Parcours
+ Parcours lévinassien
+ Parcours axiologique
+ Parcours cartésien
+ Parcours hellénique
+ Parcours ricordien
+ Parcours spinoziste
+ Parcours habermassien
+  Parcours deleuzien
+  Parcours bergsonien
+ Glossématique
+ Synthèses
+ Ouvrages publiés
+ Suivi des progrès aux USA

Autres perspectives
+ Archéologie
+ Economie
 -  Sciences politiques
+ Sociologie
+ Poésie
+ Théologie 1
+ Théologie 2
+ Théologie 3
+ Psychanalyse générale
+ Points d’histoire revisités

Mises à jour du site
19/03/2012 ajout :
Parcours hellénique
- Le néoplatonisme : Plotin
Sciences politiques
- Politiquement correct

12/03/2012 ajout :
Psychanalyse générale
- Bachelard précurseur
Synthèses
- Intempestiva sapientia
Suivi des progrès aux USA
- Suivi USA février 2012

06/03/2012 mise à jour :
- Ouvrages publiés : présentation

06/02/2012 ajout :
Suivi des progrès aux USA
- Suivi USA janvier 2012
Economie
- L'innovation transformée en emplois
- Volcker ou Vickers

16/01/2012 ajout :
Points d’histoire revisités
- La révolution en partage (1)
- La révolution en partage (2)
mise à jour :
- Ouvrages publiés : présentation

09/01/2012 ajout :
Points d’histoire revisités
- Le Jésus de l'histoire
- La France et l'islame
- La colonisation : intrication du mal et du bien

09/01/2012 ajout :
Suivi des progrès aux USA
- Suivi USA décembre 2011

Liens Wikipédia

Visites

 189359 visiteurs

 5 visiteurs en ligne


Sciences politiques - Symboles Nationaux 1




SYMBOLES NATIONAUX (1)


NOS SYMBOLES ONT MÛRI DANS
DES PENSÉES DISSIDENTES

Tel est l’enseignement dispensé par l’historienne philosophe Mona Ozouf, à laquelle il a fallu plus de trente pages pour nous instruire de notre devise ternaire (a). Sa hauteur de vue va nous permettre d’aborder aussi bien la thèse de Victor Hugo que celles d’Auguste Comte et de Proudhon.


Au fil des ans, la triade (liberté, égalité, fraternité) : ni tout à fait une autre, ni tout à fait la même


Son surgissement énigmatique

C’est à Pierre Leroux que l’on doit, en 1838 (b), un hymne à la « sainte devise de nos pères ». Nos pères, c’est-à-dire les hommes de la Révolution. Cette Révolution française dont le tragique est « d’avoir connu trois sectes qui se sont mutuellement exterminées, chacune insensible à la sainteté des deux autres, et brandissant son drapeau particulier, l’égalité pour Robespierre, la liberté pour Danton, la fraternité pour Desmoulins, [condamné et exécuté pour ses vibrants appels à la clémence] ».

Et pourtant, personne ne l’a faite, et c’est tout le monde pour ainsi dire. Elle n’était dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Peut-être est-ce un homme des derniers rangs du peuple qui, dans l’exaltation du patriotisme, a le premier réuni ces trois mots qui ne l’avaient jamais encore été. Leroux souligne le caractère énigmatique du surgissement (« Le Sphinx de la Révolution tient sur sa bandelette mystérieuse la formule du problème formulé par nos pères ») et l’impossibilité de séparer les trois termes : « Sainte devise de nos pères, tu n’es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l’on trace sur le sable et que le vent disperse ». Sur la date de la naissance, on ne chicanera guère Pierre Leroux. Sans doute a-t-on pu retracer l’histoire prérévolutionnaire de la formule, et faire remarquer que les trois mots magiques de nos frontons étaient déjà parmi ceux qu’affectionnaient au XVIIIe les sociétés de pensée (ainsi, ce musée de Bordeaux, que fréquentèrent Vergniaud et Gensonné et qui prit comme devise en 1783 « Liberté et Égalité »). Mais ils figuraient au milieu de beaucoup d’autres, Amitié, Charité, Sincérité, Union. Les maçons usaient surtout d’Égalité (c), un peu moins volontiers de Fraternité, montraient plus de tiédeur encore à Liberté, et une franche indifférence à l’arrangement Liberté, Égalité, Fraternité, alors même que les enchantaient par ailleurs les cadences ternaires (Salut, Force, Union, par exemple). Les longues collectes entreprises dans le lexique des Lumières se sont avérées également décevantes. On voit sans doute briller les trois mots dans le tamis des orpailleurs du lexique, mais ce sont des paillettes isolées, qui ne s’agrègent que fort rarement en triade organisée, même si on cite toujours Voltaire (d) :


Nous sommes tous égaux sur des rives si chères,
Sans rois et sans sujets, tous libres et tous frères.

Toutes les généalogies entreprises à grands frais d’érudition n’ont donc fait que donner un peu plus de crédibilité au baptême révolutionnaire de la formule.


La fraternité se cherche


[Elle se cherchera longtemps car l’amour du prochain, figure de proue du christianisme, a été mis hors course par le décret d’août 1792 supprimant toutes les communautés religieuses : « L’Assemblée considérant qu’un État vraiment libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation…et que le moment où le corps législatif achève d’anéantir les corporations religieuses est aussi celui où il doit faire disparaître à jamais tous les costumes qui leur étaient propres, et dont l’effet serait d’en rappeler le souvenir, d’en retracer l’image ou de faire penser qu’elles subsistent encore, décrète ce qui suit… » Et c’est par l’article I, la suppression de toutes les congrégations régulières et séculières d’hommes et de femmes, même celles vouées au service des hôpitaux et au soulagement des malades, sous quelque nom qu’elles aient pu exister encore en France.]

Dans toute la riche collecte de mots et d’images des épisodes jacobins, on est frappé de la relative maigreur des occurrences de la fraternité : déjà absente des Cahiers de doléances, ignorée de la Déclaration de 1789 ; n’entrant dans la Constitution de 1791 qu’allusivement, au détour d’un article additionnel sur les droits ; reléguée encore dans le projet de Déclaration des droits que Robespierre en 1793 aux Jacobins place sous la quadruple évocation de l’Égalité, de la Liberté (dans cet ordre, ce dont les socialistes du XIXe se souviendront), de la Sûreté, de la Propriété (ce que ces mêmes socialistes voudront oublier) : la fraternité ici n’a droit qu’à une mention négligente comme possibilité d’extension universelle de la Déclaration des droits : « Les hommes de tous les pays sont frères, celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes » ; absente toujours, de la Déclaration d’Août 1793, celle même qui fait des droits sociaux un préalable. Et quant au programme (établi par Mathieu, mais Robespierre se l’appropriera) pour les trente-sept fêtes à célébrer les jours de décadi, il dédie deux fêtes à la Liberté ; une autre à l’alliance de la Liberté et de l’Égalité ; mais aucune à la Fraternité.

Comment et par qui a été proposé et introduit, dans une ébauche d’institutionnalisation de la devise, son terme troisième ? On sait désormais qu’en mai 1791, aux Cordeliers, à la suite d’un discours du marquis de Girardin sur l’armée (le marquis avait affirmé que le peuple français « veut pour base de sa Constitution la justice et l’universelle Fraternité »), le Club, enthousiasmé, exprime le souhait que chaque soldat français porte désormais sur le cœur une plaque où brilleront ces trois mots ; Liberté, Égalité, Fraternité. Dans ce même club des Cordeliers, et toujours au cours d’une discussion, sur les uniformes et sur les insignes de l’armée – étrange baptême militaire pour la plus pacifique des trois sœurs –, on entend Momoro proposer, en guise de devise, les trois mots successifs. On ne les trouve pourtant toujours pas dans les prestations de serment ; ni dans celles que Varennes oblige à reformuler ; ni dans celle du 10 Août 1792 : « Je jure d’être fidèle à la Nation et de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir en les défendant ». La Fraternité, à l’évidence, met du temps à s’imposer à côté des deux autres. Pourtant, loin d’être une création tardive, pur produit du mouvement populaire, elle apparaît très tôt dans la Révolution : Michelet la voit triompher dès la première grande fête révolutionnaire, cette fête de la Fédération qui impose à ses participants, ils doivent le jurer, « de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité ».

D’autre part, et voilà sans doute pourquoi les trois mots ont mis si longtemps à s’agréger en une devise, les difficultés à les penser ensemble avaient éclaté dès l’aube révolutionnaire [avec le rejet du christianisme sous toutes ses formes]: de ces hommes, en effet, il serait fort léger de dire qu’ils ne savent ce qu’ils font, cat ils sont d’inépuisables commentateurs des embarras de la formule. Ils ont tout vu et tout méditer : la difficulté à marier la liberté et l’égalité ; la difficulté à adjoindre la fraternité aux deux autres ; la difficulté à découvrir entre elles trois un ordre satisfaisant ; les difficultés enfin, propres à la tragédie révolutionnaire, qui frappe de suspicion les trois termes à la fois.


Le mûrissement ultime de la devise


Il y a pourtant des lieux, il y a pourtant des pensées où s’entretient la mémoire de la devise, et où se prépare sa recomposition. Pensées latérales, lieux dérobés, comme les souterrains où George Sand voit voyager parmi les « Invisibles », la religion de la parole perdue (e) : salles de sociétés secrètes, dont La tribune écrivait en 1833, que « le but est la liberté, l’égalité et le moyen de la République » ; prétoires où se plaident les procès faits en cascade aux républicains ; loges maçonniques, comme celle de la « Trinité indivisible » ; brochures de l’extrême gauche ; ordre du jour des ouvriers lyonnais insurgés, datés selon le vieux calendrier républicain, du 22 germinal an XLII ; murs de Sainte-Pélagie, ; revues : quand naît en 1834 la Revue républicaine, son rédacteur, Dupont, l’avocat de la Société des droits de l’homme explique la finalité de la publication, vrai « but social du XIXe siècle », et c’est l’égalité, « laquelle entraîne comme conséquence la liberté de l’individu . Tout homme aspire à la liberté, à l’égalité, mais ne peut y atteindre sans le secours des autres hommes, sans la fraternité ». Voilà, commente-t-il, qui « justifie les trois termes de la devise républicaine ».Ainsi voyageront-ils, de tribunal en pamphlet, de toast en éditorial, pour reparaître en pleine lumière dans la campagne des banquets de 1847 à Lille, Ledru-Rollin conjure son auditoire d’espérer et de croire ; « Entre cette époque où la loi antique s’est éteinte et où la lumière nouvelle ne t’est point encore donnée, chaque soir, dans ta demeure isolée, répète religieusement l’éternel symbole : Liberté, Égalité, Fraternité ».

En prédisant la victoire de la démocratie, Ledru-Rollin rendait hommage aux pensées qui l’avaient souterrainement préparée. La recomposition de la devise, en effet, avait mûri dans des pensées dissidentes, émancipées de leur terre natale, le socialisme pour Pierre Leroux, le traditionalisme pour Châteaubriand (f) ».


La thèse de Pierre Leroux


« Pour lui, la ‘sainte devise’ n’est pas une évidence mais une énigme – ‘le triangle mystérieux qui préside à notre émancipation, qui servit à marquer nos lois’ ».

Et de s’interroger : « Qu’a-t-il donc manqué aux contempteurs de l’égalité ? aux contempteurs de la liberté ? » et sa réponse : « Une religion capable d’accorder leurs vérités partielles, celle qu’a entrevue Rousseau sans en détenir la science».

Et cette science en quoi consiste-t-elle ?

– « d’abord à assigner à chacun des termes son exacte place, à reconnaître que la liberté est le but (puisque la société doit satisfaction à l’individu), l’égalité le principe (une loi antérieure à toute loi), et la fraternité le moyen (comme sentiment qui règle les actions des citoyens) ». 

– « ensuite à retrouver la généalogie de la devise, qui est allée de la liberté spartiate ou romaine à l’égalité de Rousseau, en passant par la fraternité du christianisme primitif : c’est ainsi que trois âges de l’humanité se trouvent télescopés par cette formule syncrétique – l’énergique activité des anciennes républiques, l’élévation sentimentale du Moyen Age, la réflexion critique des Lumières ».

– « enfin à ne pas tolérer la séparation des termes, du fait que la Révolution a connu trois sectes antagonistes avec chacune leur porte-drapeau – Danton, Desmoulins, Robespierre [tous exécutés en 1794] ».

« Dans son effort pour retrouver le parcours historique, on constate que Pierre Leroux a réservé à la fraternité une place médiane, celle qui se trouve en phase avec la thèse défendue à son époque (de 1830 à 1848) par les adeptes du socialisme chrétien » : c’est que ce terme de « fraternité » est propre à concilier les deux autres.


Le surgissement de 1848


Revoici nos trois mots, lieu de mémoire s’il en fut. Flotte sur toute la scène le souvenir légendaire de la Révolution et la discussion porte les traces des débats antérieurs sur la hiérarchie des trois termes. Nous y retrouvons Pierre Leroux (g) [élu à la Constituante de 1848] en qui Proudhon saluait, stupéfiante analogie des temps, une réincarnation de Dom Gerle. Il intervient à l’Assemblée pour proposer une modification à ses yeux capitale : « La fraternité étant le lien entre la liberté et l’égalité, l’Assemblée nationale, éclairée par la science, décrète que la devise nationale continuera à être composée des trois mots sacramentels du dogme républicain , mais disposés dans cet ordre, Liberté, Fraternité, Égalité. A ces trois mots, il sera permis et convenable d’ajouter le mot Utilité, pour exprimer que ces trois mots Liberté, Fraternité, Égalité s’impliquent l’un l’autre et sonnent pour ainsi dire ensemble comme les trois sons de l’accord parfait, parce qu’ils résultent tous trois de l’accord parfait de notre nature, de notre égalité et de la solidarité qui nous unit dans une même espèce ». Dans la discussion, nous retrouvons nous retrouvons aussi Louis Blanc – une réincarnation de Robespierre cette fois, toujours aux yeux de Proudhon – qui venait l’année précédente de repeindre l’histoire de la Révolution en deux couleurs contrastées, lumineuse révolution de l’Égalité opposée à une trouble révolution de la liberté. Son ordre à lui, c’est Égalité, Liberté, Fraternité. Les partisans de la formulation traditionnelle n’en triomphent pas moins et les battus se rallient, en expliquant que l’essentiel est d’avoir surmonté l’antagonisme latent des termes. Va pour la liberté, mais pas comme un droit égoïste. Va pour l’égalité, mais pas comme un nivellement conventuel. Et vive la fraternité, comme « expression poétique » des deux autres ! Du reste l’époque est à la réconciliation. « La clémence, l’humanité, les vertus douces, commente Louis Blanc (h), étaient alors dans l’air que chacun respirait ». Et il conclut sur les retrouvailles avec « les trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques dont le drapeau est le symbole ».

La nouveauté de ce surgissement, si on le compare à ceux se 1789 et 1830, c’est le rapprochement de l’Église et de la Révolution. Cette fois-ci, du côté des révolutionnaires, ni descellements de croix, ni bris d’objets sacrés, ni fermeture forcée des lieux de culte. Quant à l’Église, dès le mois de mars, les prêtres s’affairent à bénir les arbres de la liberté et les drapeaux de la garde nationale. Leurs sermons soulignent la parenté de l’arbre et de la croix (thème auquel Hugo a donné tout son éclat dans la plantation de la place des Vosges (i)).

Peu de réflexion organisée, pourtant, sur l’ordre de la devise, mais le sentiment profond, hérité du romantisme, que, des trois termes, la fraternité – « sillage du vaisseau révolutionnaire » selon les termes de G. Sand –, dépasse les deux autres. Éminente dignité qui se lit partout : dans les proclamations électorales comme dans les discours, les fêtes comme les édifices publics.

Voici le bâtiment provisoire construit dans la cour du Palais-Bourbon pour loger l’Assemblée nationale. Le fronton triangulaire s’enorgueillit des trois figures féminines surmontées en demi-couronne par l’inscription ternaire. Comme l’avait souhaité Pierre Leroux, la Fraternité se tient au milieu de même que dans le sceau de la République.

Voici une plantation d’arbre de la liberté à St Germain en Laye où un officiant inattendu, Alexandre Dumas, harangue la foule : « Citoyens, c’est la troisième fois que nous plantons depuis cinquante ans un arbre pareil à celui-ci. La première fois en 1789 il représentait la Liberté. La seconde fois en 1830 il représentait l’Égalité. La troisième fois, c’est en 1848 ; il représente à la fois la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Citoyens, vous avez planté un symbole, il vous reste maintenant à consolider la chose ».

Voici encore une fête, celle de la Fraternité, le 24 avril 1848, où « quatre cent mille soldats remontent les Champs-Élysées, leurs baïonnettes enguirlandées de lilas et d’aubépines, qui se sentent frères, et font une forêt fleurie en marche ».

Voici enfin la marée des proclamations électorales de 1848, qui commentent à l’infini les « trois mots sacrés », la « sainte devise », l’« éternelle formule », la « sublime devise », la « devise nouvelle tant elle est ancienne », la « justice sociale que l’Évangile a promise à la terre (c’est la profession de foi d’Edgar Quinet), « le mot sublime qui m’apparaît écrit de la main même de Dieu, Fraternité » (c’est la profession de foi de Hugo). Tous comptent sur la conjuration de la fraternité.


L’éclipse de la devise sous le second Empire


La devise figure toujours dans la Constitution de 1848, mais celle-ci en a conservé les mots plus que les idées, tant elle s’est préoccupée d’en amortir le tranchant et d’en assourdir l’écho, en les entourant de rassurants vocables de conservation sociale : famille, propriété, travail et, de nouveau, ordre public font aux trois turbulentes une décente et soupçonneuse escorte. Mais c’est encore trop. Le Prince-Président, dès janvier 1852, expédie aux préfets l’injonction de les faire disparaître : « Comme on n’a vu paraître ces trois mots qu’à des époques de troubles et de guerres civiles, leur inscription grossière sur nos édifices publics attriste et inquiète les passants ». Les autorités obtempèrent et parfois renchérissent ; arbres de la liberté coupés, anniversaire de la République interdit, devise grattée aux frontons et chassée des drapeaux au profit de l’aigle, c’est de nouveau l’enterrement des souvenirs révolutionnaires. Revoici la devise impériale.

Resurgit bientôt le doute – l’euphorie de 1848 l’avait un moment dissipé – sur la compatibilité des termes du trinôme républicain : il est au cœur de grands débats intellectuels du second Empire, et deux exemples suffisent à en faire comprendre la portée.

Voici, d’un côté, Auguste Comte, qui rend grâces à l’Empereur d’avoir officiellement supprimé la devise, mais qui d’un autre côté lui fait grief de l’avoir suspendue sans l’avoir remplacée, ce qui laisse présager sa résurrection ; pour lui la seule bannière valable est Ordre et Progrès, « celle qu’il s’honore d’avoir créée et proclamée ». Donc, pour le moment, Liberté, Fraternité. La devise a perdu un de ses pieds, et le temps par ailleurs lui est compté.

De l’autre côté Proudhon critique cette molle philosophie qui a mis la fraternité en vedette. Dans ses dégoûts, il laisse échapper qu’il hait la fraternité à l’égal de la « volupté ». Mais il a aussi la conviction qu’on ne peut voir dans la fraternité u principe d’organisation sociale et politique ; la seule formule qui trouve grâce à ses yeux, c’est la liberté toute seule, « elle du moins qui n’a besoin ni de théorie ni de contrainte » et qu’il est absurde de « promettre après les deux autres, comme les prêtres promettent le paradis après la mort ». Liberté donc, ou si l’on préfère Plus d’autorité. La devise cette fois perd deux de ses pieds. En revanche, « la liberté produisant tout dans le monde », elle a pour elle l’éternité.


Le retour définitif de la devise avec la IIIe République (à partir de sept.1870)


Comme l’avait présagé Auguste Comte, la devise reparaît avec le nouveau régime, comme naturellement. De ce « naturel », qui commence à être celui de l’habitude, il y a plusieurs signes. Quand le retour des Assemblées à Paris signe la victoire de la République (janv.1875), le 14 juillet redevient la fête nationale. Cette décision et celle du chant national (La Marseillaise) sont prises au terme de longs débats parfois orageux, et on n’en trouve pas trace en revanche lorsqu’il s’agit de faire réapparaître la devise sur les édifices publics (1880). Pas trace non plus, dans les journaux qui commentent cette résurgence visuelle et verbale, des vieilles interrogations sur l’ordre ou la compatibilité des termes. On ne semble plus débattre que de la pertinence de leurs illustrations. Et quand on transporte, place de la République, en juillet 1880, le groupe sculpté de Morice, Le Siècle loue la Fraternité.

Les trois mots accolés – comme Renan le dit dans son discours prononcé en 1888 à l’Alliance pour la propagation de la langue française – l’ont frappé « par leur consubstantialité naturelle avec le génie français (si bien que partout où le Français ira, la Révolution ira en croupe), et leur banalité ». Il serait pourtant fort sot de repousser les vérités qu’ils charrient « parce qu’on en a abusé et qu’elles sont devenues banales. Banales ! C’est donc qu’elles sont vraies ! C’est donc le plus grand éloge pour une idée qu’elle soit devenue banale ». Témoignage précoce et par là même énigmatique. La triade peut-elle vraiment, en 1888, passer pour banale ? se demande encore Mona Ozouf.

« Lorsqu’il prononce ce discours, Renan n’est réconcilié que depuis peu avec la République. La décision de l’inscrire au fronton des édifices publics a huit ans tout juste ; il est donc bien trop tôt pour qu’elle ait marqué déjà le paysage civique français. Pour comprendre l’évidence que lui prête Renan, il faut donc se persuader que ce commencement est un aboutissement ; que toute jeunette en apparence mais mûrie dans les profondeurs de l’histoire française, la devise resurgit avec l’autorité d’un long parcours souterrain. Il faut aussi supposer, contre ce que l’histoire des années 1880 manifeste, qu’elle ne rencontre plus de vrais adversaires. Et il faut enfin tenir pour harmonieux, non problématique en tout cas, le ménage que font ensemble la liberté, l’égalité et la fraternité. Le texte de Renan plaide pour la foudroyante naturalisation de la triade, pour son identification quasi spontanée à la France républicaine et pour sa force cohésive : aussi une et indivisible que la République qu’elle emblématise ».

Et Mona Ozouf de conclure :

« C’est comme emblème de l’impossible et [surtout pas] comme traduction du réel que la ‘sainte devise de nos pères’ peut manifester encore son énergie créatrice, et qu’elle a des chances de vivre dans nos mémoires autrement que par la psalmodie de trois termes exténués ».




(a) Les lieux de mémoire, Quarto Gallimard, juillet 2008.

(b) Pierre Leroux, « Egalité », in Encyclopédie nouvelle, Paris 1839-1847, t. IV.

(c) R. Amadou, « Liberté, Egalité, Fraternité » : la devise républicaine de la franc-maçonnerie », Renaissance traditionnelle, 1974-1975.

(d) Voltaire, Les Scythes et Oeuvres complètes.

(e) George Sand, La comtesse de Rudolstadt.

(f) Conclusion écrite en 1841 pour les Mémoires d’Outre-tombe : « Loin d’être à son terme, la religion du Libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité ».

(g) Pierre Leroux, L’Espérance, avril 1858-avril 1859.

(h) Louis Blanc, Histoire de la Révolution de 1848, Paris, Lacroix, 1870, 2 vol. Louis blanc commente : « Les hommes un moment oublieux de leurs haines misérables se sentent de la même famille et sur l’aile d’une même inspiration, remontent tous ensemble à la source éternelle de leur commune existence ».

(i) Le 2 mars 1848, place des Vosges, Hugo a dit : « Le premier arbre a été planté, il y a dix huit cents ans par lui-même sur le Golgotha. Le premier arbre de la Liberté, c’est cette croix sur laquelle Jésus s’est offert en sacrifice pour la liberté, l’égalité et la fraternité du genre humain ».




Date de création : 29/03/2010 @ 15:58
Dernière modification : 29/03/2010 @ 16:37
Catégorie : Sciences politiques
Page lue 693 fois


Prévisualiser la page Prévisualiser la page     Imprimer la page Imprimer la page


^ Haut ^

Initiationphilo - site d'initiation à la philosphie - Henri Duthu
contacter le webmaster : webmaster@initiationphilo.fr

  Site créé avec GuppY v4.5.18 © 2004-2005 - Licence Libre CeCILL

Document généré en 0.05 seconde