète et Marc Aurèle – Origène – Augustin (St) – Duns Scot – Ockham – Luther – Descartes – Spinoza – Malebranche – Leibniz – Rousseau – Schelling – Mill (Stuart) – Proudhon – Husserl – Nabert – Sartre – Lévinas.

Première partie

Trois univers de « discours sur la liberté »

Paul Ricoeur attire notre attention sur le fait que l’expression « libre » s’inscrit dans trois univers de discours.

– Le premier concerne celui du langage ordinaire (discours descriptif) où le mot « libre » est un adjectif qui caractérise certaines actions humaines présentant des traits particuliers : ce sont des actions intentionnelles explicables par des motifs, en réservant à ce mot le sens de « raison d’agir » ; on les assigne à un agent responsable c’est-à-dire à l’homme qui est l’auteur de ses actes. Dire qu’une action est « libre », c’est donc prescrire de la placer dans la catégorie des actions qui présentent ces traits particuliers et, du même coup, exclure qu’on la place dans la catégorie des actions qui présentent des traits contraires, dans la catégorie de celles qui, par exemple, sont faites par contrainte. L’expression « libre » fait alors partie d’un univers du discours où l’on rencontre des mots tels que : « projet », « motif », « décision », « objectif », « raison d’agir », etc. Définir le mot « libre », c’est alors le relier à tout ce réseau de notions où chacune renvoie à toutes les autres.

Le discours descriptif de l’action libre

A quelles actions reconnaîtra-t-on le plus volontiers le caractère libre ? A celles dont l’intention présente un trait remarquable que nous exprimons généralement en disant que nous faisons ceci ou cela « dans telle intention » ; ici l’intention désigne moins un caractère par lequel on rend intelligible ce qu’on fait[3], que la visée lointaine, c’est-à-dire un résultat ultérieur placé en position de fin, par rapport à toutes les actions intercalaires mises en position de moyen ; une action est intentionnelle, au sens le plus fort du mot, lorsqu’elle est ainsi mise en perspective dans une chaîne de moyens et de fins et reçoit de cet enchaînement une structure articulée.

A cet égard, les énoncés qui décrivent une action isolée (exemple : « Je lève le bras ») sont à peine des énoncés d’action ; il leur manque le caractère de discursivité que confère à l’action « l’intention dans laquelle » on fait quelque chose. Un véritable énoncé d’action comporte au moins deux segments d’action ordonnés l’un par rapport à l’autre : « Je lève le bras pour indiquer que je tourne » ; deux énoncés ainsi articulés font ainsi non seulement une sémantique mais une syntaxe d’action : « Je fais P de sorte que Q ».

Ce que nous appelons alors l’intention est plus proche du raisonnement que de l’idée ; elle se formule et effet dans une chaîne d’énoncés qui, tous ensemble, désignent « l’ordre » de l’action ; ce qu’on appelle depuis Aristote le raisonnement pratique, ne fait qu’exprimer dans le langage formel de la logique, cette mise en ordre de l’action par l’intention ; ce n’est pas parce que le raisonnement tire une conclusion à partir de principes qu’il cesse d’être pratique, et bascule du côté de la théorie ou de la spéculation.

Le véritable raisonnement pratique a toujours pour point de départ quelque chose de désiré ; il classe, ordonne, stratifie les caractères de désirabilité qui s’attachent aux échelons successifs de l’action. En faisant ainsi accéder ses désirs au langage par les moyens de « caractères de désirabilité », le sujet parlant place ses désirs eux-mêmes dans un calcul de moyens et de fins : c’est là le premier degré de la liberté : être capable non seulement de « souffrir » et de « subir » ses désirs, mais de les porter au langage en énonçant le caractère de désirabilité qui leur est propre et en soumettant au calcul des moyens et des fins l’enchaînement de l’action. Le désir n’est plus alors une simple « impression », il est mis à distance, en position lointaine de fin, par rapport à l’ensemble des voies et des moyens, des obstacles et des instruments que l’action doit traverser pour « remplir » l’intention.

– Le deuxième univers du discours sur la liberté est celui de la réflexion morale et politique (discours de la liberté sensée) où la liberté n’est plus seulement un caractère qui distingue certaines actions d’autres actions qui sont connues pour non libres : le mot « libre » désigne une tâche, une exigence, une valeur, bref, quelque chose qui est doit être et qui n’est pas encore ; réfléchir sur la liberté, c’est réfléchir sur les conditions de son avènement, de sa réalisation dans la vie humaine, dans l’histoire, au plan des institutions. C’est alors dans un tout autre discours que la question de la valeur de la liberté peut être articulée ; il ne consiste plus à décrire la classe des actions tenues pour libres par le langage ordinaire : il prescrit le chemin même de la libération. Dès lors le mot de « liberté » figure et fonctionne dans un réseau différent du précédent. On y rencontre des mots et expressions tels que « norme », « loi », « prescription », « règle », « pacte », « institution », « pouvoir politique », etc. Replacé dans ce nouveau contexte, le mot « liberté » se rencontre volontiers au pluriel : on y parlera volontiers des « libertés », individuelles, politiques, économiques, sociales, religieuses, etc. Par ces libertés, on entendra moins le pouvoir de faire ou de ne pas faire – comme c’est le cas dans le premier univers de discours – qu’un certain nombre de droits de faire, qui n’existent que s’ils son reconnus par les autres et instaurés dans des institutions de caractère, économique, social, politique, religieux.

– Le troisième univers du discours est celui de la philosophie fondamentale où la liberté procède d’une question : comment la réalité dans son ensemble doit-elle être constituée pour qu’il y ait dans son sein quelque chose comme la liberté ? Question qui si l’on veut la rattacher aux deux premiers univers du discours se divise en : ‘qu’est-ce que la réalité pour que l’homme y soit un agent, c’est-à-dire l’auteur de ses actes’, et ‘qu’est-ce que la réalité pour que soit possible une entreprise morale et politique de libération ? Ce type de question est, au sens propre du mot, une question ontologique, c’est-à-dire une question sur ‘l’être’ de la liberté. Un nouveau champ de notions lui correspond : on y rencontre des expressions telles que « causalité », « nécessité », « déterminisme », « contingence », « possibilité », etc., qui, toutes concernent des modes d’être. Placer la liberté parmi des modes d’être (Discours sur l’être de la liberté), telle est la tâche de ce troisième discours. Il n’est pas indépendant des deux premiers car ceux-ci contiennent déjà des indications, des index pointés vers le mode d’être libre.

Être de l’acte et éthique de l’action

Comment la réalité dans son ensemble doit-elle être constituée pour que l’homme y soit un agent, c’est-à-dire l’auteur de ses actes, au double sens du pouvoir psychologique et de l’imputation morale que les deux premières recherches ont permis d ‘élaborer ? Cette question ouvre un type d’investigation qui n’est contenu ni dans la description de l’action intentionnelle, ni dans la dialectique de l’action sensée. Mais ces deux discours renvoient par des marques expresses, à un fond qui excède aussi bien les traits descriptifs que la structure dialectique de la liberté humaine.

De ce renvoi le langage même est témoin. Acte, action, activité : ces mots disent plus que mouvement, geste, comportement, opération, effectuation, voire pratique ou praxis. Ou plutôt ils signent dans la conduite humaine, une épaisseur de sens que les deux précédents discours n’épuisent pas ; on dira : la révélation d’un caractère d’être. A ce caractère d’être, ce mode d’être ne rendent jamais justice ni la théorie morale, ni la théorie politique ; celles-ci, en effet, ne rendent raison de l’activité libre que pour autant qu’elle est reprise dans un sens susceptible d’être récapitulé dans un savoir. Mais cette fuite en avant vers le sens, si l’on ose s’exprimer ainsi, n’épuise pas le sens. Une autre dimension se creuse, que la métaphore de l’épaisseur ou de la profondeur indique, celle du fond ou du fondement. C’est précisément l’expression de l’action libre qui creuse, mieux que celle de la perception ou de la connaissance, cette troisième dimension ; c’est l’action libre qui révèle quelque chose de l’être comme acte.

Deuxième partie

Les philosophies représentatives des

trois formes de discours sur l’action libre

ARISTOTE

(–384 à –322)

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, Aristote, comme l’a analysé avec précision Paul Ricoeur, a témoigné des trois formes du discours sur l’action libre. Et, sans qu’on puisse trouver chez lui un concept exprès de liberté, sa philosophie est la seule à avoir embrassé le champ complet de ces discours.

L’action intentionnelle envisagée par Aristote comme « préférence »

Ce qui a été décrit plus haut dans le discours descriptif de l’action libre, avec les ressources du langage ordinaire, c’est ce que la phénoménologie de l’action, depuis Aristote, jusqu’à nos jours, a appelé de différents noms. Aristote l’appelle la « préférence » ; dans la première phénoménologie de la volonté qui, sans doute, ait été écrite – à savoir le livre III de l’Ethique à Nicomaque – Aristote considère une série de cercles concentriques dans lesquels nous plaçons notre action : le cercle le plus vaste est celui des actions que nous faisons volontiers ou de plein gré ; ce sont celles que nous faisons spontanément, sans être contraints, ni intérieurement ni extérieurement ; parmi ces actions, il y a celles qui sont simplement souhaitées et dont l’exécution ne dépend pas de nous mais de quelqu’un d’autre ou du hasard et celle qu’il dépend de nous de faire ou de ne pas faire. C’est parmi celles-ci que se découpent les actions qu’on peut dire véritablement préférées parce qu’elles sont prédélibérées. Or l’homme ne délibère pas des fins, mais des moyens ; c’est donc bien dans l’articulation des moyens par rapport aux fins que consistent les actions dont on peut dire qu’elles sont, par excellence, notre œuvre. On vient de retrouver, dans la « préférence » selon Aristote, les traits de ce qu’une analyse du langage ordinaire découvre dans les notions d’intention, de motif et de fin.

La dialectique de l’action sensée

Le passage du premier au deuxième niveau de problèmes se laisse aisément reconnaître dans la philosophie morale d’Aristote : sa théorie de l’action volontaire et involontaire dans le livre III de l’Ethique à Nicomaque, constitue seulement un fragment enchâssé dans une enquête plus vaste portant sur l’excellence et le bonheur. Ainsi, l’analyse faite ci-dessus de la « préférence » concerne seulement les conditions psychologiques d’une recherche portant sur « l’excellence ». Les deux discours de la liberté sont ainsi dans le même rapport que la préférence et l’excellence. Or, la recherche sur l’excellence met en jeu tous les rapports qu’on vient d’évoquer : le rapport de personne à personne, mis en œuvre par toutes les vertus, comme on le voit plus aisément dans les rapports de justice et de libéralité ; le rapport à la norme ou à la règle qui s’exprime en chaque vertu comme recherche de la juste moyenne entre deux extrêmes ; la promotion de la raison pratique, préfigurée chez Aristote sous la figure de la vertu de prudence qui est la sagesse même de l’action ; enfin, il n’est pas sans intérêt de rappeler que, pour Aristote, la science architectonique qui enveloppe toutes ces considérations sur le bonheur, la vertu et les vertus, sur le rapport de la préférence à l’excellence, sur le règne de la prudence, s’appelle la « politique ». Ainsi le discours sur l’action intentionnelle est-il seulement un segment abstrait prélevé sur le parcours complet du discours éthico-politique[4], avec lequel s’identifie la problématique de la « liberté sensée ».

C’est par ce dernier trait qu’Aristote anticipe le plus manifestement Hegel. Cette correspondance entre les deux philosophes est d’autant plus saisissante que, dès après le Stagirite, et sans doute dès la fin de la Cité grecque engloutie dans l’Etat macédonien, puis dans l’Empire romain, cette grande unité de la politique et de l’éthique est rompue. Une telle scission est de grande conséquence : désormais la philosophie de la liberté est livrée à un processus irrémédiable de psychologisation ; encadrée dans une psychologie des « facultés », elle se réfugie dans une théorie de l’assentiment ou du consentement, dont l’analyse cartésienne du jugement sera la plus éclatante réussite.

Liberté et ontologie

Le renvoi du discours éthico-politique au discours ontologique se laisse surprendre dans la philosophie d’Aristote. « Toute l’éthique, dit Aristote, témoigne de ce que l’homme a une œuvre ou une tâche qui ne s’épuise pas dans l’énumération des compétences, des habiletés, des métiers ; la tâche de l’homme désigne une totalité de projets qui enveloppe la diversité des rôles sociaux ». Or, cette tâche c’est de vivre, au sens humain du mot vivre ; mais qu’est-ce que vivre pour l’homme ? C’est, répond le philosophe, la vie active, l’activité réglée, l’activité qui a un logos ; nous circulons ici dans le réseau conceptuel de l’éthique, là où activité, achèvement, acte sont des termes qui « parlent », à l’inflexion de l’éthique et de l’ontologie. « Si donc il en est ainsi, poursuit Aristote, le rôle de l’homme sera une activité de l’âme selon l’excellence et, s’il y a plusieurs excellences, selon la meilleure et la plus achevée. » Et ajoutons encore « dans une vie achevée (Ethique à Nicomaque) ».

C’est en ce point que l’éthique s’enracine dans une conception du réel où l’être est energeia, activité, acte achevé. Ce n’est plus dans le champ éthico-politique que peut être comprise cette energeia, mais dans le champ de la philosophie première. C’est dans ce nouveau discours, en effet, que peuvent être articulées des notions telles que « puissance » et « acte » qui sous-tendent une éthique de l’activité.

Mais la philosophie aristotélicienne n’est pas en mesure de résoudre le problème qu’elle-même pose ; finalement l’acte n’appartient qu’aux êtres sans puissance et sans mouvement, à des êtres éternels et divins ; le seul analogue divin de cet acte pur est à chercher du côté non de l’action vertueuse et de la politique, mais de cette activité sans mouvement et sans fatigue que nous appelons sagesse ou méditation ; il faut alors l’avouer : « Ce n’est pas en tant qu’il est homme que l’homme vivra de la sorte , mais en tant qu’il a en lui quelque chose de divin […] Si c’est donc du divin au regard de l’homme, ce sera une vie divine que la vie selon l’intellect aura en regard de la vie humaine. » Ainsi se trouve déchiffré sous la conduite d’Aristote, l’acte – au sens ontologique du mot – , dans l’action – au sens éthico-politique[5].

KANT

(1724 – 1804)

La philosophie pratique de Kant est un intermédiaire décisif entre Aristote et Hegel. Sa force, sa vérité, c’est d’avoir tenté de penser jusqu’au bout la différence entre la liberté arbitraire et la liberté sensée.

La synthèse kantienne et son éclatement

Comprendre la différence qui existe entre la liberté arbitraire et la liberté sensée, tel est l’objet de la Critique de la raison pratique. Si la Critique de la raison pure est une recherche sur les conditions de possibilité de l’objectivité dans la connaissance, la Critique de la raison pratique a pour objet les conditions de possibilité de la ‘volonté bonne’. Ces conditions se résument toutes dans le rapport entre la liberté et la loi : la loi est ce qui rend connaissable la liberté et la liberté est la raison d’être de la loi. Etre libre, dès lors, ce n’est plus seulement être indépendant à l’égard de ses propres désirs, c’est d’être capable de subordonner son action à la loi du devoir ou, en termes kantiens, de soumettre la maxime subjective de l’action à l’épreuve de la règle d’universalisation : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». Il n’y a pas de savoir portant sur la liberté en dehors de la conscience de cette loi fondamentale.

Toutes les difficultés de la philosophie kantienne de la liberté sont en même temps la contrepartie de la force et de la rigueur de son analyse[6]. Tout ce que Kant a démontré se borne à cette conjonction de la liberté avec une loi formelle vide qui a pris la place de la méditation d’Aristote sur les « excellences » de l’action ou « vertus ». La première difficulté est de concilier avec l’expérience humaine ordinaire cette volonté objective, identique à la raison pratique, entièrement contenue dans le rapport simple, nécessaire, infaillible de la spontanéité de la liberté à la légalité du devoir ; pour rejoindre cette expérience morale, il faut ajouter à la détermination par la loi la possibilité de désobéir, c’est-à-dire un rapport contingent, révocable, de la volonté au devoir. Le sens de la liberté oscille entre cette volonté objective, tout entière déterminée par son rapport à la loi, et la volonté arbitraire, qui se révèle dans l’expérience humaine du mal.

Cette première difficulté en révèle une autre plus considérable encore : c’est par une méthode d’isolement et d’abstraction que Kant a dissocié de l’expérience vive la volonté selon la loi et la notion de liberté pour la loi qui lui correspond. En épurant ainsi l’expérience humaine de tous ses traits empiriques, Kant rend difficilement compréhensible la projet même d’une « Critique de la raison pratique », qui était d’expliquer comment une représentation produit un effet dans la réalité. La liberté, en effet, ne serait rien si elle n’était une sorte de causalité qui produit des effets dans le monde. L’intention profonde d’une « Critique de la raison pratique » est donc bien de rendre compte de la production de la réalité par la liberté. Mais le résultat de la critique détruit son intention ; l’analyse engendre seulement des scissions : scission entre la rationalité et le principe des désirs, scission de la forme de la volonté et de son objet, scission de la vertu et du bonheur. A l’inverse d’Aristote, qui avait tenté de discerner l’unité profonde entre l’habitude, la décision et la norme au sein de la vertu de prudence ou sagesse concrète, Kant nous laisse avec les fragments éclatés de la synthèse pratique : d’un côté la sphère du devoir, de l’autre, la sphère du désir ; d’un côté la liberté objective, univoquement déterminée par la loi, de l’autre la volonté subjective, déchirée entre elle-même et le désir.

HEGEL

(1779 – 1831)

La philosophie hégélienne de la liberté procède de l’échec même du kantisme. Comment, en effet, surmonter les scissions (antinomies) dans lesquelles s’enferme la philosophie kantienne de la liberté ? Répondre à cette question, c’est en même temps reconnaître la nature véritable du discours qui seul convient à ce second niveau du problème de la liberté. Pour Hegel, ce discours ne peut être que dialectique, c’est-à-dire qu’il lui faudra user de cet art de surmonter les contradictions par le moyen de médiations et de synthèses de plus en plus concrètes.

De la liberté arbitraire au champ de la politique

Un texte de Hegel, important et difficile, met tout de suite en place le second niveau du problème : « Le domaine du droit est le spirituel en général ; sur ce terrain, la base propre, son point de départ sont la volonté qui est libre ; si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même (Principes de la philosophie du droit, § 4) ». Ce texte parle de la liberté réalisée et de son empire, qu’il appelle le système du droit ; par ce mot Hegel entend l’ensemble des institutions – juridiques, morales, économiques et politiques – par le moyen desquelles la liberté cesse d’être un sentiment intérieur, le sentiment de pouvoir faire ou ne pas faire, pour devenir une réalité , une œuvre, ce que le texte appelle « seconde nature ». L’analyse antérieure n’a donc pas épuisé le problème de la liberté ; l’action intentionnelle, à laquelle on a identifié l’action libre, peut être absurde ou sensée ; elle peut se retrancher en elle-même ou produire au dehors des œuvres et des institutions.

Que faut-il donc ajouter à la précédente analyse pour changer de niveau [et atteindre celui de la liberté sensée] ?

– Premier trait : il y a lieu d’introduire l’affrontement de deux volontés. C’est un fait que les notions d’intention, de projet, de motif, d’agent volontaire et responsable, mettent seulement en rapport un sujet libre avec son propre corps et, autour de lui, sa situation globale. L’exemple juridique du « contrat » par lequel Hegel commence sa Philosophie du droit, montre excellemment que la liberté arbitraire devient liberté sensée lorsque deux vouloirs s’affrontant à propos des choses, par exemple pour se les approprier, échangent leurs positions, se reconnaissent mutuellement et engendrent un vouloir commun. En s’engageant ainsi, l’une par rapport à l’autre, les deux volontés se lient et ainsi deviennent libres, en un sens nouveau, qui n’est plus le pouvoir de faire n’importe quoi, mais le pouvoir de se rendre indépendant de ses propres désirs et d’admettre les normes de l’échange.

– Deuxième trait : il manquait à l’analyse précédente la considération d’une règle, d’une norme, d’une valeur, bref d’un principe d’ordre (quel qu’il soit) qu donne un caractère objectif à une liberté jusque-là enfermée dans son point de vue subjectif.

– Troisième trait : d’abord action doublée, puis action normée, l’action libre fait encore paraître une dimension de la raison que la tradition philosophique a appelée raison pratique ; entendons par là une raison qui a des effets dans le monde, une raison qui s’applique à produire une réalité selon la liberté. Or, une liberté qui a traversé la problématique du contrat et de l’universalisation par la loi accède à un projet de réalisation ou d’effectuation dont l’échelle est autrement plus vaste que le corps propre : son théâtre est le monde la culture ; c’est dans des œuvres, et pas seulement dans des mouvements, voire des gestes et des conduites que cette ‘nouvelle’ liberté veut s’inscrire ; c’est l’histoire des hommes qu’elle veut infléchir, bref, elle veut « changer le monde ».

Ces trois concepts nouveaux dessinent déjà le nouveau champ du deuxième discours de la liberté ; ajoutons-y un dernier trait : c’est dans le champ de cette problématique de l’action sensée que peut se déployer une philosophie politique. Une telle philosophie se distingue d’une science politique en ce qu elle a pour fil conducteur un concept de réalisation de la liberté. La théorie de l’Etat ressortit à la théorie de la liberté, dans la mesure exacte où s’y articulent le rapport de volonté à volonté, le rapport de l’arbitraire à la règle, le rapport de l’intention à l’œuvre. Il s’y ajoute un nouveau rapport qui se présente d’abord comme une question : « comment faire pour que la liberté de l’individu se reconnaisse non seulement dans une autre liberté singulière à l’instar de la sienne, mais dans un pouvoir de décision à l’échelle de la communauté entière ? » Cette question est celle de Rousseau dans le Contrat social. Comment passer de la liberté sauvage de l’homme seul, à la liberté civile de l’homme dans la cité ? Cette question, Rousseau l’appelait le « labyrinthe du politique ». En effet, le pouvoir de l’Etat, et, en général de la société paraît d’abord à chacun transcendant, étranger, voire hostile quand il s’incarne dans la figure du tyran. Une philosophie de la liberté, comprise au sens de l’action sensée, ne s’achève que si elle peut incorporer, au champ de la raison pratique, au champ de la réalisation de la liberté, la naissance du pouvoir politique.

Les situations dialectiques impliquées par un discours sur l’action sensée

Ces situations dialectiques peuvent être récapitulées en suivant la progression de la dialectique hégélienne à travers les niveaux enchaînés de son Encyclopédie des sciences philosophiques.

– Première situation dialectique : la volonté humaine est une transition entre le désir animal et la rationalité. Aristote l’a définie comme « désir délibéré » ; cette expression même implique que la réalité naturelle, exprimée par le mot « désir », est niée et néanmoins retenue dans une réalité de rang supérieur apparentée à la rationalité. La décision requiert ainsi une conception dialectique de la réalité, selon laquelle la racine du désir est sublimée dans l’énergie de la décision. Telle est la première situation dialectique. Elle est représentée dans l’Encyclopédie hégélienne, par la transition d’une philosophie de la nature à une philosophie de l’esprit.

– Deuxième situation dialectique : la scolastique et Descartes conçoivent le jugement comme interaction entre deux facultés, l’entendement et la volonté libre ; mais cette interaction est exprimée dans le langage de la causalité réciproque : l’entendement « meut » la volonté et la volonté « meut » l’entendement. On peut voir là l’expression pré-dialectique d’un rapport beaucoup plus fondamental qui régit la promotion mutuelle de la raison théorique et de la raison pratique. Cette situation dialectique n’a pas disparu avec la psychologie des facultés, ni avec la cosmologie qui la soutenait : la distinction kantienne entre raison théorique et raison pratique donne seulement une nouvelle expression à ce problème ancien. Cette seconde situation dialectique constitue l’essentiel de la philosophie de l’esprit subjectif dans l’Encyclopédie hégélienne.

– Troisième situation dialectique : elle correspond à la transition de la volonté subjective telle qu’elle a été décrite dans le premier discours sur la liberté, à la volonté objective, qui est l’objet de la détermination éthico-politique chez Aristote et chez Kant. Cette dimension est perdue dans une simple psychologie de la décision, où seule la liberté individuelle est prise en compte, tandis que la dimension politique émigre en dehors du champ de la philosophie de la liberté et constitue le cœur d’une philosophie politique, sous le titre d’une théorie du pouvoir et de la souveraineté. C’est ainsi que l’unité dialectique des deux figures de la liberté, individuelle et collective, psychologique et politique est perdue.

Cette troisième dialectique est le centre de ce que Hegel appelle la philosophie de l’esprit objectif [7] : elle contient la philosophie authentique de la liberté au niveau du discours de l’action sensée[8].

Il faut ici insister sur le troisième seuil de réalisation de la liberté dans le cadre de l’esprit objectif. L’objectivation de la liberté individuelle, lorsqu’elle vient à se situer dans le cadre de la famille, de la société civile, c’est-à-dire dans la vie économique et finalement dans l’Etat, réalise le projet aristotélicien d’une philosophie individuelle qui serait en même temps une philosophie politique : Rousseau et Kant sont une fois de plus justifiés. Pas d’Etat, pas de philosophie politique, sans cette équation entre la souveraineté de l’Etat et le pouvoir de la liberté individuelle. L’Etat qui ne serait pas une volonté objective resterait une volonté étrangère et hostile. C’était là le problème de Rousseau : Hegel le résout avec d’autres ressources que le contrat, lequel appartient seulement à la couche abstraite de la volonté libre.

Dire que le discours sensé atteint sa fin dans une théorie politique, c’est dire que l’homme a des devoirs concrets, des vertus concrètes seulement lorsqu’il est capable de se situer lui-même à l’intérieur de communautés historiques, dans lesquelles il reconnaît le sens de sa propre existence. On peut être aussi critique que l’on veut à l’égard de l’apologie hégélienne de l’Etat ; le problème posé par lui demeure : existe-t-il quelque médiation raisonnable entre le pouvoir individuel que nous appelons libre choix ou libre-arbitre, et le pouvoir politique que nous appelons souveraineté ? Si la vie politique est cette médiation, alors la dialectique entre la liberté individuelle et le pouvoir de l’Etat est au cœur du problème de la liberté ; c’est cette médiation qui, finalement, commande tout le discours sur l’action sensée.

L’hégélianisme comme troisième seuil d’émergence de la subjectivité en tant qu’alliée de la liberté

Par l’entrée en scène de la notion de subjectivité, notre attention est enjointe de se porter sur le fait que le fond auquel renvoient les notions d’acte, d’action, d’activité, ressortit à une histoire profonde. Il semble que celle-ci ne puisse être réduite à un pur changement de théorie, qui serait lié lui-même à quelque changement idéologique ; elle est, d’une certaine façon l’histoire même des modes de l’être, des manifestations de l’être ; elle affecte non seulement les solutions, mais la position des problèmes ; elle émerge à la surface de l’histoire de la philosophie sous la forme de nouvelles manières de questionner. Le surgissement de la subjectivité au premier plan de la philosophie occidentale est un de ces tremblements de terre qui apparaissent dans les profondeurs du penser de ‘l’être’.

C’est ainsi que l’histoire métaphysique du concept de liberté est, pour l’essentiel, l’histoire de son alliance avec la subjectivité. Elle implique une série de seuils qui ne coïncident pas nécessairement avec un progrès dans la description phénoménologique, ni même avec des articulations signifiantes aux plans éthique et politique.

Trois seuils d’émergence de la subjectivité ont pris une signification pour l’histoire profonde de la liberté.

– Premier seuil d’émergence : la mue de la liberté qui, pour devenir subjective, au sens fort du mot, doit être conçue comme infinie : Hegel souligne sans cesse cette conjonction entre réflexion et infini. Or, cette infinitude est inconnue d’Aristote pour qui le pouvoir de choisir n’est effectif que dans un champ limité de délibération au milieu de situations finies ; la délibération porte sur les moyens plutôt que sur les fins ; la vertu elle-même, en tant que milieu entre deux extrêmes, définit les règles d’une action finie. Une révolution s’est donc produite, qui a inversé la relation entre l’infini et le fini.

– Deuxième seuil d’émergence : la trace dans le temps de ce renversement qui, comme le dit Hegel, dans la Philosophie du droit, marque le tournant du monde du monde grec au monde chrétien. « Le droit de la particularité à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central entre l’Antiquité et les Temps modernes. Ce droit, dans son infinité, est exprimé dans le christianisme et y devient le principe universel réel d’une nouvelle forme du monde ». Désormais la métaphysique de l’action finie succède la métaphysique du désir de Dieu.

– Troisième seuil d’émergence : le moment opportun saisi par la philosophie hégélienne pour surmonter, successivement, l’opposition de la nature et de l’esprit et, dans le monde de la culture et de l’Etat, celle de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif. On a dit plus haut quel rôle y joue l’activité médiatrice de la raison. Mais, au niveau de l’histoire profonde, auquel on se situe maintenant, ce qui doit être mis en question, c’est la notion même de l’ « esprit » (Geist) à partir de laquelle cette dialectique se constitue. C’est le Geist qui est dialectique, et la liberté est dialectique en tant que Geist . Etant le présupposé, ce à partir de quoi pouvaient être pensées toutes les médiations de l’action libre, le Geist hégélien, faute de moyens de pouvoir le mettre en question aux plans éthique et politique, s’est finalement imposé.

Le Geist hégélien comme réconciliation de la substance et du sujet

Considéré rétrospectivement du point de vue du Geist hégélien toute l’histoire de la philosophie est une lutte entre le point de vue de la substance, illustré par Aristote et Spinoza, et le point de vue du sujet libre, illustré par Descartes et Kant. Le Geist hégélien veut être la réconciliation de la substance et du sujet, la subjectivation de la substance. En lui, la substance est sujet. Toutes les réconciliations partielles entre désir et rationalité, entre représentation et volition, entre volonté objective et volonté subjective, entre liberté individuelle et Etat se tiennent dans la limite de cette réconciliation majeure de la substance et de la subjectivité.

La mise en question de l’ « esprit » hégélien

Le troisième seuil d’émergence ayant été franchi, le problème reste cependant entier de savoir si la philosophie hégélienne, en dépit de sa prétention enveloppante, n’appartient pas à une époque, ne partage pas la finitude d’un mode d’être, celui de la subjectivité. Ce serait en cela qu’elle achèverait la philosophie occidentale ; elle l’achèverait en ce sens qu’elle maintient sous le point de vue du Geist, non seulement les antinomies kantiennes, mais toutes les antinomies de la philosophie occidentale prises dans leur ensemble.

C’est au niveau de l’histoire profonde que la philosophie hégélienne paraît adopter à son tour un point de vue fini. La venue à l’histoire d’un nouveau mode d’être, avec Kierkegaard, Marx et Nietzsche, fera apparaître le Geist hégélien comme limité et clos. Tant qu’on se tient en lui, tout ce qu’il récapitule y paraît en effet contenu ; mais nombre de philosophes ont cessé de se tenir en lui. Après coup, en effet, il apparaît comme une autre réduction du fondement de ‘l’être’, signifiée par la qualification d’ « idéalisme ».

Troisième partie

Les principaux penseurs de la liberté (d’Epictète et

Marc Aurèle à Emmanuel Lévinas)

Les ‘penseurs de la liberté’ figurant dans cette troisième partie sont cités par ordre chronologique, sans préjuger de l’appartenance de leur philosophie à telle ou telle forme de liberté (selon la typologie Ricoeur). Le plus important, en effet, était de voir comment les concepts des uns avaient pu être reçus par les suivants et comment ceux-ci avaient su, éventuellement, en tirer profit pour bâtir leur propre doctrine. A titre d’exemple, nous aurons à connaître les connexions qui existent entre Duns Scot et Ockham, entre Duns Scot et Descartes, entre Ockham et Luther, entre Husserl et Sartre.

De plus, il existe, entre Descartes et les trois penseurs qui lui font suite (Spinoza, Malebranche et Leibniz), une connexion particulière que nous tenons à mettre ici en évidence.

Avec Descartes, en effet, est née une doctrine de la distinction des idées : elles peuvent être rapportées (sauf s’il s’agit du fondement d’une science physique) soit à l’être de mon moi, soit à l’être de Dieu. Ou bien je les rattache à moi, et dans ce cas, ces idées sont douteuses ou tout au moins subjectives, ou bien je les rattache à Dieu, et dans ce cas, elles sont fondées. C’est en foi de cela que les proches successeurs de Descartes ont adopté cette solution, et c’est pourquoi leur théorie a été établie entre ces deux hypothèses :

Pour Spinoza, il n’y a qu’une seule substance, Dieu.

Pour Leibniz, il n’y a d’être, c’est-à-dire de substance, que Dieu d’une part, et les monades de l’autre. Il n’y a donc de substance que spirituelle. Et tout le problème, bien que les questions soient posées dans un style tout à fait différent de celui de Descartes, tout le problème est celui du rapport entre deux substances. Le problème de la connaissance est finalement celui du rapport du moi et de Dieu.

Pour Malebranche (contemporain de Leibniz), il y a bien, sans doute, une substance matérielle. La matière existe, mais elle n’est pas directement connue et n’est pas cause de mes idées ; par conséquent, puisqu’elle n’est pas la cause de mes idées, le rapport de connaissance est bien tout entier un rapport entre le moi et Dieu. Par conséquent, je retombe toujours dans la même position parfaitement claire du problème.

Pat ailleurs, en prenant connaissance du point de vue des différents penseurs sur la liberté, le lecteur tirera de sa lecture d’autant plus de profit qu’il aura présent à la mémoire la fameuse opposition entre substance et subjectivité, qui est au cœur de la philosophie occidentale.

Epictète (mort en –130) et Marc Aurèle ( 121-180)

Le stoïcisme impérial (de langue grecque)

La liberté du sage (texte dû à P. Aubenque)

La logique ou dialectique, selon Epictète, peut seule nous apprendre à discerner les représentations raisonnables de celles qui ne le sont pas, à appliquer nos prénotions du bien et du mal aux cas particuliers et à rester cohérents dans nos résolutions (Entretiens, I, 7).

En ce sens, la logique n’est que l’auxiliaire de la morale. Celle-ci se réduit à quelques principes simples : il n’y a d’autre bien que la rectitude de la volonté, d’autre mal que le vice ; tout ce qui n’est ni vice ni vertu est indifférent. De ces axiomes résultent une multitude de conséquences paradoxales ? la maladie, la mort, la pauvreté, l’esclavage ne sont pas des maux mais des ‘indifférents’ ; le sage est par définition heureux, même dans les souffrances. Le méchant est toujours malheureux puisqu’il s’inflige à lui-même, par son vice, le seul dommage que puisse subir son âme. Epictète donne à cette doctrine traditionnelle dans le stoïcisme, une expression frappante en distinguant les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne dépendent pas de nous (Manuel, I, I, 3) : « Dépendent de nous, l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot, tout ce qui est notre propre ouvrage ; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot, tout ce qui n’est pas notre ouvrage ». Il dépend donc de nous, d’une part de vouloir droitement, d’autre part de nous représenter comme indifférent tout ce qui ne dépend pas de nous.

Ainsi armé, le sage ne connaîtra « ni entrave, ni affliction, ni trouble ». Il sera libre jusque dans la servitude, puisqu’il n’y a de servitude véritable que dans l’empire des passions, dont il s’est libéré ; il sera heureux jusque dans ce que l’opinion appelle improprement le malheur, puisqu’il s’est affranchi de cette opinion. En fait, il faut pour parvenir à cette sérénité une « ascèse » difficile : il faut rompre tout contact direct avec le monde et le temps, lieux de l’hétéronomie, ne rien regretter de ce qui a été, ne rien attendre de l’avenir, mais partout et toujours veiller à ce que notre représentation remette les choses à leur vraie place et rende le temps à sa seule dimension utile, qui est le présent de l’action droite. La passion qui nous fait prisonniers du temps hétéronome et des choses, qui obscurcit par là notre jugement, ne doit pas être seulement modérée comme le voulait Aristote, mais extirpée. L’idéal stoïcien est un idéal « d’apathie ».

Origène (vers 183-252)

Création et liberté de la créature

Selon Pierre Hadot, c’est un système grandiose que nous a proposé Origène dans son traité Sur les principes. Pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire de la pensée occidentale, la liberté de la créature devient partie intégrante du processus créateur. La raison divine a créé libres les créatures raisonnables afin qu’elles deviennent librement raisonnables, afin qu’elles puissent s’approprier réellement ce qui n’était qu’un don gratuit de la libéralité divine. L’exercice et l’éducation de cette liberté exigent de longues épreuves : c’est tout le sens de la réalité cosmique. En effet, au commencement, la liberté introduit, dans l’unité et l’équilibre originels, rupture, altérité, diversité, ‘aliénation’ : ce déséquilibre produit l’apparition de plans de réalité hiérarchisés, qui peuvent aller jusqu’à l’hostilité et l’inimitié totale avec Dieu. Pour rétablir l’équilibre, la raison organise cette variété et cette diversité. Les mondes sensibles ainsi créés serviront de lieu d’épreuves aux esprits : la succession de ces mondes, leur durée seront fonction de la lente éducation de la liberté par la raison. La restauration finale de l’équilibre et de l’unité sera le signe que tous les esprits sont devenus librement esprits, c’est-à-dire qu’ils ont adhéré volontairement à l’unité divine. Dans ce système, la nature humaine n’est qu’un phénomène provisoire. Notre moi n’est humain qu’en liaison avec une disposition intérieure qui est destinée à être dépassée. En fait, il est originellement et foncièrement spirituel, c’est-à-dire divin.

L’origénisme en Occident

Si l’origénisme, en Orient, est resté en honneur dans certains milieux monastiques[9], l’influence d’Origène s’est exercée en Occident d’une manière surtout anonyme. Pendant tout le 4ème siècle, la plupart des Pères latins ont littéralement pillé l’œuvre exégétique d’Origène. C’est notamment le cas d’Hilaire de Poitiers pour son commentaire sur les Psaumes, le cas aussi d’Ambroise de Milan et de Jérôme, pour presque toute leur œuvre homilétique ou exégétique. A la fin du 4ème siècle, Rufin d’Aquilée traduisit en latin (et les sauva de la destruction) de nombreuses homélies sur l’Ancien Testament, une partie du commentaire sur le ‘Cantique des Cantiques’ et surtout le traité ‘Sur les principes’. Grâce à ces Pères latins la méthode exégétique origénienne a été introduite en Occident et a marqué toute l’exégèse médiévale.

Il y a lieu de relever ici un lien tout à fait particulier qui s’est établi entre Ambroise et Augustin, alors que ce dernier avait obtenu une chaire de rhétorique à Milan (alors résidence impériale et capitale de l’Empire romain d’Occident). C’est là qu’Augustin a fait connaissance avec le néo-platonisme et qu’il a entendu les homélies d’Ambroise, alors archevêque de cette même ville. Par lui, notamment, il a appris la doctrine chrétienne à laquelle il adhèrera à l’âge de trente deux ans (conversion en 386).

Augustin saint (354-430)

L’homme et la liberté

C’est, selon M. Meslin, la question primordiale qui fut posée à Augustin par le pélagianisme. Les tenants de cette doctrine – qu’il faut considérer comme l’une des tendances fondamentales de l’esprit humain – professaient que l’homme seul est l’artisan de sa destinée terrestre et spirituelle. Les pélagiens insistaient avec vigueur sur la responsabilité du libre-arbitre de l’homme, s’appropriant ainsi l’héritage lointain du stoïcisme et la lutte contre l’astrologie et le fatalisme astral. Mais, profondément religieux, ils cherchaient à accomplir à la perfection les commandements de la loi divine. Pélage assurait que les seules forces de l’homme y pouvaient parvenir et prônait une vie morale active, généreuse qui, dans les œuvres, attesterait la foi religieuse.

Toute l’expérience personnelle d’Augustin s’inscrivait en faux contre cette théorie : pécheur est l’homme seul, seul il ne peut rien. De plus, la créature n’existe que par Dieu, seul Être au sens plénier du terme ; c’est de lui seul que l’homme doit attendre la sagesse et le bonheur. L’analyse psychologique montre que l’homme est un être profondément divisé : fait pour Dieu, il est écartelé entre le monde et le créateur du monde. Cette division à l’intérieur de chaque homme, cette lutte entre caro et anima, la chair et l’esprit, déjà saint Paul l’avait soulignée, et combien était grand le mystère de cette lutte.

Où se trouve alors la liberté de l’homme que les pélagiens revendiquent alors si nettement ? Pour eux, être libre, c’est choisir entre le Bien et le Mal. Cette liberté existe ; l’homme peut la conquérir dans sa totalité : il est, ou n’est pas libre. Augustin, lui, sait qu’il existe bien des degrés dans cette liberté et, qu’en réalité, l’homme est surtout susceptible d’une libération par la grâce divine. Car nous pouvons distinguer la liberté des anges, celle des élus, celle des justes ; elle n’est en rien à celle de l’homme pécheur. La philosophie néo-platonicienne avait déjà souligné la nécessité, pour l’homme, de se dépasser lui-même : Augustin fait sienne cette idée en démontrant que le libre-arbitre permet à l’homme d’implorer l’aide de Dieu. La liberté s’exerce dans cette demande du secours de la grâce ; elle ne se réalise pas dans l’accomplissement du Bien. A ses yeux, la volonté libre de l’homme est d’autant plus libre qu ‘elle est plus docile à la grâce et à la miséricorde de Dieu. Mais cette victoire du Bien en l’homme est sans cesse remise en question. La libération du péché par la grâce est une œuvre de longue haleine, qui ne sera achevée que dans la vision béatifique de Dieu.

Mais il reste que le pélagianisme, en affirmant l’autonomie de l’homme doué de raison face à Dieu qui est modèle et but, posait le problème de la liberté de l’homme en des termes neufs : cette liberté conférait à la relation homme-Dieu un aspect de relations personnelles fondées sur une sorte de contrat, librement observé, comme librement enfreint. Cette autonomie disaient Pélage et Julien d’Eclane, existait aussi bien sur le plan de la liberté morale que sur le plan de la sexualité ; ils marquaient ainsi un vigoureux retour à une conception du monde plus stoïcienne que néo-platonicienne. Jamais Augustin n’acceptera une telle vision des choses, qui lui paraissait totalement étrangère à toute expérience spirituelle authentique.

La vie multiforme de la pensée augustinienne jusqu’à nos jours témoigne clairement de la place tout à fait exceptionnelle que l’œuvre de l’évêque d’Hippone a tenue dans la pensée médiévale et classique, dans l’ensemble de la culture occidentale. Classé par le pape Célestin ‘parmi les plus grands maîtres’, Augustin fut défini à l’époque carolingienne, comme le ‘maître incontesté de toute l’Eglise, immédiatement après les apôtres’. Son autorité à l’intérieur du christianisme occidental n’a jamais cessé d’être invoquée, recherchée, discutée, souvent avec passion. Même les non-chrétiens ne sont pas restés insensibles jusqu’à l’époque contemporaine, à ce penseur chrétien dont, paradoxalement, ce n’est pas toujours le meilleur qui a nourri les divers augustinismes, orthodoxes ou non, mais tous, en quelque manière déformants.

Duns Scot (1265-1308)

La volonté cause d’elle-même

La théorie scotiste de l’induction, selon M. de Gandillac, tout en faisant une place remarquable à l‘expérience (d’autant plus nécessaire que la liberté divine nous interdit une déduction a priori des structures créées), évite l’écueil du simple empirisme probabiliste en permettant le passage à ce qu’on nomme aujourd’hui la « loi » (ou relation constante) grâce au principe selon lequel « tout ce qui advient le plus souvent sous l’effet d’une cause non libre (c’est-à-dire une cause seconde agissant selon l’ordre librement déterminé par Dieu) est l’effet naturel de cette cause ». Or, ce principe même ne se trouve « quiescent dans l’âme » que parce que l’intellect, bien que soumis, dans son état actuel, à l’exigence de passer par l’intermédiaire du sensible, saisit de droit et dès l’abord la communauté ontologique entre tous les ‘étants’.

Un schéma analogue peut éclairer la relation qui existe entre le vouloir et le connaître, souvent défigurée par des exposés superficiels et tendancieux. Il est certain que la liberté est, pour Scot, la ‘plus noble cause’ parce qu ‘elle seule conduit à la jouissance d’un Dieu qui est avant tout amour (et, sur un plan plus profane, Descartes qui ne se réfère guère à la vision béatifique, sera bien dans la ligne scotiste lorsqu’il verra dans la volonté libre la véritable marque du Créateur sur la créature pensante). Duns Scot refuse assurément de sacrifier cette liberté à aucune ‘nécessité’ qui s’imposerait d’elle-même à la décision comme la chute vers le bas s’impose, dans l’ancienne physique aux corps lourds, ou même comme un Eros platonicien détermine la remontée des âmes vers leur lieu naturel. C’est librement que Dieu aime et veut ; les bienheureux eux-mêmes ne jouissent de la grâce béatifiante que parce qu’ils ne cessent, instant après instant, de vouloir Dieu. L’Agapè chrétienne est l’acte volontaire d’une créature capable de toujours refuser le don qui lui est libéralement offert. Toutes ces décisions, humaines et divines, seraient-elles assez ‘arbitraires’, pour qu’on ose avec des historiens qui n’ont guère lu les textes, les décrire comme des caprices de ‘despote oriental’, comme les fantaisies gratuites nées d’une pure spontanéité ? Toute l’œuvre du Docteur subtil s’inscrit en faux contre une telle interprétation.

Discutant les thèses qui semblent subordonner le vouloir au ‘fantasme’, à l’‘objet connu’, Duns Scot tient fermement qu’il n’est de vrai vouloir que si celui qui veut, et au moment même où il veut, peut vouloir autrement ; et c’est bien ce qu’il entend signifier lorsqu’il écrit : « Rien d’autre que la volonté n’est cause totale de la volonté dans la volonté » (Op. ox., II). Mais si le vouloir comme tel est par définition irréductible à toute détermination extérieure, il s’insère néanmoins dans un acte entier où le libre-arbitre, comme cause principale (et non plus totale) entre en synergie avec d’autres éléments. Interviennent, en effet, pour produire l’effet final, l’objet connu ou la représentation qu’en a le sujet, l’intellection de cet objet, l’intellect lui-même, c’est-à-dire tout ce qui permet la décision, sans jamais la nécessiter. En d’autres termes, la connaissance du ‘bien‘ joue ici un rôle ‘présentatif’, non ‘directif’ (Ord. prol.). Mais jamais le vouloir, qui est d’ordre pratique, n’empiète sur le plan spéculatif, celui de la vérité qui s’impose nécessairement à l’intellect (Quod.,XVI, 6).

Ockham (1290-1349)

Le terminisme[10] ockhamiste

Selon M. de Gandillac, la morale d’Ockham est plus surprenante que sa psychologie. Pour lui, le libre-arbitre n’est pas seulement une exigence de foi ; à la différence de l’immatérialité de l’âme, il y voit une évidence empirique et il admet très classiquement, que le vouloir se fortifie par l’habitude et s’affaiblit par l’inaction. Mais le terme qui se propose à l’action, le volibile, ne peut être que « connotatif ». Loin de renvoyer à un « bien en soi », il se réfère aux libres décisions divines. Duns Scot soulignait déjà le caractère contingent de la deuxième table du décalogue[11] ; il admettait que les règles de la propriété et du mariage puissent varier ; Ockham étend cette contingence à la première table. Il soutient qu’en puissance absolue Dieu pourrait sans contradiction, prescrire non seulement le vol et l’adultère, mais même la haine du Créateur et l’adoration d’un âne (Sent., II, XIX). Ces arguments dialectiques n’entraînent en fait aucune contestation pratique des valeurs ; comme, trois siècles plus tard, le sera la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles, mais sur le plan éthique et non mathématique, ils entendent souligner la liberté des décisions divines. Ici encore, une fois rappelé ce principe, souvent rappelé par des formules paradoxales, le venerabilis inceptor retrouve en fait la loi de nature et il insiste sur la rectitude d’un vouloir qui doit toujours viser (sauf cas exceptionnel d’intervention surnaturelle) ce que la révélation et l’expérience permettent à la conscience de discerner comme bon. Ainsi, le droit humain se réfère à un équivalent pratique du droit naturel, mais, comme Duns Scot, Ockham laisse une place importante aux domaines de la convention et du contrat. Au prétendu droit divin, qui crédite indûment le pape de ce qui n’appartient qu’à Dieu, Ockham oppose le pouvoir qu’ont les individus de juger de façon autonome, là où l’Ecriture sainte n’impose aucune prescription précise. Ils peuvent donc conclure des pactes d’association, mais aussi de soumission, (car leur souveraineté n’est pas inaliénable, ainsi qu’il en sera chez Rousseau). L’auteur insiste pourtant dans ses œuvres politiques sur des ‘libertés naturelles’ qui ne peuvent être suspendues ou limitées contre le gré de la personne (prologue du Breviloquium), et il défend résolument les coutumes et les franchises à travers lesquelles s’expriment, pour un homme de son temps, les droits fondamentaux de ces individus raisonnables et libres, qui seuls existent ‘réellement’ (ce qui exclut toute ‘réification’ du groupe social comme tel et interdit en particulier à l’ordre franciscain de posséder des biens alors que ses membres font vœu d’en être démunis). On ne s’étonnera pas que le terminisme ockhamien réduise à peu ce chose la métaphysique.

Luther (1483-1546)

Formé dans un climat ockhamiste, Luther s’indignera de l’hypothèse même d’un salut mérité par acte libre de la droite raison ; il retiendra cependant un certain « extrincésime » de la justification alors que rien chez Ockham ne préparait la formule luthérienne qui parle du juste « qui reste en même temps un pécheur ».

Selon G. Casalis, c’est seulement lorsque Luther constata l’incertitude de ses amis et les débuts d’anarchie qui menaçaient l’avenir du mouvement de la Réforme, qu’il sortit de sa réserve. C’est surtout en face du soulèvement paysan (1524) qu’il fut amené à durcir ses positions, distinguant radicalement la liberté chrétienne et la liberté politique et optant, en fait, pour un pouvoir fort exercé par des autorités chrétiennes. Il sacrifiait ainsi sa popularité auprès des masses à l’obtention de l’appui des princes, favorisant par sa ‘doctrine des deux règnes’[12] la constitution d’Eglises d’Etat.

Descartes (1596-1651)

La création des vérités éternelles

Selon Ferdinand Alquié, la thèse de ‘la création des vérités éternelles’, apparaît comme le berceau de la métaphysique de Descartes. Formulée dès 1630 dans les lettres à Mersenne, maintenue, semblable à elle-même, jusqu’à la fin, elle ne figure pourtant dans aucun des exposés systématiques du cartésianisme. Les vérités éternelles, ce sont les évidences logiques, les structures mathématiques, les essences des choses et aussi, les valeurs morales[13]. Pour Descartes, Dieu est l’auteur « de l’essence comme de l’existence des créatures », il les a librement posées dans l’être. Il ne faut donc pas croire que Dieu ait voulu que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits, « parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement », mais « c’est parce qu’il l’a voulu que cela est vrai ».

Il n’est pas douteux que la théorie de la création des vérités éternelles ne soit liée chez Descartes, à la doctrine de la distinction des idées. Si toute essence allait rejoindre l’essence divine rien ne pourrait être véritablement et intégralement connu par l’homme. Pour qu’une idée puisse être totalement offerte à notre intuition, il faut qu’elle soit finie, séparée des autres. Il faut en d’autres termes, qu’elle soit une créature. En ce cas, comme dans bien d’autres, Descartes a recours à Dieu pour libérer la connaissance humaine et affirmer sa suffisance.

Mais, d’autre part, il est clair que la théorie de la création des vérités éternelles distingue le plan de l’Être créateur et celui des choses créées, et par là, sépare la science de l’ontologie. En affirmant Dieu, l’esprit dépasse le monde des objets, qui lui est offert et où il pourrait se croire pris, tout en reconnaissant, du reste, la structure définitive et contraignante de ce monde. Le réel se divise en deux domaines : celui du connaissable et du compréhensible, que nous appellerons aujourd’hui domaine de l’objet ; celui de l’Être, fondement du connaissable[14].

L’erreur et la liberté

« Si je tiens de Dieu tout ce que je possède, et s’il ne m’a point donné de puissance pour faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser » ; or, observe Descartes, il est de fait que je me trompe.

Examinant ce problème, Descartes se propose en réalité un double but : il veut légitimer Dieu et en montrant qu’il n’est pas la cause de l’erreur, il veut fonder philosophiquement sa méthode. La théorie de l’erreur devra établir que celle-ci ne vient pas de Dieu mais de nous et que, par conséquent, il nous appartient de l’éviter. Pour découvrir les sources de l’erreur, Descartes va donc considérer notre nature finie, dont on peut dire qu’elle participe « en quelque façon du néant ou du non-être » ; ce qui déjà permet de rendre compte de l’erreur comme manque ou comme défaut. Mais l’erreur est ou semble être privation. Certes, je ne puis être au sens où Dieu est parfait, c’est-à-dire infini. Mais sortant des mains de Dieu, ne dois-je pas être parfait au sens où doit l’être un ouvrage ? Ne dois-je pas posséder tout ce qui est dû à ma nature ? Or, par essence, ma nature est connaissante et, connaître, c’est connaître la vérité. Comment donc expliquer l’erreur ?

Descartes s’efforce d’établir que nous n’avons pas à nous plaindre, que nous ne sommes privés de rien de ce qui nous est dû, que les facultés que nous a données Dieu sont irréprochables, et que l’erreur a son unique source dans le mauvais usage que nous faisons de ces facultés. L’erreur ne peut se rencontrer que dans le jugement. Or le jugement résulte du concours de deux facultés : l’entendement, qui perçoit les idées, et la volonté, qui donne ou refuse son consentement ? Sans doute un jugement ne peut-il se produire que si l’entendement est, en quelque mesure, éclairé. Mais le jugement est avant tout un acte. Il est déclenché par la volonté, il est décision mentale. Notre entendement est fini, par sa nature d’entendement créé, mais notre volonté est infinie, puisque parfaitement libre. Et là surtout, nous ne saurions nous plaindre de ce que Dieu nous a créés libres.

Le caractère infini de la liberté est pourtant la cause de nos erreurs. Car la volonté étant plus étendue que l’entendement, peut déclencher le jugement avant que l’entendement ne soit pleinement informé. L’entendement est susceptible de degrés, ses idées sont plus ou moins ‘claires’. Au contraire, toute décision est un absolu. Nous pouvons donc affirmer des propositions dont les termes ne sont que confusément connus . Dans ce cas, et par l’illégitime usage que nous faisons de nos facultés, nous nous trompons. Eviter l’erreur en retenant le jugement dans les strictes bornes des ‘idées claires’, tel est, au contraire, l’objet de la méthode[15].

La générosité cartésienne

Dans le but de dépasser la ‘morale par provision’[16]qu’il avait proposée en attendant que la science soit constituée, Descartes a étudié soigneusement les six passions primitives dont les passions tirent leur origine (admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse) au cours d’analyses d’une grande richesse psychologique. Mais ce qui inspire ses analyses, c’est le sentiment aigu qu’il garde de la valeur unique de notre liberté. Déjà, en 1645, ses lettres à Mesland, avaient insisté sur le pouvoir absolu de notre libre-arbitre. Notre puissance de nous déterminer est capable de nous amener à refuser le bien et le vrai, même en face de leur évidence. C’est là rendre l’homme totalement responsable de sa destinée. Dans le Traité des Passions, ces considérations aboutissent à la célèbre théorie de la générosité.

On voit ainsi que Descartes n’a pas été seulement le philosophe des idées claires et de la méthode. En réfléchissant sur l’homme concret, il croit pouvoir retrouver une sagesse, en un temps où l’univers médiéval vient d’être brisé. Mieux que quiconque, il met en sa pleine lumière la situation de l’homme moderne dans un monde dominé par la science et la technique. Cette science, cette technique, il les subordonne à l’irremplaçable et suprême valeur de la liberté.

Ricoeur n’a pas manqué de relever que « par son refus de faire prendre en charge par la philosophie tout ce qui pourrait toucher aux mœurs, aux lois et à la religion du royaume, la phénoménologie de Descartes témoigne [s’il en était besoin] de la perte de la dimension politique telle qu’elle avait été posée par Aristote dans son Ethique. »

Or, pendant ce temps, poursuit Ricoeur, « l’autre débris disjoint de la grande unité aristotélicienne, le complément politique de cette psychologie de l’assentiment – dont, répétons-le, l’analyse cartésienne du jugement[17] est la plus éclatante réussite – continue son existence dissociée sous un autre titre, celui de philosophie politique ; tout ce qui est dit et décrit chez Machiavel (vers 1515) et chez Hobbes (vers1650)[18] concernant le pouvoir, la force, la violence, appartient de droit à la grande philosophie de la liberté aperçue une fois dans son intégralité par Aristote. ».

Spinoza (1632-1677)

Le naturalisme spinoziste

Chez Spinoza, comme le précise Ferdinand Alquié, dès sa première leçon, le mot nature, le mot substance et le mot Dieu sont synonymes. Ils désignent cette réalité unique dont toutes les choses qui existent ne sont que les modes[19]. Quant à la vérité, elle est toujours conçue comme d’essence mathématique[20]. A son époque, en effet, la notion de vérité n’a pas subi la transformation qu’elle a connue depuis[21]. Le mot a deux sens essentiels : il désigne d’abord le réel lui-même, la réalité. Les scolastiques parlaient en ce sens de veritas rei, de la vérité de la chose, expression souvent reprise par Descartes. Mais de façon plus propre peut-être, plus exacte, puisqu’en son premier sens, le mot vérité fait double emploi avec réalité, ce mot désigne ce qui, en notre esprit est conforme à ce qui est. C’est la vérité de la connaissance, celle que les scolastiques veritas intellectus, par opposition à veritas rei. C’est la vérité de l’esprit s’opposant à la vérité de la chose.

Remarquons toutefois qu’en ces deux sens la vérité se trouve tout à fait subordonnée à la chose, à ce qui existe, à l’objet, et si l’on veut, à la nature. Ou bien, en effet, elle se conforme avec le réel, et par conséquent avec la Nature elle-même, ou bien elle se définit par l’accord de l’esprit avec ladite Nature. Si l’esprit énonce ce qui n’existe pas, il est dans l’erreur. S’il énonce ce qui existe, si son idée est, comme on le disait, adéquate à la chose, il est dans le vrai.

Bref, dans une conception de ce genre, l’esprit semble toujours se trouver devant une nature qui lui préexiste, qui existe en dehors de lui, et à laquelle il doit se soumettre. La mesure du vrai, c’est le réel. Et l’esprit trouve par conséquent dans la Nature, et en elle seule, c’est-à-dire en dehors de lui, le critère de la vérité et de l’erreur. Sur ces différents points, Spinoza suit Descartes

Mais ce à quoi Spinoza ne se résoudra pas, c’est au doute de Descartes pour qui les idées sont représentatives du réel. Leur vérité se définit donc par leur conformité à la chose. C’est précisément pourquoi, au début de sa philosophie, Descartes doute. Le doute consiste à se demander si les idées sont bien conformes aux choses, si cette conformité est certaine, assurée, établie ; il consiste symétriquement à rejeter comme fausses, toutes les idées qui, peut-être, ne correspondent pas aux choses, c’est-à-dire qui ne sont peut-être que des états subjectifs, états ne représentant rien qui soit, comme dit Descartes, hors de moi.

Et la véracité divine fonde la vérité des idées, parce que Dieu, étant la cause unique, et de mes idées, et des choses, ne peut avoir effectué, étant un, deux créations divergentes.

Dans la théorie spinoziste, jamais de doute, plus d’intervention de la volonté dans le jugement. Par conséquent, plus cet acte, cette décision nécessaire pour qu’esprit et volonté rapportent l’idée à la chose. Enfin, plus de véracité divine. Elle devient inutile.

Spinoza n’en a pas pour autant dédaigné les conceptions cartésiennes. Car, dans le domaine de la vérité, comme dans bien d’autres, c’est le caractère ambiguë[22] et complexe de la philosophie de Descartes qui, [selon Alquié], semble avoir contraint Spinoza, a souvent réfléchir au problème de la vérité à partir des données cartésiennes, à les modifier et à les critiquer pour parvenir à une conception qu’il ambitionnait plus cohérente et plus exacte.

L’homme comme désir

Comme être et partie de la Nature, l’homme est pensée et étendue, esprit et corps. Il réalise en lui l’unité de la Substance. S’il poursuit la perpétuation de son existence c’est donc et comme corps et comme esprit. Pour Spinoza, comme l’indique le professeur Misrahi de Paris-Sorbonne, le désir n’est pas le domaine inférieur de la sensibilité, qui serait source du mal et de l’esclavage et qu’il conviendrait de réprimer par la raison et la morale. Cette perspective platonicienne et qui deviendra kantienne, est aux antipodes du spinozisme. Ici, le désir est un mouvement unique qu’on appellera modification du corps ou idée de l’esprit, suivant le point de vue et le registre adoptés. Les affects (affectus) ne sont rien d’autre que la conscience des transformations du corps, l’idée des affections (affectiones) du corps.

Ce mouvement unitaire du désir est originel et premier. Mais comme le pouvoir qu’il manifeste peut aller en s’accroissant ou en diminuant, l’homme peut vivre la joie ou au contraire la tristesse, bien qu’il poursuive essentiellement toujours la réalisation et la perpétuation de son désir, c’est-à-dire la joie. De ces deux « passions » fondamentales (trois si, comme le fait Spinoza, on y ajoute le désir, comme source des deux autres), découleront tous les affects humains : amour, générosité, « force d’âme », courage, ou bien au contraire, envie, haine, jalousie, ambition. Une psychologie rationnelle est possible, c’est-à-dire une anthropologie intelligible qui dise les sources et les formes des passions irrationnelles ou des affects actifs et libres.

C’est là qu’in fine peut se situer le problème de la liberté. Spinoza déclare lui-même que « l’esclavage, la servitude, n’est pas le fait du désir, mais de la passion ». Or la passion n’est pas définie par le corps et la sensibilité, mais par l’hétéronomie et l’illusion ; un affect est une passion s’il implique l’imagination, l’erreur, la connaissance partielle et confuse des causes, la dépendance à l’égard de causes qui ne sont pas en nous[23]. La servitude (les passions) découle aussi de l’illusion objectiviste : le fait de croire que les objets et les êtres sont désirables en eux-mêmes, et que le bien (la valeur) est extérieur au désir qui le déterminerait.

C’est la conscience de l’ordre véritable des choses qui constituera la liberté : « Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais au contraire c’est parce que nous la désirons que nous la disons bonne (Eth ., III, 9, sc.) ». C’est ici le véritable renversement copernicien dans l’ordre des valeurs.

Spontanément, le désir produit dans l’ordre individuel la passion, l’angoisse et la dépendance (qui sont faiblesse et tristesse et non pas péché et mal), dans l’ordre politique la convoitise, la concurrence et la guerre (sans qu’il y ait là aucun « mal »). En un mot, le désir produit d’abord l’impuissance de fait et la destruction de soi : le contraire de ce qu’il visait. C’est là le véritable sens de la nécessité : une logique qui se retourne contre soi, et non une dépendance ontologique à l’égard d’une nature hostile ou d’un mal métaphysique. Mais comment s’instaure la liberté, puisque, par essence, l’homme est nécessairement une partie de la nature ?

L’homme libre et la joie

Si fortement affirmé par Spinoza, le déterminisme de la nature n’est jamais posé comme servitude : celle-ci n’est au contraire que l’ignorance des déterminismes et la soumission à des déterminations externes. Il n’y aura donc pas contradiction entre déterminisme et liberté si celle-ci est définie non pas comme l’absence de cause et l’inintelligible libre-arbitre, mais comme la connaissance réflexive de l’affect qui, dissolvant les images et les faux biens, transforme l’affect passif hétéronome et aveugle, en affect actif (autonome et éclairé). La libération n’est pas la suppression du désir, mais sa transmutation par la réflexion ; or, cette réflexion sur le désir est toujours possible puisque l’affect est précisément l’idée d’une affection du corps, et que nous sommes toujours conscients de nos idées. Quand nous sommes « inconscients » (l’appétit remplaçant le désir), c’est que nous n’avons que des idées confuses et tronquées sur nous-même et le monde où nous agissons. Dans la transformation du désir passif en désir actif le pouvoir de l’individu est à même de se déployer effectivement ; son essence singulière se réalise alors authentiquement dans la joie et l’indépendance.

La liberté n’est donc pas la fuite hors de la nature, ni la négation du corps, mais bien au contraire la réalisation, dans cette nature et selon ses lois, des puissances conjointes du corps et de l’esprit. Le spinozisme est le contraire d’un ascétisme. Libéré des valeurs transcendantes et objectives, libéré de la peur et de la mort et de l’angoisse métaphysique (puisqu’un seul monde est donné, qui est le nôtre), l’homme devient effectivement ce qu’il désire être, et, déployant son pouvoir, il accède à la joie.

Ce pouvoir, il est clair qu’il dépend de la connaissance adéquate (réflexive et totalisatrice), puisqu’elle seule peut rendre le désir à lui-même et l’homme à sa causalité immanente. C’est pourquoi la connaissance du troisième genre (qui est la philosophie même) sera la plus haute « vertu » : la vertu, c’est-à-dire la perfection, n’est rien d’autre pour Spinoza que la réalité. Puissance, réalité, perfection sont identiques. Or seule la connaissance peut conduire le désir à sa plus haute réalité et à sa plus haute perfection. Seule elle est capable de définir, pour chacun , « l’utile propre » c’est-à-dire un bien qui soit à la fois spécifique et réel : seule, par conséquent, elle peut mener le désir à la plus haute joie, qui est de puissance, d’indépendance et de sérénité. La liberté n’est rien d’autre.

On le voit, elle est fondée sur la réflexion, seule capable de réaliser authentiquement le désir par la cohérence des buts finaux et des moyens termes. Et cette liberté réflexive, inséparable d’un authentique pouvoir, a pour contenu la joie même.

Malebranche (1638-1715)

La liberté dans le système malebranchiste de l’univers

C’est le souci de dégager Dieu de la responsabilité du mal qui, pour l’essentiel, inspire la conception malebranchiste du monde. Tâche d’autant plus ardue que, d’une part, on tient Dieu pour la seule cause efficace et que, d’autre part, se refusant à réduire, avec Descartes ou Leibniz, le mal à une simple apparence, à un simple defectus, on affirme son caractère positif.

Le nœud de la solution, c’est le principe de la simplicité des voies, lui-même fondé dans la hiérarchie des perfections divines, auquel se subordonne le vouloir de Dieu.

Dieu ne voulant que la perfection de l’ouvrage, ne veut donc pas le mal. Il ne fait que le permettre, et cela parce que, pour l’empêcher ou pour le corriger, il devrait agir par des volontés particulières, pratiques, ce qui aurait pour effet de diminuer la perfection totale de la création.

La solution apportée ainsi au problème général du mal enveloppe une conception très profonde de la liberté de l’homme, seule responsable de l’erreur et du péché. Ici encore, la tâche est ardue, car la volonté, loin de s’identifier, comme chez Descartes, avec la liberté, semblerait devoir l’exclure. En effet, la volonté de l’homme, c’est la volonté même de Dieu, c’est l’amour que Dieu se porte, traversant, pour ainsi dire, la créature. Or Dieu s’aimant d’un amour nécessaire et invincible, notre volonté est par nature amour nécessaire et invincible de Dieu. Comment, dans ces conditions, trouver place pour notre liberté ? Ce à quoi s’ajoute une autre difficulté : comment concilier l’affirmation de la liberté de l’homme avec la concentration en Dieu de tout efficace ?

Deux ordres de considérations dénouent les problèmes :

– Tandis que la lumière qui éclaire la volonté de Dieu a son siège en Dieu, c’est hors de la créature que se situe la lumière qui éclaire sa volonté. De ce fait, celle-ci n’est, considérée en soi, qu’un mouvement aveugle et indéterminé, qu’il appartient précisément à la liberté d’éclairer par la libre attention ; non seulement d’éclairer mais de déterminer par le libre consentement au bien, vrai ou faux, la liberté supérieure étant celle du consentement au vrai bien.

– Tandis que la volonté a, selon Malebranche, une « réalité physique », la liberté, au contraire, a une réalité simplement « morale » ; partant, elle n’a point à être soutenue par l’efficace de Dieu.

Mais, dira-t-on, depuis le péché qui a subordonné l’âme au corps, l’homme est incapable d’user de sa liberté ; la délectation prévenante de la grâce est nécessaire pour qu’il se porte à l’amour du vrai bien. Comment donc parler de la liberté du pécheur ? C’est que la grâce n’a d’autre effet que de remettre la liberté dans l’équilibre, en contrebalançant, par une « sainte concupiscence », la « concupiscence criminelle ». Ainsi la grâce n’altère point la liberté du consentement à la grâce. Et le consentement libre à la grâce rend possible une nouvelle initiative de la liberté, par laquelle l’homme, s’élevant jusqu’à la connaissance rationnelle de Dieu, passe de l’amour du simple chrétien à l’amour du chrétien philosophe.

Leibniz (1646-1716)

Architectonique

Avant d’aborder la description des domaines combinatoires, théologiques et gnoséologiques abordés par Leibniz, le chercheur C. Bacquès-Clément, nous invite à prendre connaissance des règles de construction du système et de ses invariants qui y sont appliqués : c’est ce qu’il appelle une architectonique ; elle englobe à l’évidence la méthode, la définition de la vérité et les moyens pour y parvenir. Doit être vérifiée en chaque cas la coexistence des énoncés suivants de Leibniz :

– « Mes méditations fondamentales roulent sur deux choses, savoir sur l’unité et sur l’infini (à Sophie) ».

– « Il y a certes deux labyrinthes de l’esprit humain : l’un concerne la composition du continu, le second la nature de la liberté ; et ils prennent leur source de ce même infini (De libertate) ».

L’infini et son autre logique, l’unité, commandent donc le problème du continu –métaphysique et dynamique – et celui de la liberté – morale et théologique. A ces deux énoncés pour l’instant problématiques, il faut ajouter ce mot d’ordre sans problème : « Mon système prend le meilleur de tous côtés (Nouveaux essais pour l’entendement humain) ». Or, ce principe du meilleur est en fait un double principe : principe de continuité et principe des indiscernables[24].

L’infini est nécessaire à la mise en perspective de chaque état ; si toute modalité peut faire place à une autre, mal perçue en un premier temps, cette régression doit aller à l’infini, sous peine de contrevenir aux deux principes de continuité et des indiscernables.

La nature de la liberté – sa présence ou son absence – troisième donnée du problème d’ensemble, dépend justement de l’aperception, mal ou bien ajustée, d’une mauvaise ou bonne perspective sur le monde : il importe de prendre toujours le mot « perspective » dans le sens exact où il implique des rapports (art de représenter les objets selon les différences que l’éloignement et la position y apportent, la perspective donne le cadre spatio-temporel des phénomènes). De ce point de vue la vérité ne peut être conçue que comme un certain rapport : intersectio neu modus, elle entrecroise les ordres par où peut se percevoir la variété des phénomènes. La raison est un faisceau de raisons, elle est elle-même multiple.

Le mal et la liberté : les vérités

Les apparences perceptives du mal sont confuses : lorsque la perception devient plus distincte, les apparences changent et le mal, lié à l’ensemble des phénomènes, devient comme le sommet d’un triangle, un point distingué, relatif au reste. Deux problèmes interviennent ici : celui de la vérité et celui de la liberté, liés entre eux par la méthode de l’analyse infinie de la série.

La vérité étant une intersection de séries est soumise à l’analyse et au développement des prédicats contenus dans le sujet. « Toutes les vérités se résolvent en définitions, propositions identiques et expériences (à Conring) ». Les vérités solubles en définitions et propositions identiques sont nécessaires ; les vérités d’expérience sont contingentes, et c’est en elles que la puissance exclusive de Dieu se manifeste. « Elles naissent de la volonté de Dieu, non pure et simple, mais par la considération du meilleur, ou du plus convenable, et sous la direction de l’entendement (à Bourguet) ». On retrouve l’opposition entre le droit et le fait, entre la philosophie et l’érudition. « Il y a deux sortes de vérités, celles de raisonnement et celles de fait. Les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en unités plus simples jusqu’à ce qu’on en vienne aux primitives (Monadologie) ». Quant à la vérité contingente, si elle ne peut être ramenée à l’identité par équations, on peut en faire une analyse infinie, seulement et nécessairement limitée par le statut de la connaissance humaine.

La liberté est un exemple particulier de vérité de fait qui demande une analyse infinie. Le cas de Sextus peut être pris comme exemple : « Mon père, dit Athéna à Théodore, n’a pas fait Sextus méchant, il l’était de toute éternité, il l’était toujours librement ; il n’a fait que lui accorder l’existence que sa sagesse ne pouvait refuser au monde où il est compris ; il l’a fait passer de la région des possibles à celle des êtres actuels (Théodicée) ». Et Théodore de s’extasier, au sens précis où l’extase est cet état dans lequel sombre un homme à qui trop de perceptions sont présentes en un même temps, comme ce vertige et cet éblouissement que décrit Leibniz (en Monadologie, 21). La liberté de Sextus fait partie de l’ensemble ; et, pour résoudre ce problème traditionnel, Leibniz transforme la question d’essence (qu’est-ce que la liberté ?), en question exemplaire concernant la vérité singulière de chaque cas (qui est libre ?). Ainsi, le chapitre XXI des Nouveaux Essais décrit les cas de liberté en séries progressant jusqu’au maximum, Dieu, en passant par des dichotomies successives. Chacun de ces cas est un point de vue sur la liberté permettant de formuler la loi de distribution des exemples individuels : « Quand on raisonne sur la liberté ou sur le franc-arbitre, on ne se demande jamais s’il peut faire ce qu’il veut mais s’il a assez d’indépendance dans sa volonté » (Nouveaux essais). Méthode topique (adéquate), cette définition de la liberté en une série de différences réglées manifeste bien le moyen par lequel Leibniz veut faire proliférer les multiplicités. L’exemple porte en lui la rationalité de la série ; Sextus représente l’un des points de la série des individus libres.

Ainsi, l’élément singulier qui semble mauvais ou faux devient porteur d’une rationalité distributive. Le singulier est donc nécessaire à l’harmonie du monde.

Rousseau (1712-1778)

Sécurité et liberté, les deux pôles organisateurs de sa Cité

Dans la Nouvelle Héloïse (1761), œuvre romanesque de Rousseau, la vie ordonnée, joyeusement paisible de Clarens est bien souvent opposée à celle qui est faite de perversion, et d’esclavage et de malheur des grandes villes. Et l’auteur de s’interroger : cette vie citadine est-elle irrémédiablement liée au malheur ? « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers […]. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question ». Telle est l’affirmation figurant dans le Préambule au Contrat social où l’auteur livre d’emblée son programme et sa méthode.

Dans cette nouvelle œuvre datant de 1762, l’ambition de Rousseau n’est autre que de fonder le droit politique. C’est pourquoi, loin de décrire le droit tel qu’il est, il se propose de rechercher ce qu’il devrait être ; autrement dit, il décide d’établir les conditions de possibilité d’une société – et par conséquent d’une autorité – légitime. A ses yeux, le fait ne fait pas droit. C’est donc en tant que philosophe et non en tant qu’ethnologue ou historien qu’il parlera. A la méthode génétique ou historique, Rousseau oppose ainsi la méthode hypothético-déductive. Son problème s’énonce de la façon suivante : trouver un type d’association qui assurerait à chaque individu la sécurité – forme que revêt dans la vie sociale la notion particulière de bonheur, qui est le mobile du passage de l’état de nature à l’état civilisé – tout en lui permettant de conserver sa liberté, c’est-à-dire de ne pas trahir son essence. Sécurité et liberté sont les deux pôles organisateurs de sa Cité. Dans celle-ci : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». Pierre angulaire de toute démocratie, cette célèbre formule rousseauiste fait surgir la notion capitale et souvent mal comprise, celle de volonté générale. Elle correspond à la conscience dont la voix se fait entendre en chacun.

Deux phares ne cessent de guider sa quête et d’illuminer sa doctrine : liberté d’une part, sécurité (« ordre social », « bonheur public ») de l’autre. Deux impératifs dont l’existence simultanée n’est rendue possible que par l’introduction d’un concept clé : celui d’égalité. La démocratie est là, tout entière.

Ricoeur a bien relevé que « c’est la gloire de Rousseau, avant Hegel, d’avoir, si l’on ose dire, rapatrié pour la philosophie de la liberté la question du pouvoir politique et de la souveraineté. Il n’est pas sûr que le contrat soit la véritable connexion par laquelle la volonté de chacun engendre la volonté générale[25] ; du moins la philosophie du contrat aura servi, un demi-siècle avant Hegel, à remembrer la grande philosophie de la liberté ; le concept de volonté générale est ici le témoin de cet effort pour dépsychologiser le problème le problème de la volonté libre et, si l’on peut dire, pour le repolitiser selon le dessein le plus certain d’Aristote. »

Schelling (1775-1854)

Le dualisme entre le moment de « l’existence » et celui de la « liberté »

Dans l’activité du moi, comme dans celle de la nature qui en est la projection, Schelling voit d’abord le conflit de deux tendances, une tendance à l’affirmation, positive, « centrifuge », et une tendance paradoxale à la réflexion, négative, centripète ou attractive, qui « limite » la première. Mais par l’effet d’une pesanteur irrésistible, ce mouvement se fige naturellement dans l’immobilité d’un produit commun, d’une synthèse. Dès lors, l’histoire de la nature dans ses différentes manifestations (magnétiques, électriques, chimiques), n’est rien d’autre que le réveil progressif du conflit, c’est-à-dire de l’activité, au sein de cette base supposée inébranlable – jusqu’au moment où, dans l’être vivant, la contradiction est posée comme définitivement insoluble. Pareillement le moi se conquiert lui-même, devient libre-arbitre en s’arrachant à l’aveugle poésie de la représentation synthétique pour se situer à l’indépassable carrefour où il éprouve cette synthèse, cette résolution extérieure comme une tendance ou plutôt comme une tentation ; tentation à laquelle s’oppose la tendance inverse « idéale » qui est celle du retour sur soi, de la conformité à la « loi morale ». Réel et idéal, synthèse et analyse, production et réflexion, c’est dans cet écart que notre conscience est possible, et là seulement même si en Dieu (c’est-à-dire ailleurs) il se trouve résolu dans la simplicité d’une thèse absolue[26], dont l’œuvre d’art offre le symbole.

La liberté, qui est « réflexion », activité revenant sur elle-même, et donc se maintenant comme activité, ne peut exister que sur le fond (la base) d’une production aveugle, d’une activité qui s’éteint dans son produit et fournit ainsi le sol de tout développement futur. Même si le sujet de toute cette odyssée (le moi) est unique, le dualisme entre le moment de « l’existence » et celui de la « liberté » semble irréductible.

Mill Stuart (1806-1873)

La liberté : respect du non-conformisme

Si l’on voulait qualifier Mill par une formule rapide, on pourrait dire qu’il fut le non-conformiste de la liberté. Alors que son maître Bentham avait œuvré en moraliste, lui raisonne en psychologue, et tandis que le premier maintient la liberté dans l’Etat comme un élément de ce vaste édifice destiné à abriter la félicité humaine, Mill la situe en retrait, dans le petit temple où chacun vient jouir de sa félicité personnelle. Sa conception de la liberté, il l’a exposée dans un livre, On Liberty, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il a été un des bréviaires du libéralisme. La liberté, c’est la protection contre toute contrainte, et d’abord contre la plus redoutable de toutes, celle qu’exerce le groupe par l ‘entremise d’une opinion avide d’imposer ses coutumes, ses croyances et ses caractères. Aussi est-elle ici d’abord synonyme de droit à la dissidence et au non-conformisme.

C’est ce non-conformisme qui invite Mill à refuser de confondre la liberté politique avec la loi du nombre. Sans doute, autrefois, lorsque la liberté et l’autorité étaient en conflit constant, entendait-on par liberté une protection contre les gouvernants. Pour l’assurer, on cherchait à assigner des limites aux pouvoirs de ceux-ci sur la communauté, soit en leur arrachant certaines immunités inscrites dans les chartes, soit lorsque la technique gouvernementale se perfectionna, par l’établissement de freins constitutionnels impliquant le contrôle des gouvernés sur les décisions politiques.

Un moment vint, cependant, où les gouvernés furent assez forts pour que le pouvoir fût exercé par leurs délégués, révocables à leur gré. Il semblait alors que la nation n’avait plus besoin d’être protégée contre sa propre volonté. « Il n’y avait pas à craindre qu’elle se tyrannisât elle-même » (La Liberté, trad. M. Dupont-White).

Cette idée que les peuples n’ont pas besoin de limiter un pouvoir qui procède d’eux ne fut pas ébranlé par la Révolution française dans laquelle on put voir une aberration temporaire. Mais lorsque le gouvernement électif se fut établi durablement dans un grand pays – et Mill faisait allusion aux Etats-Unis – « on s’aperçut que des phrases comme le ‘pouvoir sur soi-même’ et le ‘pouvoir des peuples sur eux-mêmes’ n’exprimaient pas le véritable état des choses ; le peuple qui exerce le pouvoir, n’est pas toujours le même peuple que celui sur qui on l’exerce, et le gouvernement de soi-même dont on parle n’est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tout le reste ». Au surplus, on comprit que la volonté du peuple était, en fait, celle de la majorité. Bref, l’éventualité d’une tyrannie des assemblées dut être envisagée. Or cette tyrannie n’est, le plus souvent qu’une manière d’être de l’oppression que le groupe entier tend à faire peser sur l’individu en imposant ses idées ou ses coutumes, en obligeant les caractères à se modeler sur ceux de la collectivité. Dès lors, pour Mill, la liberté résulte à la fois des limites à l’action de l’opinion collective sur l’indépendance individuelle et de la protection contre le despotisme politique. « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de chercher notre bien propre à notre propre façon, aussi longtemps que nous n’essayons pas de priver les autres du leur ou d’entraver leurs efforts pour l’obtenir (ibid.) ».

Plus que la question de savoir ce que les gouvernements doivent ou ne doivent pas faire, ce qui intéresse Mill, c’est le motif au nom duquel ils le font. Or, à cet égard, il pose un principe dont la valeur n’a cessé de s’imposer à sa pensée : « Le seul objet qui autorise les hommes individuellement ou collectivement à troubler la liberté d’action d’aucun de leurs semblables, est la protection de soi-même. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Elle n’en a pas une raison suffisante dans le bien de cet individu, soit physique, soit moral (La Liberté) ».

Proudhon (1809-1865)

La théorie de la liberté comme force de composition

La clé de la pensée proudhonienne ne réside pas dans un apriorisme intellectuel, un dogme métaphysique, mais dans une théorisation scientifique : le pluralisme. En effet, « le monde moral (social) et le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments ; et c’est de la contradiction de ces éléments que résultent la vie, le mouvement de l’univers », la possibilité de la liberté pour l’homme et pour la société. « Le problème consiste non à trouver leur fusion, ce qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable comme le développement des sociétés (Théorie de la propriété,1865) ». L’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste sont « la condition même de l’existence ». Sans opposition, pas de vie, pas de liberté ; sans composition, pas de survie, pas d’ordre. Le pluralisme est donc l’axiome de l’univers ; l’antagonisme et l’équilibration, sa loi et sa contre-loi (La Guerre et la paix, 1861). Le monde, la société sont pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, un unité d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours.

Dans la théorie de l’histoire négation-révélation, l’histoire est « l’éducation dynamique de l’humanité » dans son double mouvement de réalisation par le travail et d’idéalisation par la justice. Elle a pour fonction de démentir « les erreurs de l’humanité par leur réduction à l’absurde (Deuxième mémoire) » et « nous révéler le travail de la création de l’ordre et l’émersion des lois (Création de l’ordre) ». La théorie du progrès-regrès est son corollaire : « Toute société progresse par le travail et la justice idéalisée. Toute société rétrograde par la prépondérance de l’idéal, c’est-à-dire « l’idéalisme » (La Justice). Il n’y a pas de théorie automatique du progrès, mais une pratique des rétrogradations ou une perte du réel. Elles adviennent quand l’idéalisme imaginatif et le dogmatisme idéomane abusent la liberté et oublient la réalité du travail et de la justice pour « des idéalités politiques et sociales ».

La théorie de la liberté comme force de composition est le point de départ et l’aboutissement du justicialisme idéo-réaliste. La liberté est rendue possible par le jeu de la pluralité des forces antagonistes de l’univers physique, social et personnel ; elle devient effective par l’homme qui maîtrise ce jeu ; elle est efficace par la multiplication des relations sociales, l’engrenage de toutes les libertés ; elle accède à l’efficience par son équation avec la justice, envisagée comme commutation sociale de toutes les libertés. Seule la liberté efficiente, qui implique la morale et l’éducation, est liberté plénière. A tous les autres stades elle peut dégénérer en arbitraire individuel et collectif. A la fois pacte, justice mutuelle et force de composition (avec le réel pluraliste, l’individuel antagoniste, le social relatif, le moral « obligatif »), la liberté forme un jeu avant ses règles. Leur application permet l’émergence de l’être progressif, l’arbitrage de sa destinée. Si ces règles sont bafouées, c’est le domaine de l’être fatal, l’arbitraire du destin.

Husserl (1859-1938)

La pensée est visée et intention

La proposition célèbre que ‘toute conscience est conscience de quelque chose’ ou encore, que l’intentionnalité caractérise essentiellement la conscience – résume la théorie husserlienne de la vie spirituelle : toute perception est perception d’un perçu, tout jugement, jugement d’un état de choses jugé, tout désir, désir d’un désiré. Ce n’est pas une corrélation de mots, mais une description de phénomènes. A tous les niveaux de la vie spirituelle – que ce soit au stade de la sensation ou de la pensée mathématique – la pensée est visée et intention.

Le phénomène de la signification du mot

Les premières descriptions de l’intentionnalité dans la première Untersuchung – que l’on néglige trop comme purement préparatoire – partent du domaine des significations verbales. Ce domaine, en dehors de celui de la constitution du temps immanent, entre en relation avec la conscience qui recouvre d’ailleurs, pour Husserl, tout le domaine de l’intentionnalité. Comprendre le fait que le mot signifie quelque chose, c’est saisir le mouvement même de l’intentionnalité. Aussi le phénomène de la signification du mot restera-t-il la clef de cette notion.

Le mot n’est pas un flatus vocis. Sa signification ne se confond pas avec une image associée à la perception auditive ou visuelle du mot. Il n’est pas le ‘signe’ de sa signification. Exprimer ce n’est pas symboliser. Le mot en tant qu’expression n’est pas perçu pour lui-même, il est comme une fenêtre à travers laquelle nous regardons ce qu’il signifie.

L’évidence d’un monde donné comme accomplissement positif de la liberté

Le fait que le monde est donné – qu’il y a toujours du donné pour l’esprit – ne se trouve pas seulement, dans l’évidence, en accord avec l’idée de l’activité, mais est présupposé par elle. Un monde donné est un monde à l’égard duquel nous pouvons être libre sans que cette liberté soit purement négative. L’évidence d’un monde donné, plus que le non-engagement de l’esprit dans les choses, est l’accomplissement positif de la liberté.

Le primat de la théorie se rattache in fine dans la philosophie de Husserl à l’inspiration libérale que nous cherchons à dégager dans tout ce travail. La lumière de l’évidence est le seul lien avec l’être qui nous pose en tant qu’origine de l’être, c’est-à-dire en tant que liberté (…).

Par l’idée de l’intentionnalité, Husserl dépasse la traditionnelle opposition entre l’activité et la passivité de la connaissance. On comprend le sens dans lequel il affirme que le monde est constitué par le sujet, qu’il est l’œuvre de l’évidence ou que l’évidence est opérante ou œuvrante (leistende Evidenz).

Nabert Jean (1881-1960)

« La liberté est une expérience intérieure fondée sur la réalité de l’acte qui la traverse et qui en explique les différentes formes. »

Il s’agit, selon les termes de l’auteur, d’un « essai pour appuyer la croyance de notre liberté à une étude de l’acte de conscience dans ses rapports avec les données psychologiques de la volition ».

Dans un premier chapitre, que nous n’aborderons que par ses conclusions, Nabert a tenu à traiter du libre-arbitre, soucieux qu’il était de vérifier si cette idée du libre-arbitre persistait dans la conception qu’il se faisait de la liberté humaine.

« Nous sommes parvenus à mettre en évidence, c’est que le sentiment du libre-arbitre ne procède pas d’une expérience immédiate de l’acte, mais du jeu des représentations qui, avant l’acte, en accompagnent la préparation. Que, pendant cette préparation de l’acte, d’autres éléments [qui restent à préciser] soient aussi présents, mais en nous appliquant à établir qu’ils représentent une action positive de la conscience. Au contraire, le sentiment du libre-arbitre est en marge de l’acte : il est comme le commentaire d’une pièce qu’on fait devant la scène, avant le lever de rideau, et que notre mémoire oublie au premier mot des acteurs et dès leur premier geste. Un des objets de cette étude, dans son ensemble, est d’écarter la théorie selon laquelle l’action est une suite des seules représentations. Or, le sentiment du libre-arbitre déploie dans la représentation les éléments supposés de l’acte, comme si ce dernier pouvait être tout entier compris dans le champ du représentable. Il fallait donc, avant toute chose que ce sentiment fût mis à sa place exacte parmi les données psychologiques du problème de la liberté. Ainsi se trouvent réservés les droits d’une expérience intérieure de la liberté plus ample et plus complète, plus proche des catégories réelles de l’action ».

L’expérience intérieure sous l’angle de la croyance interne est décrite au chapitre III, selon les trois rubriques qui suivent :

L’origine d’une expérience intérieure dans laquelle la pensée se travaille pour s’égaler à la causalité de la conscience

Nabert[27] fait observer que, « si la causalité de la conscience est liberté, je ne le sais pas tout d’abord et n’ai aucun moyen de le savoir. Ma liberté revêt si souvent le masque de la nécessité ! Elle est sujette à tant d’oscillations ! La faut-il considérer comme un caractère permanent de mon existence personnelle ? Ou bien se constitue-t-elle, se défait-elle avec le sujet que je suis et que je deviens quand j’agis ? S’interrompt-elle, se fixe-t-elle à des niveaux différents de la vie spirituelle ? Nulle donnée immédiate de la vie psychologique ne peut m’en avertir. Si une philosophie s’appuie sur une donnée de ce genre, je crains que la liberté ne soit compromise dès que ce sentiment, comme il doit arriver, partagera le sort de tous les faits psychologiques et, pas plus qu’eux, ne sera soustrait à une analyse, qui décèlera l’illusion dont nous sommes le jouet, en transportant à une donnée immédiate de la conscience un caractère de liberté qui ne saurait être en aucun cas un élément concret de l’acte singulier que nous accomplissons. Je ne sais rien de ma liberté, si ce n’est qu’elle n’est jamais une possession d’état, et que chacun de mes actes remet en question l’idée que j’ai le droit d’en avoir.

Ce que l’entendement peut atteindre de la causalité tient dans un rapport synthétique entre des phénomènes qui se déroulent selon un certain ordre. Mais ni l’hétérogénéité d’une condition psychologique et de ses effets, ni sa propriété d’être antérieure à ces derniers ne fondent une causalité propre à justifier ma croyance en une productivité affranchie des conditions par lesquelles j’explique tout objet donné.

Ici, l’objet à expliquer est une décision entourée par des éléments psychologiques qui ne me feront jamais défaut, si complexe que soit l’expérience où je les rassemblerai en les liant. La causalité de la conscience m’échapperait toujours si je ne pouvais la développer qu ‘en un réseau de rapports où je construirais de mes propres mains le déterminisme de ma vie volitive. Ainsi, une conscience qui ne peut, en effet, se voir, au moment où elle agit, sans se laisser déterminer par derrière soi, devrait renoncer à qualifier sa causalité en fonction de l’idée de liberté.

La liberté ne commence qu’au moment où, dans une décision concrète dont ne nous ne pouvons éviter de nous représenter les conditions, se découvre à nous, comme par une sorte de choc, un surplus de réalité spirituelle que la pensée entreprend de s’incorporer ? Telle est l’origine d’une expérience intérieure dans laquelle la pensée se travaille pour s’égaler à la causalité de la conscience. »

La naissance d’une croyance qui raconte l’histoire de notre liberté individuelle

« La liberté manque à sa propre idée si elle demeure enfermée dans une formule spéculative. Elle ne se produit qu’autant qu’elle est l’enjeu d’une expérience qui, se renouvelant et se transformant par l’action elle-même, est constamment sollicitée d’aller plus loin qu’il ne lui semblait d’abord qu’elle dût aller, dans le domaine de la production spirituelle qui soutient tous nos actes. L’intuition de cette productivité nous est interdite, mais il y a une réflexion de cette productivité sur elle-même qui en développe la signification et nous permet de la ranger sous l’idée de liberté, pourvu que nous sachions refouler l’entreprise toujours renaissante de l’entendement qui s’applique à discerner, dans la spontanéité apparente de nos actes, le déterminisme de leurs éléments.

Par ce redoublement de l’acte dans une réflexion qui s’approprie la causalité de la conscience, naît une croyance qui raconte l’histoire de notre liberté. Croyance parce qu’elle remplit trois conditions : de correspondre à l’élément pratique de la vie spirituelle, puisqu’elle naît avec l’acte, et ne dure que par une réflexion sur l’acte ; de se référer à la causalité d’un sujet qui est au-delà de toute détermination par un savoir ; et enfin d’envelopper des idées où se précise pour nous et par nous, sur différents plans, la signification que revêt cette causalité pour une conscience attentive à ses propres choix.

Ce n’est donc pas de l’opposition et de la contradiction des passions que naît, par une sorte d’usure du déterminisme, une expérience de liberté ou plutôt de libération à l’égard des forces qui nous maintenaient en esclavage. Dans toute décision quelque peu profonde nous éprouvons qu’il y a un élément réfractaire à ceux de nos procédés intellectuels qui s’appliquent à l’étude du donné. C’est la pression de cet élément sur l’expérience intérieure qui suscite la méditation où naît, sous la menace constante d’avoir à céder aux exigences de l’entendement, une croyance qui précise, rectifie et justifie à la fois notre première certitude de productivité. Et en devenant l’histoire d’une croyance, l’expérience intérieure de la liberté devient aussi l’histoire des idées par lesquelles cette croyance échappant ainsi à la pure subjectivité d’un sentiment fait apparaître les catégories de la liberté. »

La fonction médiatrice remplie par la croyance à la liberté

« Chacune de ces idées ou de ces catégories opère comme une cristallisation de la croyance. A aucun moment, la causalité qui traverse toute cette histoire n’est l’objet d’une certitude statique qui nous dispenserait de prolonger notre méditation, et, au surplus si le contact se perdait entre ces catégories et les actes concrets qu’elles nous permettent de ressaisir par le dedans, notre croyance elle-même n’aurait plus d’objet. Car elle n’est pas sur le prolongement d’une définition systématique et conceptuelle de la liberté, affectée seulement d’un caractère d’incertitude. La croyance à la liberté individuelle ne porte pas sur la réalité plus ou moins probable[28] de ce que nous suggère le concept de liberté.

Pas plus que la liberté, elle n’est séparable de l’expérience qui revient sur nos décisions pour s’emparer, autant qu’elle le peut, de la causalité dont elles témoignent. Entre les faits psychologiques qui, laissés à eux-mêmes, nous ôteraient plutôt l’idée de tout ce que notre vie peut comporter d’imprévisibles initiatives, et l’acte en-deçà duquel nous ne pouvons remonter, la croyance à la liberté remplit une fonction médiatrice par quoi le sujet de l’action peut fixer le degré ou le genre de liberté qu’il lui est permis de s’attribuer. »

Sartre (1905-1980)

L’intentionnalité et la liberté

Les travaux de Sartre ont d’abord trait à la psychologie phénoménologique. Sa première oeuvre, L’Imagination (1936), soumet à une impitoyable critique, d’inspiration franchement husserlienne, toutes les conceptions classiques touchant à la nature de l’image, empêtrées dans les préjugés qui font de celle-ci une « perception sans objet ». Cette pseudo-solution, née d’une ontologie spontanément « chosiste », manque le vrai problème. Que l’image fût un simulacre de la chose, ne suffirait pas à expliquer pourquoi ce simulacre n’est jamais confondu avec elle, même dans le cas de l’hallucination puisque le malade admet parfaitement que vous n’entendiez pas les « voix » qu’il prétend percevoir. La conscience imageante est consciente de viser ce qui n’est pas. Et c’est justement ce que la théorie du simulacre s’efforce d’éluder. De surcroît, elle s’oblige ainsi gratuitement à comprendre la conscience comme porteuse de contenus réels. On s’engage, dès lors, dans une voie sans issue parce qu’on a méconnu cette vérité fondamentale que la conscience est intentionnalité, c’est-à-dire est sur le mode de n’être pas. La perception et l’image de la table me fait être, d’une certaine façon (différente dans les deux cas), la table, tout en ne l’étant pas. Cette essentielle négativité est tout particulièrement caractéristique de la conscience imaginaire puisque celle-ci me rend présent un objet tenu pour absent. Déjà apparaissent deux thèses capitales et immuables de l’ontologie sartrienne. La conscience n’a pas de contenus, parce qu’on ne peut dire d’elle, simplement, qu’elle soit. Et la différenciation de ses actes ne saurait donc être qu’une différenciation dans la manière de viser les objets de ces actes. La conscience comporte ainsi une dimension constitutive d’irréalité et, par conséquent de liberté. Elle n’est du même coup, nullement contrainte de s’attacher au positif, d’aller nécessairement de « ceci » en « cela ». A tout moment elle peut se décrocher de la chaîne des « données », s’évader du circuit des « choses » : l’irréel, le non-réel est pour elle un objet possible. Elle est donc de soi soustraite au déterminisme spatio-temporel et, comme Sartre l’a écrit, la conscience est fatalement libre. Sartre n’a jamais hésité à rapprocher la liberté humaine de celle que Descartes reconnaît à Dieu. Conscience, liberté, retrait, néantisation, puissance de faire surgir dans ce qui est ce qui n’est pas, autant de termes ou d’expressions qui sont pour Sartre étroitement et constitutionnellement apparentés. On ne s’étonnera donc point si la description de L’Imaginaire (1940) est du même coup la découverte de la liberté. Que je puisse dans cette salle de café, sur le fond des choses et des consommateurs effectivement présents, voir l’absence de Pierre avec qui j’ai rendez-vous, c’est pour Sartre la révélation fondamentale d’une liberté absolue, que rien de réel ne peut limiter. Un suspect soumis à la torture, nous dit-il, peut toujours « tenir » une seconde ou une demi-seconde de plus ; c’est donc librement qu’il succombe.

Pour les philosophes existentialistes, la liberté n’est qu’un autre nom de la valeur de puissance

« Il est peu contestable, selon Raymond Ruyer[29], que l’existentialisme représente, pour une bonne part, un effort vers la ‘pureté’. Vers la pureté dans quel ordre de valeur ? Les philosophes existentialistes prétendent volontiers qu’ils sont capables de se passer de tout contenu axiologique. Ils prétendent du moins qu’ils sont capables de le construire ou de le faire apparaître à volonté. Ce qui revient à dire qu’il dépend de leur volonté comme l’apparition dépend du magicien. ‘La valeur ne peut se dévoiler qu’à une liberté active qui la fait exister comme valeur du seul fait de la reconnaître comme telle. Il s’ensuit que ma liberté est l’unique fondement des valeurs et que rien, absolument rien ne me justifie d’adopter telle ou telle valeur[30]’. Mais ce rôle dévolu à ‘ma liberté’ est assez significatif. La liberté n’est qu’un autre nom de la valeur de puissance ; c’est la valeur de puissance considérée dans sa forme abstraite, et vidée, ou pas encore remplie, des valeurs que, normalement, elle projette de réaliser. L’existentialisme[31] est en fait un ‘purisme’ de la puissance.

En réalité, la liberté pure n’est pas pareille au magicien qui fait exister les valeurs à volonté, la liberté est une valeur – la valeur de puissance – qui s’est vidée de toutes les autres, et qui par suite ne se reconnaît plus comme valeur. Qu’elle ne se reconnaisse plus comme valeur[32], ce n’est que justice, puisqu’une valeur vide, pure, n’en est plus une. La liberté pure n’est pas plus une valeur que la poésie pure, à la limite, n’est de la poésie, ou que le quiétisme pur n’est un acte ou état spirituel. Les existentialistes prennent pour un ‘au-delà de toute valeur’ ce qui est en réalité une valeur vidée, et, par suite, dégradée. Leur philosophie a le défaut de tous les formalismes. En faisant du monde un simple arrière-fond, en dédaignant tout le riche contenu qui donne un sens à la vie humaine, ils frappent d’insignifiance leur existence, au lieu de lui donner une plus grande intensité ».

Lévinas (1905-1985)

La liberté qui vit par la conscience s’inhibe devant Autrui

« Voici la voie suivie par le signataire de ce livre[33]. Une analyse qui feint la disparition de tout existant – et même du cogito qui le pense – est envahie par le bruissement chaotique d’un exister anonyme qui est une existence sans existant et qu’aucune négation n’arrive à surmonter. Il y a – impersonnellement – comme il pleut ou comme il fait nuit. Aucune générosité, que contiendrait paraît-il le terme allemand de ‘es gibt’ correspondant à il y a ne s’y manifestait entre 1933 et 1945. Il faut que cela soit dit ! La lumière et le sens ne naissent qu’avec le surgissement et la position d’existants dans cette horrible neutralité de l’il y a. Ils sont sur la voie qui mène de l’existence à l’existant et de l’existant à autrui – voie qui dessine le temps lui-même[34]. Le temps ne doit pas être vu comme ‘image’ et approximation d’une éternité immobile, comme mode déficient de la plénitude ontologique. Il articule un mode d’existence où tout est toujours révocable, où rien n’est définitif, mais est à venir – où le présent même n’est pas une simple coïncidence avec soi, mais encore imminence. Ce qui est la situation de la conscience. Avoir conscience, c’est avoir du temps, c’est être en-deçà de la nature, dans un certain sens ne pas encore être né. Un tel arrachement n’est pas un moindre être, mais la façon du sujet. Elle est pouvoir de rupture, refus de principes neutres et impersonnels, refus de la totalité hégélienne et de la politique, refus de rythmes ensorceleurs de l’art[35]. Elle est pouvoir de parler, liberté de parole, sans que s’instaure derrière la parole prononcée une sociologie ou une psychanalyse qui recherche la place de cette parole dans un système de références et qui la réduise ainsi à ce qu’elle n’a pas voulu. D’où pouvoir de juger l’histoire au lieu d’attendre son verdict impersonnel.

Mais le temps, le langage et la subjectivité ne supposent pas seulement un être qui s’arrache à la totalité, mais aussi un être qui ne l’englobe pas. Le temps, le langage et la subjectivité dessinent un pluralisme et, par conséquent, au sens le plus fort de ce terme, une expérience : l’accueil par un être d’un être absolument autre. A l’ontologie – à la compréhension heideggérienne de l’être de l’étant – se substitue, comme primordiale, la relation d’étant à étant qui ne revient pas cependant à un rapport entre sujet et objet[36], mais à une proximité, à la relation avec Autrui[37].

L’expérience fondamentale que l’expérience objective elle-même suppose – est l’expérience d’Autrui. Expérience par excellence. Comme l’idée de l’Infini déborde la pensée cartésienne, Autrui est hors proportion avec le pouvoir et la liberté du Moi. La disproportion entre Autrui et le Moi – est précisément la conscience morale. La conscience morale n’est pas une expérience de valeurs, mais un accès à l’être extérieur ; l’être extérieur par excellence, c’est Autrui. La conscience morale n’est pas ainsi une modalité de la conscience psychologique, mais sa condition et, de prime abord, son inversion même, puisque la liberté qui vit par la conscience s’inhibe devant Autrui, lorsque je fixe véritablement avec une droiture sans ruse ni faux-fuyants, ses yeux désarmés, privés absolument de protection. La conscience morale est précisément cette droiture. Le visage d’Autrui met en question l’heureuse spontanéité du moi, cette joyeuse force qui va. La foule à laquelle le comte Rostopchine, dans Guerre et Paix, a livré Verechtchaguine hésite, devant son visage qui rougit et pâlit, à faire violence dans un ‘sentiment d’humanité tendu à l’extrême’, le peuple garde le silence à la fin de Boris Godounov, devant les crimes commis par les puissants.

Dans Totalité et Infini, a été exposée une tentative de systématiser ces expériences en les opposant à une pensée philosophique qui réduit l’Autre au Même, le multiple à la totalité, faisant de l’autonomie son suprême principe.

Mais l’adaptation de l’Autre à la mesure du Même dans la totalité ne s’obtient pas sans violence. Guerre ou Administration – lesquelles aliènent le Même lui-même. La philosophie comme amour de la vérité aspire à l’Autre comme tel, à l’être distinct de son reflet en Moi. Elle recherche sa loi, elle est l’hétéronomie elle-même, elle est métaphysique. Chez Descartes, le moi qui pense possède l’idée de l’infini : l’altérité de l’Infini ne s’amortit pas dans l’idée, comme l’altérité des choses finies dont, d’après Descartes, je peux rendre compte par moi-même. L’idée de l’infini consiste à penser plus qu’on ne pense.

Cette description négative prend un sens positif qui n’est plus dans la lettre du cartésianisme : une pensée qui pense plus qu’elle ne pense qu’est-ce, sinon le Désir ? Désir qui se distingue de l’indigence du besoin. Le Désiré ne le comble pas mais le creuse.

La phénoménologie du rapport avec Autrui suggère cette structure du Désir analysé comme idée de l’Infini. Alors que l’objet s’intègre à l’identité du Même, Autrui se manifeste par la résistance absolue de ses yeux sans défense. L’inquiétude solipsiste de la conscience, se voyant dans toutes ses aventures, captive de soi, prend fin ici. Le privilège d’Autrui par rapport au Moi – ou la conscience morale – est la percée même vers l’extériorité qui est aussi une percée vers la Hauteur.

L’épiphanie de ce qui peut se présenter aussi directement, aussi extérieurement et aussi éminemment – est visage. L’exprimant y assiste à l’expression, porte secours à lui-même, signifie, parle. L’épiphanie du visage est langage. Autrui est l’intelligible premier. Mais l’infini dans le visage n’apparaît pas comme une représentation. Il met en question ma liberté qui se découvre meurtrière et usurpatrice. Mais cette découverte n’est pas un dérivé du savoir de soi. Elle est de part en part hétéronomie. Devant le visage, j’exige toujours plus de moi-même ; plus j’y réponds et plus les exigences augmentent. Ce mouvement est plus fondamental que la liberté de la représentation de soi. La conscience éthique n’est pas, en effet, une variété particulièrement recommandable de la conscience, mais la contraction, le retrait en soi, la systole de la conscience tout court.

L’orientation vers la hauteur de l’Autre – ainsi décrite – est comme un dénivellement dans l’être lui-même. L’au-dessus n’indique pas une néantisation, mais un ‘plus qu’être’, meilleur que le bonheur de la relation sociale. Sa ‘production’ serait impossible sans la séparation, laquelle ne saurait se réduire à un pendant dialectique de la Relation avec Autrui. Car la dialectique de la séparation et de l’union ne se joue déjà que dans une totalité. Le principe de la séparation est fourni non pas par le malheur de la solitude déjà tournée vers autrui, mais par le bonheur de la jouissance. Dès lors il devient possible de soutenir un pluralisme qui ne se réduit pas à une totalité.

Autrui, se révélant par le visage, est le premier intelligible avant les cultures, avant leurs alluvions et leurs allusions. C’est affirmer l’indépendance de l’éthique par rapport à l’histoire. Montrer que la première signification surgit dans la moralité – dans l’épiphanie quasi abstraite du visage dénudé de toute qualité – absolu – s’absolvant des cultures – c’est tracer une limite à la compréhension du réel par l’histoire et retrouver le platonisme.

Il a été possible de présenter, depuis Totalité et Infini, cette relation avec l’Infini comme irréductible à la ‘thématisation’. L’Infini demeure toujours ‘troisième personne’, ‘Il’, malgré le ‘Tu’ dont le visage me concerne ; l’Infini affecte le Moi sans que le Moi puisse le dominer, sans que le Moi puisse ‘assumer’ par l’arché du Logos la démesure de l’Infini affectant ainsi le Moi anarchiquement, s’imprimant comme trace dans la passivité absolue – antérieure à toute liberté – se montrant comme ‘Responsabilité-pour-Autrui’ que cette affection suscite. Le sens ultime d’une telle responsabilité consiste à penser le Moi dans la passivité absolue du Soi – comme le fait même de se substituer à l’Autre, d’en être l’otage, et dans cette substitution non seulement être autrement, mais, comme libéré du conatus essendi, autrement qu’être. Le langage ontologique dont use encore Totalité et Infini pour exclure la signification purement psychologique des analyses proposées – est désormais évité. Et les analyses, elles-mêmes, renvoient non pas à l’expérience où toujours un sujet thématise ce qu’il égale, mais à la transcendance où il répond de ce que ses intentions n’ont pas mesuré. »

ÉPILOGUE

Dès lors qu’Emmanuel Lévinas a apposé sa « Signature » et que nous constatons que le simple (mais beau) mot de ‘liberté’ a réussi à mobiliser, en tant de siècles, un ‘pan’ entier de la philosophie occidentale, le temps est venu de proposer au lecteur trois nouveaux textes de Jean Nabert ; ils constituent autant de réponses à des questions qui ne manquent pas de nous préoccuper au sujet de notre vie intérieure.

Comment prenons-nous conscience de notre caractère ?

« Dans la réflexion que nous faisons sur ceux de nos actes qui, le plus manifestement, révèlent notre caractère, il se produit une transformation remarquable. Plus notre caractère s’accuse, plus nous découvrons que le « fatum » qu’il constitue peut se représenter par une loi qui, au lieu de résulter d’une diversité de tendances psychiques, en fait au contraire, l’unité, comme se comporterait une volonté naturelle capable de maîtriser une grande diversité d’éléments. Nous ne pouvons pas nous souvenir de notre conduite passée, au milieu des circonstances les plus diverses, sans être conduits à soupçonner que l’unité naturelle du caractère ne procède ni de la prépondérance spontanée que possède telle ou telle tendance, ni d’un compromis entre des tendances antagonistes, ni d’un concours de tendances harmoniques, mais au contraire ne peut se comprendre que par l’idée d’une volonté qui persévère subtilement dans son intérêt, quoiqu’elle agisse souvent contre l’intérêt d’une volonté meilleure.[38] »

Comment se constitue notre croyance à la liberté ?

« On voit que la croyance à la liberté ne se constitue que grâce à une forme ou à une idée par quoi la multiplicité de nos actions participe à une même causalité. Toute autre idée que celle du caractère laisse échapper, à ce moment de notre expérience intérieure, ou bien la servitude de notre vouloir ou bien la causalité de la conscience. Car la causalité de la conscience disparaît avec la notion pure et simple du déterminisme, et la servitude ou la fatalité que nous trouvons en nous-même ne se comprend que par l’idée d’une liberté engagée d’abord dans le caractère et stimulée par cette résistance elle-même à prendre conscience de soi.

Mais cette idée qui est l’armature de la croyance n’a de réalité que par les actes qui la soutiennent et la justifient. Elle ne s’immobiliserait dans la fatalité du caractère que si elle n’entendait pas l’appel d’autres actions qui remettent en question notre expérience intérieure de la liberté[39] ».

Qu’est-ce qui nous rend libres ?

« Ce n’est pas l’analyse des raisons de nos actes passés qui nous rend libres ; c’est

la répétition et le renouvellement des actes par quoi ces raisons et celles qui en proviennent par la génération de l’acte lui-même, sont converties en motifs. Car il y a dans la décision initiale un risque, une chance, un essai. Le retour sur le passé psychologique peut, à nos propres yeux, atténuer ce risque, en découvrant le déterminisme rationnel qui a soutenu notre choix. Mais ce risque, cet essai ne se consolide en liberté que par un faisceau d’actes dont les plus décisifs ne laissent pas souvent d’être ceux qui nous font restituer à une pensée une valeur qu’elle commençait de perdre. Ce n’est donc point dans un acte isolé que peut s’achever notre expérience de la liberté et se constituer notre croyance. Si, comme nous essayons de l’établir, la personnalité, avec la totalité qui est caractéristique de son devenir, est une catégorie de la liberté, l’expérience intérieure de la causalité doit comprendre la suite des actes qui opèrent un enrichissement et une promotion, chaque fois originale, d’une décision primitive. L’unité de cette expérience ne repose que sur le renouvellement d’un vouloir qui fait paraître sa causalité dans une matière intellectuelle où se renouvelle et s’explicite le thème d’une décision initiale. Différents et distincts les uns des autres par leur forme, ces actes font néanmoins une seule et même expérience. En attestant la profondeur et la fécondité d’un premier choix, ils donnent à la croyance en notre liberté, spécifiée ici par l’idée de la personnalité, la garantie de la causalité du sujet.

La liberté d’une conversion, d’un serment, d’un engagement se mesure, dès lors, ou plutôt se maintient par l’hégémonie qu’exerce sur les décisions futures ce premier vouloir. Mais cette hégémonie est tout idéale. Elle est d’autant plus certaine que la variété des actes, en nous éloignant de celui qui ouvre le procès, rend plus sensible et plus manifeste le genre de solidarité qui les unit sans leur ôter leur indépendance. Bien plus, les actes qui menacent la formation de la personnalité, soit qu’ils tendent à instituer un procès entièrement nouveau, conspirent à préciser notre expérience. La croyance à la liberté ne dure que par le problème toujours renaissant de l’action, et à cette condition de pouvoir s’approprier sous une sorte de schème la causalité de la conscience : or, l’un de ces schèmes est assurément l’idée d’une totalité mobile et ouverte de décisions dont la réelle discontinuité se laisse pourtant ramener à un même dessein. C’est pourquoi, il importe infiniment que l’expérience qui est contemporaine de la conversion ou du serment déploie, autant qu’il est possible, les motifs qui vont fournir à la croyance ses premiers éléments.

Mais de là résulte aussi cette conséquence que la décision initiale compte surtout par l’option formelle dont elle témoigne, non par son contenu ou par son apparence immédiate et apparente pour la vie du sujet. A tort, on prétend suspendre l’acte libre à ces moments de crise dont la psychologie religieuse fournit mainte illustration. Ce qui fait, à cet égard, le caractère privilégié d’une décision, c’est qu’elle inaugure un procès, une expérience intérieure où la méditation des actes se construit et s’exprime par une croyance qui restituera à ce premier acte, sous l’idée de totalité, sa valeur réelle. D’un acte à l’autre l’hétérogénéité des pensées qui en font le contenu peut devenir toujours plus manifeste et requérir chaque fois un nouveau choix. Ce qu’on appelle un acte grave ou une crise peut se produire beaucoup plus tard ou ne pas se produire du tout. L’acte, à première vue le plus pauvre, est susceptible d’ouvrir tout le procès. Il vaut à nos yeux dans la mesure où la causalité qu’il atteste rejaillit sur une multiplicité d’actes, dont la signification intrinsèque, par leurs conséquences ou leur contenu spirituel, pourra être beaucoup plus marquée. La fonction de la croyance à la liberté consiste ici à ressaisir, dans cette multiplicité de volitions, l’option qui les domine. Ainsi se crée la personnalité. Un acte, sans doute, en décide, mais ne conquiert pour nous tout son sens qu’autant qu’il peut nous apparaître comme le thème présent sous les initiatives nouvelles qui en maintiennent et en prolongent l’efficace[40]. »



[1] PUF, septembre 1994.
[2] Extraits de l’Avant-Propos, pages 4 à 6.
[3] c’est-à-dire une manière d’interpréter une action à la façon d’un texte qu’on rend compréhensible en le replaçant dans un contexte approprié.
[4] Aristote n’ignorait pas cette unité de l’éthique et du politique, mais il ne disposait pas d’appareil logique pour maîtriser ce problème de la relation entre une phénoménologie de la préférence et une philosophie politique.
[5] « Mais que deviendrait cet acte, se demande Paul Ricoeur, s’il était repris par une analyse proprement métaphysique ? Il conduirait obligatoirement hors de la sphère de la praxis humaine. Du même coup cette analyse métaphysique nous apparaît plus comme une limite que comme un fondement de l’agir. Ainsi, un hiatus se creuse entre la philosophie morale de la praxis et l’ontologie de l’acte. On peut alors se demander si ce manque de médiation entre l’ontologie de l’acte et l’éthique de l’action n’est pas à rapprocher du trait que nous avons relevé en tête de l’exposé sur Aristote, à savoir l’absence, chez lui, d’un concept exprès de la liberté. Mais s’il n’y a pas de concept de liberté, chez Aristote, , n’est-ce pas parce qu’il n’y a pas non plus chez lui de concept de sujet et de subjectivité ? Et si ce manque est pour nous manifeste , n’est-ce pas parce que nous appartenons à une autre époque de ‘l’être’, à un âge métaphysique pour lequel le monde fondamental de manifestation de l’être est la subjectivité ? »
[6] Cette analyse est comprise dans les 5ème,6ème, 7ème leçon de Ferdinand Alquié dans le dossier d’espacethique dénommé « L’édifice moral de Kant ».
[7] On rappellera seulement deux ou trois mouvements dialectiques fondamentaux qui jalonnent la réalisation de la liberté au niveau de la philosophie de l’esprit objectif :

  • le premier seuil de la liberté est atteint lors de la réalisation d’un contrat qui lie une volonté à une volonté dans une relation réciproque.
  • le second seuil de la liberté est atteint lorsque la liberté n’est plus seulement actualisée dans des choses, en tant que chose possédées, mais dans des oeuvres et dans des actions qui la représentent dans le monde.
  • le troisième seuil de la liberté est atteint lorsqu’une philosophie de la liberté réalisée culmine dans une théorie des communautés concrètes dans lesquelles la volonté est capable de se reconnaître elle-même.

[8] C’est ici, en effet, qu’on rejoint le texte des Principes de la philosophie du droit cité en tête du développement consacré à « Hegel ». Réaliser la liberté dans un monde de la culture, digne d’être appelé « seconde nature », telle est la tâche de la philosophie du droit.
[9] On retrouve des moines fervents origénistes à la Nouvelle Laure fondée en 507 à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem. Ce qui fut condamné sous le nom d’origénisme par le Concile de Constantinople en 553, ce fut surtout la christologie d’Evagre le Pontife qui s’était inspirée de l’œuvre d’Origène, et non pas ce qui figurait au traité ‘Sur les principes’.
[10] Opération par laquelle le terme prend la place d’une réalité singulière effectivement existante. La signification proprement dite repose sur ce que la logique médiévale nomme « supposition personnelle » (personaliter désignant quelque chose comme « en chair et en os » – leibhaft – de la phénoménologie husserlienne).
[11] Les commandements de la deuxième table concernent les rapports entre les hommes, alors que ceux de la première table concernent la relation de l’homme à Dieu.
[12] Seul le domaine de l’Eglise est soumis à l’Evangile, le domaine civil où règne la loi étant du ressort du seul magistrat.
[13] Pour saint Thomas et pour Suarez dont il a connu l’enseignement chez les Oratoriens de La Flèche, les essences font partie de la vérité intelligible de Dieu. Dieu les contemple en se contemplant. Il ne les crée pas.
[14] « Le domaine de l’Être, celui de Dieu, est le fondement de tout ce qui est compréhensible mais dont, comme dit Descartes, la raison formelle est l’incompréhensibilité. Dieu est par définition l’être qui ne peut pas être compris. Il est, comme le dira Descartes, conçu et non compris. Nous avons donc, d’une part un monde étalé, spatial, mécanisé, privé de vie propre, et ne contenant, même au niveau des êtres vivants, que des machines ; d’autre part, un être spirituel, créateur des lois, créateur des vérités, créateur des essences et auteur de ces machines » (Leçons sur Descartes, F. Alquié, Table Ronde, p. 84).
[15] Discours de la méthode (1637)
[16] Elle consistait à « obéir aux lois et aux coutumes » du pays, à se gouverner « suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès », à être « le plus ferme et le plus résolu » qu’il est possible, en suivant jusqu’au bout, même si elle est douteuse une opinion à laquelle on s’est « une fois déterminé », enfin « à tâcher toujours plutôt » à se « vaincre que la fortune, et à changer » ses désirs plutôt que « l’ordre du monde ».
[17] Discours de la méthode (1637)
[18] Comme ce sera encore le cas chez Spinoza dans le Traité théologico-politique.
[19] On ne saurait comprendre cette notion si on ne remarquait, dès le départ, que Spinoza réunit en elle deux idées, qui généralement, sont sans rapport entre elles :d’une part l’idée de chose, précisément de substance individuelle, et d’autre part celle de qualité, de propriété, qui est plus précisément ce qui est appelé mode. L’ensemble des modes c’est l’ensemble de tout ce qui est, ce que nous appelons la Nature.
[20] Le premier ouvrage de Spinoza écrit de 1656 à 1663 est un exposé des Deux Premières Parties des « Principes » de Descartes démontrées géométriquement. En 1670, il publie son Tractatus Theologico-politicus dans lequel il développe son rationalisme religieux et son libéralisme politique qui lui vaut de violentes attaques. De 1660 à 1675, il se consacre à son Ethique. Ecrit de 1675 à 1677, son Tractatus politicus, constitue un véritable traité de la tolérance.
[21] Les doctrines qui définiront la vérité par le seul rapport de l’assertion avec les lois de l’esprit, avec les exigences du sujet n’ont pas encore pris naissance.
[22] La théorie de Descartes peut être considérée comme une théorie classique dans la mesure où elle prolonge tout simplement les cadres de définition de la vérité que les scolastiques ont utilisés avant lui ; aux thèmes existants se sont malencontreusement joints chez Descartes, d’autres thèmes qui leur sont opposés, d’où l’ambiguïté constatée.
[23] La servitude, est le désir confus, tronqué, produisant des actions qui se retournent contre lui (et la vraie force d’exister). La servitude, c’est le désir ignorant et imaginaire, livré à lui-même dans sa spontanéité et s’enchaînant en fait à des déterminations extérieures à lui-même. Dans l’ordre psychologique, le désir s’enchaîne aux nombreuses dialectiques de l’imaginaire (identification et imitation des passions ; ambivalence, contradiction et instabilité passionnelles ; renversement des passions dans les relations de l’amour et de la haine). Cette servitude n’est donc pas définie par le seul désir, mais par ses productions imaginaires. Cela est perceptible dans le domaine de la philosophie politique. Puisque le désir est antérieur à toute valeur, il n’existe dans l’état de nature ni bien ni mal, ni droit ni injustice. Le droit est la force, la puissance d’exister. Mais de là découle le contraire de la liberté : la guerre généralisée, l’insécurité, la servitude comme peur et dépendance. Aussi comprend-on la nécessité de fonder un ordre social juridique, en passant un « pacte social » qui, en définissant des institutions, déterminera désormais ce qui est juste et injuste dans une société donnée, et assurera la sécurité. Il appartiendra ensuite à la philosophie politique de montrer que la démocratie réalise le plus parfaitement possible ce pacte social, condition de la liberté objective.
[24] L’ensemble de ces deux principes forme la raison suffisante : plus qu’un simple principe, on la considérera comme une véritable méthode.
[25] Ricoeur indiquera plus loin que le contrat appartient seulement à la couche abstraite de la volonté libre.
[26] Dans ce qu’on a appelé la « dernière philosophie » de Schelling, sa pen Stuart Stuart sée y a pris pour point de départ ce qui l’exclut absolument, ce qui la pose hors d’elle-même, l’existence conçue comme existence nécessaire, c’est-à-dire (comme l’avait déjà vu Kant) antérieure à tout possible, à toute essence – à toute pensabilité. Mais qui au juste existe ? Ce sujet (désigné par le nom propre de Dieu) se réduit-il à son existence nécessaire ou est-il au contraire quelque chose de plus ? Dans ce cas, cela signifie qu’il est dès l’origine puissance ( possibilité) d’une autre existence, et qu’il peut, en posant celle-ci , « suspendre » son existence nécessaire, la constituer à son tour comme puissance devant se réaliser à nouveau – et cette fois comme autonome. La création n’est rien d’autre que cette actualisation de la puissance de l’être-autre (A=B) et de sa « réintériorisation » progressive par la puissance suspendue de l’existence nécessaire (A2), jusuq’au moment où Dieu se trouve posé comme esprit existant, c’est-à-dire comme pouvoir-être-autre retenu (A3).
[27] L’expérience intérieure de la liberté, PUF, sept.1994, pp 136 à 140.
[28] Nabert tient à préciser dans un nota que les idées qu’il développe sont « aussi loin que possible d’une théorie de la liberté qui se rattacherait à celle présentée par Renouvier et le néo-criticisme ». .
[29] Le Monde des valeurs, Aubier 1948, p.94-95
[30] L’être et le néant, p.76.
[31] Tout au moins l’existentialisme français, car la philosophie de Heidegger représente plutôt une construction théorique, combinée, comme l’ont vu Gurvitch et Jean Wahl, avec un moralisme camouflé.
[32] « La puissance n’est une valeur que si elle est puissance de faire triompher des valeurs » . Comme le dit Pascal, ‘le propre de chaque chose doit être cherché, le propre de la puissance est de protéger’. L’Etat, qui a la force, n’est légitime que s’il est au service des autres valeurs (cf. Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines, p. 107). La puissance nue, celle, comme le dit le naïf Polos à Socrate, qui consiste à ‘faire mourir qui on veut, à dépouiller de ses biens et à bannir qui on veut’, n’est que la puissance du fou qui, tenant un poignard caché sous son bras, ‘déclare qu’il est revêtu d’un pouvoir merveilleux parce que, de tous les hommes qu’il voit, celui qu’il jugera à propos de faire mourir mourra tout à l’heure’ ».
[33] Extrait de « Difficile liberté », suite d’essais parus depuis la Libération jusqu’à la mort de l’auteur en 1985. 3ème édition Albin Michel au Chap.VII intitulé « Signature (nouvelle version) » pp. 435 à 440.
[34] Cf. « Le temps et l’Autre » dans les Cahiers du Collège philosophique, Paris, Arthaud, 1949.
[35] « La Réalité et son ombre », dans Temps Modernes, novembre 1948. « Jean Wahl et la sensibilité » – Cahiers du Sud, 1955, n° 331.
[36] « La philosophie et l’idée de l’Infini », décembre 1958 (recueilli dans la 2ème édition de En découvrant l’existence …).
[37] Cf. la deuxième édition de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, et notamment l’étude intitulée « Langage et proximité ».
[38] L’expérience intérieure de la liberté, PUF, sept.1994, p 159.
[39] Ibid., p 160.
[40] Et Nabert d’ajouter en note : « On souhaiterait volontiers pouvoir s’appuyer sur le commentaire que devraient fournir les œuvres littéraires à l’analyse philosophique ; ne s’accorde-t-on pas à trouver en elles, rehaussée et renforcée par l’art, la description la plus fidèle de la vérité psychologique ? Mais on n’a pas encore assez remarqué l’opposition quasi universelle qui se manifeste sur ce point, pourtant central, de la liberté humaine, entre la philosophie, ouvrière de liberté, et le roman ou le théâtre. Si l’on examine les œuvres des plus grands romanciers du XIXème siècle, on discernera sans peine, non seulement que l’idée même de la liberté n’entre pas en question, mais que chacun de leurs ouvrages est l’histoire d’une vie où la volonté naturelle, moins vigoureuse que les passions ou les circonstances, obéissant à une logique secrète de la lassitude et du destin, se trouve finalement vaincue par des forces contraires. Sans doute un Stendhal, un Balzac, par exemple, ne méconnaissent pas la volonté, mais elle est chez eux une force, tantôt spontanée comme un instinct, tantôt calculatrice et méthodique, toujours confondue avec la loi de développement d’un caractère ».
L’expérience intérieure de la liberté, PUF, sept.1994, pp 167,168.


Date de création : 05/12/2006 @ 09:46
Dernière modification : 07/12/2006 @ 13:40
Catégorie : Parcours axiologique
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