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Synthèse - L'après mai-68





L’APRÈS MAI-68
Structure et décodage dans le discours philosophique français

(Encyclopaedia universalis, Philosophie, vol. 18, pp 429-431)

E. MERMILLIOD, professeur certifié de philosophie



Remarque préliminaire : la lecture et la mémorisation de ce document seront facilitées par les transcriptions en italique qui jalonnent le texte et qui sont spécialement denses à partir du chapitre 3 : la mise pratique détaillée du décodage.


Présentation générale

Les évènements de mai 1968 n’ont pas joué seulement un rôle politique. Pour toute une génération qui pense par référence au marxisme – sartrien ou althussérien –, ils ne peuvent pas ne pas avoir eux aussi des effets théoriques. Ils ont marqué un tournant dans le discours philosophique français. En mai 1968, l’existentialisme et la phénoménologie, avec tous leurs débats sur l’engagement, sur le rapport de la liberté au monde, sur le sens de l’histoire, sur l’humanisme athée, sont déjà très loin. Mais le structuralisme et, surtout ses principaux représentants sont encore en relation avec la phénoménologie, dont ils sont issus. En revanche, après Mai-68, de nouveaux courants d’idées vont apparaître qui se sont formés par rapport au structuralisme. On peut donc, sans trop d’arbitraire, prendre les années 1968-1980 comme une unité qui commence avec l’effondrement du structuralisme et avec l’avancée d’un courant « néo-nietzschéen » (le regroupement concret de toute cette génération aura lieu lors du colloque sur Nietzsche à Cerisy-la-Salle, en juillet 1972). Quant à la fin de cette période, ce qui la caractérise c’est sans doute l’effondrement du marxisme.


D’un seul coup, et bien qu’on n’en comprenne encore bien les causes, il n’y a plus à se justifier de ne pas être marxiste. Ainsi une page semble être tournée (peut-être passagèrement). Mais un temps considérable aura été nécessaire pour en arriver là. Il a fallu épuiser successivement le marxisme humaniste de Sartre et le marxisme structuraliste d’Althusser et des Cahiers pour l’analyse, puis un marxisme passant alliance avec Derrida dans la revue Tel Quel et un marxisme libertaire avec Deleuze. En dépit de toutes ces reprises, le discours marxiste a fini par apparaître comme une fable, bien qu’au même moment le capitalisme subisse une réelle crise économique. Cet effondrement du marxisme produit d’un seul coup un vide. Plus de maître-discours par rapport auquel on se détermine soit positivement, soit négativement. Dans ce vide, les discours les plus forts vont pouvoir s’infiltrer. On va assister au retour de la morale et de la gnose, et même au combat entre polythéisme et monothéisme.



1) La structure


Avant 1968, on parle beaucoup de « structure » et peu de « déconstruction » ; après 1968, le rapport est inverse : la pratique du décodage se substitue à l’analyse des structures. Comment une pareille conséquence, qui est issue du structuralisme tout en en prenant le contre-pied a-t-elle été possible ? Cette entreprise de décodage ne peut se comprendre sans un retour sur la notion de code dans le structuralisme.


Notion de code dans le structuralisme

Une structure, ou un code, consiste tout d’abord dans un ensemble de relations formelles qui définissent tous les énoncés possibles ayant un sens équivalent, c’est-à-dire ayant la même dénotation. Une structure comporte aussi un code secondaire, qui fait que certains énoncés sont privilégiés par rapport aux autres possibilités, et cela en fonction de la connotation. Enfin, une structure se manifeste dans le fait que tel ou tel contenu peut servir de modèle : la structure consiste dans ce qui se conserve lorsqu’on passe d’un système d’énoncés à un autre.


Les noms attachés au structuralisme français

Le structuralisme français doit surtout son succès à Roland Barthes, Georges Dumézil, Michel Serres, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan.

Pour Barthes, l’étude des systèmes de connotation permet de donner un contenu précis à la notion d’« idéologie dominante ».


L’apport de Georges Dumézil

Avec lui s’ouvre une période de recherches sémiologiques prenant pour objet « le discours de la mode », « le discours de l’information à la T.V. », etc. Dumézil fait porter son travail sur la structure de la tradition indo-européenne[1]. Au lieu de dégager le sens contenu dans les mythes de cette tradition, il compare la totalité des relations constituant un panthéon avec la totalité des relations constituant un autre panthéon. Il montre ainsi la présence, à travers ces traductions globales, d’un modèle invariant : la structure des trois fonctions (le sage, le guerrier, le cultivateur).


L’apport de Michel Serres

Serres introduit une évolution analogue à celle de Dumézil dans le domaine des sciences. Au lieu de séparer les sciences les unes des autres, il montre que tous les savoirs scientifiques d’une époque sont isomorphes entre eux. Il en tire la conséquence que la séparation entre les sciences n’a pas de fondement et que n’en a pas plus la séparation entre science et fiction (il détruisait ainsi la notion bachelardienne de « coupure épistémologique » au moment même où elle avait un regain d’actualité dans les travaux d’Althusser). Il y a des genres de discours, mais traduisibles les uns dans les autres. Par là disparaît tout méta-discours qui ferait la synthèse encyclopédique des vérités présentes dans chaque genre particulier de discours. Et disparaît de même la coupure entre le logique et le mythologique : ce que le logique perçoit comme ordre rationnel, le mythologique le perçoit comme apparition miraculeuse d’un ordre à partir d’un désordre originaire.


A quels noms le structuralisme français est-il surtout associé ?

Le structuralisme français est surtout associé aux noms de Lévi-Strauss et de Lacan.

– L’intervention essentielle de Lévi-Strauss dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » Sociologie et anthropologie, consiste dans le passage de la notion de « sacré » telle qu’elle avait été abordée par toute la sociologie française depuis Emile Durkheim, à la notion de « structure symbolique ». Toue la vie sociale se trouve ainsi assimilée à l’échange de messages. Toutes les structures sociales sont symboliques et donc traduisibles dans celles du langage. La société est structurée comme un langage et le langage est conçu selon la théorie de la communication, c’est-à-dire comme un code.

– Lacan poursuivra le même chemin en posant que l’« inconscient est structuré comme un langage ». Mais, alors que pour Lévi-Strauss il y a encore une pluralité de structures symboliques, avec Lacan ce jeu possible entre structures symboliques se trouve réduit à néant par la notion d’« ordre symbolique ». Et c’est cette obligation de se soumettre à la loi de l’Autre qui est constitutive du désir comme manque. Le prétendant à l’humanité, en effet, ne peut devenir sujet qu’en s’assujettissant au code, et cela au prix d’une séparation d’avec l’objet de son désir, qui ne peut être énoncé dans le code. Il y a donc clivage du sujet par le code qui sépare le dicible de l’indicible.

C’est contre l’« anthropologie structurale » que toute la génération suivante va se définir


Le structuralisme en réduisant ainsi le sacré à l’ordre symbolique, éliminait complètement le rôle du désordre, de la fête sacrée comme instauration de l’ordre, ainsi qu’a voulu le montrer René Girard en se référant à la tradition de la sociologie française.


La rupture avec la phénoménologie, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la conscience du sujet est l’origine du sens, va se faire au prix d’une théorie de l’assujettissement à un ordre constituant unique. A la place de la description par le sujet humain du sens de son expérience vécue, on passe à la science des structures d’énoncés. Le vécu devient mythique, imaginaire, idéologique. Il y a primat du code sur le sujet : c’est le code qui décide de ce qui peut être dit et qui permet de savoir si j’ai vraiment dit quelque chose. On reconnaît ici le fameux thème de la « mort de l’homme ». Ce n’est pas le sujet qui parle, c’est le code. On ne saurait exprimer le sens de son expérience dans le code, car une expérience est toujours singulière, alors que le code est toujours universel. Le langage n’est pas le geste d’expression d’un sens. L’histoire n’est pas le progrès de l’accumulation de ces sens.


Mais la conséquence la plus importante, la seule que va retenir cette nouvelle génération, c’est que, si tout énoncé doit se plier à la loi du code pour avoir un sens, inversement, « la seule façon de faire sens est, pour le locuteur, de produire un message privé de sens, imprévu dans le code (message qu’on peut convenir de nommer « poétique »). Le non-sens est alors la réserve où l’on puise afin de produire le sens. Le sens est l’effet du non-sens » (v. Descombes, Le Même et l’Autre).


On voit ici l’origine structuraliste de tout effort de décodage, de déstructuration, de déconstruction qui caractérise cette nouvelle génération de philosophes qui nous intéresse. Alors que le structuralisme aboutissait à une pensée d’un ordre unique, confondant ainsi les lois universelles de l’énonciation avec les systèmes « symboliques » d’énoncés, toujours particuliers, la déconstruction peut être comme une réaction en sens inverse. L’ordre n’est plus qu’un cas particulier du désordre ; mais pour s’en rendre compte, il faut commencer par transgresser la loi, déconstruire le code (cette réaction antistructuraliste oublie alors l’autre règle, qui est mise en évidence par René Girard : la fête, le désordre, la transgression de la loi ne constituent pas du tout une libération, mais au contraire une obligation collective, un impératif social). Alors que pour Lacan, la liberté n’existe que par l’entrée dans la Loi, toute la génération suivante verra dans la transgression du code dominateur la condition de la liberté.



2) Le décodage


La déconstruction du code du discours philosophique lui-même

Et, pour commencer, elle va s’attaquer à la déconstruction du code du discours philosophique lui-même. On s’aperçoit, en effet, que la philosophie ne dit pas ce qui est et qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend. Comme pour tout discours, il existe un code spécifique du discours philosophique, le code de l’Occident, dans lequel l’expérience des autres peuples, des minorités, des exclus, etc., ne peut se dire. Pas plus d’ailleurs que l’expérience de l’homme moderne, c’est-à-dire de celui qui vit à l’époque de la fin du code.

Plusieurs thèses communes vont alors se développer

Le code philosophique est identifié à la métaphysique occidentale, à la raison, à la philosophie de l’histoire comme logique du progrès dialectique. On prend donc Hegel à la lettre lorsqu’il prétend faire la synthèse de toutes les philosophies précédentes.


La rupture avec Hegel et ses conséquences

Rompre avec Hegel, ce sera rompre avec la philosophie et toute la difficulté consiste dans le fait que l’on pose qu’il n’y a pas d’espace théorique extérieur à l’hégélianisme. L’idéalisme allemand est ainsi érigé en seule philosophie possible par ceux-là même qui cherchent à s’en sortir.


C’est alors qu’intervient, à un moment favorable, la ruse du décodage

Elle consiste à réintégrer toute négation dans une fonction positive, à faire jouer au désordre un rôle constructif dans l’élaboration d’un ordre supérieur. Le décodage ne devra donc pas se contenter de renverser le code, car cet acte de renversement est lui-même codé. Si l’entreprise de décodage s’avère maintenant possible, c’est que nous sommes à l’époque de la clôture de l’expansion du code : nous sommes à la fin de l’histoire, à l’époque où la raison rentre en crise.


Le premier temps de l’entreprise de décodage : l’action du couple Althusser-Foucault

Ce premier temps fut, sans doute le plus faible. Pour Louis Althusser, il suffisait d’enjamber le code pour passer au-delà, grâce à la « coupure épistémologique » chère à Bachelard, alors que pour Michel Foucault, il n’y avait qu’à donner la parole au silence, aux exclus du code.

Les axes principaux du décodage se trouvent déjà posés

– Pour Althusser, la philosophie, définie comme la métaphysique et l’idéalisme se résume en Hegel.

– Quant à Foucault, dès le colloque de Royaumont consacré à Nietzsche en juillet 1964, il montre que le décodage se fera au nom de Marx, de Nietzsche et de Freud[2]. Ces trois penseurs que la génération existentialiste considérait comme des élargissements de la raison hégélienne, seront maintenant considérés comme des sorties hors de la « clôture » hégélienne.

Même le point d’aboutissement de toute cette entreprise se trouve déjà envisagé

Foucault explique, en effet, que « si l’interprétation ne peut jamais s’achever, c’est tout simplement qu’il n’y a rien à interpréter. Il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car, au fond, tout est déjà interprétation » (Cahiers de Royaumont).


Par la suite on prendra plus au sérieux l’effort de déconstruction

Ce fut le cas, en premier lieu, pour Derrida[3], mais celui-ci semblera devenir interminable et n’aboutir qu’à des résultats de plus en plus ésotériques.

Ce même projet passe alors au pôle inverse [du freudo-marxisme] avec l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari.


On parvient au terme de ce parcours avec Jean-François Liotard et les « nouveaux philosophes »
Avec Liotard la déconstruction se déconstruit elle-même dans la mesure dans l’affirmation selon laquelle tout n’est que récit et récit de récit. Dernier épisode : les « nouveaux philosophes » dont le sens moral se refuse à nous raconter des histoires. On assistera alors au retour du moralisme et à l’apologie des codes traditionnels contre l’immoralisme et le ludisme du décodage


3) La mise en pratique détaillée du décodage


a) Marx revisité : le marxisme structuraliste d’Althusser

La déconstruction, pour Althusser, était comme on l’a vu, une affaire simple, [un simple enjambement du code], raison pour laquelle elle devait être menée rondement.

Mais curieusement au moment même où cette entreprise s’impose on s’aperçoit qu’elle est déjà faite par Marx justement

Non pas le Marx de l’humanisme sartrien, qui est pris dans le code, mais le Marx antihumaniste, qui lui est extérieur. On croyait Marx en danger, pris dans le champ à déconstruire, et on le retrouve métamorphosé, dans le camp des déconstructeurs.

Pour opérer ce renversement d’alliance il fallait tout d’abord montrer qu’on n’avait rien de commun avec le fondement existentialiste du marxisme

Une séparation radicale s’impose dès lors entre le vécu et la science. Le vécu, base de l’engagement existentialiste pour une société de fraternité universelle, passe alors dans l’idéologie, de même que toute philosophie de l’idéologie et de la « praxis ». L’être n’est plus la « praxis » mais la « pratique ». Le moteur de l’histoire ne consiste plus dans la « contradiction dialectique », et Marx ne doit plus être considéré comme un dépassement dialectique de la dialectique hégélienne.

Pour opérer ce renversement d’alliance, il fallait ensuite se montrer accueillant envers toutes les recherches structuralistes

Althusser remplaça ainsi la causalité « dialectique » par la « causalité structurale ». Mais cela ne put se faire qu’au prix de certaines transformations inévitables : les structures symboliques de Lévi-Strauss doivent se métamorphoser dans l’idéologie dominante de Marx et, le sujet du langage de Lacan [« l’inconscient est structuré comme un langage »] doit devenir le sujet de l’idéologie.

Ainsi une alliance de toutes les recherches qui n’avaient rien à voir avec le marxisme peut-elle s’effectuer sous la haute autorité de ce marxisme rénové

Tel est le compromis qui permit de donner un nouveau lustre à la pensée de Marx alors qu’elle était en grave péril de sombrer, emportée avec le phénoménologie. Ce compromis éclata après Mai-68.


b) L’effondrement du marxisme structuraliste d’Althusser

Il s’effondra en même temps que le structuralisme à cause de son « maillon faible » : la théorie léniniste du pouvoir

Aucun intellectuel marxiste ne parvint réellement à faire entrer les « évènements » dans le schéma léniniste. En particulier, aucune réponse ne fut apportée aux deux questions suivantes : Pourquoi le pouvoir, qui était respecté un mois avant, et qui le sera de nouveau un mois après, s’est-il d’un seul coup effondré ? Pourquoi le prolétariat et, plus encore, ses « avant-gardes révolutionnaires » (c’est-à-dire le PCF et la CGT) ont-ils éprouvé la même horreur du vide que le gouvernement ? Il est remarquable que, si tout le monde a ressenti l’insuffisance de la théorie de l’ « autonomie relative de l’idéologie », de la surdétermination et de l’accumulation des contradictions, pourquoi n’a-t-on pas cherché la solution du problème ailleurs ?

Il y avait pourtant la solution du problème dans la sociologie de la fête et du pouvoir, mais dans une injection de la logique du désir au sein de la logique marxiste de l’histoire, c’est-à-dire dans un freudo-marxisme

La première tentative dans ce sens avait fait suite à la traduction française des œuvres de Herbert Marcuse. L’althussérisme réussit à vaincre cet essai (à peu près contemporain du succès de Wilhelm Reich), car il s’appuyait sur un Marx hégélien et sur un Freud rousseauiste réduisant le refoulement à une répression sociale. Mais pas plus par le biais des Cahiers pour l’analyse que par celui du groupe Tel Quel, l’althussérisme ne parvint à en proposer une autre.


c) Sans écarter Marx, les regards se tournent vers Nietzsche

C’est de ce côté, qu’après Mai-68, seront recherchées d’autres formes de déconstruction.

Avec Derrida, on parvient au troisième mode de déconstruction, sans doute le plus savant et le plus rusé

Son originalité consiste à montrer que, si la philosophie est bien un code répressif, ethnocentrique, etc. , on ne peut pas en sortir par un saut, par un décret… Dès qu’on voudra en sortir, passer « outre-clôture », on retrouvera inévitablement les objections que faisait Heidegger à Ernst Jünger et son Passage de la ligne. Si la sortie hors de la métaphysique signifie un dépassement, en quoi ce dépassement se distingue-t-il de l’Aufhebung dans la logique dialectique hégélienne ?

Et s’il ne s’agit pas d’un dépassement, ne risque-t-on pas de retomber en-deçà de la métaphysique dans des naïvetés philosophiques ?

Ainsi toute « révolution contre la raison, écrit Derrida, ne peut se faire qu’en elle […] ne pouvant opérer qu’à l’intérieur de la raison, dès qu’elle se profère , la révolution contre la raison a donc toujours l’étendue limitée de ce qu’on appelle précisément, dans le langage du ministère de l’intérieur, une agitation[4] ». La déconstruction derridienne voudrait échapper à cet écueil : sa propre métamorphose en une agitation utile.

Pour cela, il faut prendre conscience du fait que nous sommes pris dans le code et que les moyens, les armes de la déconstruction du code ne sauraient provenir que du code lui-même

Il s’agit donc de ruser, de détourner les énoncés métaphysiques contre l’édifice métaphysique sans se faire écraser par l’effondrement de l’édifice, alors même qu’on habite dedans. Il faut aussi se rendre compte que ce travail de déconstruction, au lieu de consister dans un saut agile au-dessus de la philosophie, est un travail pénible et indéfini dans le texte philosophique. Pendant que l’on déconstruit, en effet, la métaphysique ne reste pas inactive ; elle reconstruit, elle réintègre métaphysiquement la déconstruction. La solution toujours précaire de ce dilemme consiste à simuler le code, à faire semblant de rien, puis à rompre imprévisiblement avec lui. Telle est la technique du double jeu.

Mais se présente alors le risque que le simulacre ne soit que le double du code lui-même

Derrida trouve à cette difficulté une solution très proche de la psychanalyse : le discours philosophique est un rêve, un fantasme. On ne saurait critiquer ce rêve par rapport à un réel extérieur, car on est soi-même pris dans ce rêve. En revanche, s’il n’y a pas d’extérieur du code, il y a une duplicité du texte philosophique à l’intérieur de lui-même. Par un travail de collage de texte on va pouvoir jouer le texte philosophique contre lui-même pour faire progressivement venir au jour ce qui en a été exclu. On a alors non plus un double jeu face au jeu du discours philosophique mais deux doubles jeux face à face. La difficulté augmente encore …et qui ne sera résolue que si l’on se décide de se surprendre soi-même par un code imprévu que commet la main gauche et que la main droite ignorait. Mais en sachant d’avance qu’on n’obtiendra ainsi qu’un avantage passager : l’esprit de géométrie du maître finira toujours par rattraper l’esprit de finesse du déconstructeur. La seule consolation consiste à croire que, de coup en coup, l’écart entre la déconstruction et la récupération se creusera.

« Un tel geste [de sortie hors de la clôture] n’est sans doute pas possible aujourd’hui, mais on pourra montrer comment il se prépare » (Positions)

De même que Zarathoustra [de Nietzsche] ne fait que préparer le chemin du Surhomme, la déconstruction prépare une libération qui est toujours remise à plus tard et qui ressemble beaucoup à un régulateur kantien. Ce travail jusque-là a abouti essentiellement à deux résultats…

Le premier aboutit à la grammatologie que Derrida développe contre la présence de l’être comme logos (« logocentrisme ») et qui cherche à penser une différence originaire, un retard et une répétition originaires. Il découvrira ainsi une différance, c’est-à-dire la racine productrice des systèmes de différences étudiés par les structuralistes. A la logique de l’identité, il oppose une logique du supplément, qui se caractérise par l’existence d’une trace et d’un retard originaires. Le sens de l’être n’est plus le langage ou la pratique, mais le texte, l’écriture, le gramme, Le texte s’écrit, s’inscrit lui-même sans origine, sans objet ni sujet et sans fin.

Le second résultat, peut-être plus positif, se situe dans la critique du structuralisme. Derrida démontre l’appartenance de la notion de structure à la tradition philosophique. Il montre aussi en quoi le structuralisme, par son concept de signe, et par la détermination de toute structure par rapport au langage est plus l’héritier de la phénoménologie de Husserl qu’il ne constitue, comme il le prétendait, une rupture avec celle-ci.

Contrairement à Althusser, on ne saurait parler d’un échec de Derrida, mais simplement d’un épuisement inévitable d’une entreprise qui se pensait elle-même interminable.


d) Puis vers Freud

C’est Deleuze qui introduisit le freudo-marxisme que recherchait toute la génération d’après Mai-68.

Et cela parce qu’il décida de bousculer les deux obstacles qui en retardaient la construction

Le premier tenait au caractère interminable de la déconstruction des textes, le second obstacle résidait dans l’interprétation lacanienne de Freud.

Pour le premier, alors que l’on passait son temps à étudier des textes et à fabriquer de subtiles stratégies de déconstruction, la vraie déconstruction avait lieu, mais hors de la bibliothèque, dans la rue. Il fallait donc mettre fin à l’interminable explication avec les textes. Désormais, on pouvait sortir décidément de la clôture métaphysique et du pouvoir politique qu’elle fonde.

Pour le second obstacle, le retour à Nietzsche devait permettre de surmonter cette difficulté.

Le point de départ de Deleuze se trouve chez Kant, dans l’opposition entre les deux facultés de la sensibilité et de l’entendement, entre la faculté des intuitions sensibles et celle des concepts

Sous le code, l’ordre, la hiérarchie des rangs, il y a l’anarchie des distributions nomades. Deleuze retrouvera cette même opposition chez Nietzsche : l’esclave, c’est-à-dire le monde de la majorité sédentaire, conformiste, définissant toute différence comme négation, et, face à lui, le maître, c’est-à-dire l’affirmation de la différence, de la singularité. La vision morale s’oppose radicalement à la vision artiste.

Deleuze en tire une théorie de l’histoire dans laquelle, sous les grands récits de l’histoire logique de la philosophie, il y a le retour de la liberté refoulée des minoritaires inclassables

Dans cette catégorie se trouvent notamment Lucrèce, Spinoza, Nietzsche.

Deleuze interprète ainsi Mai-68 comme un retour, dans un lapsus collectif, des forces affirmatives face au règne de l’ordre sédentaire. Mais il en tire surtout une machine de guerre contre le structuralisme et particulièrement contre Lacan.

Affirmer que le désir est effet de manque et que la liberté est dans l’ordre symbolique, tout cela devient la vision que l’esclave a du désir : une vision de prêtre. Toute pensée du désir comme négation est néo-hégélienne[5].

C’est au contraire à partir de Nietzsche qu’il faut réinterpréter Marx et Freud. De même que Nietzsche oppose la volonté de puissance à la représentation, Marx oppose la production à l’idéologie et Freud le désir inconscient à la conscience.

Pour que le freudo-marxisme devienne enfin possible, il suffit de poser que le désir est productif, qu’il fait partie de l’infrastructure[6] (alors que pour Marx le désir fait partie de la superstructure et que pour Freud, le désir n’est pas productif)

Le désir, qui, pour Lacan, est, par essence, régressif , devient révolutionnaire avec Deleuze, qui l’assimile à la volonté de puissance. Ainsi s’instaure le culte du bon schizo-révolutionnaire par rapport au mauvais parano-réactionnaire. Le schizo, c’est l’artiste raté par l’enfermement social qui lui interdit son délire.

Le psychotique n’est plus défini par le manque d’un manque (la forclusion), mais au contraire par la plénitude créatrice du désir (« un désir en appelle un autre »). Plénitude socialement insupportable, car elle est fondée sur le désinvestissement des autorités répressives.

Ce désir « sans manque » peut prendre deux directions : soit s’affirmer lui-même, et l’on a alors le maître, l’effondrement des pouvoirs et Mai-68 ; soit s’investir dans l’ordre établi et l’on obtient la restauration des pouvoirs , grâce à cet amour du maître qui définit l’esclave

Se trouvent ainsi expliqués l’effondrement du pouvoir sans crise économique, et sa reconstitution sans prise de pouvoir : ces phénomènes étant tous les deux impensables dans le strict schéma marxiste-léniniste.

On découvre ainsi qu’il peut y avoir des désirs « fascistes » au sein des masses et même au sein des « organisations révolutionnaires », mais on découvre aussi que le capitalisme, dans sa pratique permanente de décodage, de « délocalisation » (déterritorialisation) est plus révolutionnaire que tout autre régime

Ainsi, d’un côté, les organisations révolutionnaires sont souvent des organisations de grands prêtres militants qui répriment leurs désirs en se mettant au service de la Cause, ce qui les amène à ne rien comprendre au déferlement des faunes dyonisiaques.

De l’autre côté, la fin de l’histoire consiste simplement à accélérer la « déterritorialisation » capitaliste. L’avenir de la révolution se trouve plus du côté de New-York, que de Moscou ou de Pékin.


e) Enfin vers le militantisme d’essence religieuse

Ce cinquième et dernier mode de déconstruction a été présenté par Lyotard d’abord avec des dispositifs pulsionnels puis avec la pragmatique.

Le point de départ de ce dernier est le même que celui de Deleuze : dérives à partir de Marx et de Freud et économie libidinale. Mais, pour Lyotard, la déconstruction reste prise dans les objections que l’on peut faire à toute invitation par laquelle on engage les autres à se libérer

Elle continue, comme tout discours moral, à fonctionner à partir de l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être, et par là-même elle est toujours militante. Or, pour Lyotard, tout militantisme est d’essence religieuse. Ainsi la déconstruction se révèle-t-elle religieuse, elle aussi. Les « désirants » passent du côté des prêtres. Et cela alors même que le capitalisme, tel qu’il est, est révolutionnaire : il pratique la révolution permanente, la transgression et l’agitation sans fin. Il décode toutes les croyances, y compris la croyance en une pure déterritorialisation. Celle-ci apparaît donc comme une norme utopique imaginée pour mieux opposer un droit au capitalisme tel qu’il est en fait. Et, pour que la reterritorialisation laisse ouverte la crainte du pire : « Nous annonçons, disait Guattari, le développement d’un fascisme généralisé. On n’a encore rien vu[7] ».

Ainsi étaient reconduites les conditions les plus classiques du travail militant : la transformation du désir en « Cause » et en espérance.

Pour Lyotard, au contraire, l’aboutissement de l’entreprise de déconstruction oblige à reconnaître que rien n’est vrai, que tout est question de perspective

Cela conduit à une apologie des récits, des histoires et donc aussi du monothéisme et de la philosophie, considérés comme des fables parmi d’autres. Redécouvrant le « kairos » et l’ancienne rhétorique, Lyotard cherche à constituer une logique de l’occasion et une pragmatique des récits qui prend pour objet les diverses positions de discours. L’entreprise de déconstruction parvient alors à son terme : tout n’est que récit. La déconstruction des récits est elle-même un récit, un jeu, une fable, qu’on a tort de prendre au sérieux. Le sens de l’être est récit de récit proliférant indéfiniment.

4) Les quatre renversements en vue de la résurrection de la conscience morale

Deleuze invitait ses lecteurs à se libérer de toute autorité. Il fut entendu par les « nouveaux philosophes », qui commencèrent à rejeter sa propre autorité.

Les « nouveaux philosophes » sont eux aussi issus de Mai-68. Mais pas du même Mai-68 que les « désirants »

Pour ces désirants, militants staliniens, purs et durs, Mai-68 ne fut pas du tout le surgissement des faunes dionysiaques et de la fête païenne, mais au contraire un sursaut moral : les anges, le feu de Dieu allait enfin faire payer au monde son immoralité . On conçoit donc leur indignation quand ils virent « leur » Mai-68, transformé en déterritorialisation, en jouissance de l’artifice et de la consommation et qu’ils apprirent que « leur » peuple pouvait avoir des désirs fascistes.

A partir de là, il suffit de renverser complètement la déconstruction et l’on obtient les principaux thèmes des « nouveaux philosophes ».

Renversement de l’immoralisme néo-nitzschéen dans le moralisme des « purs » ; du polythéisme païen dans le monothéisme sceptique ; de la dérive ludique dans l’apologie des traditions populaires, du sacré…Enfin renversement de l(obsession d’un fascisme envahissant par celle d’un goulag universel

Ainsi, les militants du paradis socialiste sont-ils devenus les annonciateurs de l’enfer totalitaire. Au lieu d’être l’avant-garde d’un progrès ascendant, ils deviennent le frein sur la pente de la logique de l’histoire, qui est devenue logique du pire, expansion inexorable du Mal. Au lieu du « tout politique », on a maintenant une résistance morale et religieuse au cours politique du monde. Le pouvoir est toujours le Mal, mais la solution consiste maintenant dans le renversement de Feuerbach : regonfler Dieu en vidant l’Etat de ses attributs. Ainsi après tout un parcours de déconstruction, on aboutit à la résurrection, intacte, de la belle âme de la conscience morale, témoin déchiré des malheurs de son temps.




[1] G. Dumézil dans sa préface d’Images et symboles de M. Eliade fait allusion à « deux monographies qui concernent des représentations fondamentales de cette tradition, dont aucune idéologie n’est dispensée : le centre, avec sa variété dans la troisième dimension, le zénith ; le lien , qui exprime d’abord sensiblement le fait que toute vie, physiologique, collective, intellectuelle est un enchevêtrement de relations ; l’essai sur le temps limité – si l’on ose dire – à l’Inde immense, est de la meilleure philologie : le mot kâla désigne aussi bien le moment fugitif que la durée infinie ou cyclique, le destin, la mort ; à la fois cadre et contenu, concept et personne divine elle-même assimilée à divers dieux, le Temps est un des réactifs les plus aptes à révéler les lignes directrices de ces puissantes écoles de pensée.

[2] Pour Foucault, l’histoire telle que l’Occident se l’est représentée est un mythe, un code illusoire. La condition de ce code réside dans l’exclusion de tout une série d’individus, dont Foucault va faire l’inventaire méticuleux. Cette exclusion, comme condition même de la position du code, doit être indicible dans le code. La folie représente l’avant du code. Elle ne devient déraison que par rapport à la raison dans le code de la raison occidentale telle qu’elle se développe à partir de Descartes .Il s’agit donc de déconstruire l’opposition raison/déraison, qui est la source de l’institutionnalisation de la folie, en montrant que toute institution repose sur un partage, une exclusion violente, qu’elle est donc effet de pouvoir. Foucault répétera ensuite le même geste pour d’autres institutions. Il montrera que le pouvoir s’infiltre partout sous forme de micropouvoirs. Il mettra ainsi une très vaste érudition historique au service de la dénonciation du caractère répressif et hypocrite des pouvoirs.

[3] Pour Derrida « toute révolution contre la Raison ne peut se faire qu’en elle […] ne pouvant opérer qu’à l’intérieur de la raison, dès qu’elle se profère, la révolution contre la raison a donc toujours l’étendue limitée dans ce qu’on appelle précisément, dans le langage du ministère de l’intérieur, une agitation » (L’Ecriture et la Différence). La déconstruction derridienne voudrait échapper à cet écueil. : sa propre métamorphose en une agitation futile. Pour cela il faut prendre conscience du fait que nous sommes pris dans le code et que les moyens, les armes de la déconstruction du code ne sauraient provenir que du code lui-même.

[4] Derrida, L’Ecriture et la Différence, Poche, Paris, avril 1979.

[5] Lacan rejoint Sartre parmi les héritiers de Hegel.

[6] Issu du marxisme orthodoxe, le concept mécaniste basé sur la relation entre infrastructure et superstructure, a donné lieu à d’invraisemblables querelles d’école sur l’efficace en dernière instance de la base, l’autonomie relative de la superstructure et sa capacité à réagir en retour sur la base.

[7] Dans numéro de l’Arc consacré à Deleuze.


Date de création : 17/12/2008 @ 08:13
Dernière modification : 17/12/2008 @ 08:30
Catégorie : Synthèse
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