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Points d’histoire revisités - 14-18, le conflit et ses épiphénomènes






14-18 : LE CONFLIT ET SES ÉPIPHÉNOMÈNES
 
NOUS NE COMPRENONS PLUS LA GRANDE GUERRE [1]
 
Après la Seconde Guerre mondiale, le premier conflit mon­dial apparaît comme un enjeu dépassé, et le personnage de Pétain embarrasse : pour faire oublier le maréchal de Vichy, on choisit de ne plus parler du général de Douaumont. Dans les années 1960, la paix installée, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer scellent la réconciliation franco-allemande : la haine du « Boche » devient incompréhensible. En 1984, François Mitterrand et Helmut Kohl renouvellent ce pacte en se don­nant la main à Verdun, et la construction européenne est à l'ordre du jour : l'univers mental des hommes de 1914 s'éloigne de plus en plus.
Pourquoi ce regain d'intérêt pour 14-18 ?
Lorsque l'intérêt pour la Grande Guerre se réveille, c'est souvent sous l'angle de l'histoire sociale et culturelle. On étu­die la vie quotidienne des combattants, la place des femmes, la propagande, le deuil, les grèves, le rôle de l'opinion publique. Le grand public se passionne moins pour les rai­sons politiques et stratégiques du conflit, mais lors de l'écla­tement de la Yougoslavie (1991) et de la partition de la Tchécoslovaquie (1993), des historiens établissent le lien avec 1918, année qui vit naître ces deux États artificiels.
 
Pourquoi ce regain d'intérêt ?
 
Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, deux des meilleurs spécialistes de la période, s'interrogent : « De même que la Grande Guerre échappe pour une part à notre entendement, en raison même de la disproportion entre les sacrifices qui furent consentis par les sociétés d'autrefois et les enjeux réels du conflit tels qu'on peut les dégager aujourd'hui, de même les raisons de sa place dans la mémoire collective nous échappent aussi dans une large mesure.»
Sans doute n'existe-t-il pas une explication unique, mais plusieurs, qui peuvent se cumuler. La généalogie et la quête des ancêtres, par exemple, sont à la mode. Si plus de 8 mil­lions de Français ont été mobilisés entre 1914 et 1918, la quasi-totalité des familles dont les ancêtres étaient français il y a un siècle peuvent s'inscrire dans cette tragédie collective. Nostalgie ? Les noms des monuments aux morts de nos cam­pagnes se retrouvent sur les plaques apposées dans les églises. Ils témoignent de la vieille population française, et d'une société engloutie. Si les poilus étaient également des citadins, la plupart étaient des ruraux, et ces laboureurs, ces bourre­liers ou ces tonneliers en uniforme bleu horizon représentent des types d'homme qu'on ne voit plus.
14-18, de plus, c'est une mémoire fédératrice, qui échappe à la guerre franco-française. La Seconde Guerre a divisé les Français, et certains choix de l'époque sont aujourd'hui ina­vouables. La guerre d'Indochine ou la guerre d'Algérie ont été contestées, et rejetées par l'opinion publique. Aucun opprobre, en revanche, ne s'attache aux poilus. Ils étaient des héros, et le restent. Et surtout des vainqueurs : la Grande Guerre reste le dernier conflit gagné de bout en bout par la France, et d'abord par elle. Regret d'un temps où le pays était une puissance mondiale ?
Jean-Baptiste Duroselle, en 1994, avait donné un sous- titre significatif à son livre sur la Grande Guerre : L'incompréhensible . Il estimait en effet qu'un « fossé incom­municable » séparait désormais les Français des combattants de la Première Guerre mondiale. L'auteur se référait notam­ment aux sondages d'opinion montrant que de nos jours, dans toute l'Europe occidentale, plus de la moitié des jeunes gens refuseraient de risquer leur vie pour leur pays.
Pour des générations nées en temps de paix, dont les parents n'ont eux-mêmes pas connu la guerre, comment com­prendre que des millions d'hommes aient bravé la mort pour défendre leur patrie ? Pour des générations imprégnées par l'idée européenne, comment concevoir que les Français et les Allemands se soient tant haïs ? Pour des générations élevées dans le confort matériel, comment comprendre que, pendant des semaines, des mois et des années, des hommes, terrés au fond de leurs trous, aient enduré la peur, la souffrance, la morsure du froid, la brûlure du soleil, la faim, la soif, la boue, le manque de sommeil, l'absence d'hygiène, la vermine, les poux et les rats ? Pour des générations habituées à revendi­quer des droits, comment comprendre l'expression « faire son devoir » ? N'est-ce pas cet « incompréhensible » qui, para­doxalement, suscite la fascination pour la Grande Guerre ?
Mais cet incompréhensible, cet incommunicable, prête pré­cisément à confusion. Faute de pénétrer cette époque, on lui prête les caractères et les mentalités de la nôtre. En 1998, la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de l'armis­tice laisse l'historien interdit : la tonalité générale des céré­monies dépeint les combattants de la Grande Guerre comme des martyrs de la contrainte sociale. Foin du sacrifice patrio­tique, place aux droits de l'homme. Stéphane Audoin­Rouzeau et Annette Becker ironisent sur cette interprétation rétrospective : « Non seulement les combattants n'avaient été que des victimes non consentantes, mais, plus encore, les révoltés étaient désormais les seuls héros véritables. Les "mutins" de 1917 n'avaient-ils pas été, par leur révolte même, les précurseurs de l'unité européenne ? »
Dans les bandes dessinées de Tardi, dans un film comme Un long dimanche de fiançailles, le poilu est le jouet d'un conflit monstrueux, où la condition du combattant viole la dignité humaine. Que la Grande Guerre ait été une mons­trueuse tragédie n'est pas douteux. Que la condition du combattant de 14-18 ait été inhumaine, également. Mais ce n'était pas la perception des hommes du temps. D'où le contre­sens commis par le film Joyeux Noël, de Christian Carion, qui raconte une trêve entre Français, Britanniques et Allemands, la fête de la Nativité faisant taire le fracas des armes : « Un film réalisé avec la mentalité d'aujourd'hui, qui a largement oublié celle de l'époque, explique Annette Becker. De nos jours, on ne veut pas voir que, si la Première Guerre mon­diale a été une tragédie, c'est parce que l'immense majorité des belligérants ont été résolus à la faire. »
 
Du pacifisme au militarisme
 
En 1905, alors que la crise de Tanger entre la France et l'Allemagne fait entrer la guerre dans le champ du possible, différents courants socialistes se fédèrent au sein de la SFIO — Section française de l'Internationale ouvrière. À l'unisson de l'Internationale socialiste, qui entend défendre la paix, la SFIO devient l'agent du pacifisme, avec une forte orientation antimilitariste, héritage de l'affaire Dreyfus. Le parti socialiste est cependant partagé. À l'extrême gauche se tient Gustave Hervé, qui fonde La Guerre sociale en 1906. Cet hebdomadaire ne conçoit qu'une forme de guerre : la lutte des classes, la guerre civile. Récusant jusqu'à la notion de guerre défen­sive, le journal prône l'insurrection en cas de conflit interna­tional. Jean Jaurès, pour des raisons tactiques, cherche à maintenir de bonnes relations avec le courant incarné par Gustave Hervé, mais il se reconnaît, lui, dans la tradition du patriotisme révolutionnaire et prône une armée démocratique inspirée du modèle de 1792.
En 1911 survient une nouvelle tension avec l'Allemagne, une fois encore à propos du Maroc : c'est la crise d'Agadir. Si le conflit est à nouveau évité, le pacifisme et l'antimilita­risme ont dès lors plus de mal à s'imposer. À gauche, le radi­cal Clemenceau, vieux lutteur qui compte autant d'ennemis que d'amis, est hanté par le danger allemand depuis le coup de Tanger de 1905.
« Nous devons à nos mères, à nos pères et à nos enfants, écrit-il dans L'Aurore, de tout épuiser pour sauver le trésor de vie française que nous avons reçu de ceux qui nous précédèrent et dont nous devrons rendre compte à ceux qui nous suivront. » La droite modérée, elle, est natu­rellement patriote, tel le Lorrain Poincaré, élu président de la République en 1913. Quant à la droite nationaliste, répu­blicaine derrière Barrès ou monarchiste derrière Maurras et Bainville, elle est foncièrement antiallemande. En 1913, dans une réédition de Kiel et Tanger, le directeur de L'Action fran­çaise, accusant le régime de ne pas préparer le pays à la guerre, pronostique«500 000jeunesFrançaiscouchés,froidsetsanglantssurleurterre mal défendue ». De son côté, Péguy accentue son évolution du socialisme au patriotisme : en témoignent ses polémiques contre Jaurès, dont il fustige les faiblesses envers Gustave Hervé. Dans le sillage de l'écri­vain, les intellectuels catholiques, parfois venus du dreyfu­sisme, comme Ernest Psichari, sont désormais nombreux à se dire patriotes.
À partir de 1912, seuls persévèrent dans le lyrisme pacifiste une partie des radicaux et les socialistes de la SFIO, Jaurès en tête. « Dans l'ordre international, écrit-il dans L'Humanité en 1912, c'est nous qui avons raison de dire que l'ère des grandes guerres de nationalités est close. » Invité à Berlin, le leader socialiste prend la parole (en allemand) dans un meeting du parti social-démocrate : « Paix aux peuples et guerre à la guerre », proclame-t-il plein d'enthousiasme. Peu après, l'Internationale socialiste tient son congrès à Bâle. Mais certaines divergences se manifestent entre Allemands et Français : les premiers vantent les lois sociales dont leur parti a obtenu l'adoption dans l'empire de Guillaume II, tandis que les seconds, partisans de la grève générale, se montrent fiers d'habiter le pays de la Révolution et de vivre en république. Chez ces internationalistes, ce sont des différends nationaux qui s'esquissent...
En vue des élections législatives du printemps 1914, la SFIO fait campagne « pour une politique extérieure dont le rapprochement avec l'Allemagne sera le premier jalon ».
La coalition des radicaux et des socialistes remporte la majorité, mais renonce finalement à abolir la loi de trois ans. Après l'attentat de Sarajevo, pendant que monte la tension internationale, Jaurès refuse de voir ce qui va arriver. Le 15 juillet 1914, au congrès extraordinaire de la SFIO, l'« incurable optimiste » (selon le mot de Jean-Pierre Rioux) propose, en vue de contraindre les gouvernants à l'arbitrage et d'éloigner le spectre de la guerre, que le parti socialiste, s'alignant sur la CGT, appelle à l'agitation ouvrière et à la grève générale simultanée des deux côtés du Rhin. Argument auquel Jules Guesde, figure historique du socialisme français, rétorque, avec bon sens, qu'il n'existe aucune garantie que les Allemands en feraient autant, et qu'une grève constituerait donc une menace unilatérale pour le pays. La motion de Jaurès remporte quand même.
 
L'opinion aborde la guerre avec résolution
 
Le 29 juillet 1914, au lendemain de la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie, le Bureau socialiste international se réunit à Bruxelles. Jaurès en dirige la délégation française. Les délégués conviennent d'intensifier les démonstrations pour la paix. Dans L'Humanité, le leader socialiste n'évoque cependant plus la grève générale, mais le « sang-froid qu'il faut garder ». Le 31 juillet au soir, il est assassiné. Nul ne peut dire ce qu'il aurait écrit dans son éditorial du lendemain, et s'il n'aurait pas fini par ouvrir les yeux.
Le ler août, la France et l'Allemagne mobilisent. La veille, le comité confédéral de la CGT, à l'unanimité, a finalement repoussé la grève générale. Gustave Hervé, qui a abandonné l'antimilitarisme depuis 1912, fait paraître son hebdomadaire barré d'un gros titre : « Défense nationale d'abord ! Ils ont assassiné Jaurès, nous n'assassinerons pas la France. » Le 2 août, lors d'un meeting de la SFIO, Édouard Vaillant donne le ton : « En présence de l'agression, les socialistes rempliront tout leur devoir.» « Il faut accomplir maintenant, renchérit Marcel Cachin, tout notre devoir envers la patrie.» Le 3, l'Allemagne déclare la guerre à la France. Le 4 août ont lieu les funérailles de Jaurès. Au nom de la CGT, Léon Jouhaux, qui participait un an plus tôt à une conférence pacifiste à Berlin, improvise un discours : « Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l'envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de civilisation et d'idéologie généreuse que nous a légué l'Histoire. Nous serons les soldats de la liberté. » Le même jour, à la Chambre, le président du Conseil, Viviani, donne lecture d'un message du président de la République. Raymond Poincaré appelle à « l'Union sacrée devant l'ennemi ». Les 98 députés socialistes votent les crédits de guerre.
Le 26 août, poussé par Poincaré, Viviani constitue un cabi­net d'union nationale, dont font partie des ministres SFIO. Anticléricalisme oblige, seule la droite catholique n'est pas représentée au gouvernement. En quelques jours, l'ensemble du mouvement socialiste et syndical s'est rallié à la guerre et à l'Union sacrée. N'en déplaise à ceux qui, aujourd'hui, croient que la France de 1914 a été menée à la boucherie par les conservateurs et les nationalistes.
La France part en guerre. Le fait-elle la fleur au fusil, dans des wagons sur lesquels des mains joyeuses ont crayonné « À Berlin » ? Ce cliché a été balayé par l'étude de Jean- Jacques Becker sur l'état de l'opinion publique au cours de l'été 1914. Selon l'historien, c'est moins l'enthousiasme (qui a existé) que la résolution qui prédomine : le pacifisme n'a pas résisté au sentiment national. Ceux qui refusent l'ordre de mobilisation, les insoumis, sont en nombre infime : l'état- major s'attendait à une proportion de 13 % de réfractaires, il y en eut 1,5 %.
Mis à part la Russie, où la masse paysanne ne comprend pas le sens du conflit, les autres belligérants connaissent un élan identique. Au Royaume-Uni, où le service militaire n'existe pas, les bureaux de recrutement sont envahis par des milliers de volontaires. En Allemagne, les socialistes du SPD, à l'exception de Karl Liebknecht, votent les crédits de guerre, et les militants rejoignent leurs régiments. En Autriche- Hongrie, la douzaine de nationalités qui composent l'empire des Habsbourg répondent à l'appel de l'empereur, y compris les Serbes de Bosnie, qui vont affronter sans broncher les troupes du roi Pierre 1er de Serbie.
Dans les deux camps, en août 1914, les combattants par­tent toutefois avec une illusion qui explique leur détermina­tion : la guerre va durer quelques semaines, quelques mois au plus. À l'automne, au pire à Noël, ils seront chez eux. Les malheureux vont déchanter : la guerre sera longue, et va les plonger dans un enfer dont ils n'ont pas idée.
 
Contrainte ou consentement
 
14-18, souligne Stéphane Audoin-Rouzeau, représente « une rupture historique fondamentale, aux conséquences déterminantes pour toute l'histoire du XXe siècle ». Cette rup­ture, poursuit l'historien, « tient à un phénomène simple en apparence : le franchissement d'un seuil dans la violence de guerre ». Les guerres de la Révolution et de l'Empire avaient provoqué des batailles terriblement meurtrières, mais ces affrontements duraient deux, trois ou quatre jours. En 1914 se met en branle une machine à tuer qui, quatre ans durant, broiera des millions d'hommes : 900 combattants trouveront chaque jour la mort sur le front français.
Sur le plan du matériel, fusils et mitrailleuses, crapouillots et canons, tout est conçu pour tuer, blesser, mutiler. Dans les premières lignes, lors des offensives, les hommes sont sou­mis à un pilonnage qui peut ne pas s'interrompre pendant plusieurs jours. La protection offerte par les tranchées et les parapets est dérisoire. Le soldat, impuissant, doit se coller contre terre, sans bouger et sans dormir, souvent sans boire et sans manger, en priant le ciel que les projectiles tombent plus loin. Les blessures sont sans précédent, l'armement étant conçu pour dilacérer les corps. Le sort des blessés est atroce : ils doivent attendre un brancardage hypothétique, qui se fera à travers des boyaux boueux, où les infirmiers glissent et par­fois laissent chuter la victime, aggravant ses souffrances. Les postes de secours sont engorgés, et l'évacuation vers l'arrière aléatoire. Quant à ceux qui sont blessés entre les lignes, ils peuvent agoniser pendant des heures, ou des jours. « Le front, souligne Audoin-Rouzeau, fut le lieu de la mort de masse et anonyme. » Il faudrait encore évoquer la terreur sus­citée par les attaques au gaz, ou la peur de l'assaut, quand il faut sauter dans la tranchée ennemie et tuer de sa main pour ne pas être tué.
Il existe bien sûr des plages de temps où le front est plus calme et le risque moins immédiat. Reste que les combattants subissant cette violence menaient quelques mois plus tôt une vie paisible de cultivateurs, d'artisans ou d'employés de bureau. Comment n'auraient-ils pas été marqués en pro­fondeur, physiquement et psychiquement, par cette expé­rience inédite ?
Dans cet enfer, comment les hommes ont-ils tenu ? La réponse, bien sûr, varie selon les moments et les contextes, les théâtres d'opérations, les armées de chaque nation. Stéphane Audoin-Rouzeau présente trois facteurs explicatifs qui valent pour la grande masse des Français qui se sont bat­tus sur le front nord-est.
– Le poilu appartient à une compagnie qui fait partie d'un régiment, lui-même rattaché à une division. Mais le soldat, à son niveau, n'a pas cette vision. La guerre, il la fait au sein d'un « groupe primaire », c'est-à-dire du petit groupe avec lequel il est engagé. Ce sont les compagnons de tranchée avec qui la nourriture et le tabac sont partagés, avec qui l'entraide est essentielle et garantit la survie : le blessé, s'il s'en sort, le doit d'abord à ses camarades qui ne le laissent pas tomber, la règle valant pour les officiers ou les sous- officiers dont les hommes s'occupent en cas de coup dur. « Faire son devoir », c'est aussi ne pas faillir pour ne pas mettre en péril, par son comportement, le groupe primaire dont les membres sont solidaires.
– En deuxième lieu, les soldats ont pour la plupart une femme et des enfants qu'ils ont la volonté de protéger. Leur correspondance montre qu'ils sont au courant, même si celles-ci sont amplifiées par la propagande, des exactions commises par l'ennemi en territoire occupé (la Belgique et dix départements français). Ce sentiment de défense et de protection de ses proches est un des ressorts moraux du combattant.
– En dernier lieu, et ce point est en corrélation avec le pré­cédent, le sentiment d'hostilité envers l'adversaire est une réa­lité. Le patriotisme alors enseigné à l'école a été fortement intériorisé, balayant les élans pacifistes d'avant guerre. Cette haine du « Boche », attestée en 1914 et en 1915, culmine en 1916, l'année de Verdun, décroît en 1917, quand la lassitude de la guerre prédomine et que la révolution russe fait rêver certains d'un autre monde, et revient, très affirmée, en 1918, lors de l'offensive finale. Selon les sensibilités politiques, ce patriotisme est celui de Jeanne d'Arc ou celui des droits de l'homme, mais il légitime les souffrances et les sacrifices au nom de la « guerre du droit et de la civilisation contre la barbarie ».
Ce sentiment de haine envers l'étranger ennemi, porté à ce degré, nous est incompréhensible parce qu'il a disparu dans les mentalités européennes. En 14-18, il n'en est pas moins réel. Juliette Courmont a récemment analysé les théo­ries et les rumeurs qui circulaient, en France, au sujet de... la mauvaise odeur des Allemands. Cette historienne en conclut que le conflit était en voie de « racialisation ». Mais le symptôme était le même en face. Les travaux de Gerd Krumreich montrent que les années du Kaiser ont cultivé cette mentalité guerrière, et que leur propagande dressait du Français l'image d'une bête malfaisante.
Même si tout consensus social contient une part d'obliga­tion qui s'impose à l'individu, les hommes de 14-18 ont consenti à la guerre. La question a donné naissance, dans les années récentes, à une passe d'armes entre historiens. Aux chercheurs rassemblés autour de l'Historial de la Grande Guerre – Jean-Jacques Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christophe Prochasson –  se sont opposés les historiens du Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 (CRID 14-18), fondé en 2005: Frédéric Rousseau, Rémy Cazals, Antoine Prost. D'après ces derniers, des « stratégies d'esquive » devant le combat (refus d'obéissance, mutilations volontaires, etc.), repérables pendant tout le conflit, manifestent que le supposé consentement des poilus dissimulait la contrainte à laquelle ils cherchaient à échapper.
Querelle de spécialistes, aggravée par des rivalités univer­sitaires ? Pour une part. Mais l'idéologie n'est pas absente du débat. À vouloir axer sa recherche sur des phénomènes réels mais marginaux, le risque est grand de majorer leur importance et de les interpréter en fonction du regard d'aujourd'hui sur le rapport du citoyen à l'autorité ou à la société. Qui peut croire que la peur du gendarme et des conseils de guerre aient suffi, quatre ans durant, à faire com­battre des millions de soldats ? Mettre systématiquement en avant, comme le font nombre de livres ou de films, les témoi­gnages de poilus à coloration pacifiste et présenter comme essentiels, dans le déroulement de la guerre, des épisodes comme les mutineries ou les fraternisations, c'est déformer la réalité historique.
 
Le mythe des fusillés pour l'exemple
 
Le 5 novembre 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, réclame, dans un discours prononcé à Craonne, la réintégra­tion « dans notre mémoire nationale des soldats fusillés pour l'exemple ». Fusillés pour l'exemple ? La formule favorise toutes les supputations, et entretient la confusion entre deux sujets différents : d'une part, les exécutions individuelles qui ont eu lieu sur le front, par décision de justice, pendant toute la durée du conflit, et, d'autre part, la répression des mou­vements de désobéissance collectifs, couramment désignés comme mutineries, qui se sont manifestés pour l'essentiel en 1917.
On l'a dit, la Grande Guerre a mobilisé 8 millions de Français, et a coûté la vie, par jour, à une moyenne de 900 d'entre eux. Or, pour l'ensemble du conflit, un total de 2 400 condamnations à mort ont été prononcées dans les armées françaises, dont 600 ont été exécutées. La valeur humaine ne s'appréciant pas en chiffres, cette disproportion ne justifie pas de se désintéresser de ces 600 fusillés, mais sur le plan historique, ce rappel numérique est nécessaire.
Ces condamnations ont été portées pour des motifs très divers : abandon de poste en présence de l'ennemi (les muti­lations volontaires entrant dans cette catégorie), désertion, refus d'obéissance, outrages et voies de fait sur un supérieur, mais aussi crimes de droit commun (assassinats, viols). Selon l'étude minutieuse du général André Bach'', les deux tiers des condamnés de cette catégorie sont fusillés en 1914 et 1915. Entre août et décembre 1914, la guerre de mouvement impose la mise en œuvre de mesures disciplinaires sévères, destinées à enrayer les moments de panique qui affectent des unités peu aguerries, subitement confrontées à la violence du feu. Dans cette situation extrême, quelques exécutions som­maires sont même recensées. À partir de 1915, la stabilisation du front et l'expérience acquise par les soldats font diminuer ces cas. Les cours martiales instituées en 1914 sont bientôt supprimées, et dans les accusations les plus graves, les inculpés bénéficient d'avocats civils. Des garanties leur sont offertes : recours en révision, examen des dossiers par le président de la République, qui exerce largement son droit de grâce. Les autorités militaires, conseillées par les médecins, prennent de plus en compte le shell shock, ce traumatisme psychologique provoqué par l'explosion des obus ou des mines, qui laisse dans les lignes des combattants hagards et égarés.
Les condamnés dont le recours en grâce est rejeté ne sont pas « fusillés pour l'exemple », au sens d'un droit arbitraire­ment exercé : au regard du Code de justice militaire, ils sont coupables d'une faute. Cela n'empêche pas, bien sûr, que des erreurs soient commises dans l'appréciation de cette faute. Le général Bach qualifie de ce point de vue 1915 d'« année des bavures ». Ces injustices flagrantes, toutefois, ont donné lieu, après guerre, à des réhabilitations officielles. En 1914, un caporal et six soldats du 298e RI sont exécutés pour aban­don de poste, à Vingré, alors qu'ils ont battu en retraite en obéissant à un ordre de repli. Ils seront réhabilités par la Cour de cassation en 1921. En 1915, Joseph Gabrielli, du 140e RI, est condamné et fusillé pour abandon de poste : ce Corse qui ne parlait que sa langue avait perdu le contact avec sa compagnie, après s'être fait soigner d'une blessure. Il sera réhabilité par la Cour spéciale de justice en 1933. En 1916, à Verdun, après que le 34e RI, au bout de quatre jours de combat, a été décimé et que son colonel et tous ses officiers supérieurs ont été tués, deux sous-lieutenants se replient avec une centaine de survivants. Cinq jours après, le commande­ment de la division les inculpe pour abandon de poste, et ils sont condamnés à être passés par les armes. En 1921, le ministre de la Guerre écrira à la veuve de l'un des deux sous- lieutenants que l'exécution était le fruit d'une « application erronée des règlements », et en 1934, devant les élèves de Saint-Cyr, le maréchal Pétain déclarera que les deux hommes sont « morts pour la France ».
Tous ces cas sont absurdes et révoltants. Ils ne peuvent être isolés, pour autant, de leur contexte, comme on jugerait d'une erreur policière dans une société en paix. Ces exécu­tions ont eu lieu dans un univers de fer, de feu et de sang, où les normes sociales habituelles étaient bouleversées, et où des centaines d'hommes mouraient quotidiennement dans des conditions atroces. Aujourd'hui, dans une société où la peine capitale n'existe plus, les odes aux « martyrs de Vingré » ou les hommages aux caporaux de Souain, condamnés à mort pour refus de monter à l'assaut et réhabilités en 1934 (épisode porté à l'écran, en 2009, dans le téléfilm Blanche Maupas), reviennent comme des antiennes, stigmatisant la cruauté du système répressif du temps. Un ouvrage recensant la cinquan­taine de cas de condamnés réhabilités est récemment paru recouvert d'un bandeau rouge : « Enquête sur les crimes de la justice militaire. » Presque un siècle après les faits, que signifie cet antimilitarisme rétrospectif ?
Pour se replacer dans l'esprit de l'époque, il convient encore de signaler les réactions mélangées des soldats requis pour faire partie des pelotons d'exécution. « C'est un mal­heur, écrit l'un d'eux en 1915, mais d'un autre côté cela don­nera à réfléchir à tous ceux qui ont l'habitude de tirer au flanc. »
 
Les mutins étaient aussi des patriotes
 
Les mutineries de 1917, qui se soldent également par des condamnations à mort, constituent un autre sujet. Elles résultent d'une lassitude des combattants, alors que la guerre dure depuis trois ans, sans résultat décisif, et de l'échec de l'offensive Nivelle. Le nom de cet officier supérieur est flétri par la mémoire collective, parce qu'il symboliserait le mépris du commandement pour la vie des soldats. « Généralités approximatives », rappelle l'historien Rémy Porte.
Le général Nivelle, on l'a oublié, était auréolé de prestige pour avoir contribué à la victoire de Verdun. Le 12 décembre 1916, il est nommé commandant en chef des armées du Nord et du Nord-Est, en remplacement de Joffre, disgracié (mais nommé maréchal) après l'insuccès de la bataille de la Somme. Nivelle, reprenant les plans de son prédécesseur, entend per­cer le front allemand entre Reims et Soissons. Le ministre de la Guerre, Painlevé, et tous les chefs d'armée, dont Pétain, lui font valoir les risques de l'entreprise. Les Britanniques sont réticents, ce qui retarde les préparatifs. Pendant ce temps, les Allemands consolident leurs défenses et accumu­lent les réserves, ce que Nivelle ignore. Le 16 avril 1917, l'attaque alliée est déclenchée sur un front de 70 kilomètres, avec une préparation d'artillerie insuffisante et par un temps exécrable. La falaise du Chemin des Dames est une forteresse sur laquelle les Allemands ont installé, en certains endroits, une mitrailleuse tous les dix mètres. Les poilus se heurtent à un mur de feu : c'est un carnage. En deux jours, on dénombre près de 140 000 hommes tués, disparus, blessés ou prisonniers. Dès le 19 avril, Nivelle interrompt l'offensive. Pour les hommes qui ont consenti jusqu'ici des sacrifices énormes, cette saignée apparaît vaine.
Le 4 mai suivant, après avoir regroupé ses forces et revu son dispositif, Nivelle décide cependant de relancer ses troupes à l'attaque, sur un front plus limité et moins exposé. C'est dans ces circonstances que se multiplient les actes de désobéissance collective. De tels phénomènes ont déjà été observés en 1916, bien avant l'offensive Nivelle. Mais là, ils forment une vague qui apparaît le 29 avril, atteint son sommet fin mai-début juin, puis décroît à partir du 10 juin et s'éteint en juillet.
Dans la majorité des cas, il s'agit de refus de monter en ligne. Dans d'autres, de rassemblements à l'arrière, souvent dans les gares, accompagnés de troubles plus ou moins graves. Des rixes opposent des soldats à d'autres. À Ville-­en-Tardenois, le général Bulot est malmené et traité de « buveur de sang ». À Coeuvres, à Missy-au-Bois et à Soissons, deux régiments d'infanterie annoncent qu'ils vont marcher sur Paris : encerclés par la cavalerie, ils se soumettent au bout d'une semaine. À l'origine de ces désordres, il y a l'épuisement des combattants,leurdésespoir,l'effetdes rumeurs et, comme on disait alors, « l'abus de boisson ».
À l'époque, les journaux n'en disent rien : la censure veille. C'est après guerre que la propagande pacifiste et antimilita­riste donne rétrospectivement de la publicité à ces mouvements divers, en leur conférant la dimension d'un mythe : en 1920, l'historien marxiste Albert Mathiez avance le chiffre de 2 700 mutins passés par les armes. Dans l'armée, le sujet res­tera tabou jusqu'aux années 1960, quand Guy Pedroncini, un historien ayant choisi d'étudier le sujet, s'apercevra que toutes les archives étaient disponibles. Son livre reste une réfé­rence, mais doit être complété par des travaux plus récents, comme celui de Denis Rolland". Pedroncini recense des troubles très graves, au printemps 1917, dans 9 divisions, des problèmes sérieux dans 15, des incidents répétés dans 25, des difficultés mineures dans 17, et aucun incident dans 44 autres. Sur un total de 110 divisions françaises, 66 auraient été touchées, 8 % de manière sérieuse, 20 % de manière significative. Denis Rolland revoit ces chiffres à la hausse : selon lui, 78 divisions ont été concernées par 161 mouve­ments collectifs de plus ou moins grande amplitude, qui ont touché entre 59 000 et 88 000 participants.
Un complot révolutionnaire ? Certains généraux l'ont cru sur l'instant. Bien que certains soldats aient chanté L'Inter­nationale, la rapidité avec laquelle le mouvement s'est dégon­flé et le repentir exprimé par la plupart des intéressés écartent cette hypothèse. Aucune organisation ne s'est manifestée derrière la vague de désobéissances du printemps 1917. Le terme de mutins, qui continue d'être employé à ce propos, est d'ailleurs impropre. Les hommes qui ont participé au mouvement se sont battus durement lors des semaines pré­cédentes. Ils ne désiraient nullement quitter les lignes, et auraient résisté si les Allemands avaient attaqué. Ce qu'ils refusaient, c'était de partir vainement à l'assaut, de risquer la mort pour rien, d'avoir l'impression d'être, selon l'expres­sion consacrée, de la chair à canon.
Beaucoup d'officiers l'ont compris ainsi. Dans un rapport, le colonel Quintard, du 32e RI, estime que les contestataires « ont voulu protester contre le manque de permissions ». « Leur geste, poursuit l'officier, a dépassé leur volonté. Ils n'ont jamais eu l'idée de refuser d'aller à l'ennemi,ilsl'ontprouvélesjourssuivants.Cesont des braves gens, prêts à tous les sacrifices. » Un grand chef l'a compris aussi : le géné­ral Pétain. Le 15 mai 1917, il remplace Nivelle. Aussitôt, il décide d'améliorer les conditions de vie des poilus : permis­sions plus longues et plus fréquentes, ordinaire de meilleure qualité, cantonnements de l'arrière plus confortables. Et contre ceux qui lui recommandent la sévérité, le commandant en chef limite la répression au maximum. Sur les dizaines de milliers d'hommes qui ont pris part au mouvement, 629 sont condamnés à mort entre juin et décembre 1917. Et seulement 49 de ces peines capitales sont exécutées. À quoi s'ajoutent 2 873 condamnations à des peines de prison, dont 1 381 peines supérieures à cinq ans. Pétain, vainqueur à Verdun en 1916 et chef paternel en 1917, devient immensément populaire chez les poilus.
Aujourd'hui, le mythe des mutineries persiste, mis en musique par La Chanson de Craonne : « Adieu la vie, adieu l'amour/ Adieu toutes les femmes/ C'est bien fini, c'est pour toujours/ De cette guerre infâme/ C'est à Craonne, sur le plateau/ Qu'on doit laisser sa peau/ Car nous sommes tous condamnés/ Nous sommes les sacrifiés. » La télévision s'en mêle, et bien sûr le cinéma, depuis que Les Sentiers de la gloire, film de Stanley Kubrick tourné en 1957 et resté interdit de projection, en France, jusqu'en 1975, a été érigé au rang de chef-d'œuvre. Le scénario met en scène des généraux cyniques, prenant du plaisir à faire exécuter des soldats inno­cents. Un chef-d'oeuvre cinématographique, peut-être, mais une pure fiction.
Récemment, André Loez, un jeune chercheur lié au CRID 14-18, a publié un livre où il aspire à prouver que la conduite des mutins traduisait le refus de la guerre sous-jacent dans la société française : mouvements sociaux, grèves, protesta­tions, tapage, prises de parole'. En quelque sorte Mai 68 en juin 1917... Comment expliquer, alors, que les hommes qui s'étaient rebellés au printemps 1917 aient accepté de com­battre un an et demi encore, et qu'ils aient repris l'offensive en 1918, jusqu'à la victoire ?
Joyeux Noël, le film de Christian Carion, a attiré l'attention, dans le même registre, sur les fraternisations entre soldats des deux camps. Le phénomène est avéré, surtout pendant l'hiver 1914-1915. Mais il a été limité en nombre, en ampleur et en durée. Les historiens qui s'évertuent à le ressusciter peinent d'ailleurs à constituer sur le sujet un dossier fourni, tant leur moisson est maigre. Et les témoignages des combattants qui ont vécu ces scènes relativisent l'idéal pacifiste qui leur est aujourd'hui prêté. Un poilu écrit à sa femme le 4 janvier 1915 : « Pour le jour de l'An, dans certaines tranchées, les Boches et les Français ont fumé le cigare ensemble. Les quatre Français qui avaient été chez les Boches sont revenus, mais nous avons gardé les Boches. » Un autre raconte com­ment Allemands et Français communiquent au moyen de cailloux auxquels ils ont attaché des papiers, demandant à échanger du vin et du pain contre des cigares. Mais il conclut : « Tu vois, l'histoire vaut d'être racontée, ce qui n'empêche pas, lorsqu'il y a attaque, de part et d'autre, de chercher à se faire du mal. » Le cinéaste Christian Carion a soutenu un projet de monument aux fraternisations. Celui-ci avait été lancé, dans les années 1990, par Marie-Christine Blandin, alors présidente du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, et adhérente des Verts : encore un regard idéolo­gique sur 14-18.
 
Le suicide de l'Europe
 
« Trêves et mutineries ont été marginales, résume Annette Becker. Tout le mystère est là : massivement, la chair à canon a accepté d'être de la chair à canon. » Sans doute la men­talité du front n'était-elle pas celle de l'arrière. Cependant, même chez les civils, c'est le consentement à la guerre qui a dominé, tant le consensus social était prégnant, et même si c'était sans joie. « Dans la population, estime Jean-Jacques Becker, la résolution du début a fait progressivement place à la résignation à l'inévitable. »
En Allemagne, le parti social-démocrate s'est scindé en deux, une partie militant pour la paix, mais sans emprise sur les événements. En France, une minorité pacifiste s'est formée au sein de la SFIO, devenue la majorité en 1918. Elle n'a pas eu plus d'influence sur le déroulement de la guerre. Des contacts entre pacifistes des deux camps ont eu lieu en Suisse, mais n'ont débouché sur rien de concret. Les mouvements sociaux de 1917 et 1918, observés en Allemagne, en Autriche-Hongrie et en France, provenaient d'un mécontentement lié à l'élévation du coût de la vie et aux difficultés du ravitaille­ment. Dans les meetings, les orateurs réclamaient la paix. Mais les ouvriers ne voulaient pas de la défaite de leur pays : au bout d'un certain temps, les grévistes reprenaient le travail, et la guerre se poursuivait...
Accorder une importance démesurée à la contestation du conflit est à nouveau un anachronisme. C'est dans les années 1920 que le pacifisme deviendra un véritable courant d'opinion, rétrospectivement, au regard de la somme invrai­semblable de souffrances qui avaient été infligées à des mil­lions d'hommes. Mais pendant la Grande Guerre, ceux qui voulaient qu'elle fût « la der des ders » s'étaient battus, et souvent avec courage.
Le 28 juin 1919, cinq ans jour pour jour après l'attentat de Sarajevo, vingt-huit nations étaient représentées à Versailles pour la signature du traité de paix avec Berlin. L'Allemagne était chargée de toute la culpabilité : de quoi nourrir son ressentiment. La France était victorieuse. Un vainqueur exsangue, épuisé et ruiné, qui perdait sans se l'avouer son statut de grande puissance : le nouvel ordre européen était l'œuvre de Wilson, le président américain. L'Autriche-Hongrie, pivot de l'Europe centrale, était liqui­dée, de même que l'Empire ottoman, ouvrant la voie à une périlleuse recomposition du Moyen-Orient.
La brutalisation politique des sociétés européennes, selon l'expression de l'historien américain George Mosse, est un legs de la Grande Guerre. Le communisme est né de la Grande Guerre. Le nazisme est un fruit de la Grande Guerre. La Seconde Guerre est une suite de la Grande Guerre. Le basculement de puissance de l'Europe vers les États-Unis est un effet de la Grande Guerre. On n'en finirait pas d'énumé­rer les séquelles du conflit de 1914-1918, matrice du monde moderne. Une « guerre civile européenne ». L'expression est de Lyautey, et elle est juste. Mais combien à l'époque l'avaient compris ? Une poignée, impuissante à empêcher l'Europe de se suicider.


[1] Extrait de « Historiquement incorrect » de Jean Sevillia, Fayard, oct. 2011, p 129- 148.








Date de création : 28/11/2011 @ 14:44
Dernière modification : 28/11/2011 @ 14:57
Catégorie : Points d’histoire revisités
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