DIEU ET L’ÊTRE[1] (III)
LE PROCÈS DE L’ONTO-THÉOLOGIE[2]
I/ La façon de prendre acte de la rupture de l’équation Dieu = Être
Nous prendrons acte de la rupture de l’équation Dieu = Être en partant d’abord du pôle ontologique. Selon Heidegger la véritable pensée de l’Être exclut la foi chrétienne dans la mesure où celle-ci conduit à un Dieu qui n’est pas l’Être mais un étant, fût-il l’étant suprême[3]. La différence ontologique, thème initial, central et terminal de la philosophie passe entre l’Être et tout étant, y compris l’étant suprême : Dieu. Avec quelque condescendance, Heidegger réserve à la théologie un domaine propre, celui de l’étant suprême, visé par la seule foi. En ce sens, la théologie est au mieux une science positive, une science historique, en raison de son lien avec les évènements qui délimitent ce domaine réservé[4]. Quant à la philosophie, il lui faut redevenir grecque en allant jusqu’au bout des exigences de l’Être qui ne rencontre plus le Dieu de la foi. Le divorce est alors demandé par la philosophie elle-même : pour elle, l’Être autre que tout étant ; pour la théologie une région de l’étant, une science historique d’un genre particulier ; en tant que chrétienne, la théologie est essentiellement néo-testamentaire, sans ambition spéculative[5].
Il n’est pas douteux que cette relégation de la théologie dans un domaine réservé ne reste pas sans écho chez les théologiens les plus méfiants à l’égard de toute spéculation. Elle trouve même une justification partielle du côté de saint Paul opposant la folie de la Croix à la sagesse des hommes dans le fameux texte de la première épître aux Corinthiens 1,18-20 ; mais on atténue la suite concernant ce qui est « sagesse pour Dieu » ; serait-elle absolument incommunicable ?
Le tort de cette position radicale est qu’elle repose sur une réduction de toute
l’histoire de la métaphysique à la version scolastique tardive, laquelle peut en effet donner crédit à la confusion entre esse et ens, et justifier ainsi la définition de l’ontologie comme science de l’ens en tant que ens.
II/ Ce que Heidegger a voulu ignorer
Est ignorée par Heidegger la pression constante exercée sur l’ontologie par la pensée de l’Un au-delà de l’Être, et par l’apophatisme de Denys, dont on a vu qu’il poursuivait sa course au cœur de l’ontologie médiévale. Plus que tout, est superbement ignoré par Heidegger, le soin que prend saint Thomas de situer l’Acte d’Être au-dessus de tous les étants, rendant impossible toute confusion entre cet Acte d’Être et l’ens commune, à savoir ce trait général de tous les êtres d’avoir à être. On oublie plus que tout que le nom divin tiré d’Exode 3,14 – qui est – demeure pour Thomas d’Aquin inadéquat au tétragramme sacré [YAWH].
En ce sens on ne peut parler ni de fusion, encore moins de confusion entre Dieu et l’Être, mais d’une convergence qui respecte la dénivellation entre le nom philosophique et le nom biblique. Que ce soit la foi en Dieu qui ait soutenu le travail de la pensée s’efforçant à élever l’Être au-dessus de l’étant, cela n’est pas douteux. Mais cette conjonction qui nous apparaît aujourd’hui étonnante prouve au moins négativement que l’ontologie thomiste authentique ne répond pas au critère infamant de l’ontothéologie.
Quoi qu’il en soit de l’injustice des propos de Heidegger concernant l’oubli de l’Être chez tous les métaphysiciens, y compris ceux que Gilson a un peu imprudemment, il est vrai, placés sous la bannière de la « philosophie chrétienne », la dissociation entre Dieu et l’Être est désormais perçue par la plupart des penseurs contemporains comme le nouvel évènement de pensée qui annule l’évènement de pensée en quoi avait consisté jadis la conjonction entre Dieu et l’Être, et dont le rayonnement s’était étendu sur plus d’un millénaire et demi. Une raison pour nos contemporains de tenir pour acquise, définitive et sans retour cette dissociation entre Dieu et l’Être, est qu’elle leur apparaît comme l’effet secondaire d’une rupture plus radicale survenue au sein de la culture occidentale, celle que Nietzsche a placée sous le titre de la « mort de Dieu ». Ce serait là le véritable évènement de pensée à partir duquel croyants et non croyants seraient amenés à se déterminer. Heidegger lui-même interprète l’affirmation nietzschéenne dans le sens du « Dieu de la métaphysique », sous la bannière duquel se serait, selon lui, placée l’ontothéologie. Ce qu’il entrevoit personnellement au-delà de cette mort, c’est une pensée de l’Être, délestée de ses scories bibliques et enrichie par la poésie philosophante illustrée par Hölderlin ; peut-être un nouveau sens du divin pourrait se lever à l’horizon de la pensée ; mais il s’agirait plutôt d’une pensée post-chrétienne, fortement teintée de néo-paganisme.
Finalement, les appréciations positives de la théologie qu’on trouve ici et là sous la plume d’Heidegger[6] équivalent à une marginalisation de l’héritage judéo-chrétien, renvoyé à son lieu proche-oriental d’origine, et dépouillé de la vision universaliste que le mariage avec l’hellénisme avait conférée à la pensée hébraïque et à celle du christianisme naissant. A son tour, cette expulsion du judéo-christianisme de la sphère culturelle occidentale concourt à l’accélération du processus de sécularisation de cette culture, en dépit du dégoût personnel de Heidegger pour la plupart des aspects de cette sécularisation. C’est cette marginalisation – au mieux cette régionalisation – de la pensée chrétienne d’origine juive qui devrait donner le plus à penser à ceux des théologiens qui tiennent aussi pour acquis le divorce entre Dieu et l’Être et qui, dans le même souffle tiennent la proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu pour le point de départ nécessaire d’une nouvelle manière de penser théologiquement.
III/ Comment, après Nietzsche, penser théologiquement
Pour nombre de théologiens chrétiens, en effet, la question est de savoir comment penser après Nietzsche. Tout point de départ nouveau doit être cherché, selon eux, dans ce qui différencie les catégories de la pensée juive de celles de l’hellénisme ; ainsi le thème de la Manifestation devrait être à nouveau soumis à celui de la Rédemption, avec ses connotations fortement historiques, tant du côté du message proclamé que de celui des évènements fondateurs. Enfin et surtout à l’ambition de la pensée devraient être substituées la force du témoignage et la dimension éthique de la Révélation.
C’est cette dimension éthique qu’Emmanuel Lévinas oppose sans concession à la pensée de l’Être, qu’il voit condamnée, non à célébrer quelque Ereignis poétique,
comme chez Heidegger, mais à totaliser l’expérience, au mépris de la différence première que constitue le surgissement d’autrui dans mon expérience : le visage d’autrui, porteur immédiat du message du Sinaï, me dit : toi, ne me tue pas ! Le visage instruit, et il instruit directement et sur le mode éthique, sans passer par une position préalable d’existence ; ainsi le visage d’autrui, en tant qu’instance éthique, peut-il être la trace de Dieu et de la Tora, qui instaure la responsabilité et recommande à mes soins l’orphelin, la veuve et l’étranger.
Cette pensée d’une éthique sans ontologie, opérée par un penseur juif, a trouvé de nombreux échos du côté chrétien. Diverses tentatives sont faites pour fonder sur les catégories de l’amour et du don une pensée théologique nouvelle sous le signe de « Dieu sans l’Être ». Jean-Luc Marion, le plus brillant de ces nouveaux philosophes-théologiens, part lui aussi de la proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu. Mais il l’interprète comme une critique des Noms jusqu’ici connus de Dieu, y compris le Nom de l’Être. Du même coup se trouve rouvert le champ des « Noms divins », au sens de Denys. Ce que l’athéisme conceptuel a montré, c’est seulement la vanité de toute détermination conceptuelle de Dieu ; à sa suite, le théologien peut discerner en celle-ci une nouvelle variété d’idolâtrie, « l’idolâtrie conceptuelle ». La thèse est ici que l’Être est un de ces concepts et que, comme tous les concepts, il est une représentation blasphématoire. L’auteur incorpore ici à son argument une critique venue de Heidegger concernant le rôle d’écran exercé par la représentation. Cependant, ce procès de la représentation n’est pas mené au bénéfice d’une nouvelle pensée de l’Être, mais d’un retour à la tradition johannique, selon laquelle le premier nom de Dieu est amour. Or l’amour n’a pas besoin pour s’affirmer et se communiquer de dire qu’il est. Il n’est pas besoin de passer par la proposition : Dieu existe, pour dire et comprendre qu’il nous aimés le premier.
Le point difficile est ici de savoir si la proclamation johannique « Dieu est amour » donne à penser sans faire le détour par Exode 3,14. Oui cela est possible, affirme Marion, si l’on renoue avec un courant non négligeable de la Patristique et même de la philosophie médiévale, selon lequel le premier nom de Dieu est le Bien et non l’Être ; « nul n’est bon si ce n’est Dieu seul », lit-on déjà dans Luc 18,19 et Matthieu 19,17 ; « Pour Denys et Bonaventure, écrit J.-L. Marion, le nom d’être doit le céder à l’hyperbole inconditionnée du don absolu ». Louer Dieu par le nom de charité, plutôt que d’être, s’autorise ainsi d’une révélation biblique, d’une tradition patristique et d’exigences spirituelles […] L’amour seul n’a pas à être, puisqu’il lui suffit de se donner ». Soumettre Dieu à l’alternative être ou ne pas être, alternative humaine par excellence, c’est le soumettre à un critère d’existence, à des conditions de possibilité, donc à un principe de raison dont nous restons maîtres.
Cette initiative pour penser Dieu sans l’Être pose un problème aux théologiens soucieux de garder un lien avec la philosophie. Pour eux, la question est de savoir ce que l’amour, le don, donnent à penser et s’il faut renoncer à toutes les significations possibles du verbe être, dont la polysémie est peut-être plus étendue que celle explorée par l’herméneutique philosophique de ce verbe. La logique de surabondance de l’amour, opposée à la logique d’équivalence de la justice, fait certes appel à une logique du paradoxe, à une rhétorique de l’hyperbole. Il reste à montrer que ni cette logique, ni cette rhétorique ne contribuent à renforcer l’irrationalisme en vogue ; bref, il reste à montrer que la pensée selon l’amour ne demande pas un nouveau « sacrifice de l’entendement », mais bien une autre raison. Autre que l’ontothéologie, tant décriée, au verdict d’Heidegger reléguant toute théologie chrétienne (et, par implication juive) dans les marges de la pensée occidentale ? Mieux, elle est en état de nouer un nouveau pacte avec la raison occidentale, sur le plan par exemple de la critique que celle-ci exerce aujourd’hui à l’encontre de ses propres prétentions totalisantes et fondationnelles ?
Ce serait le cas si, en rejoignant la philosophie sur le lieu de sa propre crise, la théologie de l’amour inventait un nouveau mode d’inculturation à la sphère occidentale de la pensée, un pacte nouveau capable de supporter la comparaison avec celui noué naguère à la faveur de la conjonction du judéo-christiannisme avec le néo-platonisme hellénique, puis avec le néo-aristitotélisme médiéval. Faute de ce pacte nouveau, en se déclarant totalement étrangères à la pensée grecque, globalement identifiée à la métaphysique de l’Être, les pensées juive et chrétienne feraient-elles autre chose que de se « désinculturer » et consentir à la marginalisation évoquée ci-dessus ?
J’aimerais pour conclure, demander ce qu’il advient d’Exode 3,14 dans cette aventure post-nietzschéenne.
Première question : la théologie de l’amour aurait-elle éclipsé le schéma hébraïque – « Ecoute, Israël : YHWH notre Dieu est le seul YHWH » – dont notre verset est théologiquement proche ? Je ne le pense pas : l’effort de la théologie chrétienne pour se déshelleniser ne va pas sans une rejudaïsation de son discours. En ce sens il faut aller de la proposition « Dieu est Un » à la proposition « Dieu est amour ». Une voie serait alors de montrer que la déclaration de Jean déploie, avec les ressources de la métaphore, de la dialectique et de la narrativisation, de l’Exode et du Deutéronome[7].
Deuxième question : l’exégèse d’Exode 3,14 aurait-elle coupé, sur le plan même de la signification textuelle, toute base pour une conjonction entre le ’ehyeh hébraïque et l’esse grec ? Je ne le pense pas non plus : aux raisons avancées dans la première section, tendant à réserver la pointe sapientielle de cette déclaration unique en son genre dans la Bible, j’ajoute une raison nouvelle tirée de la discussion qui précède. Pourquoi ne pas formuler l’hypothèse que le ’ehyeh hébraïque propose un écart de sens qui enrichit la polysémie déjà considérable, quoique culturellement limitée, du verbe grec einai, seul disponible à l’époque des LXX pour traduire Exode 3,14. L’Être, dit Aristote se dit de multiples façons. Pourquoi ne pas dire que les Hébreux ont pensé l’Être en une nouvelle façon ?
La troisième question me ramène tout simplement à mon point de départ. Si la traduction doit être tenue pour un cas particulier de la lecture, de la réception, donc de l’interprétation du texte, la question est celle-ci : peut-on traduire Exode 3,14 sans recourir au verbe être, quitte à jouer sur la polysémie de ce verbe, supposée augmentée par l’usage hébraïque ? Je ne le pense pas. Les traductions alternatives sont en fait des paraphrases, voire des commentaires, qui restituent le contexte culturel, spirituel, théologique du verset, et de cette façon explicitent ce que j’appelais plus haut l’écart de sens produit par Exode 3,14. Cet écart de sens contraint assurément à penser autrement le verbe être, mais non à l’éliminer de la traduction.
C’est ce que me paraissent vérifier les traductions-paraphrases proposées par des penseurs juifs contemporains de langue allemande : ils tentent d’extraire de la langue allemande des ressources verbales inconnues de la langue latine et des langues modernes dérivées de celle-ci. Herman Cohen avait frayé la voie en marquant par l’expression der Seiende, le passage du neutre à la première personne ; mais l’expression der Seiende appartient encore au champ sémantique du Sein (au reste, les Grecs avaient anticipé en disant ho ôn et les Latins qui est). A sa suite Mendelssohn propose ce que je viens d’appeler une traduction-paraphrase ; il ne s’éloigne pourtant pas du vocabulaire philosophique quand il écrit : das ewige Wesen. Franz Rosenzweig s’aventure singulièrement plus loin en traduisant ainsi : « Mais Dieu dit à Moïse : J’existerai en tant que j’existerai. Et il dit : J’existe m’envoie vers vous. » Donc : non plus l’Être éternel – non plus même l’Étant (der Seiende) mais l’Existant (der Da-Seiende) présent à l’être-là des hommes. Il faut assurément saluer ce rude combat avec les mots. Il reste que les mots allemands Da-Sein et werde ne marquent pas une rupture complète avec
le verbe Sein, mais une extension extrême de sa polysémie ; à la faveur de celle-ci, une langue moderne s’approche autant qu’il est possible de ce que l’énigmatique formule hébraïque : ’ehyeh ’aser ’ehyeh donne à jamais à penser à la limite de toute traduction [aser étant traduit par als der].
[1] Extrait de « Penser la Bible » de André LaCoque et Paul Ricoeur, Seuil, Points, mai 1998, pp. 377-385.
[2] « Avec ce concept, Heidegger met certes en œuvre une nouvelle définition de l’essence de la métaphysique ; mais instaure aussi une herméneutique de l’histoire de la philosophie, que sa puissance rend seule comparable à celle déployée par Hegel. En effet, pour autant que le concept d’onto-théologie définit strictement toute métaphysique et que chaque métaphysique se caractérise par sa nécessaire impuissance à penser comme telle la différence entre l’étant et l’être, il faudrait en inférer que, par sa constitution onto-théologique même, aucune métaphysique n’accède pas à l’être en tant que tel, mais seulement à l’être en tant qu’étant…On ne saurait parler d’onto-théologie à moins de voir jouer une triple fondation : la fondation conceptuelle de l’étant par l’être, la fondation des étants par l’étant suprême selon la causalité efficiente, enfin la fondation conceptuelle par l’efficiente. La question reste bien entendu ouverte (bien que Heidegger n’en décide pas explicitement) de savoir si l’onto-théologie exige que ces trois fondations fonctionnent simultanément, ou un seule, ou deux, et lesquelles. Nous devrons garder à l’esprit cette indécision » (J. L. Marion, Dieu sans l’être, PUF, Quadrige, sept. 2002, p.280 et 285).
[3] Dominique Bourg : « La critique de la ‘Métaphysique de Exode’ par Heidegger et l’exégèse moderne », in Dieu et l’Être, pp.215-243.
[4] Heidegger, « Phénoménologie et théologie », trad. fr. in Archives de Philosophie, t.32 1969.
[5] Comme on l’a vu précédemment, on a contesté d’une autre manière l’affirmation de Gilson selon laquelle la pensée de l’être absolu serait le fruit de la seule spéculation de la théologie médiévale appliquée à Exode 3,14 (cf. la fameuse Métaphysique de l’Exode !).
[6] Si la pensée qui veut « détruire » l’ontologie de la métaphysique tente d’atteindre « un Dieu plus divin », cette quête appartient encore et toujours à la méditation de l’Être, dont la théiologie touche l’étant – sans rapport avec la théologie qui touche la foi. Autrement dit, « Dieu » n’entre pas en philosophie parce que, de la révélation chrétienne, il passerait à la pensée grecque ; car ce passage lui-même n’a pu devenir passible d’autant que, d’abord, par avance, la pensée (grecque) de l’Être se constitue en pensée de l’Être de l’étant selon l’onto-théo-logie.
[7] P. Ricoeur : « D’un Testament à l’autre », repris dans Lectures III, p. 355-366.