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Parcours habermassien - Etude critique de Marx







ÉTUDE CRITIQUE DE MARX

Dans son ouvrage « Connaissance et intérêt[1] », Habermas présente son anthropologie réaliste qui prend appui sur Marx.

Se fondant sur sa reconstruction personnelle du marxisme, il donne au matérialisme une signification très intéressante. Il l’oppose aux opérations intellectuelles de l’idéalisme – les catégories, le schématisme, etc. – et il resitue le « moi transcendantal[2] » comme ce qui porte la synthèse de l’objet au moyen de la productivité d’un sujet travailleur matérialisé dans son travail.

Son interprétation est post-marxiste : elle reçoit à la fois son audace et son amplitude, au-delà de sa source dans Marx. Habermas, ayant bien conscience qu’il se situe au-delà de Marx, est capable de reconnaître à la fois ce qu’il a accompli (sa grandeur) et de critiquer ses limites (sa faiblesse). Habermas dispose donc d’un principe d’évaluation et d’appréciation de Marx : son entreprise n’est pas une pure et simple répétition de Marx, mais une répétition critique. On peut donc le suivre dans sa démarche : de l’examen des mérites de Marx à celui de ses limites.

Pour Habermas, la grandeur de Marx tient à ce qu’il a produit la solution du problème de la synthèse. Chez Marx, « le sujet de la constitution du monde n’est pas une conscience transcendantale en général, mais le genre humain concret qui reproduit sa vie dans des conditions naturelles » (59). Habermas greffe son interprétation là où le vocabulaire est celui de l’Idéologie allemande, l’œuvre que Ricœur[3] a lui-même choisie comme étant la plus intéressante pour une approche anthropologique. Habermas semble reconnaître [comme Ricœur] que la ligne de partage ne se situe pas chez Marx entre l’Idéologie allemande et Le Capital, mais entre l’Idéologie allemande et les Manuscrits de 1844. Selon lui, la synthès n’est pas celle d’une conscience mais celle d’une activité. C’est la praxis qui porte la synthèse. Comme l’indiquent les lignes que Ricœur vient de citer, Habermas utilise le concept de « genre humain concret », qui est un résidu du Gattungwesen de Feuerbach. Une humanité pratique prend la place de la conscience transcendantale. Ce concept de « genre humain concret » peut être entendu, en un sens phénoménologique, comme la définition du matérialisme. Il est délicat d’user de ce terme « matérialisme » parce que nous devons toujours nous garder des contresens. La définition de Habermas n’est pas une thèse sur la matière. A la différence de l’usage courant, où le matérialisme est plutôt un terme provocateur qui marque l’opposition avec l’idéalisme, il est ici la marque d’une anthropologie réaliste.


I/ L’apport de Marx dans la construction développée par Habermas


Le fait de caractériser le genre humain concret comme sujet de la synthèse comporte plusieurs avantages.

1) Le premier avantage est que nous disposons à la fois d’une catégorie anthropologique et d’une catégorie épistémologique. Poser que le travail produit la synthèse de l’objet, ce n’est pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde.

Cette conjonction des catégories épistémologiques et anthropologiques est cruciale pour la relation (qui sera abordée dans un document différent) entre intérêt et champ d’expérience. Habermas soutient, en effet, que certaines sciences correspondent à certains intérêts. L’intérêt pour le contrôle et la manipulation correspondent aux sciences empiriques, l’intérêt pour la communication aux sciences historiques et interprétatives, et l’intérêt pour l’émancipation aux sciences sociales critiques telles que la psychanalyse. Pour étayer ces corrélations, Habermas doit introduire au départ la liaison (suggérée par le titre de son ouvrage) entre un concept anthropologique – un intérêt – et un système épistémologique – un système catégoriel permettant de traiter de certains champs de connaissance. Cette relation entre les deux jeux de catégories prend sa source dans la notion de travail envisagée comme synthèse. L’articulation du rapport ente épistémologie et anthropologie, entre connaissance et intérêt, telle est la problématique d’ensemble de la deuxième partie de l’ouvrage.

2) Le second avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est que cette élaboration de la synthèse produit une meilleure interprétation de « monde vécu » (Lebenswelt), formulé d’abord dans le dernier texte de Husserl, La crise des sciences européennes. La compréhension du travail social comme synthèse nous permet d’éliminer « un malentendu logico-transcendantal » (60) : nous éviterons alors de prendre le concept de « monde vécu » de manière anhistorique (…)

« L’espèce humaine n’est pas caractérisée par une complexion invariante, naturelle ou transcendantale, mais seulement par un mécanisme de devenir humain » (61). Les Manuscrits, souligne Ricœur, parlent d’une nature qui devient plus naturelle. L’humanité et la nature sont promues ensemble, et c’est ensemble qu’elles deviennent plus naturelles et plus humaines.

Selon Habermas, cette historicisation du transcendantal est rendue possible parce que Marx a lié l’histoire aux forces productives. Habermas insiste sur la nature historique de la praxis – manifeste dans l’accumulation des outils où il s’agit d’une histoire technologique – et il montre comment Marx a lié cette histoire au concept de forces productives. La dimension historique est introduite par le moyen des forces productives : elles sont les porteurs de l’histoire. Donc, la synthèse assumée par le travail se distingue de l’essence figée assignée par Kant aux catégories. En un sens, c’est uniquement parce qu’il y a une histoire de l’industrie que l’histoire existe. Il apparaît alors, du fait de cet énoncé, que Habermas ne souscrit pas au parti pris de Marx : les idéologies n’ont pas d’histoire. L’entendement a une histoire qui lui est propre et qui peut être exemplifiée par l’histoire des sciences. L’industrie n’est pas l’unique facteur qui donne à l’existence humaine une dimension historique : les idées ont aussi une histoire.

3) Le troisième avantage est que « La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de l’homme manipulant » (67). Cette lecture de Marx, le situe plus ou moins dans la même catégorie que Peirce et Dewey.

4) Le fait de traiter du travail comme synthèse de l’objet comporte un quatrième avantage : déployer l’importante analyse inaugurée par Fichte. Dans la tradition de l’idéalisme allemand. Fichte est avec Kant, l’autre figure qui annonce l’élaboration marxiste de la synthèse, et Habermas y revient sans cesse dans son livre. Fichte est celui qui a franchi le pas décisif d’une philosophie de la théorie à une théorie de la praxis, parce que son concept fondamental est l’activité de l’être humain qui se produit lui-même.

Fichte a mis en relation la synthèse dans l’imagination avec l’activité du sujet. Le moi originaire est, dans la pensée de Fichte, le sujet agissant. Le moi susceptible d’accompagner toutes mes représentations – pour parler en langage kantien – n’est pas une représentation ultime. Il n’est pas une représentation d’un ordre plus élevé mais une activité, le moi qui se pose lui-même. Il y a de nombreux textes dans l’Idéologie allemande, nous rappelle Ricœur, où le concept de perception de soi, d’auto-constitution, est central. Habermas est fondé à remonter de ce concept d’auto-constitution jusqu’à l’idée fitchéenne d’une humanité qui se pose elle-même par le processus de la praxis et par l’échange avec la nature. L’engendrement réciproque de l’être humain et de la nature est dans le même temps un auto-engendrement de l’être humain.

« Un sujet social au sens strict ne parvient à la conscience de soi que lorsque dans sa production il comprend le travail comme l’acte d’auto-création de toute l’espèce, et qu’il se sait lui-même produit par le travail de toute l’histoire universelle antérieure » (72).

Habermas reconnaît donc, en termes kantiens et fichtéens, l’apport de Marx. Le concept de travail comme synthèse prend la place de la synthèse kantienne par l’entendement ou de la synthèse fichtéenne par l’auto-aperception du moi.



II/ La critique du marxisme par Habermas


La même interprétation qui a souligné l’apport de Marx est aussi le point de départ de sa critique. L’objection de Habermas – et il y revient sans cesse – est que Marx a réduit le concept d’activité à celui de production. En même temps que Marx résolvait le problème de la synthèse par le travail, il limitait la portée de sa découverte en identifiant le travail à la seule activité instrumentale. Au dire de Habermas, « La base philosophique de ce matérialisme s’avère insuffisante pour établir une auto-réflexion phénoménologique sans réserve de la connaissance et prévenir ainsi l’atrophie positiviste de la théorie de la connaissance » (74)

En un sens, donc, la position de Habermas sur ce point est antimarxiste, et pourtant il s’efforce de soutenir sa propre objection de l’intérieur même du marxisme.


A/ Le marxisme porte en son sein les traces d’une indécision quant au concept d’auto-création et d’auto-production de l’être humain


La base de l’analyse critique de Habermas est l’importante distinction qui n’a pas été assurée par Marx entre les « forces productives » et « les relations de production ». Cette distinction est niée dans sa théorie bien qu’elle soit reconnue dans toutes ses analyses concrètes. Ce qui fait dire à Habermas que la théorie que Marx élabore à propos de son œuvre est plus étroite que ce qui est effectivement impliqué par cette dernière.

Qu’est-ce que cela signifie quand on dit que la production comporte deux versants : les forces et les rapports ? Par rapports de production, on doit entendre le cadre institutionnel du travail, le fait que le travail prend place au sein du système de la libre entreprise ou bien de l’entreprise étatique, etc. Les rapports de production, quant à eux, sont constitués par le système institutionnel au sein duquel on rencontre les formes de médiations symboliques précisément analysées par Geertz. Un cadre institutionnel de production ne consiste pas seulement en règles légales, en un cadre juridique, mais en ce que Habermas appelle le complexe de l’interaction médiatisée par des symboles et la tradition culturelle à travers laquelle un peuple appréhende son œuvre.

Si nous considérons par exemple les socialismes en Europe de l’Est, en Union soviétique, en Chine, les traditions de chaque peuple influent sur le contenu réalisé du socialisme. Le complexe de l’interaction médiatisée par des symboles et la tradition culturelle sont des composantes du cadre institutionnel. Nous devons prendre le terme « institutionnel » en un sens plus large que juridique ou légal.

« A côté des forces productives dans lesquelles se sédimente l’activité instrumentale, la théorie marxienne de la société fait entrer aussi dans son point de départ le cadre institutionnel, les conditions de production ; pour ce qui est de la pratique, elle n’élimine pas le complexe de l’interaction médiatisée par des symboles, ni le rôle de la tradition culturelle, à partir desquels seulement on peut comprendre la domination (Herrschaft) et l’idéologie » (74-75).


B/ Ce qui est déterminant dans la position de Habermas : c’est que le travail humain excède toujours l’action instrumentale


Habermas montre que Marx, pour donner sens à la distinction entre les rapports et la force, a recours au concept de praxis ; il y voit une tentative de sa part pour regagner l’épaisseur du concept fichtéen d’activité au sein d’un langage marxiste. Le travail est la source de la synthèse, mais le travail humain excède toujours l’action instrumentale parce que nous ne pouvons travailler sans l’apport de nos traditions et de notre interprétation symbolique du monde.

Selon Habermas, la reconnaissance de cette dualité dans la constitution de la praxis est ce que Marx présuppose dans sa propre pratique de recherche, mais qu’il évacue de son cadre théorique.

« Dans ses analyses de contenu, Marx conçoit l’histoire de l’espèce sous les catégories, à la fois de l’activité matérielle et de la suppression critique des idéologies, de l’activité instrumentale et de la pratique révolutionnaire, du travail et de la réflexion ; mais Marx interprète ce qu’il fait dans le concept étroit d’une autoconstitution de l’espèce par le seul travail. Le concept matérialiste de la synthèse n’a pas une assez grande extension pour expliquer de quel point de vue Marx contribue à l’intention d’une critique de la connaissance radicalisée dans le vrai sens du terme. Bien plus, il a empêché Marx lui-même de comprendre de ce point de vue sa démarche » (75).

Se pose alors la question de savoir si la synthèse comme travail est encore valable si l’on remplace le concept de travail par celui de praxis – qui englobe à la fois le travail et un élément autre ?

D’où la nécessité pour Habermas d’expliciter la différence entre travail et praxis.

Il ramène cette distinction à celle qu’il entrevoit lui-même entre action instrumentale et interaction ou action communicationnelle.

Dans le troisième chapitre de Connaissance et Intérêt, Habermas tire les conséquences épistémologiques de cette distinction. Sa question est la suivante : quel est le statut d’une science de la praxis ?

Marx, en ce qui le concerne, n’a produit aucune justification épistémologique pour sa théorie de la société. Au lieu de cela, il a sans cesse décrit son travail par analogie aux sciences de la nature. Le fait que son œuvre était une critique de l’économie politique aurait dû orienter son attention vers la dimension réflexive de cette critique, mais tel n’a pas été le cas. Habermas soutient par conséquent que dans la mesure où la praxis se voit réduite à la production matérielle, à l’activité instrumentale, le modèle marxiste est bien celui des sciences de la nature. La science de la praxis, dans ce cas, est purement et simplement abordée comme un prolongement des sciences de la nature.

En revanche, et c’est l’apport d’Habermas, si l’on doit élaborer une dialectique entre l’instrumentalité et les pôles interactifs de la praxis, on dispose d’une science qui n’est pas une extension ou une transposition des sciences de la nature, mais une discipline d’un genre différent : c’est la critique. Alors que, remarque Habermas, une science de la nature peut très bien être non réflexive du fait qu’elle traite d’objets distincts du sujet connaissant, du savant. La conséquence en est que le savant n’est pas impliqué dans son savoir, alors qu’il l’est à coup sûr dans les sciences de la société.

La présupposition qui veut que toute science se constitue par le modèle des sciences de la nature restreint l’idée fichtéenne d’autocréation de l’homme à la réalité industrielle. Pour Habermas, cette réduction est l’idéologie de la modernité. L’idéologie réduit progressivement l’activité au travail, le travail à l’activité instrumentale et l’activité instrumentale à la technologie qui engloutit notre travail. La science qui s’occupe de l’homme devient une province des sciences de la nature et rien de plus. Dans cette interprétation, quelque chose se trouve refoulé. La lecture « industrialiste » de l’activité humaine dissimule « la dimension de l’autoréflexion dans laquelle elle doit cependant se mouvoir » (83).


C/ La distinction entre une théorie des interactions et une théorie de l’activité instrumentale est la réponse de Habermas à la tension du technique et du pratique chez Marx

On doit entendre par « pratique » non seulement l’aspect matériel mais toutes les dimensions de l’activité déterminée par des normes et des idéaux : ce qui recouvre tout le champ de l’éthique et de l’éthique appliquée. Le pratique inclut toutes les sphères de l’activité dotées d’une structure symbolique, d’une structure qui à la fois interprète et régule l’action. Le technique et le pratique constituent une bipartition du champ de l’activité humaine.

« Le milieu dans lequel les relations des sujets et des groupes sont réglées normativement est la tradition culturelle : elle forme le contexte linguistique de communication sur la base duquel les sujets interprètent la nature et s’interprètent eux-mêmes dans leur environnement naturel » (85).

La référence à la tradition culturelle, aux normes, aux institutions, au contexte linguistique de communication et à l’interprétation, vient conforter l’hypothèse de Ricœur : le processus de distorsion ne prend sens[4] que si l’activité est conçue au travers de médiations symboliques. Le concept d’interprétation appartient à cette couche originaire et il désigne l’activité menée par les individus dans leur environnement à la fois à l’égard de la nature et vis-à-vis d’eux-mêmes.

Sans la distinction entre activité instrumentales et activité communicationnelle, il n’y a aucune place pour la critique, et pas même pour l’idéologie. Ce n’est qu’au sein d’un cadre institutionnel que la dépendance sociale et la domination politique peuvent déployer leurs effets répressifs. Ce n’est qu’au sein de ce cadre que l’idée de communication « exempte de domination » (86), prend sens. L’acte d’« auto-création de l’espèce » doit donc englober à la fois l’activité productive (le travail) et l’activité révolutionnaire. L’émancipation est double : vis-à-vis des contraintes naturelles et vis-à-vis de l’oppression humaine. Entre le développement des nouvelles technologies et celui de la lutte idéologique existe une « interdépendance » (89). Marx a été incapable d’élaborer la dialectique de ces deux développements parce que la distinction des forces productives et des rapports de production est restée soumise au cadre catégoriel de la production. Habermas affirme quant à lui que l’« autoconstitution de l’espèce humaine dans l’histoire de la nature » doit réunir à la fois « l’autocréation par l’activité productive et la formation par l’activité critique révolutionnaire » (89)).


D/ Le langage marxiste de la superstructure et de l’infrastructure est le langage qui convient à un système de motivation réifié


La topologie de l’inconscient chez Freud a son équivalent dans le concept marxiste d’infrastructure[5]. Le concept d’infrastructure n’est pas sans pertinence pourvu qu’il ne nous abuse pas et que nous nous contentions de l’analyser comme un objet de sciences de la nature. En fait, l’infrastructure appartient au champ des sciences humaines mais sous la condition de l’aliénation qui transforme les motivations en choses. Ce qui implique que nous avons affaire, d’une part, à des concepts qui ont une sorte d’apparence physique et, d’autre part, à un sens. Certains marxistes affirment que le matérialisme est la vérité d’une société qui a perdu le sens de la créativité, d’une société ensevelie sous ses propres produits. S’il en est ainsi le matérialisme n’est pas une vérité philosophique mais la vérité d’une situation historique. De même nous pouvons dire que le langage de la superstructure et de l’infrastructure est le langage qui convient à un système de motivation réifié. S’appuyant sur les travaux d’Alfred Lorenzer[6], Habermas parle d’un processus de désymbolisation et de la nécessité d’une resymbolisation. Lorsqu’il tente de relier Marx et Freud, Habermas soutient que la notion d’aliénation chez Marx a son équivalent conceptuel dans la désymbolisation et il suit Lorenzer en affirmant que la cure psychanalytique est le processus par lequel nous allons de la désymbolisation à la resymbolisation par la médiation du transfert. Habermas soutient que les sciences sociales critiques sont à cet égard un équivalent de la psychanalyse et que leur démarche intègre l’explication au sein d’un modèle interprétatif plus vaste.


E/ Au final, Habermas a recours au texte du Capital sur le fétichisme de la marchandise


Au terme du troisième chapitre de Connaissance et Intérêt, Habermas réaffirme que sa distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle ne prend pas seulement appui sur Hegel[7], mais sur la recherche de Marx lui-même. C’est ainsi que Marx, dans le célèbre texte sur le fétichisme de la marchandise, utilise le modèle feuerbachien du renversement non comme un mode d’explication mais comme une métaphore. De même que la religion a transformé l’activité humaine en pouvoir divin, de même le capitalisme a réifié le travail humain sous la forme de la marchandise. Ceux que fascinent les réifications de notre travail sont exactement dans la même situation que ceux qui projettent notre liberté dans un être surnaturel qu’ensuite ils vénèrent. Dans les deux cas, il y a de l’idolâtrie. Habermas cite Marx : « C’est seulement la relation sociale déterminée des hommes eux-mêmes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d’une relation des choses entre elles » (93). Une relation humaine « revêt […] la forme fantasmagorique d’une relation des choses entre elles ».

Le texte de Marx sur le fétichisme de la marchandise est décisif pour une théorie de l’idéologie, car il met en évidence que, dans la société bourgeoise, l’idéologie ne fonctionne pas simplement – ni même principalement – comme une forme sociale qui institutionnalise la domination politique. Sa fonction essentielle est bien plutôt de stabiliser l’antagonisme de classes par le biais de la forme légale du libre contrat de travail. En masquant l’activité productive sous la forme marchandise, l’idéologie opère au niveau du marché.

Ricœur, pour sa part, en conclut que, à l’ère du capitalisme, l’idéologie dominante n’est plus une idéologie religieuse mais précisément une idéologie du marché. On peut dire, selon lui, que l’idéologie prend maintenant la forme de l’idole du marché. Habermas fait lui-même ce commentaire :

« Selon Marx, le capitalisme se caractérise par ceci que, du ciel des légitimations de la domination et du pouvoir tangibles, il fait descendre les idéologies dans le système du travail social. Dans la société libérale bourgeoise, la légitimité de la domination est dérivée de la légitimation du marché, c’est-à-dire de la « justice » de l’échange d’équivalents inhérente aux relations d’échange. Elle est démasquée par la critique du fétichisme de la marchandise » (94).

L’idéologie émigre de la sphère religieuse vers la sphère économique.

Si, par-delà Habermas, Ricœur en vient à sa propre interprétation, il veut dire ceci : parce que la religion est désormais moins impliquée dans la production des idéologies – le fétichisme de la marchandise est opératoire par lui-même – l’usage utopique de la religion fait peut-être partie de la critique de l’idéologie. La religion peut agir non seulement comme une idéologie mais comme un outil critique dans la mesure où l’idéologie a émigré de la sphère religieuse vers l’espace du marché, la science et la technologie. Si le marché, la science et la technologie sont les idéologies modernes, alors le rôle idéologique de la religion est aujourd’hui un problème moins brûlant. La religion a encore un rôle idéologique mais il est supplanté par le rôle idéologique du marché et de la technologie. On peut alors situer la religion dans une position dialectique entre idéologie et utopie. La religion fonctionne comme une idéologie lorsqu’elle légitime le pouvoir en place, elle fonctionne également comme une utopie dans la mesure où elle constitue une motivation qui nourrit la critique. Elle peut nous aider à démasquer l’idole du marché.

Pour Habermas, le concept de lutte des classes est homogène non au concept de production mais au sein du cadre institutionnel au sein duquel travaillent les forces productives. Il fait donc partie du processus de la conscience de soi. Porter attention à la situation de la lutte des classes, c’est accéder à une nouvelle dimension de la conscience, de la conscience de classe. Cette démarche, toutefois ne prend sens que dans la mesure où elle est déjà l’amorce d’une critique et d’un mouvement vers la reconnaissance. La lutte des classes est donc un processus distinct du simple travail social car elle fait se confronter les subjectivités : notre identification de classe est l’une des manières par lesquelles nous nous identifions comme sujets.




[1] Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard , Tel, 1976, réédition mars 2006.

[2] Le « moi transcendantal » est un principe d’unité issu du problème suivant : comment un sujet pose-t-il l’objet en face de lui, ou pour parler comme Freud, comment construit-on le principe de réalité ? Chez Kant, la synthèse est garantie par le réseau des catégories qu’il appelle « entendement » ; derrière ce cadre catégoriel se trouve le principe d’unité appelé le « moi transcendantal ». Le moi transcendantal est le principe de la synthèse des objets à travers les catégories, le schématisme, le temps, etc.

[3] Paul Ricoeur, Lectures on Ideology and Utopia, (Columbia university press), reprises dans L’idéologie et l’utopie, Seuil, Essais, 1997, p. 285-305.

[4] Ricœur, dans son étude sur « l’idéologie », avant même d’aborder Weber, avait formulé le cadre général au sein duquel se situait son approche : « dans la mesure où je me suis attaché d’abord à Marx puis à Althusser, j’ai commencé par le concept marxiste d’idéologie envisagé comme distorsion. La suite de ces leçons sur l’idéologie constitue une réponse au problème soulevé par l’orientation marxiste : au sein de quel cadre conceptuel le concept d’idéologie entendu comme déformationfait-il pleinement sens ?

[5] Le point de départ réel du marxisme entraîne l’émergence de la notion de base réelle. La base réelle devient l’infrastructure, et l’idéologie lui est rapportée au titre de superstructure. La conscience est considérée comme étant entièrement du côté de l’idéologie : aucune implication liée à la conscience n’est censée exister dans la base matérielle en tant que telle.

[6] Théoricien allemand qui aborde la dynamique freudienne des pulsions en termes d’analyse du langage et dans le sein d’une herméneutique des profondeurs [NdT].

[7] Habermas, prenant appui sur des écrits de jeunesse de Hegel et sur la Realphilosophie  d’Iéna, a examiné plus en détail la lecture d’Iéna dans son essai : «Travail et interaction » publié dans La Technique et la Science comme idéologie. C’est dans ses écrits de jeunesse que Hegel élabore pour la première fois le problème de la reconnaissance qui est le problème moral fondamental. d’Iéna, a examiné plus en détail la lecture d’Iéna dans son essai : «






Date de création : 07/12/2009 @ 11:47
Dernière modification : 07/12/2009 @ 12:06
Catégorie : Parcours habermassien
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