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Sociologie - L’individu social

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L’INDIVIDU SOCIAL

(Extraits de l’ouvrage publié sous la direction de Monique Hirschhorn[1])


Grâce aux études que ce document contient nous souhaitons pouvoir répondre aux quatre questions suivantes :

1/ Comment l’individu est socialement mis en position de se construire un sujet réflexif ?

2/ Pourquoi la réflexivité, donnée majeure de la modernité, n’est pas pensable sans la présence d’un environnement social ?

3/ Comment peut-on atteindre une forme sociale à partir de variations individuelles ?

4/ Comment se trouvent contrastées « compréhension individuelle » et « compréhension sociale » ?


I/ INDIVIDU ET RÉFLEXIVITÉ

[Jean Claude Kaufmann (57-68)]

La réflexivité est une donnée majeure de la modernité : plutôt qu’une interprétation simpliste et erronée selon laquelle l’individu lui-même se détache du poids de la tradition, l’hypothèse de Kaufmann est qu’au contraire la réflexivité individuelle résulte d’un processus social (lié à la complexification de la dynamique des schèmes incorporés) ; l’individu est socialement mis en position de se construire un sujet réflexif.



1) L’homme d’habitudes (le patrimoine d’habitudes de l’homme)


Prendre en compte les schémas incorporés comme fondements du sujet constitue déjà une telle rupture que l’esprit a envie de se [conforter par] une vision rassurante du processus : les schémas seraient tranquillement rangés, clairement identifiés, en nombre fini. Au contraire, Norbert Elias (La Société des individus) montre que l’individu a en lui toute la société de son époque : seules les modalités de l’intériorisation sont spécifiques et constituent l’armature de sa personnalité.


a) Le schème s’élabore et, à un certain stade, se renverse puis se trouve enregistré sous forme cognitive

Tous les schèmes n’ont pas vocation à devenir opératoires et encore moins d’être incorporés. La plupart resteront à l’état de structures dormantes, souvent pour une durée courte, voire éphémère. Mais une image peut s’installer plus durablement, et constituer une sorte de paysage de référence diffusément porteur de leçons. Le schème en construction est conservé. Parvenu à un certain stade d’élaboration, un renversement se produit et l’esquisse du schème se transforme en grille de lecture et d’enregistrement des images qui, dès lors, sont de plus en plus sélectionnées et retravaillées à partir du schème. [Bien] que très peu ne parviennent à la conscience claire, le schème véritablement en tant que tel, est finalement intériorisé. Mais la poussière initialement acceptable, devient désormais regardée d’un œil critique.


b) Les stades de l’intériorisation

Dans un premier stade, l’intériorisation est fragile et le schème est soumis au questionnement. Des doutes continuent à apparaître quand l’individu fait effort sur lui-même pour tenter de structurer plus profondément l’incorporation.

A ce stade, les personnes interrogées, pour les tâches ménagères par exemple, emploient presque toujours la même phrase : « il faut le faire » mais avec une variété de positionnements intéressante à analyser.

Au pôle extrême, la phrase hésite avec une forme interrogative (« faut-il vraiment le faire ? »), indiquant que même l’intériorisation cognitive n’est pas stabilisée. Puis vient un énoncé plus franc ; (« il faut que je le fasse »). Mais à ce stade préalable à la véritable incorporation, le schème d’action, clairement intériorisé dans les pensées, semble faire fasse à un corps refusant de lui obéir. La pensée parle donc à elle-même en s’adressant au corps. La victoire prenant la forme paradoxale d’une mort de la pensée – de la pensée réflexive et même de l’auto-persuasion. L’incorporation marque en effet la fin de tout ce travail intellectuel ; le nouveau savoir est enregistré dans la mémoire cachée comme cadre inquestionnable de l’action future.

Remarque : la même démarche et le même type de questions peuvent être appliqués au sportif que l’on interroge par exemple sur la « musculation ».



2) Les modalités concrètes de la réflexivité (c’est la réflexivité sociale qui a historiquement construit l’individu)


Tout concourt à compliquer sérieusement la mise en place d’un programme de recherches concrètes sur la réflexivité. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer. Tout en catégorisant les contextes et à partir d’investigations de terrain, il nous faut parvenir à penser « une économie pratique de la conscience et de la réflexivité » variable selon les situations. Le point de départ d’un tel programme pourrait être formé du couple contradictoire suivant :

Primo – la réflexivité est multiforme, éclatée, et s’inscrit dans des cadres de contraintes ;

Secundo – elle est cependant tout le contraire d’une illusion, et son essor est même au cœur du processus de civilisation.

Car c’est la réflexivité sociale qui a historiquement construit l’individu (et non l’individu qui a personnellement développé une réflexivité à propos du social). Il convient de ne pas oublier que l’individu qui évalue de façon critique des hypothèses de socialisation reste avant tout un simple élément de cette mécanique, il participe à la réflexivité sociale. Le paradoxe étant que cette mécanique sociale débouche sur le renforcement de l’individu. Donc sur une réflexivité plus individuelle.


a) Comment parvenir à décrire la part individuelle de la réflexivité ?


a1) Mise en évidence du préalable social

Certainement pas en se réfugiant dans l’idée trop simple s’un quant-à-soi. Au contraire, il nous faut partir du social, et des intrications multiples qui relient celui-ci à la pensée personnelle. A commencer par ce qui devrait être le plus facile, parce que situé dans l’univers conscient. La pensée personnelle n’est pas séparée de la pensée sociale par une frontière clairement identifiable. Elle est quotidiennement, intimement, systématiquement, pétrie de social. Lees idées de plus en plus massivement stockées dans la mémoire sociale ont leur propre vie, intense et dynamique. Elles fixent les cadres de perception et fournissent le matériau élémentaire de la pensée, les briques avec lesquelles chacun échafaude son architecture conceptuelle particulière. Le processus est très semblable à la circulation des schèmes ayant vocation à être incorporés, qui d’ailleurs transitent parfois par la réflexivité : des schèmes de pensée sont intériorisés dans la réflexivité individuelle.

– Cas de figure où un individu assimile du savoir collectif

Il peut s’agir de séquences brèves ; par exemple de catégories sociales et langagières (la famille, le travail, le sport), grosses d’une infinité de contenus cognitifs et éthiques. Ou de jugements socialement préconstruits communément partagés du type (Labor improbus omnia vincit – par le travail tu vaincras ; le sport reflète la civilisation).

Il peut s’agir aussi de corpus réflexifs beaucoup plus développés. L’homme moderne intériorise non seulement des schèmes élémentaires, mais des argumentations complètes prêtes à penser (exemples : le réchauffement climatique, le développement durable, l’économie de marché). Certes, il n’intériorise que celles que celles qu’il décide d’intérioriser. Lorsqu’il le fait, remarquons-le, c’est un segment de réflexivité sociale qui alimente sa réflexivité personnelle.

– Cas de figure où un individu fait l’objet d’un engagement collectif

Dans ce cas, la définition de l’engagement introduit un filtre social supplémentaire. A chaque régime pragmatique « correspond un certain mode de saisie de l’environnement, de prise de connaissance et de mode d’information. Loin d’être circonscrit par le modèle du code (code pénal, code civil, code de bonne conduite, etc.), l’information diffère profondément d’un régime à l’autre[2]. » L’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision par le contexte.


a2) Ce préalable étant posé, la question reste entière : comment définir la réflexivité individuelle ?

Elle résulte d’abord du croisement spécifique des intériorisations (« A chacun son architecture cognitive ».) Installant dans la pensée personnelle une architecture cognitive qui, comme le patrimoine d’habitudes, se transforme en grille de perception et d’enregistrement et fonctionne comme un marqueur de l’identité. Il n’est pas deux personnes qui aient exactement la même architecture cognitive (sans parler de ses variations continuelles), ce qui permet de mieux comprendre l’amplitude de la diversité de la réception : chacun lit, écoute, réfléchit et juge à partir de son architecture personnelle, résultant de toute une histoire sociale.

Elle résulte ensuite d’une infinité multiforme d’interventions et d’arbitrages : quels schèmes, intérioriser, comment les articuler ou les reformuler, quelles décisions incitent-ils à prendre ? etc.

Elle résulte enfin d’un travail fonctionnel accompagnant l’action et la construction identitaire. Ces différentes modalités, la plupart du temps très impliquées dans la nébuleuse identitaire, elle-même immergée dans le social, ne confluent pas moins dans un espace mental propre à l’individu, un monde intérieur qui tend historiquement à s’approfondir. Cet espace de la subjectivité constitue une réalité incontournable et, comme l’a souligné Georges Simmel, une caractéristique centrale de la modernité.


a3) La problématique contradictoire dans laquelle s’inscrit l’individualisation

L’individu, qui n’existe pas en tant qu’entité (tel que se le représente l’idéologie), est cependant la clé explicative des changements sociaux. Dans l’espace de la subjectivité ; qui n’existe pas en tant qu’entité (telle que se la représente l’idéologie), est-elle cependant la clé explicative de l’autonomie individuelle ? La pire attitude serait de se prononcer pour ou contre d’emblée. Au contraire, il faut un programme d’enquêtes sur cette voie étroite entre deux abîmes pareillement néfastes : la négation de toute autonomie subjective ou son hypostase.

J. Cl. Kaufmann souscrit à l’idée qu’il y aurait intérêt à lancer des recherches sur les « modalités pragmatiques de la réflexivité ». Il devient clair, pour lui, qu’un tel programme devrait se fixer un double objectif. A un niveau immédiat, le recueil de données, les descriptions fines dont nous manquons si cruellement. A plus long terme, la réponse à la question : la subjectivité parvient-elle à se constituer comme un espace autonome et de quelle manière ?



3) Subjectivité et identité

a) Les caractères objectifs ne peuvent d’aucune manière porter par eux-mêmes l’identité

Et cela d’autant moins qu’ils sont en réalité parfaitement contradictoires, travaillés par des conflits permanents. Ce point est capital : les caractères objectifs ne peuvent à eux seuls déterminer l’existence pour la simple raison qu’ils n’ont rien d’un univers stable et cohérent. Des oppositions le traversent en tous sens, obligeant le sujet à s’impliquer, qu’il le souhaite ou non. La capacité d’initiative de l’individu moderne se forme pour l’essentiel ici et nulle part ailleurs, dans ce travail d’arbitrage. A cause de leur multiplicité hétérogène, les caractères objectifs ne peuvent d’aucune manière porter par eux-mêmes l’identité.

b) A l’inverse, c’est le travail identitaire qui malaxe et sélectionne les éléments qui pourront faire sens

Ce sont ces éléments, en effet, qui par la suite deviendront effectivement porteurs et conféreront alors le sens de la vie. Plus largement, c’est la question de la place de la réflexivité dans le processus identitaire qui se pose.


3a) La thèse défendue par Kaufmann

Cette thèse est que le processus identitaire représente une des formes majeures prises par la subjectivité.

Comment se relient les trois éléments : subjectivité (1)/ réflexivité (2)/identité (3)


1/ La subjectivité est la notion la plus large englobant les manifestations de l’affirmation du sujet les plus diverses : un mélange d’autonomie, de réflexivité, de volonté (intérêt du maintien de notions souples).


2/ La réflexivité, au dire de la communauté scientifique, bien que son origine soit floue[3], constitue une donnée centrale de la modernité. Les modalités concrètes de son existence contemporaine ne sont guère mieux étudiées que son origine historique. Laissant se répandre des conceptions abstraites éloignées de la réalité. Les enquêtes de terrain montrent par exemple que la réflexivité ne s’exprime pas par séquences relativement brèves, et très strictement contextualisées[4]. Confrontée à l’impératif identitaire, elle ne peut par ailleurs se développer sans retenue. L’homme vit désormais cognitivement en miroir de sa propre vie, il réfléchit et il s’analyse, jusqu’à transformer son quotidien en objet d’interrogation comparable à l’objet d’expérimentation du scientifique en laboratoire. L’individu est en effet placé devant l’obligation de construire et de reconstruire sans cesse sa cohérence autour de l’axe « identité ».

A la logique fissionnelle de la réflexivité généralisée qui déconstruit en tous sens les moindres certitudes, il doit opposer la logique fusionnelle de la construction de soi, les lignes de vie qui font sens. Il est piégé entre son envie de comprendre et son impossibilité de poursuivre trop avant dans les questionnements.


3/ L’identité est un processus de fermeture et de fixation qui s’oppose à la logique d’ouverture et de mouvement de la réflexivité. Elle fabrique constamment un système de valeurs, qui fonctionne sous forme de grille de perception du monde, donnant le sens de la pensée et de l’action. Schémas incorporés et processus identitaire se mélangent intimement pour déclencher l’action.


– Analyse, par Bernard Lahire, du rôle central des schémas incorporés sous le nom d’« habitudes » (l’homme pluriel), puis sous le terme de « dispositions[5] » (portraits sociologiques).

Les habitudes, bien entendu, ne sont pas isolables de l’éthique. Tout schème d’action est relié à des schèmes de perception et à des systèmes de valeurs. D’ailleurs, pour Aristote, qui peut être considéré comme l’inventeur du concept, l’habitude était simultanément un ethos et une hexis (maintien ou attitude) corporelle. Le problème n’est pas dans la composante éthique des dispositions, mais dans l’élargissement exagéré de leur portée, effaçant le rôle du sujet. Le sujet, certes, ne commande pas tout. Il procède toutefois à des arbitrages, notamment parce que cette mémoire est contradictoire. Autant il est préjudiciable d’ignorer le rôle de l’infraconscient social, autant ceci ne doit pas conduire à une négation de l’autorégulation subjective. Surtout si l’on considère que cette dernière devient de plus en plus importante dans le cadre de l’individualisation moderne.

Le moment identitaire se caractérise par une prise de distance (réflexive ou sensible) avec l’action en cours, pour reformuler le sens donné aux conduites. Dans le double sens du mot sens : une signification et une direction (car la seconde est impossible sans la première). En cela l’identité se présente comme une sorte de nouveau principe moteur de l’action, se surajoutant aux schèmes incorporés et réorganisant ces derniers. Dans le très court terme de l’action immédiate et précisément contextualisée. Et dans le terme le plus long de la réorientation d’une trajectoire biographique. Hazel Markus et Paula Nurius (dans « Possible selves ») notent que la plupart des recherches sur l’identité questionnent sur le passé ou le présent (D’où venez-vous ? et Qui êtes-vous ?), alors que la préoccupation identitaire est en réalité essentiellement tournée vers l’invention de soi.




II/ HOMO SOCIOLOGICUS

[Jacques Coenen-Huster (143-156)]


LA LIBERTÉ DES ANCIENS ET LA LIBERTÉ DES MODERNES


La liberté a pris une signification nouvelle. Jacques Coenen-Huster[6] (2007) rappelle à ce propos la distinction de Benjamin Constant entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes : « La liberté des Modernes est inséparable d’une forte valorisation de l’indépendance individuelle. Elle tend à privilégier la sphère de la vie privée comme espace de cette indépendance individuelle. La liberté des Anciens est une liberté collective qui est compatible avec la subordination de l’individu à la liberté de l’ensemble. Elle se définit en termes de participation aux affaires publiques et d’exercice direct de la souveraineté dans un contexte de prégnance des liens communautaires. A l’être humain enserré dans les liens de la communauté – même si ces liens s’assouplissent graduellement depuis la Renaissance – se substitue, à l’avènement de la modernité, l’acteur appelé à faire face à des situations diverses et fluctuantes, et à opérer mentalement une distinction nette entre l’espace public et l’espace privé. »

Dès lors le modèle de « l’individu pluriel » qui s’est réincarné depuis une dizaine d’années dans la littérature sociologique, pourrait n’être que l’aboutissement du processus d’individualisation commencé il y a quelques siècles. Ce processus fut porté en premier lieu par une valorisation croissante de l’autonomie du sujet, sachant qu’une telle autonomie n’est nullement incompatible avec la soumission à une norme librement acceptée sur la base d’un consensus autour de valeurs partagées. Mais la logique de l’individualisme croissant ne s’accommode plus que difficilement de cette limitation. Cette logique aboutit à saper cette conception globaledel’autonomieauprofitd’uneaffirmationpureet simple de l’individualité

Comme valeur en soi. C’est la notion même d’une sphère de normativité supra-individuelle qui est ainsi remise en question.

Si l’on retourne à Rousseau et à l’argumentation du Contrat social, on se rappellera que, pour lui, la vie politique de la Cité repose sur un dédoublement conceptuel de l’individu qui a renoncé à la « liberté naturelle » de l’état de nature pour adhérer au pacte social.

Comme membre du « corps politique », c’est-à-dire comme membre d’un tout, cet individu participe de la toute-puissance du peuple souverain et contribue à établir la « volonté générale ».

Comme particulier, en revanche, ce même individu est totalement soumis à la communauté. Rousseau y insiste fortement et c’est ce qui pousse certains commentateurs à y voir – de façon blasphématoire aux yeux des admirateurs inconditionnels de Rousseau – un germe de totalitarisme. Rousseau écrit : « S’il restait quelques droits aux particuliers […] chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous ». Le pacte social renferme donc « tacitement » l’engagement « que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps », car on ne saurait vouloir jouir « des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet[7] ».

Dans la logique de l’individualisme exacerbé, tout se passe comme si la dualité imaginée par Rousseau cessait d’offrir une modélisation adéquate de la vie publique, précisément parce qu’elle est fondée sur un équilibre précaire entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes. Le « particulier » prétend en effet « être son propre juge » en toute chose et le collectif se sent impuissant à le ramener à une conception plus raisonnable des exigences du pacte social. Le particulier tente de faire prévaloir sa volonté et le corps politique se sent de moins en moins en mesure de le rappeler à l’ordre. Cette relative impuissance face aux forces centrifuges n’est pas seulement une impuissance politique ; c’est aussi une impuissance d’ordre intellectuel et moral dans la mesure où cet individualisme contemporain véhicule un relativisme qui ébranle la légitimité des interventions de la puissance publique. Cette remarque s’applique tout particulièrement au « supporteur » qui peut aller jusqu’à mettre en péril l’institution sportive elle-même.

La théorie des rôles garde une fécondité potentielle pour la description et l’analyse des situations qu’affronte l’individu « pluriel ». Par ailleurs, comme le fait remarquer T. Parsons, la propension de se conformer aux attentes est une variable et non une donnée, ce qui renforce l’élément de « double contingence » présent dans toute situation d’interaction interindividuelle[8]. C’est dire que les attentes normatives laissent subsister une part d’indétermination offrant à l’individu la possibilité de mettre en œuvre des conduites stratégiques au sens que Michel Crozier et Ehrard Friedberg ont donné à ce terme.(par exemple, le joueur de tennis peut développer soit une stratégie de joueur offensif soit celle de joueur de fond de court).


CONSTITUTION PROGRESSIVE DE L’INDIVIDU SOCIAL


Mead, dans les années 1930, a légué à la sociologie l’héritage du pragmatisme (alternative à la pensée cartésienne centrée sur l’individu isolé, en dialogue avec lui-même et remettant en question ses propres conceptions préétablies), en allant au-delà de la connaissance et de la communication, pour s’intéresser à la constitution progressive de la personnalité dans la dynamique des relations interpersonnelles. Selon Mead[9], l’individu social se construit au travers des contacts avec autrui dans un dialogue intérieur entre la composante réflexive de sa personnalité, le « Je » – « l’irréductible Je » comme aimait à le dire Henti Janne[10]– et sa composante adaptative le « moi » constituée à partir des attitudes des autres, présentes dans la conscience : « l’autre généralisé ».

Le « Je » – « l’irréductible Je » de Henri Janne et de Julien Green[11] – est la réaction de l’individu qui s’affirme et adopte une attitude de distance par rapport à la collectivité et aussi par rapport à lui-même. Mais cette réflexivité ne serait pas possible sans la pratique d’un environnement social. Comme le fait remarquer François Chazel, le « passage de l’interaction médiatisée par des symboles à l’interaction médiatisée par des normes[12] » gagne à être clarifié chez Mead. Ce passage, ajoute-t-il « ne peut en effet s’opérer que si s’est préalablement formée une identité de groupe[13] ».

Ce sont les dosages différents d’adaptation et de réflexivité qui rendent compte de la distinction proposée par D. Riesman[14] entre l’individu introdéterminé (inner-directed) et l’individu extrodéterminé (other-directed). Pour Riesman toutefois, comme pour Norbert Elias – ces dosages différents se ramènent à des formes différentes de contrôle social qui, historiquement se succèdent. Avec l’avènement de la modernité [de l’individualisation], apparaissent de nouvelles méthodes éducatives, qui entraînent l’intériorisation des contrôles et de nouveaux modes de conformité…


1/ L’individu introdéterminé (inner-directed)

Pour lui, « la source de la détermination » paraît intérieure, mais elle correspond en fait à une inculcation précoce et efficace par les aînés. La société environnante présente un large choix de buts possibles, mais l’individu, une fois orienté vers certaines fins et certains moyens de les atteindre, ne reviendra guère sur cette orientation. Il donne l’impression d’être mû par une boussole intérieure, alors qu’il s’agit en fait du résultat de mécanismes de socialisation très fermes, émanant d’agents socialisateurs sûrs d’eux-mêmes (les autres-significatifs).


2/ L’individu extrodéterminé (other-directed)

Il apparaît d’emblée comme beaucoup plus attentif aux attentes du milieu social dans lequel il évolue et psychologiquement très dépendant de lui. Son comportement est plus grégaire. Il est fortement influencé par les moyens de communication de masse. Pour Riesman, « tous les extrodéterminés ont ceci de commun que l’attitude de l’individu est orientée par ses contemporains – ceux qu’il connaît personnellement mais aussi ceux qu’il ne connaît qu’indirectement, par l’intermédiaire d’un ami ou des communications de masse ». Il en résulte une forte conformité de comportement, non pas tant par une discipline consciente que par une exceptionnelle sensibilité aux actes et désirs des autres ?


3/Les implications de l’introdétermination et de l’extrodétermination
a) sur l’individu

Comparés entre eux, l’individu introdéterminé, obéissant à sa« boussole interne », ressent un sentiment de culpabilité s’il s’écarte de la voie tracée. L’individu extrodéterminé « apprend à réagir aux signaux » d’un environnement social instable et varié. Son principal levier psychologique est une très grande sensibilité aux sollicitations de tous ordres dont il est la cible[15].


b) sur les rapports institution-individu

Dans ce contexte nouveau, les institutions autrefois centrales perdent de leur emprise sur l’individu. La thèse riesmanienne de l’évolution des formes du contrôle social rend compte des paradoxes d’une société qui produit de l’individualisme par pression sociale. La séquence historique d’intériorisation progressive de la norme, décrite par Elias, se prolonge ainsi par une tendance en sens contraire, au cours de laquelle les mécanismes de socialisation primaire s’affaiblissent et les sources de contrôle social ont à nouveau un caractère plus extérieur.

Plutôt qu’un retour à l’individu à détermination traditionnelle (tradition-directed), ce qui semble au contraire s’imposer à l’individu, c’est une conception des rapports sociaux fondés sur le contrat et garanti par la loi. La conception contractuelle des rapports sociaux comporte deux aspects distincts mais liés :

– il y a tout d’abord le désir de limiter son application par crainte des allégeances inconditionnelles ;

– il y a ensuite la volonté de préserver du contrôle social une sphère de vie privée (mise à l’abri de la famille en cas d’infraction avérée).

A l’aboutissement de l’extrodétermination, l’individu recherche néanmoins la garantie de la loi. Il réclame des lois, tout en s’autorisant sans états d’âme à les transgresser si celles-ci ne lui conviennent pas.


4/ Rôle des « autres significatifs »

Dans la dynamique des relations interpersonnelles esquissée par Mead, des personnes de référence – les « autres significatifs » – jouent un rôle essentiel. Tout au long d’une trajectoire marquée par le changement et la diversité des implications, les « autres significatifs » se renouvellent, se succèdent et exercent des influences diverses, parfois contradictoires. C’est au contact de ces « autres significatifs » que s’acquièrent les capacités subjectives de l’individu[16]. Le processus de renouvellement prend des allures plus tranchées encore chez l’immigrant qui se sépare, physiquement d’abord, ensuite mentalement, d’« autres significatifs » laissés au pays pour en acquérir de nouveaux qui participent à sa resocialisation dans son pays d’accueil. Les incertitudes identitaires à cette transplantation sont typiques de la figure du marginal man, l’homme en marge évoqué par Robert Park[17] (1928). Mais le renouvellement au moins partiel des « autres significatifs » n’est pas dû uniquement à la mobilité géographique ou sociale. Ce sont tous les évènements qui jalonnent une vie qui le produisent : mariage, divorce, changement d’activité professionnelle, chômage, retraite, maladie, deuil, etc.

Il est important de se rappeler que l’influence des « autres significatifs » est de deux ordres. Si ce n’était pas le cas, on retomberait dans les déterminismes faciles. Les influences s’exercent d’une manière directe sur le « moi », la partie adaptative de la personnalité, mais aussi de manière indirecte sur le « Je » en modifiant les données de son dialogue incessant avec lui-même. Quand les « autres significatifs » se renouvellent, on est amené à se conformer à de nouvelles attentes, certes, mais on réfléchit sur sa propre situation – on dialogue avec soi-même – avec de nouveaux arguments, en faisant intervenir de nouveaux raisonnements, de nouveaux points de vue, de nouvelles valorisations également. Avec un peu de lucidité, on se découvre ainsi une identité transformée.

On peut conclure sur deux points :

– Tout d’abord, l’individu, être social à l’identité multiple et évolutive ne constitue pas une figure nouvelle de l’homo « sociologicus ». Il reste l’être de la modernité qui a donné sa raison d’être à la sociologie.

– En deuxième lieu, il apparaît de plus en plus clairement que la sociologie, à présent comme autrefois, invite à rejeter l’illusion proustienne d’un « moi profond » qui serait à distinguer du « moi social ». Un rapport social existe même dans l’intimité de la réflexion personnelle.




III/ CONSTRUCTION SOCIOLOGIQUE DE L’INDIVIDU

[Bernard Lahire (157-165)]


La grande partie de ses recherches repose sur un pari scientifique, à savoir que le social gagne à être saisi autant à l’échelle des individus qu’à celle des catégories

ou des groupes[18]. Selon lui, qu’apprend-on et que voit-on du monde social lorsqu’on le regarde du point de vue de la variation intra-individuelle des comportements ? L’idée qui consiste à se demander ce que font, sentent, pensent ou aiment les mêmes individus dans des domaines ou sous-domaines différents de leurs pratiques est assez simple. Elle ne va pourtant pas de soi en sociologie.

Pour des raisons historiques, la sociologie entretient depuis ses origines des relations complexes avec la notion d’« individu » et l’on peut même dire que c’est en faisant le deuil des réalités individuelles que la sociologie s’est constituée. Les outils et les méthodes statistiques, les procédés de typification, les habitudes de raisonnement prises et transmises autour des questions de représentativité, de généralisation des résultats de la recherche, celles qui ont conduit à l’idée qu’il est impossible, inintéressant ou peu souhaitable pour le sociologue (à la différence de l’historien) de saisir le singulier, l’individuel ou le particulier, ont peu à peu renforcé l’évidence selon laquelle « le social c’est le collectif » et, du même coup, la méfiance à l’égard de tout « retour à l’individu » (crainte d’une psychologisation, d’une régression vers un certain atomisme, etc.).


LA SCIENCE DES RELATIONS SOCIALES ET COMPORTEMENTALES


Le sociologue, pour comprendre les conduites sociales, a pu s’attacher aux variations aux variations inter-civilisations, inter-époques, inter-sociétés, inter-groupes, Il a pu s’attacher à rendre raison des relations intra-groupes ou intra-catégories (exemples : les différences homme/femme dans la classe ouvrière ; les jeunesses populaires et bourgeoises, etc.), mais il a beaucoup plus rarement porté son attention sur les variations inter-individuelles et intra-individuelles habituellement étudiées par la psychologie différentielle. Il ne viendrait quasiment jamais spontanément à l’idée d’un sociologue aujourd’hui que dans les différences observables dans les comportements ou les attitudes de deux individus singuliers issus du « même » milieu social (ou de la même famille), ou pour un même individu, entre une série de comportements distribués dans des situations différentes (sur un plan diachronique ou synchronique), soient des différences interprétables sociologiquement, même si, à y regarder de près, rares sont les sociologues qui contesteraient la pertinence sociologique de ces types de variation.

En bref, le sociologue durkheimien répugne à vouloir « expliquer le social par autre chose que le social ».


INDIVIDU : TROP UNIVERSEL OU TROP SINGULIER


En fait, pour Durkheim, et cela s’explique historiquement par son souci de se démarquer de la psychologie, l’individu est réduit à une « nature humaine » (« nature individuelle », « constitution psychologique de l’homme ») et à des « états très généraux » ou des « prédispositions vagues, et par suite plastiques[19] ».

Sa conception psychologique est proche de ce que nous appellerions aujourd’hui le « biologique » ou le « général », et elle apparaît clairement lorsque, voulant remettre en cause l’explication par le « facteur psychologique », il nous livre sa conception du « psychologique » en prenant l’exemple – étonnant pour un lecteur actuel – de la race : « Il y a d’ailleurs un moyen d’isoler à peu près complètement le facteur psychologique de manière à pouvoir préciser l’étendue de son action, c’est de chercher de quelle façon la race affecte l’évolution sociale . En effet les caractères ethniques sont d’ordre organico-psychique. La vie sociale doit donc varier quand ils varient, si les phénomènes psychologiques ont sur la société l’efficacité causale qu’on leur attribue. Or nous ne connaissons aucun phénomène social qui soit placé sous la dépendance incontestée de la race[20] ».

De temps en temps on voit poindre chez lui que l’individu n’est plus universel, générique, et plastique, mais concret et singulier. Cette autre conception de l’individu apparaît à travers ce que dit Durkheim des « manifestations individuelles », des « états de conscience individuels ». Dans ce cas de figure, le caractère (trop) individuel (singulier, circonstancié, particulier) est ce dont le sociologue doit absolument se débarrasser pour faire apparaître le fait social.


DES VARIATIONS INDIVIDUELLES À UNE FORME SOCIALE


Pour les besoins légitimes de la statistique, B. Lahire affirme qu’il est possible, pour peu qu’ils soient débarrassés de leurs aspects les plus singuliers, de s’appuyer sur chaque cas singulier. Durkheim ne l’entend pas ainsi : s’il considère que l’état collectif se réfracte en chacun d’entre eux, il juge que cette réfraction n’est pas véritablement un objet sociologique[21]. Ce qui conduit notre auteur à expliquer, pourquoi Durkheim, dans son raisonnement, a mis ainsi l’individu hors de l’intérêt du sociologue en évoquant d’emblée des réalités macrosociales : « c’est qu’il ne se pose pas le problème de l’accessibilité méthodologiquement construites de telles réalités. L’accession à de telles réalités suppose des processus de totalisation, de catégorisation ou de typification sur la base de traces des comportements individuels. C’est à partir de ces formes ‘réfractées’ du social que tout sociologue étudie le social, et non le contraire. Durkheim fait comme si on pouvait accéder directement à l’intelligence des faits collectifs, des phénomènes sociaux, sans passer par ces ‘choses d’une autre espèce’ que sont les ‘états collectifs réfractés’ ». C’est, ajoute-t-il, « qu’il ne pense pas directement ses problèmes théoriques en actes concrets de recherche, en manières d’accéder au réel, en types d’enquête, en recherches empiriques de traces, d’indices ou d’indicateurs ».

Pour B. Lahire, en fait, « sonder » rigoureusement chaque conscience individuelle (ou plus précisément les croyances, les habitudes, les dispositions, les compétences, les appétences individuelles) conduit à ne trouver que des réalités collectivement fondées et mobilisées, et ce, quelle que soit la taille des « collectifs » en question : qu’ils soient larges et durables (espace national par exemple), ou qu’ils soient étroits (communauté conjugale, relation amicale, etc.) et même parfois très éphémères (sociabilité de vacances, conversation occasionnelle, etc.).


CONCLUSION

On peut se poser avec B. Lahire, une série de questions. L’individu n’est-il pas un

terrain réservé aux différentes psychologies ? La sociologie ne doit-elle pas exclusivement s’occuper des réalités collectives (institutions, groupes, classes, mouvements, etc.) ? En quoi les variations individuelles (intra- et inter-individuelles) pourraient-elles constituer un objet spécifique pour la sociologie ?

Voici ses différentes réponses :

« La seule manière pour le sociologue de répondre à ce genre de questions est de faire apparaître la nature sociale de ce qu’il étudie et, en l’occurrence de montrer que les réalités individuelles sont sociales et qu’elles sont socialement produites.

Bref, il peut satisfaire Durkheim en expliquant « le social par le social »en mettant en évidence le fait que les variations individuelles des comportements et des attitudes ont des origines ou des causes sociales.

C’est très exactement ce qu’a fait B. Lahire dans un travail récent[22] sur les pratiques culturelles des Français en faisant apparaître que les relations intra-individuelles des comportements culturels sont le produit de l’interaction entre, d’une part la pluralité des dispositions et des compétences culturelles incorporées[23], et, d’autre part, la diversité des contextes culturels[24] dans lesquels les individus ont à faire des choix, pratiquent, consomment, etc. L’origine et la logique de telles variations sont donc pleinement sociales.

La variation intra-individuelle des pratiques et des préférences culturelles est donc la trace ou le symptôme, à l’échelle du social incorporé, d’une part, de la pluralité de l’offre culturelle et, d’autre part, de la pluralité des groupes sociaux (des plus micro aux plus macro), susceptibles de supporter (soutenir) ces différentes offres culturelles, qui composent nos formations sociales hautement différenciées. Elle est le produit de la forte différenciation sociale, et plus précisément de la pluralité des influences socialisatrices, des contextes et des temps de la pratique. Théoriquement raisonnée, la saisie des réalités les plus individuelles ne renvoie ni à la singularité irréductible des destinées individuelles, ni à une illusoire liberté de choix d’individus sans attache ni racine (et délestés de tous les déterminants sociaux), mais renvoie bien au contraire à la structure d’ensemble des sociétés qui les ont engendrées.



LA COMPRÉHENSION DES COMPORTEMENTS INDIVIDUELS

[Pierre Demeulenaere (167-184)]


L’analyse compréhensive est rendue difficile du fait de la multiplicité des comportements possibles et des multiples dimensions suivant lesquelles elle peut être rapportée à la distinction traditionnelle individu/société. C’est pourquoi il y a lieu de revenir auparavant sur cette opposition canonique afin de montrer la polysémie et l’ambiguïté de celle-ci ; il faut le faire, tout en parvenant à saisir, si cela est possible le lieu spécifique où, du point de vue d’une analyse compréhensive peuvent être contrastées une compréhension « individuelle » et une compréhension « sociale ».

Dans cet article, Pierre Demeulenaere insiste, à cet égard, entre la démarche économique et la démarche sociologique, en déplaçant l’alternative habituelle (comportement intéressé/comportement altruiste), pour montrer qu’en réalité l’opposition fondamentale ne se trouve pas d’abord là où on la localise généralement. Le contraste entre l’analyse économique et l’analyse sociologique tient d’abord à la question du « sens » et à l’importance de la dimension compréhensive qui peut intervenir dans l’explication des comportements. Bien qu’elle ait d’abord renoncé, pour des raisons d’ordre positiviste, à une démarche compréhensive, l’analyse économique se trouve aujourd’hui confrontée à cette analyse. Il convient alors de montrer la difficulté de cette analyse compréhensive, eu égard à la multiplicité des comportements possibles et aux multiples dimensions suivant lesquelles elle peut être rapportée à la distinction traditionnelle

Individu/société.

1/ Polysémie et ambiguïté dans les oppositions entre individu et société


Trois problèmes d’aspects différents doivent être clairement repérés et distingués :


a) Aspect ontologique : quelles sont les entités sociales qui existent ?

Il y a un problème relatif à l’existence de ce que P. Demeulenaere, à la suite de Durkheim, appelle « institutions », les organisations qui incluent toutes les croyances et tous les modes de conduites institués par la collectivité.

Trois remarques doivent être faites :

– Une institution n’existe manifestement pas sur le même mode qu’un individu organique ;

– Il paraît assez difficile, à la suite de Durkheim, de ne pas admettre l’existence de telles institutions sociales, même s’il ne s’agit pas de les assimiler à des individus organiques (SNCF, Compagnies aériennes, etc.).

– Il n’est pas non plus question de les hypostasier, mais simplement d’admettre leur existence.


b) Aspect actantiel : qui agit dans le monde social ?

On peut exister sans agir (ex. les minéraux). S’il est clair que Pierre ou Paul peuvent agir régulièrement de leur propre chef (avec une marge de manœuvre plus ou moins grande), il n’en est pas de même, en tout cas de manière analogue, de la SNCF. Peut-on dire néanmoins qu’elle agit ? La réponse est plus difficile ; d’un côté, il y a des personnes légales qui ont le statut d’acteur ; d’un autre côté le langage commun attribue à ces entités un pouvoir d’action (exemple : la Compagnie Air France vous souhaite la bienvenue à bord). Ces institutions ne prennent cependant pas d’initiatives par elles-mêmes et sont toujours dépendantes en cela de personnalités singulières qui expriment et réalisent concrètement de telles initiatives en un nom collectif. C’est la leçon claire de Max Weber qui semble incontestable. Prenons un autre exemple, celui de l’automobiliste qui s’arrête à un carrefour devant un feu rouge. Le feu rouge a « provoqué » l’arrêt de l’automobiliste qui n’aurait pas pris la décision de s’arrêter si le feu n’avait pas été là. Autrement dit, sin dans ce scénario, l’arrêt dépend bien d’une décision de l’automobiliste, celui-ci a été néanmoins motivé et en quelque sorte provoqué (au moins partiellement) par l’institution du feu rouge matérialisée par la présence physique de ce feu, qui induit certaines représentations chez le conducteur. Mais l’automobiliste ne s’arrête pas à la suite d’une décision purement interne, celle-ci est aussi une réaction face à la présence d’une institution matérialisée par un objet physique qui provoque sa décision. Ce point est déterminant. On dira donc que les institutions existent, qu’elles n’agissent pas en tant que telles, mais qu’elles ont une incidence sur le comportement des acteurs, une fois qu’elles sont mises en place.


c) Aspect motivationnel ou représentationnel : les motifs qui font suite à des représentations sont-ils individuels ou collectifs, et en quel sens poser cette alternative ?

Il convient de dire que, si seuls les individus agissent stricto sensu, ils peuvent très bien agir en fonction de représentations collectives ou, au contraire en termes de représentations individuelles. Autrement dit, il faut traiter ce nouvel aspect indépendamment des deux premiers, et l’alternative individu/société doit être traitée ici d’une autre manière.

La jeune fille qui porte un voile à l’université est un individu organique singulier (existence), qui agit de son propre chef (action), mais qui le fait en fonction de représentations qui peuvent être dites collectives d’un côté, car ce sont celles d’un groupe de personnes, plus ou moins homogène, qui promeut le port du voile. En même temps, d’un autre côté, dans la société française, et peut-être même au sein de jeunes filles d’origine musulmane, elle est dans une situation relativement marginale, et il lui faut prendre la décision individuelle de porter le voile, contre l’avis de la plupart des autres étudiantes , qui ne portent pas le voile, voire lui sont hostiles.

Qu’est-ce qui motive ici exactement le contraste affirmé entre une description « individualiste » et une description « sociale » ? Cette alternative peut en effet être prise en plusieurs sens distincts correspondant néanmoins chacun à une opposition possible entre ces deux pôles correspondant à un niveau individuel et à un niveau social.

– La première opposition est celle qui peut exister entre un « universel » dit alors individuel et un « particulier » dit alors social. Par exemple l’opposition à l’inceste est-elle coprésente chez tout membre de l’espèce humaine de certaines caractéristiques, indépendamment d’une culture sociale particulière ou, au contraire, est-elle liée à des configurations sociales particulières qui feraient l’objet d’un apprentissage ? La notion d’individuel équivaut ici à un usage « présocial » des motivations, qui est en fait synonyme d’une présence immédiate chez chaque membre de l’espèce humaine de certaines caractéristiques indépendamment d’une culture sociale particulière[25].

– La seconde opposition est exactement l’inverse dz la première : l’individuel peut alors représenter le particulier et le social l’universel.

Ce qui est précisément source de confusion, c’est que les usages conceptuels peuvent être exactement inversés, et notamment chez Durkheim lui-même.


Ce que, en définitive, représente l’individuel

L’individuel représente une sorte d’écart par rapport à ce qui est commun à tous les membres de la société, en vertu même de cette appartenance. Cet écart individuel peut être considéré

– soit comme un équivalent chez tous les individus (leur tendance précisément à s’écarter de la norme commune et donc avoir par exemple une attitude égoïste),

– soit comme variable et particulier, et par exemple caractériser l’innovation locale d’un Socrate.

On a alors des différences par contraste avec l’unité d’un groupe. Ces différences sont de surcroît favorisées par des circonstances sociales qui les permettent, ou au contraire réprimées par d’autres circonstances qui les empêchent, soit d’un point de vue pratique, soit d’un point de vue moral.

Une société individualiste est précisément une société qui accepte certaines différences de comportement, qui sont en ce sens « individualisées », même si ces comportements « individuels » sont en général aussi ceux d’un ensemble d’individus qui partagent une pratique. Autrement dit, chez Durkheim, et en général, la notion d’individualisme des motivations peut représenter aussi bien un état présocial que le résultat de certaines situations sociales particulières qui favorisent des comportements

– soit différenciés (par exemple en fonction des possibilités offertes par la division du travail et la différenciation des individus) ;

– soit homogènes, mais divergents par rapport aux motivations caractéristiques de l’intégration sociale, et en ce sens alors « égoïstes » car soucieuses de l’intérêt individuel.

Durkheim décrit ainsi le processus d’individuation et de différenciation des individus : « Par exemple, à mesure que la société a besoin d’une production plus abondante, il devient nécessaire de stimuler davantage l’intérêt personnel et par conséquent le droit et la morale reconnaissent à chacun une plus grande liberté personnelle[26] ».

Pierre Demeulenaere conclut « qu’il serait tout à fait inadapté de considérer que la sociologie durkheimienne ne se serait pas occupée d’interpréter les différenciations individuelles. Toute la question est ensuite de savoir quels sont les différents ressorts de cette différenciation ».



2/ Le contraste entre l’analyse économique et l’analyse sociologique du point de vue de la compréhension


Un mouvement s’est tôt développé en sociologie le modèle de comportement économique, aussi bien dans l’analyse des comportements économiques que dans

le domaine de la vie sociale plus générale. Le principe général de cette critique est de considérer que l’acteur n’est pas mû seulement par des intérêts économiques et qu’il faut introduire une grande gamme d’intérêts différenciés. Cela se fait aussi bien sur une base durkheimienne que dur une base wébérienne, qui introduisent dans les deux cas des normes et des valeurs orientant les comportements individuels.


a) Le contraste entre deux dimensions de l’analyse économique

Plutôt que de s’en tenir aux pétitions de principe suivantes : à analyse économique, caractère « individualiste », à analyse sociologique, caractère social, il est préférable de réfléchir sur le contraste plus profond qui se fait jour entre les deux dimensions de l’analyse économique : la première s’appuie sur des intérêts définis, tandis que la seconde, dans une perspective plus théorique, dissout cette notion d’intérêt dans des considérations plus générale sur la rationalité et les préférences. Or, cette deuxième perspective conduit à modifier considérablement la dimension individualiste généralement associée à l’analyse économique et à poser le problème de la compréhension des différences individuelles.


b) Conduite à adopter

Il convient de reprendre les distinctions du chapitre précédent afin de repréciser les significations d’une imputation « individualiste » à l’analyse économique :

– du point de vue ontologique, ce sont des individus qui sont mis en scène, mais aussi des institutions, dont l’existence est postulée, comme les firmes, les entreprises ou les Etats.

– du point de vue actantiel, ce sont encore des individus qui agissent, mais dans certains cas, on va admettre le fait que l’existence d’institutions a une incidence sur le comportement. Par exemple au comportement d’offre et de demande sur un marché présuppose un matché, lequel a une existence historique qui a forcément une incidence sur les comportements individuels (rôle général de la publicité). De surcroît, des études mettent en scène le comportement des entreprises elles-mêmes, d’institutions donc, qui sont alors assimilées à des individus et dont la quasi-action est décrite.

– du point de vue motivationnel ou représentationnel. De ce point de vue la théorie économique standard comporte une ambiguïté profonde et une tension entre deux directions. La première introduit une forte unité dans le comportement des acteurs, la seconde au contraire, laisse une grande place à la diversité des choix qui demande alors à être interprétée et éventuellement « comprise ».

Dans l’analyse économique qui a été conceptualisée par Stuart Mill, les motivations sont en principe minimales ce qui est la grande différence avec l’analyse sociologique. La grande vertu de l’analyse économique est son économie conceptuelle, mais celle-ci la conduit à un fort irréalisme ou à un certain vide sémantique. Par contraste, l’analyse sociologique tend à être inflationniste dans l’introduction des motifs et des représentations ainsi que des thèmes explicatifs, ce qui la rapproche des scénarios ordinaires des commentaires de la vie quotidienne, mais peut la conduire à une certaine redondance par rapport à ceux-ci et au risque d’explications ad hoc.

Dans l’analyse économique, les motifs et les représentations ont effectivement, à première vue, un caractère individualiste et égoïste, distinct et irréductible aux problèmes de l’existence et de l’action évoquée précédemment. Ce caractère individualiste est de surcroît universaliste, dans la mesure où il est supposé que chaque acteur, quel qu’il soit, et indépendamment de scénarios historiques particuliers, adopte une stratégie maximisatrice de sa satisfaction qui est formalisable et analysable en termes de « rationalité ». L’idée de cet individualisme est donc plutôt celle d’un universalisme des motifs, présocial et préculturel, puisque chaque individu a les mêmes motifs. Ces motifs sont de surcroît individuels dans un sens supplémentaire, qui correspond au souci de chaque acteur a de ses propres intérêts (la recherche de richesse) plutôt que de ceux d’autrui.

L’analyse sociologique, au contraire, prend en considération ce que l’on pourrait appeler l’« épaisseur » du réel et tend à s’intéresser à tous les éléments qui relèvent de l’écart entre la formalisation théorique et la description empirique (même si elle entreprend ensuite éventuellement de présenter une analyse typologique de cet écart).


c) La rationalité des individus (eu égard à une certaine norme de rationalité) et les préférences

Il est assez inévitable, en amont, de se demander pourquoi les individus seraient ou non rationnels. Les préférences, de leur côté peuvent en particulier intégrer des dimensions morales religieuses, esthétiques, etc., officiellement écartées de la théorie de l’homo oeconomicus. On a donc, comme l’écrit Malcom Hollis[27], une importation holliste (c’est-à-dire ici des préférences « collectives » non directement référables à la notion intuitive d’intérêt ou d’utilité) à l’intérieur même de comportements maximisateurs d’utilité. En même temps, comme cette indétermination de principe des préférences conduit à la limite à des préférences relativement peu prédictifs, il y a tendance à la réintroduction des éléments qui spécifient les intérêts particuliers des acteurs et essaient de construire à partir de là des modèles descriptifs et éventuellement prédictifs d’un ensemble de phénomènes sociaux.

L’analyse est alors confrontée à la question de l’origine et de la répartition de ces préférences. Il y a à cet égard deux stratégies typiques ;

– la première est d’essayer d’interpréter à nouveau ces préférences en termes « économiques » sur la base d’une analyse en termes de coût et d’avantage. C’est la stratégie poursuivie par Gary Becker et dans une moindre mesure par James Coleman[28].

– la seconde est d’introduire une stratégie « compréhensive » plus large ; et ceci d’une façon relativement déconcertante, contre la tradition du refus des comparaisons interpersonnelles d’utilité. Il est intéressant de voir la manière dont John C. Harsanyi introduit – un postulat de similarité – ce qu’il appelle une « empathie imaginative » pour interpréter la formation des préférences et les comparaisons interpersonnelles d’utilité qu’elles présentent. Cela rompt avec l’idée d’une complétude de l’analyse en termes économiques, en réintroduisant une ouverture « compréhensive » dans la recension et l’explication des comportements et la question du sens. Or, c’est précisément cela qui caractérise l’analyse sociologique : une ouverture interprétative et le recours à des catégories multiples de l’interprétation.


3/ L’ouverture interprétative de l’analyse sociologique et ses risques inhérents


Par contraste avec l’analyse économique centrée sur un modèle d’action unifié, mais, en réalité beaucoup moins homogène qu’il n’y paraît à première vue, l’analyse sociologique se caractérise par une tendance forte à ce que P. Demeulenaere l’épaisseur interprétative. Un texte ordinaire de sociologie est relativement peu formalisé, et les nombreuses modalités d’interprétation qui y sont insérées ne sont pas explicitement séparées, distinguées et hiérarchisées, mais se succèdent dans une relative similitude avec ce qui est pratiqué dans la conversation ordinaire. Certes, il n’a pas manqué de tentatives intégratrices visant à formaliser davantage la démarche interprétative de l’analyse sociologique, et à ordonner et hiérarchiser ses différentes dimensions[29]. Mais la tendance à cette épaisseur interprétative domine massivement le propos sociologique.

P. Demeulenaere s’arrête délibérément à ce que Jean-Michel Berthelot caractérise comme un modèle actanciel[30]. Il va de soi qu’il faudrait intégrer à l’analyse les autres dimensions des schèmes explicatifs. Mais il s’agit de montrer que même en restant à l’intérieur du modèle compréhensif de type wébérien, il y a en réalité une très grande pluralité d’éléments qui entrent potentiellement en concurrence et qui ne permettent pas de clore facilement les procédures interprétatives. Si l’on reprend en effet les deux grands modèles de rationalité conceptualisés par Weber que l’on peut opposer d’un certain point de vue, on peut d’ailleurs souligner leur relative indétermination et le fait qu’ils intègrent eux-mêmes une multiplicité interprétative potentielle, ainsi qu’une certaine indétermination relativement à la polarité individu/social.


a) La rationalité instrumentale (Zwekrationalität), telle qu’elle est définie d’une manière complexe par Weber, intègre une double incertitude. Classiquement, et dans une filiation wébérienne, les finalités poursuivies peuvent avoir un caractère individuel, mais aussi bien social, en associant à ces termes toutes les ambiguïtés signalées précédemment. En effet si cette finalité est associée à l’idée d’utilité, toute l’ambivalence de ce terme se retrouve inévitablement dans la conceptualisation de la rationalité instrumentale. Weber lui-même le signale lorsqu’il souligne le paradoxe du caractère relativement peu attrayant de la recherche utilitaire dans un monde désenchanté, et donc le fait que la recherche de l’utilité puisse elle-même être liée à des normes qui la favorisent. Il y a donc, d’une part, le problème de la pluralité du choix des utilités individuelles et, d’autre part, le fait que le choix d’une utilité déterminée peut lui-même dépendre de normes sociales. Mais même en ce qui concerne les moyens, il faut bien signaler que, si le choix de ceux-ci correspond dans la tradition humienne au recours à une objectivité externe interprétable en termes de rationalité, il n’en demeure pas moins que ces moyens sont par essence, le plus souvent multiples et largement définis par des usages sociaux particuliers, comme l’évoque Durkheim[31].


b) La rationalité axiologique (Wertrationalität), de la même façon, renvoie d’abord à une cohérence vis-à-vis des valeurs, ensuite à une interprétation des valeurs elles-mêmes, et enfin, au moins dans l’interprétation que R. Boudon en donne, à la capacité de choix de ces valeurs contre des intérêts définis. Il y a donc toujours une grande gamme de possibilité par cette « compréhension » des valeurs qui ne permet pas de savoir entièrement pourquoi les individus d’une certaine catégorie font tel choix plutôt que tel autre.


c) Le raisonnement par la possibilité

Il conviendrait d’ajouter quelque chose qui n’est pas formalisé directement par Weber mais qui peut être ajouté dans ses analyses de base : le raisonnement par la possibilité. On peut montrer que, dans certaines situations, un comportement n’est pas possible, et on explique alors sa survenue dans une autre situation par le fait que celle-ci précisément la rend possible. Mais cette possibilité pratique n’explique pas entièrement le comportement donné, puisque si l’impossibilité d’un comportement explique qu’il n’advienne pas, en revanche sa possibilité n’explique pas entièrement sa manifestation. Encore faut-il qu’il soit choisi parmi d’autres comportements possibles. Le revenu limite ainsi drastiquement les possibilités d’action lorsqu’il est étroit. Mais son augmentation ne permet pas de déterminer entièrement vers quel type d’action va s’orienter le comportement.


Les risques inhérents à l’analyse sociologique

L’épaisseur et la multiplicité inhérentes à l’analyse sociologique, selon P. Demeulenaere, trois risques ou difficultés majeurs dans l’explication :

– Le risque d’absolutiser les tendances. Lorsque l’on dégage une corrélation majoritaire entre un groupe défini suivant un ensemble donné de variables et un comportement particulier, on a tendance à trouver des « raisons » de ce comportement et à expliquer alors le comportement par ces raisons. Ce qu’il faut expliquer, en présence d’un comportement majoritaire, c’est pourquoi il est majoritaire, et non pas seulement pourquoi il existe. Le fait de donner la raison d’un comportement permet de rendre compte de son existence, non de son caractère majoritaire.

– Le risque pour l’analyse explicative d’être ad hoc ou tautologique. La difficulté réside dans le fait que certains individus font le choix de l’intérêt, tandis que d’autres font le choix de la valeur. Il ne suffit donc pas de mettre en évidence l’un ou l’autre pour parvenir à une stratégie explicative.

– La difficulté concernant l’origine de l’explication et de l’éclaircissement du sens. D’où viennent les catégories du sens que nous utilisons ? Dérivent-elles de l’observation, ou est-ce au contraire ces catégories qui permettent d’expliquer les observations ? Par exemple, si on met en évidence empiriquement « la tendance des jeunes » à agir de manière plus déviante que les adultes, est-ce le fait observé (qui ne concerne néanmoins qu’une minorité de jeunes observés) qui permet de construire les raisons de ce comportement ou, est-ce la connaissance plus générale de ces raisons qui permet d’éclairer les comportements observés ? Question complexe à laquelle aucune réponse ne peut être ici donnée.

Pour résoudre ces difficultés P. Demeulenaere pense qu’il serait utile de parvenir à une plus grande formalisation des procédures interprétatives sur un mode « compréhensif ». Il explique à la suite, les cinq étapes fondamentales requises par cette formalisation. Nous laissons au lecteur le soin de les aborder en fonction de ses propres recherches.


Conclusion


Quelle est alors la signification d’une démarche individualiste ? Il s’agit d’essayer simultanément de reconstituer les éléments de sens qui, idéalement, pourraient concerner n’importe quel individu, tout en intégrant les processus d’élaboration et de transformation de ce sens qui se déploient dans une histoire sociale à travers des groupes et des institutions. Il est possible alors d’indiquer la sédimentation particulière en une culture objective de catégories de sens qui vont concerner des ensembles de personnes qui se réfèrent à ces éléments à travers leur apprentissage. Ces éléments peuvent néanmoins en retour être transformés, révisés ou être perfectionnés localement sous certaines conditions. On peut alors essayer de montrer comment les sorts individuels se déploient au regard de cette double orientation, d’un côté vers des catégories du sens tendanciellement invariantes et disponibles idéalement pour tout un chacun, et d’un autre côté vers une culture objective massive et variable dans des circonstances sociales particulières, mais néanmoins intelligibles. C’est finalement ce postulat d’intelligibilité qui renvoie à un principe d’équivalence possible, d’un certain point de vue, entre tous les individus.



[1] Les Presses de l’Université Laval 2007.

[2] L. Thévenot, Pragmatiques de la connaissance, dans A. Borzeix, A.Bouvier et P. Pharo (dir.), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, Editions de du CNRS,1998, p.138.

[3] Kaufmann, dans Ego, a tenté de montrer qu’elle résulta d’un fractionnement de la mémoire sociale infraconsciente. La socialisation, se faisant contradictoire, imposait que l’individu opère des choix.

[4] J. Cl. Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, Paris Nathan 1997.

[5] Les dispositions en se faisant plus vagues, couvrent un champ infiniment plus large, incluant les cadres éthiques les plus divers et même les croyances.

[6] Dans son article « Faut-il reconsidérer l’Homo Sociologicus » dans « L’Individu social ».

[7] J.J. Rousseau, Du contrat social, 1762. Paris, Garnier/ Flammarion , 1966, p. 50.

[8] T. Parsons, The Social System, réimprimé en paperback ,1970, p.10

[9] Mead, Mind, Self and Society, The University of Chicago Presse, 1962.

[10] H. Janne, Théorie de l’ « irréductible Je »,dans Actes du XIIIe Colloque de l’AISLF, t. II, Université de Genève, 1989, p. 1039-1056.

[11] J. Green, Journal I, Jeunes années, Seuil, 1984.

[12] Même préoccupation chez Charles Larmore au sujet du concept : « Pour saisir un concept, nous avons besoin de faire quelque chose de plus que d’interpréter une règle. L’interprétation consistant à substituer une expression à une autre, il faut en fin de compte pouvoir comprendre des expressions autrement que par interprétation. Or, le seul moyen est alors de nous en remettre à l’autorité de ceux qui possèdent déjà le concept ou qui savent déjà appliquer la règle qui le définit. Nous imitons leur pratique jusqu'au point où, ayant développé les mêmes habitudes, nous nous trouvons en mesure d’utiliser le concept comme eux.

Toute disposition acquise ayant besoin d’être entretenue, il faut aussi le renforcement donné par l’exemple d’autrui pour que nous puissions continuer à nous en servir. La conclusion s’impose : nous ne maîtrisons un concept qu’en nous modelant sur autrui [mimétisme] ». (« Ce qui fait l’individualité de l’individu », « L’individu social », p. 48).

[13] F. Chazel, « Durkheim est-il encore notre contemporain ? » L’Année sociologique, vol. 49, n° 1, 1999, p.93.

[14] D.Riesman, « La foule solitaire », Paris, Arthaud, 1964, p. 32-45.

[15] Riesman, ibid. p 49-50.

[16] Un très beau texte d’Alfred Schütz, The Homecomer, dans On Phenomenology and Social Relations, 1970, offre une illustration de cette interaction (celui qui rentre chez lui après une longue absence offre à ses proches un « visage inaccoutumé »).

[17] Migration and the Marginal Man, American Journal of Sociology, vol. 33.

[18] « L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action », Paris, Nathan 1998, et « Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles ». Paris Nathan 2002.

[19] E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF Quadrige , 1981, p . 105.

[20] Ibid. p. 107.

[21] Ibid. p.8.

« Ce qui les [les faits sociaux] constitue, ce sont les croyances, les tendances, les pratiques du groupe pris collectivement ; quant aux formes que revêtent les états collectifs en se réfractant chez les individus, ce sont des choses d’une autre espèce ».

[22] La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris, La Découverte, 2004.

[23] En supposant la pluralité des expériences socialisatrices en matière culturelle.

[24] Domaine ou sous-domaine culturel, contextes relationnels ou circonstances de la pratique.

[25] Ces caractéristiques individuelles peuvent être éventuellement l’égoïsme, associé alors à la notion d’individualisme, mais ce n’est pas nécessairement le cas, et il existe de nombreuses méthodologies individualistes qui n’impliquent pas l’égoïsme comme dimension naturelle du comportement. On trouve communément chez Durkheim cet usage du mot « individuel », afin de montrer, par contraste la spécificité d’une vie sociale qui est variable et particulière en fonction des différents états de la société. On peut ajouter que des particularités individuelles présociales peuvent aussi bien être variables d’un individu à l’autre, par exemple celles d’un sourd-muet.

[26] E. Durkheim, Textes I, Eléments d’une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975, p. 276.

[27] M. Hollis, The Philosophy of Social Science. An Introduction, Cambridge University Press, 1994.

[28] J. Coleman, Foundation of Social Theory, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1990.

[29] Pareto fait partie de ceux-là lorsqu’il déclare : « Pour déterminer entièrement la forme sociale, il serait nécessaire de connaître d’abord tous ces innombrables éléments, ensuite de savoir comment ils agissent, et cela sous forme quantitative. En d’autres termes, il serait nécessaire d’affecter d’indices les éléments et leurs effets, et d’en connaître la dépendance, enfin, d’établir toutes les conditions qui déterminent la forme de la société. Grâce à l’emploi des quantités, on exprimerait ces conditions par des équations. Celles-ci devraient se trouver en nombre égal avec les inconnues, et les déterminer entièrement (Traité de sociologie générale, Genève 1968, p.1307).

[30] J-M. Berthelot, Les vertus de l’incertitude, Paris, PUF, 1996.

[31] E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF,[1895] 1987, p.94.


Date de création : 29/09/2009 @ 09:55
Dernière modification : 29/09/2009 @ 11:59
Catégorie : Sociologie
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