REPENSER LA DÉMOCRATIE (1)
Titre de l’ouvrage collectif réalisé sous la direction de Yves Charles Zarka (Armand Colin, octobre 2010).
RÉSUMÉ DES CONTRIBUTIONS
LA DÉMOCRATIE SOUS NOMBRE DE SES ASPECTS
Raymond Boudon
L’auteur – professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne – a centré sa contribution sur l’idée selon laquelle la philosophie des Lumières a créé des notions et des outils essentiels pour la théorie de la démocratie, pour la compréhension de la vie démocratique, aujourd’hui encore.
Le spectateur impartial et la volonté générale
Le principe fondamental de la démocratie selon la philosophie des Lumières – et selon la tradition libérale qui en est issue – affirme que chacun est habilité à disposer d’un contrôle ultime sur les décisions qui le concernent directement et indirectement. En fait sur toutes les décisions politiques. Comment un tel principe est-il mis en pratique dans un régime de démocratie délibérative ? Pour répondre à cette question E. Boudon s’est appuyé sur les deux concepts rappelés en titre qui sont les plus célèbres de la théorie classique de la démocratie : celui de spectateur impartial d’Adam Smith et celui de volonté générale de Jean-Jacques Rousseau.
D’un point de vue pratique, ils rappellent l’importance qu’il y a pour le politique sous le régime de la démocratie représentative à prendre l’opinion à témoin par-delà les écrans qui s’interposent entre elle et lui.
Le spectateur impartial
C’est en fait le citoyen quelconque dont on suppose que, sur telle ou telle question, il échappe à ses intérêts, à ses passions, ses préjugés ou ses présupposés. Dans ce cas, il tire ses appréciations et ses jugements du bon sens. Additionnées les unes aux autres et les uns aux autres, ils constituent une réponse collective conforme au sens commun. Certes, les questions posées par la vie politique exigent parfois un certain niveau de compétence avant de permettre au bon sens de s’exprimer. Mais bien d’autres sont accessibles à tous. De sorte que l’on ne peutsuivre Joseph Schumpeter lorsque, dans Capitalism, socialism and democraty (1950), il redoute une incompréhension croissante du citoyen dès lors qu’une question s’éloigne de son expérience immédiate. Si tel était le cas seraient inexplicables un grand nombre de phénomènes de consensus et d’irréversibilité que, chemin faisant, il va nous être donné d’observer.
La volonté générale
Cette thèse de Rousseau selon laquelle la volonté générale est toujours droite ne dit pas autre chose que la notion du spectateur impartial. Il n’est cependant pas douteux que la volonté exprimée par les citoyens concrets, la volonté de tous, peut s’écarter de la volonté générale, comme Rousseau l’a souligné. Néanmoins, il y a des sujets où nombre des citoyens s’expriment en spectateurs impartiaux. C’est la raison principale pour laquelle la démocratie est le pire système à l’exception de tous les autres. Bien que la notion de volonté générale ait été obscurcie par une glose surabondante il n’en reste pas moins que l’on discerne chez Durkheim comme chez Max Weber l’idée que le sens commun entraîne sur le long terme une sélection rationnelle des institutions et des pratiques qui engendre, souvent à l’issue de conflits prolongés, des progrès dans la vie de la Cité. On retrouve donc chez eux, comme on pourra le voir aussi chez Rawls (fiction du voile de l’ignorance), l’idée que le bon sens et le sens commun tendent à s’imposer sur le long terme, dans les sociétés démocratiques du moins : celles où le poids du spectateur impartial ne peut être négligé par les responsables politiques.
Les divers phénomènes expliqués par le « spectateur impartial »
Bien qu’il soit souvent tenté par l’égalitarisme, le public n’applique cependant l’équation inégalité = injustice, qu’à des formes d’inégalités bien précises. C’est que les sentiments de justice ou d’injustice suscités par telle ou telle forme d’inégalités lui sont inspirées par des raisons ayant de bonnes chances d’être approuvées par le spectateur impartial. Ainsi :
– les inégalités fonctionnelles ne sont pas perçues comme injustices, car le public admet fort bien que les rémunérations soient indexées fans une mesure acceptable sur le mérite, les compétences ou l’importance des services rendus.
– ne sont pas perçues non plus comme injustes les inégalités qui résultent du libre choix ces individus. La rémunération des vedettes du sport ou du spectacle est considérée sans doute comme excessive mais non comme injuste par la raison qu’elle résulte de l’agrégation de demandes individuelles de la part de leur public.
– en principe, il faut que, à contribution identique, la rétribution soit identique. Mais on ne considère pas comme injuste que deux personnes exécutant les mêmes tâches soient rémunérées différemment selon qu’elles appartiennent à une entreprise florissante ou non, à une région économiquement dynamique ou non.
– on ne considère pas comme injuste une différence de rémunération concernant des activités incommensurables. Ainsi, on conçoit bien qu’il est difficile de déterminer si le spécialiste en climatologie doit être pus ou moins rémunéré que le directeur d’un supermarché.
– on ne considère pas comme injustes des inégalités dont on connaît mal l’origine, dont on ne peut en particulier déterminer si elles sont fonctionnelles ou non.
Or, la distribution des revenus mêle des inégalités d’origines diverses. On ne peut donc conclure par exemple du fait qu’elle est plus inégale en France aujourd’hui qu’hier – à supposer qu’il en soit ainsi – que la société française soit devenue plus injuste.
– on considère en revanche comme injustes toutes les inégalités perçues comme des privilèges. Ainsi les parachutes dorés que certains chefs d’entreprise se font octroyer sont particulièrement mal perçus. Mais aussi les privilèges en matière de retraite des agents du public par rapport au privé ou ceux de professions particulières.
L’opinion en septembre 2007 de déclare favorable à 68% dans un sondage, à 75% dans un autre (60% en 2006) à l’abolition des régimes spéciaux de retraite : le spectateur impartial éclairé comprend bien que l’équité l’exige.
Phénomènes institutionnels
Premier exemple : l’impôt sur le revenu.
Aujourd’hui un consensus très général s’est établi sur l’idée que l’impôt sur le revenu est une bonne chose, et qu’il doit être modérément progressif. Si un consensus a fini par s’établir sur ce point, c’est qu’il est fondé sur un système de raisons solides qu’approuverait le spectateur impartial.
On peut, à la suite de Stein Ringen, dans What democracy is for (Princeton University Press, 2007), présenter succintement ce système de raisons de la manière suivante. Les sociétés modernes sont grossièrement composées comme Tocqueville l’avait déjà remarqué, de trois classes sociales. Celles-ci entretiennent entre elles des relations à la fois de coopération et de conflit évidemment incompatibles avec le modèle à somme nulle de la lutte des classes, comme on peut le noter en passant. Ces classes sont les suivantes : 1) les riches, qui disposent d’un surplus significatif éventuellement convertible, notamment en pouvoir politique ou social ; 2) la classe moyenne, qui ne dispose que d’un surplus limité, insuffisant pour être converti en pouvoir politique ou social ; 3) les pauvres. La cohésion sociale, la paix sociale, le principe de la dignité de tous impliquent que les pauvres soient subventionnés. Par qui ? Au premier chef, par la classe moyenne, en raison de son importance numérique. Mais la classe moyenne n’accepterait pas d’assumer sa part si les riches ne consentaient pas à participer de leur côté à la solidarité à un niveau plus élevé. D’où la nécessité d’un impôt progressif et supportable par les riches faute de quoi ils pourraient avoir recours à l’évasion fiscale.
On peut donc estimer à bon droit que le consensus qu’on observe ici s’est formé sur la base d’arguments convaincants ayant vocation à être accepté par le sens commun. Une fois suffisamment informé, le citoyen quelconque, quelle que soit la classe à laquelle il appartient lui-même, devrait accepter l’idée d’un impôt sur le revenu modérément progressif. La force du raisonnement comporte une promesse de consensus et d’irréversibilité.
Second exemple : l’équilibre des pouvoirs.
Dans la recherche de cet équilibre, il ne s’agit plus seulement de limiter les uns par les autres les pouvoirs chers à Montesquieu, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais l’ensemble des pouvoirs qui naissent dans les sociétés modernes. Ainsi le caractère essentiel de toute société démocratique exigeante est qu’elle s’efforce de limiter la conversion illégitime du pouvoir économique en pouvoir politique. Le spectateur impartial exige aussi de combattre la conversion du pouvoir bureaucratique en pouvoir politique. Mais c’est en fait la conversion illégitime de toutes les formes du pouvoir entre elles que le spectateur impartial voudrait voir freinée.
Réciproquement, tout état de chose faisant apparaître une absence de considération pour le principe de la séparation des pouvoirs ou révélant un phénomène de conversion illégitime de l’une des formes du pouvoir dur une autre serait et est en fait désapprouvée par le spectateur impartial. Ainsi en est-il pour tous les observateurs attentifs du système de décision collective caractérisant l’enseignement français. Il est illustratif de la conversion en pouvoir politique du pouvoir social au sens où, dans Mémoire sur le paupérisme, Tocqueville prenait déjà cette expression.
En effet, on a affaire dans ce cas à une structure du pouvoir reposant sur un système de cogestion entre des organisations qualifiées de représentatives et les autorités politiques. Les syndicats d’enseignants, élément central de ces organisations, ont une fonction parfaitement légitime, celle de défendre le personnel enseignant. On ne doit donc pas s’étonner qu’ils adoptent spontanément une attitude corporatiste sur bien des sujets, puisque celle-ci résulte de leur rôle même. Il en résulte une conversion illégitime du pouvoir social en pouvoir politique qui heurte à la fois la rationalité axiologique et la rationalité instrumentale.
C’est Mancur Olson qui a identifié la cause primordiale de ce phénomène : lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts, sa volonté ou ses idées à un groupe non organisé, dans des conditions générales, il peut le faire, puisque les membres du grand groupe vont avoir tendance à adopter une stratégie de cavalier seul : à compter sur les autres pour exercer des pressions visant à faire changer d’avis le petit groupe organisé. En d’autres termes, chacun espère pouvoir bénéficier d’une action collective qu’il appelle de ses vœux sans avoir à en assumer les coûts. D’où il s’ensuit que l’action collective du grand groupe contre le petit a de fortes chances de ne pas avoir lieu.
Ce phénomène explique encore que des minorités agissantes puissent chercher à imposer au public, des idées que celui-ci ne partage pas : c’est l’origine du phénomène du « politiquement correct » par lequel des groupes ou des réseaux paraissent en mesure de faire passer leur vérité pour la vérité.
Le retard pris par la France sur ses voisins sur bien des sujets résulte de ce mécanisme. Il joue moins en Allemagne ou au Royaume-Uni où le Parlement et à travers lui l’opinion font office de bouclier contre les intérêts particularistes et où les syndicats, étant plus représentatifs, doivent davantage tenir compte de l’opinion de leurs mandants et s’en tiennent plus étroitement qu’en France à leurs fonctions syndicales sans chercher à empiéter sur le pouvoir politique.
En résumé, une ligne d’action politique essentielle s’impose aux démocraties, à devoir approfondir l’équilibre des pouvoirs et plus précisément à chercher à limiter les phénomènes de conversion illégitime des diverses formes du pouvoir entre elles. Le pouvoir administratif peut être limité par des agences d’évaluation indépendantes, le pouvoir exécutif par un renforcement du pouvoir législatif et une affirmation de l’indépendance du pouvoir judiciaire, le pouvoir médiatique par un renforcement du pouvoir politique. Si l’on se lamente moins sur l’importance du pouvoir médiatique en Allemagne qu’en France, c’est que le pouvoir politique et le pouvoir social s’y exercent d’une manière moins voyante et moins médiatisée peut-être, mais plus efficace.
Phénomènes d’évolution
Premier exemple : l’adoucissement tendanciel des peines.
Durkheim observe que l’évolution des sanctions pénales dans les sociétés occidentales se caractérise par un adoucissement séculaire. Des catégories toujours plus nombreuses d’agissements sont dépénalisées. Elles sont soustraites au droit pénal et traitées comme relevant du droit civil.
Deuxième exemple : l’abolition de la peine de mort.
La peine de mort tend à disparaître dans les sociétés démocratiques modernes notamment parce qu’elle est dépourvue, selon toutes les études effectuées à ce sujet, de toute efficacité dissuasive et qu’une peine moins radicale est par suite préférable. Et aussi parce qu’elle est irréversible et de ce fait rend l’erreur judiciaire irréparable. Or, dès qu’on peut imaginer une peine réparatrice moins sévère et qui apparaît tout aussi efficace, cette dernière tend à être sélectionnée par le spectateur impartial.
Troisième exemple : l’évolution des mœurs.
Les différents mouvements, loin d’être une conséquence de mai 1968, n’ont en fait qu’exprimé et accéléré une tendance à long terme à la rationalisation des attitudes à l’égard de l’autorité, de la religion et de la morale. Quant à l’agent principal de ce processus de rationalisation, c’est encore le spectateur impartial. On observe distinctement ces processus de rationalisation à l’œuvre sur le moyen terme, à partir de la grande enquête réalisée en 1998 par l’américain R. Inglehart sur les valeurs du monde. On y observe une tendance générale pour les plus jeunes et les plus instruits à approfondir les institutions démocratiques de façon à ce que le pouvoir politique respecte mieux le citoyen, à définir de nouveaux droits, à affirmer les droits de minorités au nom de la liberté de revendiquer des identités diverses, à reconnaître la complexité des processus politiques et à écarter les idéologies simplistes.
– Les réponses aux questions relatives à l’autorité font apparaître, des anciens aux jeunes, des moins instruits aux plus instruits, une tendance qu’on peut décrire à l’aide des catégories wébériennes familières : tendance à l’affirmation d’une conception rationnelle de l’autorité et déclin des conceptions traditionnelle et charismatique. On accepte l’autorité mais on veut qu’elle se justifie.
– Les questions relatives à la religion elles-mêmes font apparaître un processus de rationalisation : il se révèle à ce qu’on reconnait de plus en plus fréquemment d’une génération à la suivante un certain nombre de vérités, à savoir : 1) que rien n’interdit à l’être humain de se poser des questions métaphysiques sans une réponse définitive possible (Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quel est le sens de la vie ? De la mort ?) et auxquelles les religions fournissent une réponse qu’elles présentent elles-mêmes comme relevant de la foi ; 2) qu’il est impossible de démontrer que la réponse d’aucune des grandes religions est préférable à celle des autres ; 3) que par suite le respect à l’égard de tous les systèmes de croyances religieuses est le seul principe compatible avec la valeur fondamentale du respect de l’autre. Il suit aussi de ces notions que la séparation des pouvoirs spirituel et temporel est une bonne chose. Les enquêtes montrent que cette proposition s’impose en effet de plus en plus fermement dans les esprits d’une génération à la suivante.
– Les questions relatives à la morale témoignent du même processus de rationalisation. Du groupe le plus ancien au plus jeune et du groupe le moins instruit au plus instruit, on tend de plus en plus à soutenir qu’une morale fondée sur le principe cardinal que tout ce qui ne nuit pas à autrui doit être permis. On croit à la distinction entre le bien et le mal, mais à mesure qu’on descend dans les catégories d’âge et qu’on monte dans les catégories d’instruction, l’on pense de moins en moins qu’elle puisse résulter de l’application mécanique des principes. On veut reconnaître les raisons qui font qu’un état de choses ou un comportement peut être jugé bon ou mauvais. Cela indique que les systèmes d’éducation sont d’importants vecteurs de rationalisation diffuse qu’illustrent les données en question : que le spectateur impartial est d’autant plus actif qu’il est plus éclairé et que son regard peut se poser par-delà les aléas de la conjoncture et du contexte.
Démocratie de compromis ou démocratie représentative ?
On a parfois l’impression que certaines démocraties modernes sont des démocraties de compromis : qu’elles reposent sur une vision du gouvernement réduisant son rôle à celui d’un arbitre des groupes d’intérêt ou d’influence et généralement des minorités agissantes.
Or, il n’est clairement pas souhaitable du point de vue de l’épanouissement de la démocratie que le « dialogue » entre l’exécutif et les représentants des minorités actives tende à réduire à peu de chose les représentants de la nation et celui de l’opinion publique, et que l’on s’écarte ainsi des principes de base de la démocratie représentative. Le fait que la notion de « démocratie d’opinion » soit couramment affectée d’une coloration négative est à cet égard un symptôme alarmant. Comme l’est le fait que la philosophie politique « avancée » voie dans la manifestation anarchique de demandes particulières en provenance des minorités agissantes et des groupes d’intérêt ou d’influence un passage à une démocratie « participative » censée correspondre à « l’âge de la défiance » dans lequel nous serions entrés.
En fait, il importe plutôt de souligner que c’est l’opinion publique (comme le révèle la pratique des sondages) qui est le partenaire principal des acteurs politiques et non les minorités agissantes.
(R. Boudon, à propos du rôle néfaste des minorités pour la vie démocratique n’a pas manqué de déplorer la pression exercée par les agents de Gaz de France sur les parlementaires qui les a conduits à faire obstruction au débat par le dépôt de 100.000 amendements.)
Politique compassionnelle ou politique rationnelle ?
Dans ses écrits de 1835 sur le paupérisme, Tocqueville avait déjà indiqué les risques que comportait une politique sociale plus compassionnelle que rationnelle. Autant il est nécessaire pour la cohésion sociale d’apporter de l’aide au citoyen en difficulté, autant il est négatif pour la collectivité et pour lui-même d’en faire un assisté. Car on le prive alors de sa dignité et l’on prive la collectivité du produit du travail qu’il pourrait accomplir.
Il est aisé d’observer, grâce à l’influence du spectateur impartial, une évolution tendant à substituer une politique rationnelle à une politique compassionnelle, non seulement en Scandinavie, mais en Allemagne avec les mesures dites Hartz IV ou au Royaume-Uni avec le nouveau New Deal de Tony Blair.
Fin de la crise politique française ?
La conclusion de R. Boudon tient en peu de mots : « on n’atténuera la crise du politique que si l’on réaffirme, notamment dans les enseignements et à travers les institutions, les principes fondamentaux de la théorie classique de la démocratie, tels qu’ils ont été exprimés par Montesquieu, Adam Smith, Rousseau, Tocqueville ou Max Weber, pour ne citer que quelques uns des plus grands. Si, par ailleurs, on
évoque en France plus qu’ailleurs le notion d’une crise du politique, c’est que le spectateur impartial ne peut manquer d’observer que les voisins immédiats de la France ont mieux réglé le problème de la dette ou celui des retraites engendré par le vieillissement de la population , ne connaissant guère les incendies de voiture et les mouvements de rue, ne voient pas leur jeunesse émigrer, ont un taux de chômage plus faible et un niveau de vie plus élevé, disposent d’un nombre satisfaisant de magistrats ou ont des prisons plus décentes. Pourtant la France et ses voisins immédiats appartiennent au même environnement économique et politique. La cause première des singularités indésirables de la France réside dans l’étiolement – qui la caractérise depuis un demi-siècle – de la démocratie représentative. La notion de démocratie ‘participative’ ne fait, elle, qu’ajouter à la confusion. Quant à l’idée selon laquelle nous serions entrés dans l’ère de la démocratie médio-cratique et que le politique serait jugé par le public sur son image plus que sur ses résultats, il s’agit d’une billevesée. Il faut dire qu’à la différence des grands auteurs qui viennent d’être rappelés, les analystes modernes du comportement humain ont tendance à voir l’homme soit, pour parler comme Amartya Sen (voir Stein Ringen, dans What democracy is for – Princeton University Press, 2007), un ‘imbécile rationnel’, aveugle à tout ce qui n’est pas ses intérêts immédiats, soit, ajoute R. Boudon, un ‘imbécile irrationnel’ manipulable à merci par la «’com’. Derrière la crise française de la politique il y a sans doute, plus profondément une crise de la pensée politique et de la représentation de l’homme et du citoyen ».
Francesco Saverio Trincia
L’auteur – professeur de philosophie morale à l’Université de Rome – a centré sa contribution sur le dilemme de la démocratie entre populisme et souveraineté populaire tel qu’il a pu se présenter notamment dans la démocratie italienne.
La fondation par contrat de l’organisation civile
Le fait de résoudre le problème « originaire » par la voie intrinsèquement rationnelle d’une première convention contractuelle qui fonde la souveraineté populaire et qui fixe celle-ci au principe de majorité, paraît sous tous les rapports
en tant que commencement d’une nouvelle histoire de l’organisation de la cohabitation humaine. L’auteur du Contrat social en est persuadé, car il soustrait au contrat toute valeur liée à son origine historique selon la thèse jusnaturaliste, c’est-à-dire de ce qui est déjà arrivé, mais plutôt la légitimation qui lui est fournie par sa validité morale, qui rend la solution contractuelle du « problème originaire » définitivement garantie par la raison politique.
Ernst Cassirer, l’interprète de Rousseau qui, avec la conviction kantienne et néokantiennelaplusprofonde,a vu dans la formation par contrat de l’organisation civile la condition d’une construction tout à fait transcendentalement humaine et d’un renforcement épistémologique de la résistance aux défis d’une histoire qui résulte désormais du modelage par la raison, en est lui aussi persuadé.
Cette construction transcendentalement (et non pas empiriquement) humaine de la démocratie augmente et fonde la validité de la démocratie, justement parce qu’elle soustrait l’ordre civil, c’est-à-dire politique, à la prétention pré-moderne de l’existence d’autorités transcendentales chargées de lui donner sa légitimité. La démocratie moderne, de ce point de vue, est l’analogue pratique de la construction théorique de la connaissance de l’expérience par la critique de la raison pure.
Le régime démocratique en tant que tel pourrait donc être défini comme quelque chose de bâti structurellement sur le contraste, toujours dangereux entre la valeur qui s’incarne en lui et le monde historique réel pour lequel il a été inventé.
La fragilité endogène du modèle démocratique
Dans ce contexte historique le thème de la « dilemmaticité » des démocraties contemporaines, c’est-à-dire l’idée que l’on doit reconnaître la nécessité pour ces démocraties de recommencer le défi qui concerne la notion même de l’exercice de la souveraineté populaire, n’est pas une façon indirecte pour affirmer que nous nous trouvons face à une crise structurelle de la démocratie contemporaine et à son inéluctable décadence dans un avenir politique différent et négatif dont on n’arrive même pas à imaginer la physionomie.
Il faut constater plutôt que depuis désormais deux siècles, c’est-à-dire depuis qu’Alexis de Tocqueville diagnostiqua le risque de l’annulation de la dimension libérale de la démocratie américaine[1], à savoir la possibilité pour la souveraineté exercée institutionnellement par le peuple de miner la base individuelle, particulière et donc libre de l’attribution de légitimité à la souveraineté de tous, il est devenu impossible d’isoler le modèle théorique de la démocratie de son caractère dilemmatique et conflictuel.
Il devient plutôt de plus en plus clair que la force en premier lieu théorique, spirituelle et morale des régimes démocratiques est directement proportionnelle à la compréhension de leur fragilité, une fragilité dont la physionomie est toujours différente et donc, à chaque fois identifiable dans sa spécificité historique.
Pour cette même raison, il est de plus en plus clair aujourd’hui, face aux phénomènes macroscopiques d’usure dans un sens populiste de la souveraineté populaire, des phénomènes qui ne sont pas sans rapport avec le paradoxe de la démocratie américaine saisi par Tocqueville, que l’intrinsèque fragilité endogène du modèle démocratique impose de reconnaître que la raison critique qui parcourt constamment le rapport entre la validité axiologique, d’un côté, et l’histoire des démocraties, de l’autre, forme un élément fondamental dans la définition de leur physionomie essentielle.
La démocratie en tant que modèle et les démocraties historiques ont été des produits et des thèmes de la raison philosophique, et ils continuent de l’être, à condition, naturellement, de ne pas se méprendre sur le caractère consciemment paradoxal de cette thèse.
D’où la nécessité de relever un défi pratique important : repousser la prétention de l’inévitabilité de la dérive populiste et de la dictature culturelle de la majorité
Défi pratique important, précisément dans le point où le plan théorique rencontre le plan politique. Il s’agit de confirmer la valeur fondatrice de la souveraineté populaire démocratique, aujourd’hui fondamentalement vidée, sans pour autant accepter le phénomène principal qui se connecte au vidage de la souveraineté populaire. Il est nécessaire et urgent de repousser la prétention de l’inévitabilité de la dérive populiste et de la dictature culturelle de la majorité. La tâche théorique et politique à laquelle devraient se consacrer les défenseurs de la démocratie est celle de comprendre la gravité et la profondeur du phénomène du populisme dans le but de le vaincre. Le populisme et la dictature culturelle d’une majorité manipulée sont en effet les démonstrations principales de « vidage » de la souveraineté populaire.
Dans la démocratie, le tout ne peut pas être sans les parties, puisque les parties, c’est-à-dire la partialité, les différences et même les conflits qui sont à la base du jeu démocratique, doivent renvoyer à eux-mêmes mais aussi à un tout. Un tout, c’est-à-dire une dimension dans quelque mesure universelle, ne peut pas coïncider avec la somme des parties, toutes persuadées de la légitimité de leur propre absolutisation.
Le dilemme de la démocratie impose de réfléchir sur les notions d’opinion publique et de société civile
Ce renvoi est destiné à leur rendre un rôle mis en discussion par la pathologie démocratique. Le dilemme se présente sous la forme de la simultanéité d’un excès (celui qui va du gouvernement au parlement, jusqu’aux partis politiques) et d’un manque de présence de ces institutions de la politique dans la société civile. En d’autres termes, le dilemme de la démocratie se manifeste en même temps comme nécessité et difficulté pour la vie démocratique de se soustraire aux tenailles de l’hyperpolitisation autoréférentielle de la politique institutionnelle, d’un côté, et de la dépolitisation de la société, de l’autre.
Le terme dépolitisation indique ici une crise radicale du rôle public de la dimension de la vie privée. Ces tenailles, en effet, représentent parfaitement les caractéristiques et les résultats du populisme démocratique. Le populisme consiste dans cet étau qui étouffe lentement la démocratie, même en l’absence d’un projet explicite visant à sa destruction. Le populisme a besoin de la démocratie (de ses institutions, de ses procédures, de son ethos) pour la dévorer et la transformer en quelque chose de différent sans pour autant détruire son image extérieure. Il est évident que le germe populiste trouve son meilleur terrain de culture dans les pays caractérisés par une histoire démocratique faible, comme l’Italie.
À travers un processus autoréférentiel d’hyperpolitisation de l’ensemble de la vie sociale, les démocraties populistes travaillent contre leur raison même d’être. La souveraineté populaire démocratique se transforme et se déforme de plus en plus en une souveraineté politique, affaiblissement qui n’émane plus authentiquement du peuple et qui peut seulement ou surtout se vérifier dans une démocratie populiste. Né comme expression de la volonté populaire de se transformer en souveraineté politique justement grâce au contrôle constant exercé par la source de la souveraineté sur l’exercice institutionnel et professionnel de celle-ci, la démocratie hyperpolitisée montre sans retenue son visage défiguré. La démocratie hyperpolitisée cesse d’être un rapport entre des parties différentes et s’absolutise.
Elle mine progressivement et inexorablement sa propre source de légitimité et devient un espace d’exercice d’une souveraineté populaire non ou a-démocratique, ou d’une souveraineté démocratique dans les formes procédurales, mais qui n’est plus authentiquement populaire à cause de la crise de son rapport avec sa source de légitimité.
De l’autre côté, cependant, le phénomène de l’hyperpolitisation de la démocratie populiste, qui contribue à l’autodéfense du pouvoir démocratique obtenu et fondamentalement annulé par ce qui est désormais de plus en plus un chef démocratique plutôt que le premier représentant de la volonté populaire, ne parviendrait pas à se réaliser sans l’apport du phénomène apparemment contraire de la dépolitisation de la société démocratique populiste.
L’étau d’hyperpolitisation et de dépolitisation serre et étouffe le jeu normal du conflit politique et social qui est à la base d’une démocratie saine. La crise de l’état démocratique trouve son expression dans l’interdiction de ce conflit, de sorte que la renaissance de la conflictualité sociale ne peut se produire qu’aux marges de l’enceinte institutionnelle, là où les institutions, les partis de la majorité et ceux de l’opposition, et même les syndicats, ont difficulté à écouter la voix de la souveraineté populaire et à l’assimiler, c’est-à-dire à la représenter. En tout cas, ils arrivent en retard et, au moins au début, ils subissent le conflit au lieu de le produire.
Il est important de mettre en relief que, si la société entière est progressivement dépolitisée, cela arrive grâce à la circonstance essentielle que les différences programmatiques et les différences de personnel humain qui caractérisent les partis de droite, de gauche et du centre ont un rôle de plus en plus marginal par rapport à la standardisation tendancielle des langages, des programmes et des pratiques utilisés par la classe politique dans sa totalité à l’égard des citoyens électeurs. Ici on peut bien saisir la connexion entre la crise morale et le déclin définitif des idéologies socialistes traditionnelles qui ont produit et successivement soutenu les partis de la gauche, d’un côté et, de l’autre côté, la crise de la souveraineté populaire dans les démocraties populistes.
L’idéologie socialiste et la défense de la souveraineté populaire
Dans ces idéologies, le renvoi au peuple, aux classes opprimées et exploitées, avait la fonction (dans les partis socialistes et communistes des démocraties occidentales, certainement pas dans le totalitarisme soviétique) de légitimer l’idée d’une certaine continuité entre les démocraties bourgeoises et ce que l’on considérait mythologiquement comme leur dépassement sous la forme d’un socialisme démocratique. Être de gauche et voter pour les partis de gauche signifiait prétendre à une certaine représentation non seulement de ses propres intérêts, mais de sa propre identité culturelle, d’une certaine image de la société, du rapport plus ou moins harmonique, plus ou moins conflictuel entre les différents segments de la société. La prémisse était formée par la connexion entre l’hégémonie sociale de la classe ouvrière, à laquelle le marxisme fournissait son support et l’exercice authentique de la souveraineté politique des masses populaires. Il s’agissait d’une façon très importante de réaliser le but de fournir à l’exercice de la souveraineté populaire – traditionnellement revendiquée par la gauche – un contexte de conscience culturelle authentique qui favorisait la capture de la conscience populaire dans la cage de l’idéologie.
L’idéologie socialiste, de ce point de vue, a longtemps représenté l’instrument principal de revendication et de défense de la souveraineté populaire. Ce n’est donc pas un cas si la crise actuelle de la souveraineté populaire dans les démocraties populistes comme celle italienne est le résultat de la fin de l’idéologie socialiste, la seule qui, pendant des décennies a fourni à la souveraineté populaire sa garantie culturelle. On est obligé de constater l’absence d’une nouvelle distinction entre les options qui continuent à se définir de « droite » ou de « gauche ». Et on remarque également la difficulté de la gauche d’aujourd’hui à décliner de façon nouvelle par rapport au passé la spécificité d’une politique ayant pour but le changement graduel et partiel de la société (le bien nommé « riformismo »). On constate, enfin, le silence presque complet sur le projet concret grâce auquel l’opposition des forces de gauche au statu quo social peut se transformer dans un gouvernement non seulement économiquement progressif, mais aussi dans la construction d’une cohabitation sociale plus juste dans son ensemble.
Vers une nouvelle théorie de la démocratie et une reconstruction de la théorie de la souveraineté populaire
Francesco Saverio Trinci, après avoir constaté que l’exemple de la démocratie italienne ne diffère pas des autres démocraties de l’Europe occidentale quant aux tenailles de l’hyperpolitisation et de la dépolitisation démocratiques, se propose de tirer profit de cette démocratie spécifique pour définir un horizon nouveau.
Les bases de cette opération lui paraissent être de deux ordres :
– En premier lieu par l’attribution d’un rôle crucial à une subjectivité humaine qui ne se réduit pas entièrement à la fonction de civis, de citoyen politique, et par conséquent la défense et le renforcement d’une espace existentiel et vital prépolitique des individus et des sujets politiques. La notion de civis démocratique devrait être située sur la limite sémantique qui unit et en même temps sépare dans le civis lui-même une dimension radicalement privée (riche psychologiquement et spirituellement et moralement autonome) et une dimension publique intrinsèquement corrélée, mais non pas mécaniquement fonctionnalisée et finalisée à la créativité privée. John Stuart Mill, Isaiah Berlin et Hannah Arendt pourraient être ensemble les points de repère théorique de cet aspect de la réaction au populisme.
– En second lieu, par la nécessité de reconnaître le rôle joué par la dimension morale dans la souveraineté populaire. Il est aisé de mesurer la difficulté du thème moral dans le contexte d’une théorie possible de la démocratie. Il y a lieu de comprendre, à ce sujet, toute la distance conceptuelle qui sépare le sens du terme « moral » dans ce contexte, de la banalisation et de la destruction substantielle qu’on en fait quand on dit que le problème de la laïcité d’une démocratie doit être évaluéselonlacapacité d’affronter des thèmes« éthiques », c’est-à-dire les questions bioéthiques. Le fait que seulement dans ce cas-là on invoque la dimension « morale » comme élément important dans une démocratie signale de façon évidente que c’est seulement la connotation d’une série de problèmes concernant la vie biologique aujourd’hui affronté par les gouvernements démocratiques modernes qui est considéré « morale » ou « éthique », mais non pas quelque chose qui concerne la base légitimante de la démocratie elle-même. Cette acception, pour n’en être pas rejetée, n’en est pas moins souvent oubliée.
Ce second aspect de la « question morale » demeure pourtant actuel et mérite d’être traité spécifiquement. Il indique, en effet, le point de contact dans lequel la réflexion politique sur le populisme s’ouvre à la réflexion sociale et économique qui l’accompagne et l’intègre.
S’impose alors le recours à un parcours théorique en retour de John Rawls à Jean-Jacques Rousseau
Il faudrait donc, en évitant de se diriger vers des issues communautaristes ou post-hégéliennes, restituer une nouvelle validité théorique à la notion de « corps moral » (Contrat social, I, 6) qui trouve son origine dans le contrat. En parlant de « corps moral », Rousseau veut dire, en premier lieu et évidemment, que le corps qui naît n’est pas quelque chose de biologique, le produit aveugle d’un mécanisme naturel. La nature biologique du corps, ou plutôt des corps des citoyens virtuels, est « trans-valuée », même si elle n’est pas effacée dans son sens civil et moral. Mais dire que le corps est « moral », signifie quelque chose de plus : c’est-à-dire qu’il est le résultat des volontés rationnelles de tous les individus, des volontés qui décident originairement la forme de l’organisation politique. On peut parler de corps politique « moral » seulement quand celui-ci est institué volontairement, rationnellement, conventionnellement, c’est-à-dire contractuellement et par conséquent démocratiquement.
Une correction de la position de Rousseau paraît néanmoins nécessaire. Son démocratisme radical doit être modifié dans un sens libéral. Il faut attribuer à la volonté individuelle et à la dimension privée le rôle politique que Rousseau tend à leur nier, car il considère la volonté générale comme l’antithèse de la volonté individuelle. Selon Rousseau, seulement une volonté générale essentiellement différente de la volonté particulière peut former la base irremplaçable et exclusive de l’organisation politique démocratique. Pour réélaborer la théorie politique de la démocratie il faudrait montrer que le rapport entre des volontés axiologiquement égales et, pour cette raison, en même temps garanti et risqué , résolu et infiniment irrésolu, fermé et ouvert, formalisé par la constitutionnalisation du contrat, mais simultanément reproposé pour être confirmé et légitimé de nouveau par cette volonté originairement morale et politique des individus, chacun desquels doit être titulaire d’une valeur indissociablement privée et publique.
Chaque individu est privé si on le considère dans son individualité « bourgeoise », comme l’appelait le jeune Marx, mais il s’agit d’un privé virtuellement public, même lorsqu’il est privé.
Là où le jeune Marx dans la Judenfrage citait ce passage du Contrat social et voyait l’acte de naissance de l’aliénation de la démocratie politique rousseauiste commeconséquencedelasubstitutiondelavolonté générale aux « forces propres » des particuliers, il faut plutôt voir le point de contact du rapport entre privé et public. Découvrir l’importance de ce point de contact peut contribuer à rendre irréalisable l’aliénation populiste d’une démocratie en même temps hyperpolitisée et dépolitisée. La déformation populiste de la démocratie peut en effet se réaliser si et dans le cas où les membres du peuple sont privés de leur souveraineté constamment utilisable comme moyen de contrôle du pouvoir politique, qui, de son côté tend à se séparer de sa source alors qu’il a la prétention de gouverner en son nom. Un moyen de contrôle qui peut aider à endiguer le pouvoir écrasant d’une souveraineté politique séparée, de plus en plus politicienne et de moins en moins populaire.
Contrairement à ce que pense Marx, la démocratie politique ne doit pas être rapportée, résolue et dissoute dans la société des êtres humains réels, dans la réalité de leur existence immédiatement sociale, dans leur socialité originaire non politique. La démocratie politique, en effet, vise essentiellement au contrôle de la politique et à sa reconstruction et légitimation continuelle. La démocratie politique est la politique soumise constamment au contrôle populaire. Elle devient populiste quand le circuit vertueux du contrôle s’interrompt. Si l’on utilise le concept de « peuple » dans ce contexte il perd le poids du bric-à-brac romantique ou réactionnaire qui l’a accompagné entre le XIXe et le XXe siècle.
Bien que fondée sur l’élargissement et sur la diffusion de droits toujours légitimés par les droits constitutionnels fondamentaux, la démocratie ne coïncide pas avec ses procédures, qui lui sont pourtant nécessaires. Elle est elle-même un dilemme pratique qui se découpe sur le fond d’une réflexivité philosophique.
La démocratie paraît de plus en plus aujourd’hui comme un dilemme en elle-même, nécessairement oscillante entre le principe de la quantité et celui de la qualité
Les pôles de cette oscillation paraissent être maintenant, d’un côté, la référence fondatrice au grand nombre qui doit comprendre tous et de façon égale (une référence fondatrice qui n’implique pas la thèse de la simple égalité juridique formelle, même si elle ne peut pas se passer d’elle) et, de l’autre côté, la référence aux aristoi, c’est-à-dire au petit nombre, aux « meilleurs ». Dans une démocratie, les meilleurs sont tels de manière démocratique et non pas aristocratique s’ils se sélectionnent ou sont sélectionnés sur la base d’un choix entre tous leurs égaux. La présence de tous légitime les meilleurs, qui sont par conséquent les meilleurs entre tous.
L’aplatissement populiste des démocraties est le signal que le dilemme démocratique est décidé en faveur de la quantité contre la qualité. Mais ce qui arrive vraiment dans les sociétés démocratiques dominées par des élites politiques autoréférentielles, par des partis incapables d’élaborer des projets solides, durables et clairement différents par rapport à ceux des autres partis, et, enfin, par une puissante manipulation médiatique, n’est pas tant ou seulement le résultat d’un processus de décadence de l’échange ou du conflit culturel et successivement politique du grand nombre de citoyens ou de groupes différents qui finissent par confondre leurs voix dans une seule voix de tous, ou presque.
Ce processus, en effet, n’est pas accueilli passivement par les élites, puisqu’il est en fait guidé et exploité par les élites elles-mêmes. Le processus de la prédominance de la quantité sur la qualité est inspiré par l’objectif politique de l’autoconservation du pouvoir poursuivi par les élites démocratiques.
Dans ces conditions, est-il possible et comment peut-on garder le principe d’une souveraineté populaire fondé sur la validité politique et sociale originairement égale de tous et guidé par le critère du choix de la majorité ?
Ce principe du choix de la majorité est-il capable, pendant la vie démocratique, de décomposer la souveraineté unitaire de tous devenus un peuple en l’autonomie des individus qui la composent ? Est-il possible, à partir de cette décomposition de définir les moyens concrets par lesquels, sur la base fondatrice de la souveraineté populaire et de son égalité essentielle, les particuliers et les différents groupes sociaux concourent et se heurtent effectivement entre eux ? Il s’agit, semble-t-il d’une voie irremplaçable pour la création et le renouveau continue des élites du gouvernement, mais également culturelles, scientifiques et techniques, une stratégie visant à les soustraire au destin de l’inamovibilité et à les soumettre constamment au bienfaisant risque méritocratique de la sélection qualitative.
La perverse verticalité populiste et son antidote
C’est précisément la perverse verticalité du rapport à sens unique du haut vers le bas du pouvoir délibératif, qui correspond à la verticalité pathologique du mouvement psychologique du bas vers le haut de l’image du chef, un mouvement que Freud a défini comme la projection sur le chef politique du moi idéal des masses populaires. Cette situation peut être légitimement définie comme démocratique, et pourtant, surtout dans les différentes formes du totalitarisme, il s’agit de la version extrême d’une démocratie sans souveraineté populaire. Seule une conception différente du mouvement vertical entre la base sociale populaire et les sommets politiques qui monte de bas en haut pour revenir vers le bas et qui est susceptible d’une sélection démocratique des meilleurs peut rivaliser avec la perverse verticalité populiste.
La neutralité du modèle horizontal de la démocratie délibérative vis-à-vis du risque de la verticalité populiste
Le modèle doux et non compétitif de la démocratie délibérative ne croise pas le risque de la verticalité populiste. Il n’est donc pas capable de le combattre. En effet, il n’arrive pas à montrer la différence profonde entre la formation ascendante de la volonté populaire qui devient institution démocratique grâce au mécanisme de choix rationnel, et la radicale passivité de l’identification des masses avec le chef, accompagnée par l’illusion de participer « par rayonnement » à son pouvoir et à sa fortune.
La démocratie qui reconnaît son propre caractère dilemmatique renouvelle le schéma interprétatif de Tocqueville
Elle y parvient car, sur le fond de l’ambivalence nécessaire entre la qualité et la quantité, entre les tous et les aristoi, il peut animer à nouveau la lutte pour la survivance contre la dérive conformiste de l’uniformisation subculturelle. La nouvelle forme de la politique démocratique paraît ainsi suffisamment définie. C’est essentiellement la possibilité de la démocratie d’être la procédure institutionnelle et le contexte social dans lesquels se réalise la véritable formation des élites démocratiques qui est en jeu. Cette formation peut avoir lieu exclusivement dans une forme politiquement antagoniste. Elle est en même temps un moyen et un objectif de la politique démocratique. Elle se réalise dans l’opposition à l’autoperpétuation passive d’élites qui ne sont plus démocratiques, même si le mécanisme qui les place au pouvoir demeure démocratique. Ces élites ne sont plus démocratiques parce qu’elles ne doivent plus affronter l’examen continu de leur légitimité morale. Leur légitimation formelle devient moralement illégitime. Leur présence entame un processus de corruption générale de la vie démocratique. Dans ce contexte l’appel au défi et au contrôle moral à l’égard des élites démocratiques est essentiel. Cela n’implique pas la création d’une démocratie éthique, éventuellement réalisée au moyen d’une série de compromis entre les soi-disant laïques et les catholiques fondamentalistes sur les questions bioéthiques, comme suggéré en Italie. Le défi moral réside plutôt dans la possibilité d’un contrôle de la récupération effective d’une liberté capable d’agir (dans les lois et dans les consciences) comme seul critère de sélection des aristoi.
Patrick Pharo
L’auteur – directeur de recherche au CNRS et membre du CERSES – se propose de passer en revue les trois sens du concept de démocratie : un sens politique, un sens fonctionnel et un sens moral. Cela dans le but de mieux établir la légitimité de la démocratie ; en conséquence, selon lui, il convient que les démocrates soient mieux éclairés mais surtout soient davantage contraints sur le plan juridique pour comprendre l’effort qu’ils ont à faire pour devenir vraiment démocrates.
Le sens politique correspond aux caractères particuliers du type de gouvernement désigné comme démocratique ; le sens fonctionnel correspond à l’usage routinisé, on peut dire aussi naturalisé, que l’on fait habituellement des institutions démocratiques ; quant au sens moral, il correspond à certaines vertus politiques, comme par exemple l’amour de l’égalité, qui devraient être promues par un régime démocratique.
Le sens politique de la démocratie
Les trois caractères qui paraissent essentiels à la démocratie
Il semble à Patrick Pharos que le sens politique de la démocratie qui est aujourd’hui le plus commun, et qui apparaît sans doute le plus crédible, inclut au moins les trois caractères suivants : élections libres, presse libre, juridictions indépendantes. Ces caractères paraissent essentiels aux démocraties modernes, entre autres parce qu’ils établissent un contraste net entre ces régimes et les dictatures qui prévalent dans d’autres parties du monde.
On sait que ce sens minimal de la démocratie comme gouvernement ne correspond pas vraiment au sens qu’on peut trouver chez certains penseurs classiques du politique, à commencer bien sûr par Aristote qui considérait la désignation par l’élection comme la marque distinctive non pas du régime de la démocratie mais du régime oligarchique[2]. Il n’est donc pas impossible de soutenir, comme l’ont fait un certain nombre d’auteurs, que le régime électif serait beaucoup moins typique de la démocratie que par exemple le tirage au sort[3], ou alors, dans un registre théorique différent, la délibération citoyenne dans des espaces ad hoc.
Il n’y a à vrai dire aucune raison de rejeter ces propositions d’amendement au système représentatif, au moins pour tous les domaines de la vie sociale où elles pourraient s’appliquer sans tomber sous l’objection d’incompétence des citoyens ordinaires. Par exemple, le tirage au sort des responsables ou des évaluateurs pourrait très bien être appliqué dans des institutions ou pour des catégories d’agents ayant par construction les compétences requises sur le segment d’activité qui les concerne, comme les chercheurs du CNRS pour leurs collègues ou les employés et collaborateurs d’entreprises directement concernés par les choix économiques de celles-ci.
La logique du consentement des citoyens
Ce qui fait néanmoins toute la force du modèle électif, c’est qu’on considère, à la suite des théoriciens du contrat social, que la légitimité d’un gouvernement ne peut reposer que sur le consentement des citoyens, sous forme d’un accord initial, reconductible et vérifiable. Les théoriciens contemporains de la raison publique tels que Rawls et Habermas, se sont eux aussi inscrits dans cette logique du consentement, en insistant soit sur les principes d’un accord initial assurant l’ordre le plus juste de la société ou sur une méthode d’accord par les pratiques de la discussion dans toutes les instances de la vie sociale. Or, puisqu’il est peu probable que l’unanimité puisse être obtenue à tout moment et sur toute question en discussion, le thème du consentement nous ramène inévitablement au modèle du vote et de l’élection, car élire revient logiquement à exprimer un consentement sur des orientations ou sur des individus qui les concernent.
Le thème du consentement comme celui de la souveraineté populaire, soulève pourtant lui aussi certaines difficultés. D’abord, le consentement n’implique pas forcément la démocratie, puisque le peuple pourrait très bien donner son accord à des monarchies, voire à des despotes. Et on peut aussi objecter, comme l’avait fair Hume, que l’idée de consentement, explicite ou tacite, n’est souvent qu’un mythe servant à camoufler l’obéissance passive, par peur ou intérêt, des citoyens, ceux-ci ayant en outre rarement le choix de vivre ailleurs que dans le régime politique dans lequel ils sont nés[4].
Au final, il semble à Patrick Pharo que le système des élections libres reste aujourd’hui le composant central du sens politique de la démocratie
Le système des élections libres reste essentiel, même s’il n’est qu’une forme plutôt indirecte du gouvernement du peuple par le peuple. En pratique d’ailleurs, c’est bien le fait d’une élection libre, avec une presse libre et des juridictions indépendantes, qui confère leur légitimité à des leaders comme par exemple Bush, Sarkozy, voire Hugo Chavez et qui au contraire jette le doute sur des leaders comme Poutine et Ahmadinejad[5]. Mais comme cela saute aux yeux dès qu’on évoque ces exemples, la légitimité des élus ne suffit certainement pas à faire la légitimité de leurs politiques, ce qui, à son avis, est tout le problème de la légitimité démocratique.
Le sens fonctionnel de la démocratie
Le sens fonctionnel de la démocratie correspond à la mise en œuvre du système
démocratique dans la vie courante de la société dans sa dimension naturelle
Cette mise en œuvre suppose pour les dirigeants, comme pour les dirigés, un certain nombre de procédures stabilisées et connues par tous : élections, campagnes, sessions des différentes instances, etc. Cette vie courante de la démocratie a, pour ceux qui la mènent, une dimension « naturelle », au sens phénoménologique du terme, autrement dit elle fonctionne sur le mode de l’évidence sans qu’il soit nécessaire de réfléchir constamment sur ses fondements. La démocratie apparaît ainsi comme la forme de vie des dirigeants et des dirigés de certains pays qui, en tant que telle, n’a pas besoin d’être interrogée pour être spontanément pratiquée. Contrairement aux Coréens du Nord, aux Chinois, aux Soudanais et aux Syriens, nous naissons et vivons dans un système politique qui se caractérise comme démocratique, sans que nous ayons rien fait pour cela, sinon aller aux urnes lorsque c’est le moment et respecter les lois courantes du pays – ce qui est d’ailleurs le réquisit commun de tous les citoyens sous n’importe quel régime politique.
Le fait que les citoyens ne consacrent qu’une faible partie de leur énergie à la gestion des affaires publiques amène à incriminer un peu vite une dépolitisation
L’explication principale serait plutôt que, dans les sociétés modernes, la politique reste une activité de spécialistes ou au moins de personnes qui s’autosélectionnent pour cela, tandis que la plupart des autres se consacrent à d’autres intérêts. Contrairement aux tribus de gorilles ou de chimpanzés, il n’est pas nécessaire de devenir un mâle alpha ou d’exercer un pouvoir politique pour avoir les succès personnels et sociaux qui peuvent remplir la vie d’un citoyen moyennement ambitieux. Ce qui apparaît parfois comme un désengagement civique relève donc davantage d’une sorte de déperdition civique inévitable qu’on a d’ailleurs des chances de retrouver dans n’importe quelle société, y compris peut-être dans les démocraties athéniennes ou paraguayennes (tribus guayaki(s) de l’est paraguayen) si souvent vantées pour la participation active de leurs citoyens.
Le fonctionnement naturalisé de n’importe quel ordre politique a en tout cas des effets de stabilisation du régime en place
Ce fonctionnement, lorsqu’il se confond avec les données du monde naturel, est d’autant plus difficile à remettre en cause, par les dirigeants comme par les dirigés. Les avantages ou les inconvénients de cette stabilisation dépendent alors directement du régime politique lui-même. Il existe par exemple de nombreux pays où, en l’absence de démocratie, ce qui est stabilisé par la naturalisation de la vie politique est la corruption, les prébendes, les abus de pouvoir, les trafics d’influence, etc.
Mais les démocraties ont aussi leurs propres routines fonctionnelles problématiques, régulièrement dénoncées par des journalistes et des intellectuels, comme par exemple : l’excessive médiatisation des campagnes électorales, le cumul des mandats, la confusion des intérêts de castes et de l’intérêt public, le financement des partis politiques.
Chez les dirigeants eux-mêmes, le fonctionnement de la vie politique par le mode du « ça va de soi » ne peut qu’accentuer ce genre de dérives. Par exemple, l’efficacité pratique et la maîtrise incontrôlée de moyens comme les médias, les mandats multiples, les réseaux d’influence…, favorisent immanquablement un usage excessif de ces moyens.
Le phénomène de l’aristocratie élective, avec un personnel politique issu pour la plus grande part des mêmes écoles et des mêmes milieux sociaux, ne fait d’ailleurs que redoubler, au plan politique, des disparités sociales dont on sait qu’elles s’accroissent dans l’évolution récente des sociétés libérales. Lorsqu’elle est élue et intronisée, cette aristocratie politique peut ainsi concentrer entre ses mains un pouvoir extrême, face auxquels l’expression démocratique alternative, celle qui n’a pas la sanction de l’élection populaire, n’a que le recours de la rue pour faire valoir ses droits. Quant à la confusion des sphères critiquée par le livre classique de l’américain Michael Walzer[6], elle n’a fait que s’accentuer ces dernières années, avec le nomadisme politico-économique des élites sociales.
Ces phénomènes sont assez bien connus, mais ce qu’il convient de souligner s’est qu’ils manifestent une sorte d’emballement de la pratique du pouvoir
Ils ne sont pas sans rappeler certains mécanismes de dépendance pratique qu’on retrouve dans d’autres secteurs de l’activité humaine. Il existe en effet une satisfaction ou une jouissance du pouvoir qui, en l’absence de contre-mesures morales ou juridiques, ne peut que majorer ces phénomènes. D’après des recherches sur les consommations abusives, les dépendances aux récompenses et les addictions[7], trois grands types de mécanismes cognitifs de ces phénomènes qui ont une application plus large dans la gestion des affaires humaines peuvent être évoqués : les faiblesses du jugement, celles de la volonté et celles de la liberté.
– Les faiblesses du jugement correspondent à ce qu’on appelle en psychologie, des biais cognitifs dont la liste n’a cessé de croître avec la multiplication des recherches sur les erreurs de perception et d’évaluation des probabilités[8]. Mais ils correspondent à ce que Rawls appelle des difficultés du jugement comme, par exemple, l’impossibilité de s’accorder sur des conceptions du bien, et même, contrairement à ce que pense Rawls lui-même, sur des conceptions du juste.
Il en est ainsi de ce qu’on appelle l’escompte du futur[9], c’est-à-dire la minoration des avantages futurs au profit des avantages immédiats, alimente ainsi ces biais de la connaissance morale, en pesant sur le jugement rationnel tout bien considéré.
Enfin, la confusion des domaines du jugement pratique conduit souvent à poser comme impératif moral universel des objectifs politiques qui relèvent davantage des commodités de gestion, d’une idéologie particulière ou d’un intérêt électoral, comme par exemple la réduction du nombre d’enseignants, la durée du temps de travail ou les politiques sécuritaires. En pratique, il semble exister, chez les politiques, une oscillation entre une sincère conviction idéologique qui justifierait certains sacrifices ciblés et certaines brutalités, et un mixte de mauvaise foi, de prosaïsme, voire de pur cynisme qui consiste à éthiciser des propositions qui, au moins sur le plan moral, ne soutiendraient pas un véritable examen rationnel.
– Les faiblesses de la volonté, quant à elles, correspondent à ce qu’Aristote appelait l’akrasia[10], c’est-à-dire une action intentionnelle qui s’écarte du meilleur jugement de l’agent. Il y a faiblesse de la volonté lorsque la volonté de l’agent de suivre son meilleur jugement s’incline sous la pression d’un autre désir.
Dans un ouvrage récent, J. Elster[11] a fait un tour intéressant des applications du modèle aristotélicien de l’akrasia à la politique, en interprétant certain dispositifs institutionnels, par exemple le bicamérisme ou l’indépendance de la banque centrale, comme des façons de prévenir les faiblesses de la volonté politique. On pourrait ajouter à ces exemples la tendance prophylactique des démocraties modernes à soumette la promulgation des lois à un arbitrage constitutionnel ou encore la procédure rawlsienne du voile d’ignorance qui n’est, au fond, qu’une façon de se prémunir contre des décisions dictées par l’intérêt immédiat plutôt que par l’intérêt général ou les fameux principes de justice.
– Le troisième mécanisme relève de ce qu’on peut appeler des faiblesses de la liberté au sens d’une action qui découle d’un choix motivé et volontariste qui peut impliquer un dérèglement du jugement comme dans le modèle aristotélicien de l’akosalia[12].
Ce dérèglement exclut surtout le dilemme, l’hésitation et donc la délibération car l’agent n’envisage à aucun moment de suivre le jugement qui contredisait le choix envisagé. Un cas typique serait celui des politiques françaises de plus en plus restrictives vis-à-vis des demandes d’asile ou de regroupement familial. Le meilleur jugement consacré dans le droit européen et que nul ne conteste en principe, est que les pays ont le devoir d’accueillir certains étrangers pour des raisons humanitaires, mais cela n’empêche pas les gouvernements de s’en écarter pratiquement sous la pression des circonstances et de l’électorat.
La faiblesse de la liberté est évidemment plus marquée qu’il n’existe à un moment donné aucune mesure externe adéquate comme par exemple un verrou juridique ou une délibération obligatoire devant une instance ad hoc.
Le sens moral de la démocratie
Lorsqu’on s’interroge sur lesens moral de la démocratie, on peut avoir l’impression que celui-ci a supplanté tous les autres, comme si la démocratie était devenue aujourd’hui, par son association aux libertés et aux droits de l’homme, un synonyme de l’éthique politique, voire de l’éthique tout court. Être démocrate aujourd’hui serait donc finalement avoir toutes les vertus que doit avoir l’honnête
homme du XXIe siècle.
Le lien entre la démocratie et l’égalité semble plus évident dès qu’on prend en compte ce à quoi elle est traditionnellement opposée, à savoir l’accaparement de pouvoir par une minorité. C’est apparemment cette opposition au monopole du pouvoir et au despotisme qui, a contrario, permet d’établir le principe d’égalité, comme obligation de prise en compte dans la société des droits et des intérêts de tous. C’est ainsi d’ailleurs que raisonnait Montesquieu lorsqu’il caractérisait la démocratie comme reposant sur la vertu, sans plus de précision, par opposition à l’aristocratie, fondée sur la modération, la monarchie, fondée sur l’honneur, et au despotisme, fondé sur la crainte[13]. Et lorsqu’il s’agissait de préciser ce qu’est la vertu politique, Montesquieu indiquait l’amour de la patrie mais aussi, bien entendu, celui de l’égalité[14].
Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce n’est pas la valeur de la liberté qui s’oppose principalement à l’égalité, mais des visions divergentes de l’égalité qui, ajoutées à des principes d’utilité sociale et de concurrence, contribuent à maintenir hors du pouvoir de décision toute une série de parties prenantes actives et légitimes de la vie sociale : salariés d’entreprise et d’administration publique, minorités ethniques et religieuses qui échouent dans les concours sociaux habituels, consommateurs victimes des dégradations de l’environnement. Une grande partie des dirigeants juge en effet nuisibles au rendement de l’économie et au principe d’égalité lui-même, toutes les mesures qui cherchent à rendre du pouvoir à certaines catégories : démocratie d’entreprise, action affirmative pour les minorités, obligation de preuves d’innocuité des procédés industriels ou agricoles, soumission à des forums participatifs...
Face aux conceptions différentes de l’égalité, on pourrait avoir l’impression que les incertitudes du jugement rendent impossible tout arbitrage ultime. Il n’est cependant pas impossible de desserrer l’étau du dilemme entre l’utilitarisme économique et la justice sociale, en déplaçant le point focal et en s’arrêtant un instant sur la seconde vertu démocratique, évoquée à l’instant, à savoir le sens de l’humanité, dans lequel Rousseau comme les philosophes britanniques de la sympathie, voyait l’une des affections humaines premières. C’est bien en effet ce sens de l’humanité qui, dans l’éthique contemporaine de la démocratie, a été le principal ressort de la défense des droits et de la dignité humaine et du combat contre l’humiliation et l’écrasement des individus.
Il existe, en outre, un lien théorique entre les deux notions d’égalité et d’humanité que Patrick Pharo souhaite souligner, en proposant pour conclure, une légère modification à une formule de Hobbes dans le De cive, selon laquelle : « ceux-là sont égaux qui peuvent choses égales », et en particulier tuer leur prochain[15]. La modification consisterait simplement à dire « ceux-là sont égaux qui peuvent éprouver choses égales », ce qui est indiscutablement le cas des humains, êtres sensibles et, en général, plus réfléchis que d’autres animaux. On pourrait ainsi avancer que l’idéal moderne de la démocratie et des droits de l’homme est une conséquence directe de la conscience que nous avons prise de cette communauté d’épreuve, l’exact opposé de la communauté du meurtre. Les verrous institutionnels et juridiques devaient être renforcés en vue de favoriser l’attention à l’expérience d’autrui, au souci de la justice d’autrui, à la prise en compte de sa vulnérabilité. Cela impliquerait, entre autres, de réduire les super-profits, correction substantielle à la dérive aristocratique des démocraties modernes.
[1] Tocqueville voit la démocratie américaine menacée par le risque d’une dictature conformiste de la majorité, accompagné par la crise d’une opinion publique qui n’est plus composée de sujets autonomes également créatifs et doués d’une influence politique égale.
[2] Politique, IV, 9, 1294b8. Cf. aussi Montesquieu, L’esprit des lois, 1748, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1964, p. 533.
[3] Cf. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995.
[4] « J’aimerais autant dire, remarquait Hume, qu’un homme que l’on a embarqué pendant qu’il dormait, reconnaît l’autorité du capitaine de vaisseau ; et pourquoi non, n’a-t-il pas la liberté de sauter dans la mer et de se noyer ? » Essais politiques (21e essai, 1748), Paris, Vrin, 1972, p.335.
[5] On serait tenté, observe Patrick Pharo de comparer ici les dirigeants éjectables aux hypothèses falsifiables pour penser, sur le modèle de l’épreuve scientifique, un critère de l’élection démocratique.
[6] Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, 1983 tr. Ft. Par P. Engel, 1997, Paris, Seuil.
[7] Cf. Plaisir et intempérance, recherche morale de l’addiction, rapport MILDT INSERM, 2006.
[8] Cf. Libéralisme politique, tr. Fr. C. Audard, Paris PUF, 1995, p. 84.
[9] Cf. J. Becker, Accounting for Tastes, Cambridge, Harvard, U.P. 1996.
[10] Cf. Éthique à Nicomaque, VII.
[11] Agir contre soi, Paris, Odile Jacob, 2007.
[12] Contrairement à l’akrates, l’akolastes agit de façon cohérente car il suit son meilleur jugement, sauf que celui-ci s’écarte résolument de l’opinion la mieux établie, d’où l’idée de dérèglement. Cf. Éthique à Nicomaque, VII.
[13] Cf. L’esprit des lois, op. cit. p. 536 et sq.
[15] « Ceux qui peuvent ce qu’i l y a de plus grand et de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales »(Hobbes).