ENTRE IDOLE ET ICÔNE
LA POSSIBILITÉ D’UN REGARD QUI REGARDE TOUT SANS RIEN VOIR
Extraits de « Dieu sans l’être » de Jean-Luc Marion
[Après avoir vu DIEU agapè et la double idolâtrie proférée à travers les siècles], nous nous trouvons confrontés à la recherche d’une attitude où le regard ne se figerait plus en un premier (et dernier) visible [une divinité], sans pourtant encore envisagé par l’invisible [DIEU], dont l’initiative toujours lui échappe ; en un mot, où le regard ne verrait plus aucune idole, sans pourtant prétendre à l’impossible agapè ; un regard qui ne verrait rien et ne se découvrirait pas vu – un regard qui ne voit rien mais que rien n’aime, sans idole ni agapè. [Bref, un regard qui nous restreint entre idole et icône].
Le regard porté par Monsieur Teste
L’analyse d’une telle attitude présente une difficulté préjudicielle : peut-elle jamais se réaliser en fait ? De ce fait nous pourrions douter, si la fiction littéraire ne nous en avait, avec plus de vérité que la facticité n’en propose, décrit ce type. Parmi les nombreux exemples accessibles, retenons le Teste esquissé par Paul Valéry, Témoin de lui-même. Aucune idole ne tient sous le regard de Teste « un peu plus grand que tout ce qu’il y a de visible » ; toujours ce regard voit plus loin que ce qu’il regarde, toujours il outrepasse son spectacle, comme en avance sur le visible parce que plus fondamentalement en avance sur lui-même…Ce regard ne voit jamais ce que d’autres regards, à sa place, verraient jusqu’à s’y figer : au lieu de voir le visible, il repère immédiatement ce que ne comble point, dans l’horizon visible, le spectacle ; il voit ce qui ne s’offre pas comme visible, le vide entre le visable et le visible…Ce regard, à force de viser toujours plus loin que son visible, de viser « plus loin que le bout de son nez », accomplit un voyage au bout du jour. Rien – aucun visible – ne l’arrête, comme rien n’arrête une colonne blindée qui « fait une percée », comme rien n’arrête un demi qui « fait une ouverture », ou plutôt comme rien n’arrête au regard dans un paysage plat, ou dans un salon mondain lui aussi plat.
Hors du régime de l’idole, où situer le regard que porte Teste ? Sans doute ne peut-on ni le retenir dans une idole quelconque, puisque même l’auto-idolâtrie – « J’ai fait une idole de mon esprit » – renforce la question, loin de la dissoudre ; car, si mon esprit mérite de devenir centre irréfragable, il tient ce privilège de son acuité irrépressible qui déteste le monde ; mais comment le principe d’un tel désastreéblouissantpourrait-il lui-même devenir ce qu’il rend impossible – idole ?
Autant l’auto-idolâtrie paraissait la règle du regard idolâtre (a), autant elle apparaît maintenant insoutenable à un regard que définit sa puissance à transpercer toute idole. Aussi l’alternative ne consiste-t-elle plus à décider entre une idole externe et l’auto-idolâtrie, mais entre l’icône par excellence et la haine de soi… « Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je me nie – je me tue ». Ce qui permet au regard de Teste de transgresser tout visible sans jamais s’y fixer comme en une idole – la détestation – lui interdit aussi de jamais rencontrer dans le monde un autre regard que le sien pour l’envisager.
A quoi aboutit ce regard
Aucun visage ne vient envisager Teste, donc en soutenir le regard. A force d’avoir les yeux trop grands ouverts, Teste ne voit plus rien, sinon l’impossibilité de jamais pouvoir arrêter son regard ; comme Œdipe, dont Hölderlin assure qu’il avait un œil de trop, Teste voit qu’à force de lucidité (mise en lumière) il détruit tout visible, au point que rien ne le fixera, qui vienne du visible ou advienne en lui. La radicalité de la détestation des idoles met en cause la possibilité d’une icône, dont le regard pourrait éviter à Teste de se noyer dans sa propre évidence. Chaque idole qui s’effondre marque la nécessité d’une icône, mais aussi l’impossibilité de ne jamais la voir – du moins de ce regard-là. De ce regard instable, qui voit trop pour se laisser envisager, en suspension entre le crépuscule toujours à descendre des dernières idoles, et l’aurore à jamais repoussée d’une icône, regard trop fixe pour ne pas donner le soupçon de sa mort…
Il y a lieu maintenant de demander, moins à Teste qu’à nous-mêmes, comment nous parvenons ainsi à tenir un regard qui ne voit pas et ne se laisse pas voir, ni idolâtrique, ni icônique ; bref, quel emploi tient ce regard à la limite. Autrement dit, lorsque nous voyons, comme Teste, avec un œil de trop, sans doute ne voyons-nous rien (en fait d’idole), ni ne nous laissons envisager par rien (en fait d’icône) ; mais ce rien, une fois encore, ne dit pas rien. Quoi donc s’accomplit dans ce regard aveuglé par sa lucidité même ? Ce regard s’exerce en accomplissant l’ennui.
L’ennui (b) auquel ce regard aboutit définit une attitude et une manière de regarder
Cette attitude et cette manière de regarder est parfaitement définissable, par contraposition avec d’autres modes de regard, d’abord (1), comme tel ensuite (2).
1/ Ce regard, pour disqualifier les idoles ne se confond pourtant ni avec l’anéantissement, le nihilisme ou l’angoisse. Marquons ces trois distinctions.
– a) Le regard d’ennui, n’anéantit pas, ni ne détruit, ni même ne nie. Au contraire le mouvement de détruire, précisément parce qu’il s’agit d’un mouvement, suppose une non-indifférence, que l’ennui a pour caractéristique de mettre entre parenthèses. L’ennui n’a aucun intérêt en quoi que ce soit, et donc pas plus d’intérêt négatif que positif…Le regard d’ennui, en ne donnant pas son attention au moment même où il se pose sur le visible, le regard abolit le visible, le destitue de toute prétention à s’ériger comme premier visible (idole), l’annule sans avoir à l’anéantir.
– b) Le regard d’ennui ne saurait non plus se confondre avec l’attitude nihiliste. Le nihilisme commence avec la dévalorisation des plus hautes valeurs ; cette dévalorisation découle elle-même de la découverte que toute valeur, même positive perd sa dignité du fait même qu’elle la reçoive d’une évaluation étrangère, celle de la volonté (de puissance)…L’ennui renonce, sans aucun tragique, sans aucun « mérite » ni « courage », à l’intention même d’une idolâtrie quelconque. Tout comblement par le visible lui répugne ; son « effrayante pureté » s’en dégoûterait, si d’aventure la chance – non : le danger, la tentation – s’en présentait. Que le regard d’ennui ne concerne pas le nihilisme, ni ne s’y exerce, l’écart entre Teste et la pensée réactive le confirmerait : la pensée réactive ne se hait elle-même, ni ne hait ce qui ne se hait point, que pour se discipliner, se dresser et finalement se redresser – bref paradoxalement mais inexorablement, (s’)affirmer ; et ce parce que précisément, dans son fond elle reste Wille zur Macht [Volonté pour ‘le faire’], en quête d’affirmation – en tant qu’essence (fondatrice sans fondement) de l’étant. Teste au contraire, ne réagit pas plus qu’il n’agit, ne nie pas plus qu’il n’affirme ; il détache toute chose de la dignité d’une idole, il se détache lui-même, sans ascèse ni effort, de sa propre affirmation, comme d’une dernière impureté. Impureté du regard, comme on parle d’une impureté d’une pierre, qui ne devient en ce sens vraiment précieuse que par soustraction. Le regard d’ennui ni ne nie ni n’affirme, il abandonne jusqu’à s’abandonner lui-même, sans amour ni haine, par pure indifférence.
– c) L’ennui ne doit pas, enfin, se confondre avec l’angoisse. Si l’on entend par angoisse la « disposition fondamentale » qu’a thématisée Heidegger, on doit y lire l’opération phénoménologique qui accomplit une réduction de l’étant dans son entier, au terme de laquelle ne demeure plus, comme une obsession menaçante, face et autour du Dasein, que le Néant/Rien…L’angoisse ne tient son rang de disposition fondamentale, que de la revendication qu’elle éprouve ainsi de la part du Néant/Rien comme Être. L’angoisse inaugure un processus complexe, dont la revendication par l’Être (Anspruch des Seins) constitue le sommet et l’unique enjeu. Le recul des étants ne compte que dans la stricte mesure où il dégage l’horizon où l’on voit s’avancer l’Être sous espèces du Néant/Rien. Ici apparaît clairement ce qui oppose l’angoisse à l’ennui ; certes, l’une et l’autre partagent le retrait effrayé, mais sans anéantissement ontique des étants ; pourtant, dans ce désert, une voix clame encore un appel pour l’angoisse – la revendication que profère silencieusement l’Être.
2/ L’ennui, au contraire, ne peut ici rien entendre, pas même le Néant/Rien. L’ennui, en effet, entendu du moins en son acception essentielle reste sourd, même à ce qu’il entend. S’il ne se trouve pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, alors aucun sourd n’entend moins que l’ennui. Ce qu’il entend, il n’y prête aucune attention, aucune intention, aucune rétention…Sa fonction propre consiste en effet à provoquer l’indifférence à toute provocation, surtout à une provocation fine et forte, surtout à une invocation essentielle. L’ennui suspend la revendication, et par excellence celle de l’Être, parce qu’il n’a d’autre office ni d’autre définition que cette suspension même…L’ennui n’entend rien, ne veut rien entendre, pas plus que son regard ne veut ni ne peut se laisser combler par un premier visible, rayonnant de la dignité d’une idole indépassable. Devant le fait que l’étant soit, l’ennui ne bouge pas, ne voit pas, ne répond pas. L’ennui ne souffre aucune exception à son regard crépusculaire, et l’étant purement là n’y fait pas exception. Aucune idole devant l’ennui, pas même le spectacle insurpassable de l’étant donné. Mais comme rien de plus essentiel ne peut jamais paraître que l’étant donné (dass : Néant/Rien, Être), jamais non plus l’ennui ne se manifestera plus absolument que dans son inintérêt pour l’étant donné. L’ennui qui ne prête aucun intérêt à l’étant donné, s’accomplit absolument – absolument ; ce qui veut dire en s’absolvant de tout lien et de toute limite. L’ennui dissout, à la fin, l’étant donné lui-même, et se défait de ce qui donne l’étant donné : l’Être qui fait jouer ici à nu la différence ontologique…
L’ennui se retire de l’étant et de ses enjeux comme on se retire d’une affaire, comme on retire ses fonds d’une banque, comme on tire son épingle du jeu. Désormais, libre de tout, même et d’abord de l’étant donné, l’ennui absolu déploie son indifférence. Proprement, désormais, rien ne fait plus de différence, y compris la différence ontologique. L’étant, même vu sous la merveille qu’il est, ne fait pas, car l’Être qui y parle ne parvient plus « à faire l’intéressant ». Au lieu que l’angoisse provoque la différence, parce que l’intéresse la revendication de l’Être qui dit la différence ontologique, l’ennui n’y voit aucune différence. – Le regard d’ennui ne relève donc pas d’une analyse existentielle commune. Il constitue une « détermination fondamentale », tout comme l’angoisse, mais en un sens totalement inversé ; au lieu de qualifier l’homme comme Dasein à partir de la différence ontologique, elle disqualifie la différence ontologique (par excès, non par méconnaissance), et donc déplace l’homme – en partie du moins – hors de son statut de Dasein. Cette indifférence affole la différence ontologique que Teste, plusquetoutautre,saitinaccessibleaumomentmême où il la mime parfaitement –, mais par une manière de retrait et de défaut, qu’assure paradoxalement l’avancée et l’excès de lucidité du regard. Au-delà de l’idole (même de l’ultime idole que donne l’Être/étant), en deçà de toute icône où nous envisagerait l’agapè – tel flotte, décidé mais en suspens, le regard d’ennui.
Ce regard d’ennui que voit-il ? Il voit tout et rien, tout comme rien.Il voit tout ce qui est comme s’il n’était pas. L’ennui impose à ce qu’il voit, non l’annihilation, mais l’indifférenciation entre les statuts d’étant et de non-étant. Le suspens du regard d’ennui arrache son spectacle à l’Être. Cet arrachement peut se dire sous le nom de vanité. De même que l’angoisse en renvoyant l’état en général désigne le Néant/Rien comme Être, de même l’ennui provoque sur l’étant en général la vanité qui le rend indifférent à la différence ontologique.
Ce regard d’ennui qui voit tout comme rien (qui défait l’étant), s’offre textuellement à notre méditation dans la phrase inaugurale du Qohélet (ou Ecclésiaste), un des livres de la Sagesse de l’Ancien Testament
Ce texte nous livre la sentence qui, sans doute, soutient le mieux le moment atteint par notre méditation : « Vanité des vanités et tout [est] vanité ! Quelle différence avantageuse pour l’homme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ? » (Qohélet,1,2,3). [Si nous recherchons la signification] de la vanité dont nous ne savons encore rien, sinon qu’elle résulterait du regard d’ennui. Et quel sens pouvons-nous présumer que de qui intervient ici, sous le nom encore indéterminé de « vanité » répond exactement à ce que provoque le regard d’ennui – l’affolement de la différence ontologique qui fait apparaitre la merveille « que l’étant est » ? Ce que touche la vanité en question n’a pas de limite : la vanité affecte « tout » ; autrement dit rien ne lui échappe , comme le dira bientôt un autre verset : « rien de nouveau sous le soleil »(Qohélet,1,9). Il faut ici noter la curieuse construction, rare selon les exégètes que l’on devrait littéralement traduire par : « Rien – tout nouveau, sous le soleil », autrement dit, en tenant compte de la juxtaposition des contraires, « rien de nouveau dans tout le nouveau », donc tout le nouveau – et il ne cesse d’intervenir au fil des jours et des ans – n’offre en fait aucune nouveauté. La totalité des choses doit ainsi s’entendre non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Il s’agit bien de tout, dans une sommation empiriquement impossible, mais effective aux yeux d’une certaine conscience ; nous disons aux yeux du regard d’ennui ; strictement aux yeux du regard de l’ennui. Ce rassemblement de « tout » au-delà des pouvoirs de la conscience claire et commune trouve confirmation dans la formule même « vanité des vanités » qui introduit le « tout » (« tout [est] vanité)…Si la totalité se trouve frappée de vanité, la vanité elle-même doit atteindre une intensité maximale ; ou plutôt, pour que « tout » tombe sous sa puissance, la vanité doit devenir absolue, sans limite ni retenue, superlative. D’où un rapprochement, difficilement esquivable : l’ennui peut provoquer la vanité sur la totalité comme l’angoisse fait surgir « l’étant dans sa totalité »…Qohélet, [après l’affirmation majeure] va passer en revue ce qui est, sans rien en excepter, mais qui ne peut pas être considéré comme un étant : la vie, la mort, le savoir, l’amour, le pouvoir, les biens, les maux, etc…[Mais, remarquons-le,] il ne peut échapper à l’indéfinie énumération, qu’à partir d’un point de vue autre que l’universelle et positive présence, ici et maintenant. La totalité n’apparaît en fait, aussi bien comme telle que comme vaine que parce qu’elle apparaît d’abord en tant que création : « La création a été soumise à la vanité » dit saint Paul (Romains 8, 20). En tant que créé, le tout se dégage comme tout absolu. Ainsi deux totalités entrent en concurrence, l’une qui interprète le monde comme étant dans sa différence à l’Être, l’autre qui aborde le monde comme vain dans son statut de création…
[Par ailleurs, il nous faut remarquer que] la création ne devient pensable, en un sens strict qu’avec l’incarnation, tant le premier Adam ne se voit qu’à l’éclat que jette sur lui le second Adam. Dans le manque de cet avènement, la pensée se borne à marcher vers la limite, sans pour cela même, pouvoir la nommer : sur ce chemin, le Qohélet marque un pas décisif – accéder à la création, par considération de la vanité dont le monde se marque à partir d’un obscur foyer allumé hors du monde. La lumière noire de la vanité témoigne déjà qu’un autre soleil peut éclairer la totalité ; que cet autre soleil rende impensable toute nouveauté dans ce monde, atteste déjà que ce monde admet un en-dehors. – L’autre soleil frappe d’indifférence la totalité, vue comme création et non comme étant. Sous la lumière noire de la vanité, rien n’importe : le travail de l’homme ne fait plus aucune différence [Quelle différence avantageuse pour l’homme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ?] ; ou plutôt la différence que le travail des hommes gagne entre les choses en vue de l’intérêt, ne tient plus du point de vue qui éclaire ces mêmes choses comme des créatures vaines ; l’intérêt même n’intéresse en rien l’homme ; il ne se sent pas plus intéressé à l’intérêt, puisque la vanité rend indifférente toute différence propre au monde et interne à lui.
[Quel raisonnement venons-nous de faire ? Nous avons d’abord relevé l’ennui (disposition fondamentale) qui suspend l’intérêt à l’intérêt par indifférence (Quelle différence avantageuse pour l’homme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ?) ; nous avons constaté ensuite que l’ennui s’exerce sur une totalité, totalité non ontique, mais en état de création (tout [est] vanité) ; nous avons enfin pu accéder à la vanité dont le redoublement superlatif étend l’emprise aux dimensions du monde (Vanité des vanités).
Pour avoir commencé par la fin, nous nous sommes donnés les moyens d’en finir par et avec le commencement. Donc de demander maintenant : quand frappe la vanité qu’accomplit-elle, en fait ?]. Vanité donc et
Telle qu’elle résulte du regard d’ennui, la vanité, que signifie-t-elle ? De quel coup frappe-t-elle ?
L’ennui avons-nous posé d’abord n’anéantit pas, ni ne réduit à néant ce qu’il frappe pourtant de vanité. Ne paraît-il pourtant pas que Qohélet tient pour vaines les choses précisément parce qu’elles disparaissent ? Mais justement il les tient pour vaines avant qu’elles ne disparaissent. Qohélet constate la vanité non pas de ce qu’il aurait perdu ou désiré en vain , mais de ce qu’il possède ; or il a tout, en bien solidement compté et connu, tant pour l’esprit (« J’ai une somme considérable de sagesse », Qohélet, 1,16), que pour la matière (« J’ai satisfait tous les désirs de mes yeux, je n’ai refusé aucun plaisir à mon cœur », Qohélet, 2,10) ; ce qu’il frappe de vanité consiste en cela-même qu’il a, donc en un bien dont il a joui et dont il continuera à jouir. Il n’en déplore pas l’absence, mais il le frappe de vanité en sa présence même ; la vanité vise les biens en tant même qu’ils restent présents et possédés en pleine jouissance. Il faudrait sans doute dire que la vanité peut anéantir quoi que ce soit, justement parce qu’elle vise la présence des choses ; elle les frappe en leur présence, face à face, franchement, et ne pourrait s’exercer sur des biens absents ou anéantis. Le regard d’ennui frappe de vanité la présence en tant que telle, dans la force tranquille de son étalement permanent.
Qohélet pense dans la platitude en un sens inquiétant de la possession parfaite et sereine qui, d’un coup, s’effondre en complète vanité – d’un effondrement qui la laisse en place comme si de rien, n’était. Car rien n’a changé, rien ne survint, pas même ce rien dont on dit après l’angoisse, que « ce n’était rien ». Pas même le rien, strictement rien de rien.
La vanité rend indifférente la différence ontologique. Elle outrepasse autant le rien que l’étant. Elle n’anéantit pas, ni n’a à voir avec le rien, pas plus qu’avec l’étant présent. Nous pouvons maintenant noter que, de fait, le terme que nous rendons traditionnellement par « vanité », l’hébreu hèbbèl, ne peut pas se traduire par néant, mais impose l’image d’une fumée d’une buée, d’un souffle. Une brume, tant qu’elle reste immobile dans l’atmosphère tient sous le regard comme un authentique spectacle ; au même titre qu’un édifice, un animal ou un arbre, elle occupe l’horizon, jusqu’à éventuellement l’investir au point de le fermer ; elle l’offre au regard comme une réalité– qu’elle est. Mais cette réalité, sans destruction ni annihilation peut pourtant disparaître d’un souffle de vent. Disparaître ? En vérité le mot ne convient pas, puisque ce qui constitue la brume ne subira aucune destruction : les gouttelettes en suspension resteront en l’air, ou demeureront sous un autre état. Ne disparaît donc aucune réalité, mais seulement un certain aspect de la réalité : la cohésion, la consistance, la compacité opaque qui, de gouttelettes minuscules et de particules infimes, érigeait une clôture de l’espace. La buée, la brume, une fumée disparaissent – sans destruction – dès que se lève un autre vent, plus fort et violent. Un souffle le cède à un autre souffle ; souffle, ruah, esprit donc. Un souffle se dissipe quand souffle l’esprit. L’esprit défait toute réalité en suspension, dissipe toute suspension qui apparaissait, avant lui et à juste titre, comme une réalité. La « vanité » ne peut donc définir quoi que ce soit, d’autant que tout ce qui est, peut, comme une brume, se dissiper sous un souffle puissant.
Mais tout peut-il justement ainsi se dissiper, et quel esprit ainsi souffler ? Le psalmiste avait déjà prononcé que « l’homme comme un souffle (hèbbèl), ses jours comme l’ombre qui se dissipe (Psaume 144,4). Sous un esprit trop violent, les jours de l’homme se dissipent, comme s’envole le brin d’herbe ou, si le vent vire à la tempête, l’arbre et même la demeure. Il faut donc admettre que, plus l’esprit souffle violemment, plus l’étant devient l’ombre de lui-même, s’envole et dissipe sa subsistance permanente. L’homme, donc aussi toutes ses œuvres, devant la violence de l’esprit qui souffle, peut sans mourir ni s’anéantir, simplement ne plus tenir – l’homme soufflé par le souffle de l’esprit, se laisse emporter comme s’il n’avait pas de poids (kabhod, « gloire »). L’homme ne pèse pas lourd : sous le souffle de l’esprit, il vole en éclats, se dissipe, se défait. Tout, chez le psalmiste, devient ou peut devenir un souffle, soufflé, sans aucun poids : les ouvrages de l’homme (son travail), comme l’homme lui-même se dissipent, « comme un air léger, une vapeur » (saint Jérôme). L’homme ne tient pas sous le vent, l’homme ne tient pas l’esprit ; sa présence flotte, en suspens, dans un flux qui lui vient d’ailleurs : « Vous êtes en effet un souffle, qui apparaît pour peu de temps, et ensuite disparaît » (Jacques, 4,14). L’homme apparaît et disparaît, entre en présence ou en sort, au rythme d’un souffle qui le soulève ou le repose, le fait demeurer ou l’emporte : sa « vanité » ne tient pas à pareille alternance (en quoi il ne s’agit que de la simple contingence du fini) ; elle ne tient pas, non plus, à l’extériorité radicale du souffle qui provoque l’alternance (en quoi il pourrait ne s’agir que d’une domination) ; elle tient à ceci que l’alternance absolument externe ne détruit ni n’annihile, mais seulement disperse, dénoue, défait. L’esprit fait et défait, l’homme se laisse emporter au souffle de sa défaite ; ou, s’il demeure, il sait le devoir à un calme venu, lui aussi, d’ailleurs, et donc non moins étranger.
En fait, la vanité revient à laisser le cas (de tout) en suspens
Non que l’esprit laisse tout tomber, puisqu’il enlève au contraire tout, et fait tout reposer. Mais le suspens même marque toute chose de l’indice de la caducité – tout devient caduc. Non que tout disparaisse ou tombe, mais tout peut tomber et disparaître ; cette grande propension ne se résume pas en un moment dernier et irrémédiable ; elle sature chaque instant et chaque fibre de la permanence en présence ; la possibilité de tomber transperce le caduc même et surtout quand il ne tombe pas ; il apparaît caduc justement parce qu’il ne tombe pas en cet instant, alors qu’il le pourrait, et le devra. Sa permanence présente se sature de son abolissement : ne pas tomber, en fait, s’offre à manifester, autant que pouvoir (et devoir) tomber, le suspens : la chose ne résiste à sa disparition que pour mieux marquer que la possibilité même de disparaître la définit ; le fait de demeurer ne contredit pas la possibilité de la disparition, mais seulement son effectivité ; aussi la caducité s’affiche-t-elle de ce qui est – pour l’instant –, marque-t-elle de son suspens ce qui demeure – pour un temps…Ce qui est, devenu caduc parce que frappé de vanité, est comme s’il n’était pas : non qu’il ne soit pas ou plus, mais parce qu’il paraît indifférent d’être ou de n’être pas ; être ou n’être pas, telle n’est pas la question ; être ou n’être pas, il n’y a pas à choisir, précisément parce qu’entre les deux termes la vanité défait la différence. La « figure du monde » ne passe pas seulement ni d’abord parce qu’approcherait sa destruction finale ; car, outre que ce point final s’accomplit, moins comme un anéantissement que comme une modification radicale (Corinthiens 15,52), il ne peut advenir qu’autant que, d’abord, le « monde » prend une nouvelle figure, qui puisse admettre et recevoir un accomplissement. Quelle figure ? Nous l’avons déjà rencontrée : elle fait du monde une « création », elle voit le monde non comme la subsistance assurée d’une présence (à soi) saturée (de soi), mais comme un suspens, suspendu à ce qui outrepasse, hors espace comme hors temps, le monde.
Car la vanité ne frappe la « figure du monde » que par comparaison avec un pôle qui la déporte hors d’elle, la désarçonne et la désempare. « Nous pouvons en effet, nous aussi dire forts bons, en soi, le ciel, la terre, la mer et toutes choses contenues dans ce petit cercle ; mais une fois comparées à Dieu, ils sont comme rien…vanité des vanités, tout : vanité » (Saint Jérôme). Car, poursuit Jérôme, une petite lumière brillant dans la nuit y délivre bien toute la visibilité possible et réelle ; nul ne douterait qu’elle nous donne la lumière. Pourtant elle n’éclaire absolument que jusqu’au lever du soleil, dont l’éclat rend proprement invisible la première source lumineuse. Le soleil n’éteint pas la lanterne, ne la cache pas ni ne l’engloutit ; simplement, il l’annule : se levant d’ailleurs, il relève la première lumière de son office, sans combat de la lumière avec les ténèbres, mais par une lente subversion de la lumière par la lumière…Ainsi le monde ne souffre-t-il vanité que par comparaison avec un autre soleil, « le soleil noir de la mélancolie » qui l’éclaire et envahit d’un orient absolument extra-mondain, et qui, au moment même de se lever sur le monde, n’en demeure pas moins extra-territorial, par un inadmissible et impensable privilège. Sur le monde se lève un regard qui lui vient d’ailleurs parce qu’il fait paraître l’extérieur du monde ; le monde, à ses propres yeux, ne se connaît aucun extérieur, ni limites, ni caducité ; son extérieur n’apparaît que si l’endroit se retourne, pour produire l’envers, que si le monde se trouve retourné vers l’extérieur. Quoi donc le retournerait ainsi ? Le regard seul qui le frappe de vanité, car ce regard se pose sur le monde en étranger : regard étranger, qui rend le monde étrange, dérangé, étranger à lui-même. Ce regard d’ennui, le monde ne l’excède plus (ne le dépasse plus, ne l’exaspère plus), au contraire, désormais, il peut excéder le monde – le porter à sa limite de rupture, et l’outrepasser.
Le regard d’ennui n’excède ainsi le monde qu’en le prenant en vue à partir du pôle DIEU
La vanité frappe le monde dès que le monde se trouve pris en vue – envisagé – par un autre regard que le sien, sous le regard, impraticable à l’homme, de DIEU. Entre ce regard et le monde s’instaure la distance, écart qui unit autant qu’il sépare, écart dont le premier terme ne peut que comprendre l’incompréhensibilité du second, écart donc qui s’offre moins à concevoir ou réduire qu’à parcourir et habiter. Lors donc que Qohélet pose un regard d’ennui sur « tout » pour y découvrir un monde frappé de vanité, il voit du point de vue non du monde, mais de l’extériorité du monde – entre monde et DIEU. Il voit le monde non certes comme DIEU le voit, mais comme vu par DIEU – comme baigné d’une autre lumière, transi d’extériorité, suspendu à un autre souffle. Bref, le monde en distance.
– Que la vanité ne frappe le monde qu’à son entrée en distance, cette constatation permet de concevoir trois corollaires.
a) Si la vanité met en jeu le statut du monde, en le soumettant à un regard venu d’ailleurs, la mise en suspens ne peut toucher seulement quelques étants (comme une destruction ou la contingence) ; elle frappe par définition tout le monde, le monde comme un tout, le tout du monde. Nous pouvons même préciser : tout ce qui récuse l’extériorité d’un autre regard excédant le monde, à la fois reconnaît ce regard (en admettant la distance, ne fût-ce que pour la nier) et le méconnaît (en refusant de s’effacer devant ce regard) ; se fermer à la distance, sans pouvoir s’y soustraire, caractérise l’idolâtrie, qui ne devient pleinement repérable qu’au moment où, déjà, un autre regard la confond, simplement parce qu’il la transperce. La vanité devient d’abord vanité de l’idole, et de la première des idoles – la pensée, qui refuse de glorifier : le monde pourrait, à certaines conditions, entrevoir son extérieur (distance invisible, à parcourir), mais s’il n’accomplit cet excès où il s’excède lui-même, ses pensées s’évanouissent aussitôt de vanité…L’affolement des hommes découle donc d’une situation aussi intenable que courante : leurs pensées se trouvent prises en vue par le regard invisible de DIEU, qui les voit comme créatures, et s’offre à reconnaître comme créateur – à glorifier comme DIEU…La vanité frappe tout – le monde – dès que les pensées s’affolent à ne pas reconnaître la distance comme telle. L’affolement consiste, en un sens, non dans l’aliénation, mais dans le refus de l’autre : le monde s’aliène de son extérieur, il s’aliène de la distance. Il subit la vanité parce qu’il prétend à la solitude.
b) Que la vanité ne frappe le monde que dans son entrée à distance, cela implique que le monde ne puisse de lui-même – sauf à reconnaître la distance comme telle (glorifier DIEU comme DIEU) – entrevoir sa propre vanité. « Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que d’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable » (Pascal). Que non point ! Si la vanité ne frappe le monde que dans la distance, elle ne l’atteint qu’à partir d’un seul point de vue que, par définition, le monde ne peut, comme monde, produire ni même soupçonner. Par définition, la superbe clôture du monde sur lui-même, lui ferme l’accès non seulement à la distance, mais au soupçon même de sa propre vanité. En sorte que percevoir, même d’un très vague soupçon, « le soleil noir de la mélancolie » qui éblouit la lumière du monde, constitue déjà une transgression du monde, une esquisse d’un excès, l’ébauche de la distance !...Or l’enjeu du Qohélet et du moment théorique qu’il désigne pourrait aller au-delà : puisque la vanité implique déjà d’entrevoir, par un de ses pôles, la distance, elle permet d’y accéder. Un indice le confirme aussitôt ; la sentence capitale, « Vanité des vanités. Tout-vanité », qui marque de caducité le monde et duplique la parole du créateur prononcée à l’ouverture des temps sur la créature : « …et Dieu vit que cela [était] bel et bon ». La même distance désigne le même monde comme vain ou comme « bel et bon », selon que le regard avise par un pôle ou l’autre ; à partir du monde, sur la frange qui l’ouvre à l’excès d’une distance, le tout apparaît comme frappé de vanité ; du point de vue inaccessible de DIEU, à l’extrême de la distance, le même monde peur recevoir la bénédiction qui le qualifie en sa juste dignité.
c) Pareille ambivalence permet de préciser la situation d’où parle Qohélet, et où il nous introduit : il ne voit le monde en suspens au souffle de la vanité, qu’autant qui lui-même se situe dans un suspens intenable. Le monde, s’il est, et si l’appréhende un regard d’ennui, souffre vanité, parce que le regard d’ennui accède à la distance sans la parcourir authentiquement ; mais seul Qohélet – nous-mêmes donc – éprouve l’ennui parce qu’il n’éprouve la distance qu’à la mesure de sa propre insuffisance. Pour un autre regard, qui saurait parcourir la distance – celui de DIEU –, l’ennui n’intervient plus ; le regard qui peut aimer ne frappe plus de vanité, mais provoque la « bonté ». La vanité ne disqualifie le monde que pour le regard qui accède à la distance par l’ennui, sans performer la charité ; la vanité surgit d’un regard qui excède l’Être/étant, sans accéder encore à la charité ; qui découvre le monde étant au-delà sans le voir aimé – de DIEU. Le regard de Qohélet – le nôtre – entre en distance sans la parcourir, frappe le monde de vanité, sans le couvrir de charité. La vanité découle de l’ennui de l’homme, non de l’ennui de DIEU ; car DIEU aime, et du regard de charité s’ensuit la « bonté » du regardé. L’ennui désigne le suspens du seul regard humain, au-delà de l’Être/étant, mais en deçà de la charité comme la vanité disqualifie le monde dans son être en l’absence de sa requalifiction dans la charité…Lit vide d’un amour absent, le monde s’offre désolé au regard d’ennui, dont l’impuissance à la charité ne peut lui déverser que la vanité – cet envers de charité. Ce site, entre Être et charité, se nomme mélancolie.
C’est alors que peut être envisagée la possibilité d’un regard, entre idole et icône, qui regarde tout sans rien voir, regard qui n’est autre que celui de la mélancholie?
Sous le regard de la mélancolie, quoi donc s’offre en spectacle ? Tout le visible ; dans sa célèbre gravure titrée « Mélancholia », Dürer étale en horizon la splendeur d’un paysage où se composent l’eau, la montagne, une ville et la forêt. Un étant animé répond à ces étants inanimés ; ici un magnifique chien, assoupi au premier plan. Ces spectacles ne captent pourtant pas le regard de la mélancolie, qui, visiblement, ne s’y arrête pas comme à son premier visible. Mais Dürer suggère plus à voir : tout l’art des hommes s’offre au regard, avec les outils divers du menuisier, du maçon, du paysan (la meule), etc. ; et plus encore, la justice, le temps, les chiffres, les figures géométriques, jusqu’à – selon le compas que tient la main droite – la mesure et l’ordre intelligible. Le regard de la mélancolie ne s’y arrête pas plus, ni ne les vise. Reste enfin, au-delà du sensible, des arts et des sciences, bref, du domaine fini, ce qui invite à transgresser le fini : la petite mais centrale figure d’un ange (authentique, lui), juste située entre le sommet du compas et l’élan d’une échelle qui se perd dans le ciel, ange : ange sans doute climaque [de Jean de Climaque] au pied de l’échelle qui ordonne le degré des choses et du monde, jusqu’à en promettre (sinon permettre) la transgression. Le regard de la mélancolie se fixerait-il sur l’échelle angélique, sur l’ange climaque ? Que regarde pourtant ce regard, dont l’insistante lourdeur creuse la gravure d’un centre de gravité impérieux et écrasant ? Où donc se pose sa visée ? Peut-on imaginer qu’il regarde, au-delà de la gravure, par exemple le spectacle même de cette gravure ? A l’évidence, non. Mais, par cette nouvelle question, nous approchons de la bonne réponse : le regard de la mélancolie ne se pose sur aucun des étants sis dans le cadre de la gravure, en sort donc ; en quelle direction ? Ni par le haut (les cieux, les anges, le divin), ni par l’avant-scène (nous, le regardant), mais par le côté gauche de la gravure. Or, sur ce côté gauche s’ouvre l’azimut où, par ailleurs, les lignes de fuite des figures diverses convergent, hors de la gravure.
Ce que confirme l’arc-en-ciel : sa partie tronquée par le cadre de la gravure appelle un prolongement strictement hors-cadre. La gravure, par son organisation même renvoie hors d’elle-même – vers un point de fuite, qu’elle ne comprend pas…La mélancolie frappe de vanité les étants qui l’encombrent et la comblent, en regardant simplement le point de fuite – étrange instance qui en constitue la visibilité sans lui-même jamais apparaître et qui, ici, échappe une seconde fois au visible en se situant hors de la gravure dont Dürer fixe, à dessein, solidement le cadre. Des étants ici-présents – en fait leur totalité et tous leurs degrés –, la mélancolie ne trouble ni l’ordonnance, ni la substance, ni les essences ; elle n’y touche rien ; mieux, elle ne s’y intéresse en rien, puisqu’elle ne s’y arrête pas. Son regard les transperce seulement vers ce point à eux totalement extérieur, mais qui en gouverne la représentation visible, et qui leur manque pourtant doublement : point de fuite qui n’est pas un étant, et qui, ici en eux, échappe au cadre de la gravure. Le regard de la mélancolie voit les étants dans ce par où ils ne sont pas : par la fuite de leur point de fuite, ils lui apparaissent comme n’étant pas…Le monde fuit, par tous ses étants, de vanité. Le monde fuit de vanité, comme l’étant sue l’ennui. Mélancolie, soleil noir : mais si Dürer fait lever un soleil encore clair comme le jour, ne fait-il pas arborer la banderole où s’inscrit « melencolia » par une chauve-souris. Demi-oiseau, de nuit, pour un regard demi-angélique, et noir.
Quoi donc pourrait borner l’avancée de la mélancolie ? Si la mélancolie relaie l’affolement de l’ousia [celle du bien présent] par l’agapè, nous pouvons présumer qu’aussi bien la vanité qu’elle départit, entretient un rapport privilégié avec cette même agapè.
Trois confirmations nous seront données :
– La première viendra du Nouveau Testament. La vanité y reconnaît souvent pour contraire l’agapè. Quand la seule agapè ne préside pas au logos, celui-ci s’affole, frappé de vanité. Si la vanité s’oppose aussi au DIEU même (Actes, 14,15), ou au Christ ressuscité (I Corinthiens, 15,17), il faut y voir confirmation de leur commune identification comme agapè (suivant I Jean, 4, 8, 16). Par quoi l’on comprend que la vanité puisse aussi convenir avec l’idolâtrie : l’une et l’autre admettent en effet un même contraire, DIEU comme agapè.
– La deuxième viendra de saint Thomas, lorsqu’il étudie la tristesse spirituelle qui s’attriste non devant un mal mais précisément devant un bien pour interdire de l’accomplir ; il parle d’accidia, en écho avec l’akédia des Pères du désert ; or, il lui donne certains caractères de la vanité pour l’opposer finalement à la charité : « Cette tristesse, par quoi l’on s’attriste du bien spirituel qui se trouve dans l’acte de chaque vertu, ne concerne pas un vice spécial particulier, mais tous les vices ; mais s’attrister d’un bien divin – dont la charité [au contraire] se réjouit – cela concerne un vice spécial qui a nom accidia »….L’ennui surnaturel qui détourne le spirituel du bien le dérobe donc à la charité, qui seule, en retour, peut le rendre à son bien – elle-même.
– La troisième, plus commune, nous vient du rapport de la vanité à l’agapè. Nous parvenons en effet parfois à expérimenter que la vanité croît en proportion directe de l’amour. Supposons l’hypothèse d’un amour réciproque autant qu’extrême : j’aime et me découvre aimé en retour, dans les deux cas avec tout l’excès convenable. Deux pôles se définissent, dans un rapport qui polarise non seulement les deux partenaires, mais tout leur environnement ; à la limite extrême, la polarisation définirait un monde, où chaque terme se déterminerait non pour et par lui-même, mais par son rapport aux deux pôles, et à l’attraction que leur mutuelle attirance exerce sur le monde. Pareille situation admet au moins deux situations :
a) Si manque, à moi qui aime, ce que j’aime, si donc se suspend la polarisation réciproque, même pour un instant, même pour un motif anodin, aussitôt et totalement rien de moins que tout le monde se découvre atteint de vanité…Celui qui aime ne voit le monde qu’à travers l’absence de ce qu’il aime, et cette absence, pour lui sans mesure, reflue sur le monde entier ; un seul manque et tout sombre dans la vanité. Car le monde, au contraire de celui qu’on aime, n’a pas disparu ; il reste bien présent, ici et maintenant ; en aucune manière la disparition de l’aimé ne le fait disparaître ; mais cette disparition frappe pourtant de vanité l’apparition du monde…La disparition de ce qu’on aime fait éclater une double évidence : que le monde soit n’offre aucune merveille en soi , et que l’aimé ne s’offre pas à aimer en tant qu’il est. A preuve que le monde qui est, n’en devient pas plus aimable pour autant, au contraire, et que l’aimé, qui n’est plus, n’en devient pas moins aimable pour autant – au contraire. Ce qui est, s’il ne reçoit pas l’amour, est comme n’étant pas, alors que ce qui n’est pas, si le polarise l’amour, est comme s’il était : l’indifférence à la détermination selon la différence ontologique réapparaît au compte de l’amour comme, auparavant, au compte de la divine agapè…Donner le monde qui est, vain d’amour, pour ce qui n’est pas mais relève de l’amour, rien de plus raisonnable, et même d’avantageux. Et sans doute le pari de Pascal (c) devrait-il ainsi s’entendre – à partir de l’hétérogénéité du troisième ordre aux deux premiers. Cette première variation s’expose pourtant à une objection : la vanité ne frappe ce qui est que pour autant que l’aimé, l’autre pôle n’est pas ; il suffirait qu’il soit, pour que tout l’étant se défasse de sa vanité ; et donc, la vanité ne se déverse pas tant faute de l’amour de l’aimé, que, plus simplement, faute de sa présence ici et maintenant ; la vanité ressortit, en fait, à l’étantité de l’étant, non à l’amour.
b) Si la polarisation entre ceux qui (s’) aiment atteint sa parfaite et constante réciprocité, qu’advient-il du monde ? Selon l’objection, la vanité ne frappait le monde qu’en conséquence de l’absence de l’étant aimé : la vanité résultait d’une absence ontique. Ici, nulle absence ontique : les deux pôles de l’amour sont, ici et maintenant. Que se produit-il quant au reste du monde ? En fait, il subit encore et également le coup de la vanité : en lui-même, du simple fait qu’il soit, souffre de vanité. Sans doute tel paysage beau entretient-il de son charme propre tel moment de l’amour, comme aussi tel éclat d’un tableau, tel moment d’une musique, telle élégance d’un habit ou d’une demeure ; mais ces prestiges ne font qu’encadrer : si aucun amour n’avait fait d’eux leur écrin d’occasion, jamais leurs grandeurs rassemblées n’eussent pu produire le moindre mouvement d’amour. Apparemment, leur beauté intrinsèque les soustrait à la vanité ; en fait, ils n’y échappent qu’à la mesure stricte où l’amour qu’ils habillent condescend à s’en revêtir – un temps par pure bienveillance ? Venise ne devient belle que parce qu’on s’y aime, et non l’inverse, malgré les apparences ; et d’ailleurs, Clichy, depuis Miller, vaut bien Venise ; la beauté des pierres et des sites relève encore de la vérité, donc de l’étantité – devant l’amour elle reçoit le coup sourd de la vanité, ou n’y échappe que par pure grâce d’association…La vanité recouvre autant ce que l’amour associe à son imparticipable logique que ce qu’exclut ce même amour. La différence ne passe aucunement entre les étants et les non-étants, ni même entre ceux que veut bien s’annexer la polarisation de l’amour, et les autres ; elle passe entre l’amour lui-même et le monde – étant –lui seul. La vanité, qui suit l’amour et le redouble comme son ombre, n’a d’autre office, tant que l’agapè n’a pas tout récapitulé sous un seul chef, que de marquer cette indifférente différence.
Seul l’amour n’a pas à être. Et DIEU aime sans l’être.
(a)Voir, Monsieur Teste, p.50 :
« Il me semble que chaque mortel possède tout auprès du centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la navigation de sa vie, un petit appareil d’une sensibilité incroyable qui lui marque l’état de l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, que l’on s’adore, que l’on se fait horreur, que l’on se raye de l’existence, et quelque vivant index, qui tremble sur le cadran secret, hésite terriblement prestement entre le zéro d’être une bête et le maximum d’être un dieu ».
L’auto-idolâtrie achève l’idolâtrie, mais en s’exposant à la conséquence de sa logique, le suicide par mépris de soi.
(b) Antoine Houdar de la Motte, Les Amis trop d’accord, Fables, 1719.
« C’est un grand agrément que la diversité.
Nous sommes bien comme nous sommes.
Donnez le même esprit aux hommes,
Vous ôtez tout le sel de la société.
L’ennui naquit un jour de l’uniformité. »
(c) Le pari de Pascal laisse entendre que Dieu préfère les hypocrites qui croient "au cas où" plutôt que ceux qui vivent en cohérence avec leurs idées.