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Sociologie - L'intersexualité diversement appréciée





L’INTERSEXUALITÉ DIVERSEMENT APPRÉCIÉE


Extraits de « Savoir local, savoir global » de l’anthropologue américain Clifford C. Geertz, professeur au célèbre Institute for Advanced Study à Princeton.


< On peut trouver une excellente approche dans un article de l’American Anthropologist d’il ya quelques années par Robert Edgerton sur ce qu’on appelle maintenant l’intersexualité mais qui est peut-être connu plus couramment comme l’hermaphrodisme.
Sûrement s’il y a une chose que chacun tient pour faire partie de la façon dont le monde est aménagé, c’est que les êtres humains sont divisés sans reste entre deux sexes biologiques. Naturellement on reconnaît partout que certains individus – homosexuels, travestis, et ainsi de suite – peuvent ne pas se comporter selon les rôles qu’on attend d’eux sur la base de leur axe biologique, et plus récemment certains dans notre société ont été jusqu’à suggérer que des rôles ainsi différenciés ne devaient pas être fixés du tout. Mais que l’on veuille crier A bas la différence ! ou Vive la différence ! l’existence même de la différence n’est guère sujette à discussion. L’opinion de cette petite fille légendaire – que les gens se répartissent en deux espèces, civile ou déguisée – peut avoir été lamentablement non libérée, mais qu’elle ait remarqué quelque chose d’anatomiquement réel semble assez apparent.

Cependant, c’est un fait qu’elle peut ne pas avoir inspecté un échantillon assez grand. Le genre chez les êtres humains n’est pas une variable purement dichotomique. Elle n’est même pas continue de façon égale, naturellement, sans quoi notre vie amoureuse serait encore plus compliquée qu’elle ne l’est déjà. Mais un bon nombre d’êtres humains sont manifestement intersexuels, au point que chez certains les deux sortes d’organes sexuels sont apparents, ou que des seins développés se trouvent chez un individu avec des organes sexuels mâles, et ainsi de suite. Ceci soulève certains problèmes pour la science biologique, problèmes au sujet desquels en ce moment même on fait pas mal de progrès. Mais cela pose aussi certains problèmes au sens commun, au réseau des conceptions morales et pratiques tissé autour de ce qu’on supposait être les réalités premières : virilité et féminité. L’intersexualité est plus qu’une surprise empirique : c’est un défi culturel.
C’est un défi qui est reçu de diverses façons. Les Romains, rapporte Edgerton, voyaient dans les enfants intersexués l’objet d’une malédiction surnaturelle et les mettaient à mort. Les Grecs, comme d’habitude, prenaient les choses plus calmement et, bien que tenant de telles personnes pour étranges, voyaient cela comme l’un de ces choses, – après tout Hermaphroditus, le fils d’Hermès et d’Aphrodite qui devint uni en un seul corps avec une nymphe, fournissait un précédent suffisant – et les faisaient vivre leur vie sans stigmate excessif. L’article d’Edgerton pivote en fait autour d’un contraste fascinant entre trois réponses très différentes – celle des Américains, celle des Navaho [indiens de l’Amérique du Nord, vivant dans une réserve de l’Oklahoma] et des Pokot (une tribu du Kenya) – aux termes dans ces sociétés des vues de sens commun concernant le genre humain et sa place en général dans la nature. Comme il dit, des gens différents peuvent réagir différemment lorsqu’ils sont confrontés à des individus dont les corps sont sexuellement anormaux, mais ils peuvent difficilement les ignorer. Si les idées reçues du « normal » et du « naturel » doivent être gardées intactes, il faut dire quelque chose de ces désaccords plutôt spectaculaires.

Les Américains regardent l’intersexualité avec ce qu’on ne peut appeler que de l’horreur. Des individus, dit Edgerton peuvent être pris de nausées à la seule vue d’organes génitaux intersexués ou même par une discussion de la condition.
En tant qu’énigme légale et morale, continue-t-il, elle a peu d’égales. Une telle personne peut-elle se marier ? Le service militaire est-il applicable ? Comment porter le sexe sur un certificat de naissance ? Peut-il être vraiment changé ? Peut-on conseiller psychologiquement, ou est-il même possible pour quelqu’un élevé comme une fille, soudain de devenir un garçon ?… Comment quelqu’un intersexué peut-il se comporter dans les douches à l’école, dans les bains publics, dans les rendez-vous ? Il est évident que le sens commun est au bout de son rouleau.
La réaction est d’encourager, en général avec une grande passion et quelquefois encore plus que cela, l’intersexuel à adopter un rôle qui soit mâle ou femelle. Beaucoup d’intersexuels « passent » ainsi pendant toute leur vie pour des êtres « normaux », hommes ou femmes, ce qui implique nombre de stratagèmes soigneusement combinés. D’autres cherchent soit sont contraints à corriger leur condition par la chirurgie, de toute façon par des soins de beauté et deviennent légitimement « mâles » ou « femelles ». Mises à part les exhibitions de monstres, nous n’autorisons qu’une seule solution au problème de l’intersexualité, solution que l’individu placé dans cette condition est forcé pour calmer les sensibilités du reste d’entre nous. « Tous ceux qui sont concernés, écrit Edgerton, des parents aux médecins sont tenus de découvrir auquel des deux sexes naturels la personne intersexuée appartient le plus vraisemblablement, puis d’aider cet être ambigu, incongru et troublant à devenir au moins partiellement un « il » ou « elle » partiellement acceptable. En un mot, si les faits ne sont pas au niveau de votre attente, changez les faits, ou, si ce n’est pas possible, déguisez-les.

Suffit pour les sauvages. Si nous nous tournons vers les Navaho, chez qui W. W. Hill a fait une étude systématique de l’hermaphrodisme depuis 1935, le tableau est complètement différent. Pour eux aussi, naturellement, l’intersexualité est anormale, mais plutôt que de susciter l’horreur et le dégoût, elle suscite l’étonnement et l’effroi. L’intersexuel est tenu pour avoir reçu la bénédiction divine et pour transmettre cette bénédiction aux autres. Les intersexuels ne sont pas seulement respectés, ils sont pratiquement vénérés. « Ils savent tout, disait un informateur de Hill, ils peuvent faire le travail à la fois d’un homme et d’une femme. Je pense que quand tous [les intersexuels] seront partis, ce sera la fin des Navaho ». « S’il n’y avait pas [d’intersexuels], disait un autre informateur, le pays changerait. Ils sont responsables de toute la richesse du pays. S’il n’en restait plus, les chevaux, les moutons et les Navaho partiraient tous. Ils sont des chefs, comme le Président Roosevelt. » Un autre encore disait : « un [intersexuel] dans le voisinage apportera la chance et la richesse. Cela fait beaucoup pour le pays d’avoir [un intersexuel] dans le coin. » Et ainsi de suite.
Le sens commun navaho situe donc l’anomalie de l’intersexualité – car, comme je l’ai dit, cela ne leur semble pas moins un anomalie qu’à nous car ce n’est pas moins une anomalie – sous un jour très différent du nôtre. L’interpréter non pas comme une horreur mais une bénédiction, conduit à des notions qui nous semblent aussi bizarres que celles selon lesquelles l’adultère provoque des accidents de chasse ou l’inceste la lèpre, mais qui semblent aux Navaho seulement ce que n’importe qui à la tête bien plantée ne peut s’empêcher de penser. Par exemple, que frotter les organes génitaux d’animaux intersexués (qui sont eux aussi hautement appréciés) sur les queues des brebis et des chèvres et sur le museau des moutons et des boucs amène les troupeaux à prospérer et un lait plus abondant. Ou que les individus intersexués doivent être mis à la tête de leur famille et qu’on doit leur donner le contrôle complet de tous les biens familiaux, car alors ces biens vont grossir. Changez quelques interprétations de quelques faits curieux et vous changez, ici tout du moins, toute une mentalité. Non pas juger-et-résoudre mais s’étonner-et-respecter.
Enfin , la tribu d’Afrique orientale, les Pokot adopte encore une troisième opinion. Comme les Américains, les Pokot n’ont pas grande estime pour les intersexuels ; mais comme les Navaho, ils ne sont pas du tout révoltés ni horrifiés par eux. Ils les tiennent, d’une façon très prosaïque, pour de simples erreurs. Ce sont, selon ce qui est apparemment une image africaine courante, comme une poterie ratée. « Dieu a fait une erreur », disent-ils, plutôt que « les dieux ont apporté un merveilleux cadeau », ou « nous sommes en face d’un monde inclassable ».
Les Pokot tiennent les personnes intersexuées pour inutiles – « il » ne peut reproduire le patrilignage comme le peut un homme véritable, ni apporter une compensation matrimoniale comme le peut une femme véritable. « Il » ne peut non plus se laisser aller à ce que les Pokot disent être « la chose la plus agréable de toutes », le sexe. Fréquemment les enfants intersexués sont tués, de la façon désinvolte dont on se sépare d’une poterie mal faite (il en va de même pour les microcéphales, les nouveaux-nés sans appendice, et ainsi de suite ; il en va de même aussi pour les animaux gravement déformés), mais souvent on leur permet, d’une manière aussi désinvolte de vivre. Les vies qu’ils mènent sont assez misérables, mais ce ne sont pas des parias – ils sont simplement négligés, solitaires, traités avec indifférence, comme s’ils étaient de simples objets, et en plus des objets mal faits. Economiquement ils ont tendance à être mieux pourvus que le Pokot moyen car ils n’ont ni les saignées habituelles de la parenté sur leur richesse ni les distractions de la vie familiale pour empêcher son accumulation. Dans cette sorte de système apparemment typique de lignages segmentaires et de compensations matrimoniale, ils n’ont pas de place. Qui a besoin d’eux.

L’un des individus interrogés par Edgerton paraît être très malheureux. « Je dors, je mange, je travaille, c’est tout. Que puis-je faire d’autre ? Dieu a fait une erreur. » Et un autre : « Dieu m’a fait ainsi, je ne pouvais rien faire. Tous les autres [sont] en mesure de vivre comme des Pokot. Je ne [suis] pas un vrai Pokot. » Dans une société où le sens commun tient pour malheureux un homme normalement pourvu qui n’a pas d’enfant et où une femme stérile est dite n’être « pas même une personne », la vie d’un intersexuel est l’image ultime de la futilité. Il est « inutile » dans une société qui apprécie « l’utile », qu’à sa façon-bétail-épouses-et-enfants, elle met très haut.
En un mot, la situation étant la même, tout le reste ne s’ensuit pas. Le sens commun n’est pas ce que l’esprit débarrassé des conventions perçoit spontanément ; il est ce que l’esprit plein de présupposés conclut – que le sexe est une force désorganisatrice, que le sexe est un don régénérateur, que le sexe est un plaisir pratique. Dieu peut avoir fait les intersexuels, mais l’homme a fait le reste. >

Date de création : 09/12/2008 @ 09:01
Dernière modification : 09/12/2008 @ 09:21
Catégorie : Sociologie
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