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Sciences politiques - Standards de la révolution






STANDARDS DE LA RÉVOLUTION


Révolution et contre-révolution


La discussion qu’entreprend l’historien Eugen Weber dans le dernier chapitre de Ma France (a), « suggère la valeur hautement symbolique, donc passionnelle, des termes révolution et contre-révolution. Dans les échanges intellectuels et politiques, ils sont de plus en plus chargés d’une signification éthique que même les médias perçoivent. Les révolutions du XVIIIe siècle se sont penchées sur le berceau du monde moderne et celui-ci s’en souvient. Une grande distance sépare la prise de la Bastille et le lancement d’une nouvelle lessive, révolutionnaire, mais cela vaut la peine de la parcourir.

La révolution est tenue pour une chose positive. On n’entend jamais parler d’une contre-révolution dans la conception des automobiles (encore qu’elle ne serait peut-être pas inutile !). Il vaut mieux mettre l’accent sur les aspects positifs. Il en résulte que la lutte pour l’avantage politique comprend des escarmouches, mineures mais importantes, pour l’avantage sémantique. Comme les héros des westerns, le mouvement qui arrive en chevauchant la révolution peut généralement espérer gagner notre sympathie.

Eugen Weber suggère que, du moins de nos jours, le problème est mal posé. A l’instar de ‘gauche’ et de ‘droite’(b), révolution et contre-révolution sont devenus des stéréotypes anachroniques, réels parce qu’installés dans le vocabulaire et les esprits, mais ambigus pour définir des catégories propres à la compréhension et à l’analyse. Ambigus au premier chef parce que la révolution, depuis longtemps, n’a été interprétée que dans un sens univoque impliquant que les mouvements dirigés dans une autre direction (opposée ou simplement différente) ne pouvaient être qualifiés de révolutionnaires et pouvaient bien se révéler contre-révolutionnaires, qu’ils le veuillent ou non.

Le mot même de révolution évoque les grands modèles modernes : les révolutions française et russe. Celles-ci font plus que suggérer, elles imposent, du fait qu’elles ont eu lieu, le modèle de ce qu’une révolution devrait être, des actions et des étapes auxquelles les mouvements révolutionnaires devraient se conformer : les derniers soubresauts de la classe dominante, la première phase d’une révolution bourgeoise bientôt dépassée par des concurrents plus populaires, abattus à leur tour par un Thermidor menant facilement à Brumaire. Les changements modérés, les avancées ‘radicales’, la répression et leur dialectique ouvrent toujours la voie à de nouveaux défis. L’interprétation fournit les recettes de l’espoir. Parfois aussi de l’action. L’histoire est engendrée par l’histoire. »



Le projet révolutionnaire


« Un historien français a écrit à propos de Mai 68 que les drapeaux rouges flottaient sur les barricades, que les facultés ressemblaient au palais Smolny (sic) à Petrograd et les salles de conférences aux Soviets. Et, en 1972 André Malraux résume le XXe siècle par une image : celle d’un camion hérissé de fusils. Encore la révolution russe évidemment, et l’une de ses images les plus familières.

La responsabilité de tout cela revient en partie à l’histoire organisée, à la généralisation de la connaissance historique qui ont rendu disponible le schéma de la révolution auquel les révolutionnaires doivent désormais se plier. Ceux qui ne s’y conforment pas ne sont pas des révolutionnaires. André Découflé, auteur d’un ouvrage sur la sociologie des révolutions considéré en son temps comme l’un des plus mesurés sur ce sujet délicat, estime que le révolutionnaire sait sa révolution comme le misérable connaît ses besoins. Mais le misérable les connaît précisément parce qu’il les vit, alors que le révolutionnaire fait rarement plus qu’imaginer sa révolution. Et les révolutionnaires qui, aujourd’hui, dans la perspective historique, affirment toujours savoir leur révolution – et ce au-delà des moyens, jusque dans ses conséquences ultimes – doivent être vraiment bien naïfs.

Mais l’histoire, réservoir d’images et de recettes, n’épuise pas les ressources du révolutionnaire. Gracchus Babeuf pouvait dire à ses lecteurs, puis à ses juges que la République était sans valeur, car ce n’était pas la République authentique, une chose, précisait-il, une chose qui n’avait pas encore été essayée ! Cet argument, abondamment utilisé depuis Babeuf, passe de l’hypothèse au fait, allant parfois même contre le fait. On peut ainsi lire sous la plume de Découflé : ‘Le projet révolutionnaire exclut par hypothèse la destruction de l’homme, puisqu’il est sa régénérescence ; et, de fait, il ne le détruit pas, en dépit des entreprises horribles de certains de ses ‘‘gérants’’.

Weber aime la référence de Découflé aux gérants de la révolution, terme expressif et révélateur selon lui. Néanmoins il se dit surpris de trouver dans un livre publié en 1968 la réaffirmation d’un idéal qui demeure entier quoique certains de ses gérants le trahissent, la négation de l’expérience historique par l’affirmation de son contraire, le tout fondé sur une hypothèse plus forte que les faits observés. La Révolution survit à toutes les révolutions. »



Le caractère transhistorique de la révolution


« Par ailleurs, Découflé fait la distinction entre l’insurrection, qui trouve sa finalité en elle-même, et la révolution qui est transhistorique,‘ se situe dans le domaine de la durée, espace temporel de l’immanence’, et cela permet à l’observateur perspicace de distinguer une insurrection, aussi prolongée soit-elle d’une révolution, aussi brève soit-elle. Ainsi, la ‘révolution’ de 1830 fut, en vérité, une insurrection qui dura dix-huit ans, tandis que la Commune de Paris, en 1871, bien qu’elle eût duré quelques semaines seulement, peut être identifiée comme une révolution authentique, à l’instar…des croisades.

Mais qu’en est-il de la révolution de 1830, réduite à une simple insurrection, alors qu’elle parût authentiquement révolutionnaire à ceux qui la vécurent : changement de régime, des symboles de l’Etat, du drapeau, du personnel politique…N’est-ce pas suffisant jusqu’à la prochaine ?

Evidemment non. La révolution politique n’est pas la véritable révolution appartenant au caractère transhistorique. L’aspect social fait défaut quand nous n’avons rien d’autre qu’un changement de la garde (et des uniformes) parmi les élites privilégiées. Les misérables demeurent misérables. Ils continuent à être exploités par les exploiteurs et de nos jours par les intellectuels qui ont découvert la plus-value représentée par la pauvreté. Les révolutions ancienne manière ignoraient les pauvres. Les sociétés aristocratiques et oligarchiques faisaient des révolutions aristocratiques et oligarchiques, et les pauvres y étaient recrutés comme chair à canon. Leur utilisation occasionnelle ne leur donnait pas droit à un rang idéologiquement supérieur. La guerre est faite par les soldats, évidemment. Elle n’est pas faite à leur propos ou pour eux.

Puis les pauvres, qui n’étaient que des pions de la révolution, en devinrent les sujets, sa force vive. La Révolution (française s’entend) prétendait qu’elle avait été faite par le peuple. Ce ne fut pas le cas, ou alors dans un sens très restrictif. Mais elle impliqua la mobilisation des masses en un sens nouveau, devenu alors nécessaire sur le plan doctrinal qui n’aurait pas pu exister avant que ‘le peuple’ ne fût devenu le sujet de la politique. Babeuf identifiait ‘le peuple’ avec les gens pauvres et les gens pauvres avec la majorité du peuple, une manière de voir que les circonstances d’alors justifiaient amplement. Cette nouvelle doctrine, appelée comme d’autres à survivre aux conditions qu’elle reflétait au moment où elle avait été formulée, allait bientôt correspondre à des changements économiques et sociaux suscitant de nouveaux cris de ralliement et de nouvelles mobilisations.

Ainsi, on finit par parer la Révolution, dont l’objet avait été la prise du pouvoir par des gens qui étaient loin d’être pauvres, d’autres atours : une révolution à propos des pauvres, destinée à leur permettre d’échapper à leur pauvreté ; bien que son efficacité en ce domaine restât douteuse, le mythe prit forme. On fit des pauvres, recrues parmi d’autres dans les armées de la Révolution, ses porte-drapeaux.

Tout n’était pas aussi rose qu’on l’avait souhaité. La Révolution, qui devait hâter l’intégration des groupes sociaux exclus (tiers état, etc.) au corps politique, procéda à l’exclusion violente d’autres groupes sociaux (l’aristocratie et, dans une certaine mesure, bien que ce n’eût pas été prémédité, le clergé). Ce schéma sera répété lors des révolutions suivantes. Désormais, la fraternité sera affirmée par l’exclusion (des bourgeois, des étrangers, des Juifs…) comme la justice le sera par la spoliation des nantis au profit des partisans de la révolution. Ce n’était peut-être pas le moyen le plus désirable pour assurer la mobilité vers le haut et la redistribution des richesses, mais cependant ce fut, dans une certaine mesure assez efficace. »



L’aspect ludique de la révolution


« Quoi qu’il en soit, les masses qui applaudissaient ou huaient, assistaient ou se déchaînaient, étaient le stimulant et l’aliment nécessaire de l’action. Pour elles, la révolution était moins la promesse de temps meilleurs qu’une gigantesque distraction, une aventure. Pour nombre de gens, son déroulement était le premier spectacle dont ils avaient pu jamais jouir. Parmi les délices les plus appréciées apportées par la révolution, le spectacle de l’humiliation des ‘supérieurs’ était l’un des plus prisés. Comme les paysans du Languedoc qui saluaient les pluies de la fin de l’été, bonnes pour leur maïs – mauvaises pour les grands propriétaires dont ils dépendaient – par ‘Il pleut des insolences’, le peuple se réjouissait de pouvoir se montrer, lui aussi, insolent, de voir ses ‘supérieurs’, y compris ses propres émancipateurs ovationnés hier, conspués aujourd’hui.

Après tout, le peuple pouvait se tromper. Ou du moins, on ne pouvait faire confiance à son instinct. Avant qu’il ne fût éclairé. Pour Saint-Just, le peuple était un éternel enfant, et Robespierre en dit autant.

Il arrive toujours un moment où la liesse révolutionnaire doit céder la place à la discipline, les joies de l’insolence et les privilèges du désordre à l’ordre de nouveaux privilèges. La révolution, d’abord généreuse et indulgente pour elle-même impose bientôt l’ordre et la discipline, une discipline plus sévère que celle qu’exigeait le tyran qu’elle a remplacé. En 1794 déjà, le Comité de salut public recommande à son représentant dans le Calvados de modérer son zèle : ‘Aujourd’hui, nous sommes moins préoccupés de révolutionner que d’établir un gouvernement révolutionnaire’. Les mots fatidiques ont été prononcés. La Révolution est faite pour être interrompue. Il est temps de la transformer en un régime, de faire des gestionnaires de la Révolution des gestionnaires de l’Etat. »



Les gouvernements postrévolutionnaires sont de nature aristocratique


« Dès lors, le ver est dans le fruit. Joseph de Maistre avait raison : au bout du compte, tous les gouvernements sont monarchiques quelque nom qu’on leur donne, tous les gouvernements sont aristocratiques. Châteaubriand n’avait pas dit autre chose dans son Essai sur les révolutions, ouvrage fort réactionnaire : ‘Que m’importe si c’est le roi ou la loi qui me traine sur la guillotine ? […] Le plus grand malheur de l’homme est d’avoir des lois et un gouvernement.’ Ecrivant en exil, Châteaubriand avait peu de sympathie pour la Révolution. De nombreux révolutionnaires du XIXe siècle se trouvèrent pris dans le même dilemme : l’Etat est toujours contre-révolutionnaire, mais sans Etat comment une révolution pourrait être menée à bien ? Peut-on construire autre chose que sur les ruines – de son propre camp plutôt que de celui de l’ennemi ? Les révolutionnaires entreprennent de faire ou de refaire l’histoire. Leurs adversaires soutiennent que l’histoire est déjà faite ou en train de se faire, attendant d’avancer sur une voie déjà tracée. La révolution réussie affirme précisément ce que ses adversaires soutenaient et établit un gouvernement pour traduire cette affirmation dans les faits. Ce gouvernement, comme celui de tout Etat moderne, cherchera à s’assurer le monopole de la violence, se conformant non seulement à la thèse de Max Weber, mais aussi à la règle définie par Joseph de Maistre, à savoir que toute puissance, toute subordination reposent sur le bourreau. Si l’on supprime celui-ci l’ordre se désintègre, la puissance s’effondre, la société disparaît. En un tournemain la révolution a été escamotée. On a fait beaucoup, bien des choses ont été changées : la puissance des nouveaux dirigeants et un commerce plus libre dans un cas ; la puissance des nouveaux dirigeants et l’augmentation de la productivité dans un autre.

Les révolutions successives ne sont que des phases d’un même mouvement vers l’avant (nécessairement vers l’avant quelle que soit sa direction). C’est sans doute ce que veut dire Proudhon quand il déclare, au moment de la révolution de 1848, qu’à dire vrai il n’y en a pas eu plusieurs mais une seule et unique révolution. La roue de la révolution tourne, chaque révolution de cette roue la propulse un peu plus loin, chaque interruption du mouvement n’est qu’une pause, chaque échec apparent un aiguillon pour une nouvelle progression : ‘Ce n’est qu’un début, continuons le combat !’ Comme l’affirme Babeuf, la République peut être sans valeur, mais la révolution authentique est encore à venir, le bonheur commun reste à conquérir. Même un Etat ‘révolutionnaire’ contrôlé par des chefs révolutionnaires peut servir les intérêts de cette force immanente. La révolution est une constante de l’histoire. »



La référence à la révolution est nécessairement une référence au progrès


« Peut-être. Mais tout cela soulève une question : quelle révolution ? La révolution dit encore Babeuf, est en permanence dans l’histoire, mais pas une révolution en général, ni une révolution donnée, mais la révolution vaguement définie peut-être, mais suffisamment pour que chacun la connaisse, comme Babeuf la connaissait, comme les révolutionnaires de Découflé la connaissent. La référence à la révolution, déclare encore Proudhon, est nécessairement une référence au progrès. Mais où mène le progrès ? Que signifie ‘vers l’avant’ ? Dans quelle direction la révolution avance-t-elle ?

Vers la gauche évidemment. Il ne sert à rien de dire que la gauche, encore plus aujourd’hui qu’hier, est une direction incertaine. Les misérables sont toujours là. Leur émancipation peut être l’étoile polaire du progrès révolutionnaire. Si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est bien que les révolutions et les révolutionnaires sont de gauche. On peut débattre la question de savoir si la révolution appartient aux progressistes, aux révolutionnaires organisés ou aux gauchistes, mais prétendre que la révolution peut venir d’ailleurs est par définition contre-révolutionnaire. »



Le défi de la contre-révolution


« Contre-révolution évoque, comme Joseph de Maistre l’a fait remarquer, une action violente dans la direction opposée à celle de la révolution. La contre-révolution est ‘une révolution opposée à une révolution antérieure ou renversant ses résultats’. La contre-révolution est condamnée à une image en miroir. Elle n’existe que par rapport à la révolution à laquelle elle s’oppose et qu’elle cherche à retourner. Révolution est un terme positif ; en son absence, celui de contre-révolution n’existe pas.

On nous dit [encore] que la révolution est la reconnaissance d’une réalité historique, endiguée par l’inertie, défiée par la contre-révolution. Mais l’histoire est ce qui se passe et, de ce fait, se trouve investie d’une valeur que par ceux qui la perçoivent comme bonne ou mauvaise. Comme la peste ou la sécheresse, un mouvement révolutionnaire est de l’histoire parce qu’il est dans l’histoire. Il en est de même de ses rivaux, de ses adversaires, de ses victimes et de ses bénéficiaires. Le Printemps de Prague échoua. Les armées qui provoquèrent cet échec imposèrent leur point de vue. Qui était du côté de la révolution ? Qui représentait l’histoire ?

Comme la beauté, la révolution n’existerait-elle que dans le regard de l’observateur ? Qui peut décider s’il s’agit d’une révolution authentique ou d’une contrefaçon ? Arno J. Mayer, [le spécialiste de la contre-révolution en Europe] n’a aucun doute, mais il est à côté de la question quand il explique que la révolution est davantage productrice de progrès humain et de dignité humaine que la contre-révolution, car cela ne se vérifie que pour certaines révolutions, ou certaines parties de certaines révolutions. Tentons de dresser une liste : 1789-1792, mais pas la Terreur, 1848 (laquelle ?) mais pas 1830 ; les débuts à Cuba mais pas la répression qui suivit. Chaque homme est son propre historien. Et même si la révolution forme un bloc, on peut être certain que le doctrinaire s’assurera de ce qui est cimenté à ‘intérieur de ce bloc. Ce qui nous ramène à la subjectivité. »



L’objet des révolutions modernes


« Quel est l’objet des révolutions modernes ? La formule classique nous l’apprend : ‘Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort.’ Mais comme Saint-Just le comprit dès 1791, la liberté, une fois conquise, peut facilement se transformer en son contraire. Ou l’Egalité est l’égalité des chances, justement critiquée comme inégalité fondamentale, ou elle entraîne l’injustice et la contrainte. Fraternité est le terme le plus vague et aussi le plus trompeur. Peut-être est-il un reflet de la joie d’être libéré des contraintes de l’ordre, mais j’en doute. Figure-t-il ici pour compenser son absence trop évidente ou remplacer la figure du père absente par celle, plus accessible du frère ? Addition tardive au duo révolutionnaire d’origine, la fraternité est une invocation comme celle qu’on prononce pour faire tomber la pluie en période de sécheresse. C’est aussi la conséquence logique de l’idéal égalitaire ; le père n’incarne plus l’autorité, c’est maintenant le frère – un frère plus avisé, plus expérimenté, un frère aîné qui vous soutient dans la lutte, avant de se métamorphoser en Big Brother. Le symbole de l’autorité, jeté par la porte, revient par la fenêtre. Enfin la Mort, la seule des promesses de la révolution dont on est certain qu’elle sera tenue quelle que soit son orientation. Les spectateurs de la fête de l’Etre suprême, le 20 prairial de l’an II, n’oublièrent pas que les figures de l’Athéisme, de la Discorde et de la Fausse Simplicité furent brûlées sur un bûcher symbolique, la statue de la Sagesse révélée par les flammes était couverte de suie.

On peut noter en passant que, pour Marx et Engels, les notions de liberté, d’égalité et de fraternité sont une bonne chose, mais pas très sérieuse, car tous deux rejetaient les valeurs morales et éthiques, les idées comme la moralité, la vérité et la justice. Le marxisme – comme la phrénologie qui en est contemporaine – est une science et non une éthique. La révolution dont il parle fait partie d’un mécanisme historique, par conséquent purgé de valeurs. Nous venons de voir comment il fallait prendre de telles prétentions au sérieux.

La révolution et la contre-révolution d’aujourd’hui sont l’une et l’autre issues des doctrines démocratiques des XVIIIe et XIXe siècles et de l’insuccès de leurs prolongements politiques. Tandis que la contre-révolution authentique est l’enfant de la révolution, celle-ci est la créature du régime contre lequel elle se soulève – même dans les détails les plus mesquins. Châteaubriand note qu’il a vu Marat à la Convention et sur ses lèvres ce sourire banal que l’Ancien Régime plaçait sur les lèvres de chacun. Le sourire de Marat, comme ses idées, avait été acquis avant la Révolution. C’est l’Ancien Régime qui avait enseigné à Robespierre la maîtrise de soi, à Saint-Just son maintien strict et son romantisme, à de si nombreux députés leur courtoisie et leurs bonnes manières, aux Girondins et aux Jacobins leur sang –froid face à la mort. Superficiel ? Peut-être mais symbolique d’héritages autrement importants. »



Le révolutionnarisme du XIXe siècle et ses phantasmes nostalgiques


« Eugen Weber ne pense pas que l’on ait souvent dit (quoique les preuves ne manquent guère) que les perceptions les plus répandues de la révolution ont tendance à être réactionnaires. Nous n’avons pas porté suffisamment attention à son côté nostalgique. Quand nous le rencontrons, nous sommes enclins à le négliger comme un vestige du passé. Pourtant la nostalgie du passé suscite la plupart des visions de l’avenir, ne serait-ce que parce que l’imagination doit se nourrir de l’expérience vécue ou transmise. Nous entrons dans l’avenir à reculons. La Révolution elle-même était conservatrice, réactionnaire, visant non à abolir mais à restaurer (voir Tocqueville), et n’était révolutionnaire que par inadvertance (voir Hannah Arendt). Elle exécuta Louis XVI parce que Charles 1er d’Angleterre avait été exécuté. Elle cultivait la nostalgie de l’Antiquité et poussa son goût du passé jusqu’à raviver la notion de prolétaire que Rousseau était allé chercher dans les profondeurs de l’histoire romaine. Le révolutionnarisme du XIXe siècle se nourrit en grande partie de phantasmes nostalgiques qui survécurent dans le socialisme fin de siècle comme dans des mouvements explicitement réactionnaires. Un vieil ouvrier français évoquait, à propos des travailleurs syndicalistes et socialistes qu’il avait connus avant 1914 (et il faut se souvenir à quel point ile étaient peu nombreux) : ‘Leurs rêves confus les portaient moins vers l’instauration d’un monde nouveau qu’à un retour à des formes de vie qu’ils avaient connues ou entendu conter ; et qui, les ans et l’éloignement les estompant, représentaient le passé comme une nouvelle Icarie’.

Est-il si évident, à y regarder à deux fois, que les réactionnaires détruisent au nom du passé (tradition) tandis que les révolutionnaires détruisent au nom de l’avenir (progrès) ? La réalité est-elle aussi simple ? Et si elle l’était, qu’est-ce qui importe le plus : la destruction ou les idéals au nom desquels on l’exécute ?

La révolution n’est-elle pas simplement, après tout, la concrétisation d’une révolte, c’est-à-dire d’une révolte ou d’une réaction contre des situations ou des agissements révoltants, si bien que la seule définition de la révolution serait : l’incarnation violente et réussie d’une sorte de réaction qui, en temps voulu, se transforme en une autre sorte de réaction ? Voilà une question qui devient plus pressante à l’heure actuelle quand, la plupart des révolutions traditionnelles étant discréditées, le flambeau de la révolution semble avoir été passé à d’autres nations. »



Le contexte et l’objectif de la révolution varient dans le temps


« Révolution, révolte, rébellion, émeute, soulèvement, mutinerie, insurrection, désordre, sédition, coup d’Etat, guerre civile, tout cela fait partie de l’histoire contemporaine comme de celle du passé. Les premiers rebelles furent les anges, la première rébellion fut la chute. Nous ne serons pas débarrassés de ce genre de choses dans un avenir prévisible – mais peut-être serait-il préférable que nous n’en soyons pas débarrassés. Quoi qu’il en soit elles existent et requièrent notre attention. Si nous les examinons selon la perspective d’une doctrine, aussi pertinente fût-elle à l’époque, aussi évocatrice soit-elle encore de nos jours, notre appréhension du problème devient imparfaite, notre capacité de compréhension diminue et les risques de confusion s’accroissent. L’incantation entrave l’analyse et même les restrictions imposées par l’utilisation d’une terminologie conformiste ont des répercussions sur notre pensée, la brident. La terminologie politique devient un fait politique, la terminologie intellectuelle devient un facteur de l’activité intellectuelle. Quand nous décrivons quelque chose comme révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la moitié du processus d’interprétation a déjà été effectué, l’autre moitié réfléchissant ce qui s’est passé – ou plutôt ce qui n’a pas réussi à se passer – auparavant.

Certes, la révolution est un fait historique continu, mais son contexte et son objectif se modifient dans le temps. Les révolutions du XIXe siècle, modelées sur celle de 1789, étaient censées combattre en faveur de la liberté (constitutionnelle, légale, de la presse, de parole et d’entreprise), de la nation (patriotique et nationaliste), de l’Etat (un Etat plus efficace, de préférence républicain), et contre la tyrannie (et la monarchie). Les révolutions du XXe siècle, un modèle suggéré par Marx et revu par Lénine, furent censées éliminer la bourgeoisie (pas la monarchie), faire avancer la conscience, l’unité et la lutte d’une classe (pas d’une nation), prendre le contrôle des moyens de production (plutôt que de les libérer en faveur de leur exploitation privée). Dans le second cas, c’est dans la sphère économique (production) et non dans celle de la politique (le reflet constitutionnel des réalités économiques) que se trouvaient les relations à changer. Un monde de différences sépare les deux projets révolutionnaires. Et quand Marx déclara que le changement de contexte réclamait un changement du projet révolutionnaire, il dut paraître aussi contre-révolutionnaire aux yeux des révolutionnaires (traditionnalistes) de son époque, qu’aujourd’hui celui qui qualifie le projet marxiste et ses dérivés d’anachroniques quand ils sont mis en œuvre dans un contexte très différent de celui du temps de leur formulation.

Le projet révolutionnaire socialiste faisait référence à une société industrielle dominée par la machine à vapeur, les conditions de vie et de travail qu’elles avaient engendrées, et par leur traduction dans le discours libéral, les théories individualistes et l’organisation économique concurrentielle. Tout cela a disparu ou est en passe de disparaître en Occident. Ce qui ne signifie pas que ce soit le cas de la misère et de la guerre, de l’injustice ou de l’exploitation, des rivalités entre nations, des Etats arrogants et dominateurs. Mais le socialisme n’a pas prouvé qu’il était plus capable que d’autres systèmes d’apporter une solution à ces problèmes. En tout état de cause, la question que soulève l’analyse marxiste n’est pas de savoir jusqu’à quel point elle est correcte en termes généraux, mais plutôt de savoir dans quelle mesure elle peut apporter une interprétation et une inspiration dynamiques (révolutionnaires) dans des circonstances historiques déterminées. Son application à des conditions du genre de celles qui régissent la plupart des pays latino-américains et africains paraît restrictive ou source de confusion ; elle entraîne les soi-disant révolutionnaires à des contorsions idéologiques et entrave leur action. »

La question reste posée dans les pays développés où de profonds changements sont intervenus et qui donnent le ton à travers le monde : passage du secteur secondaire au secteur tertiaire, remplacement de l’entreprise individuelle par la société anonyme, mutations idéologiques. Alors que l’ancestrale loi de la nécessité joue de moins en moins, de nouveaux problèmes majeurs apparaissent et exigent de nouvelles solutions qui ressortent plus d’un pragmatisme éclairé que d’une idéologie : la croissance, l’accélération du changement, le développement de la technique et de l’automation, la démographie, les moyens de communication de masse, l’information, la propagande.

(a) Eugen Weber, Ma France, édit. Fayard, Paris, février 1992.

(b) La gauche et la droite ne diffèrent que par le thème de leurs phantasmes messianiques : nation ou race pour celle-ci, prolétaires et intellectuels pour celle-là. L’une et l’autre peuvent être fascinées par des héros. L’une et l’autre ont récemment tourné leur attention vers la jeunesse, dernier espoir fragile de ceux qui ont misé sur tant de chevaux et perdu. Mais la jeunesse (en tant qu’idéologie) est le produit d’une société adulte, comme le prolétariat industriel est le produit de la société capitaliste, et est aussi bien destinée à l’assimilation que ses prédécesseurs. Et sans doute davantage.




Date de création : 28/09/2010 @ 07:38
Dernière modification : 29/09/2010 @ 20:45
Catégorie : Sciences politiques
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