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Synthèse - Le maximum dans le minimum



LE MAXIMUM DANS LE MINIMUM
MONADOLOGIE



Essai de philosophie prospective[1]

Jean GUITTON nous livre ici une synthèse de sa pensée sur le cosmos et sur la présence d’une « finalité immanente, c’est-à-dire d’une pensée qui se pense ».

Pour lui, Hiroshima et l’alunissage sont certes des prouesses technologiques extraordinaires, mais il les voit surtout comme l’entrée dans une ère de prémutations effectuées au bénéfice de la pensée. Ce seraient les signes avant-coureurs d’une « mutation de croissance, sinon pour l’humanité entière, du moins pour un petit reste de cette espèce, pour une tête chercheuse capable d’agir comme un ferment ». Il va jusqu’à dépeindre l’horizon philosophique de la cybernétique pour présenter « une autre structure de notre être qui serait celle dans laquelle se rejoindraient l’élément corporel de nous-même et l’élément éternel de nous-même, c’est-à-dire le soma et le pneuma ».



SOMMAIRE

A) Comment se manifeste la civilisation à la fin du vingtième siècle

B) En quoi consiste le plus souvent la méthode philosophique


C) Le caractère pyramidal de la vraie « nature des choses »

a) « Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendu à une pensée qui se pense »
b) L’évolution des êtres doit être vue de deux manières : l’une verticale et l’autre horizontale

D) Une transmutation majeure est en vue
a) Présence d’une finalité immanente, c’est-à-dire d’une pensée
b) Les éléments marquants de l’histoire technique depuis l’an 1940

E) Le plus grand événement de l’histoire planétaire : l’apparition de la pensée dans le quadrumane redressé
a) En premier lieu, la différence entre la liberté et le choix aide à comprendre la présence du macrocosme à l’intérieur du microcosme

b) En second lieu, cet enveloppement du microcosme par le macrocosme nous révèle le drame de la condition humaine

c) Cette condition humaine révèle une anomalie étrange qui appelle une explication

d) Tout serait compris, on saurait presque tout, si nous savions comment nous connaissons


F) Rapprochement entre les deux principaux mystères : celui de la connaissance et celui de « l’union de l’âme et du corps »

a) Après le mystère de la connaissance, il est un second mystère, celui de « l’union de l’âme et du corps »

b) Considérons maintenant le rapport de l’esprit avec le corps

c) Reste donc à considérer l’existence humaine comme une émergence sans genèse concevable


G) Ce que le problème de l’existence d’un être supérieur induit en nous

a) Une première opération de l’esprit qui est une sorte de renversement, de distorsion de la raison

b) Une seconde opération de l’esprit qui est plus encore qu’une distorsion de la raison, une sorte de négation de la raison elle-même

c) L’examen des deux opérations de la raison
d) L’accord entre notre raison et la raison des choses ne saurait être ruiné que par trois hypothèses

e) La recherche de la cause de l’accord entre ces deux ordinations

f) Le passage d’un usage horizontal de la raison à un usage vertical

g) Une définition de cette raison tout entière ramenée à son essence

h) Une brève application de la raison aux différentes strates du donné


H) Le problème des rapports entre Dieu et ce qui n’est pas lui, entre Dieu et nous-même

a) Nécessité de savoir si le donné se suffit

b) En supposant que le rapport de Dieu et du monde soit une relation non réciproque, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

c) Comment peut-on expliquer Dieu, tel qu’il est en lui-même, hors de toute manifestation ? Quelle est sa définition la plus profonde ?

d) L’athéisme comme reconnaissance du néant comme être. Le Mal à l’assaut du Bien pour l’empêcher d’être un Bien total

e) A partir du moment où nous avons atteint la cause ultime, où nous avons défini cette cause par la perfection en tant que nécessaire, nous nous trouvons en présence du mystère ultime. Un retournement de notre être s’impose, un renversement de notre pensée et de notre action

f) Reste la question de savoir pourquoi Dieu a franchi cet écart qui le séparait du non-être, pourquoi il a fait autre chose que lui

g) Nécessité d’aller plus loin encore et dire que la pensée humaine doit dépasser la dimension prospective pour atteindre la dimension eschatologique

h) La pensée suppose en dehors d’elle quelque chose qui n’est pas elle, ce monde « extérieur » dont elle dépend


I) Comment concevoir une nouvelle phase de notre être ?

a) La science est dans l’incapacité de nous renseigner sur l’état final de notre être

b) Esquisses de cette eschatologie et de cette éthique, ressort de la recherche de la vérité en tant que celle-ci concerne l’avenir de l’homme

c) Formulation de l’hypothèse d’une autre structure de notre être

d) A partir de cette hypothèse, étude de la relation de l’éternité avec le temps

e) Résumé de la phase présente de l’histoire humaine


A) Comment se manifeste la civilisation à la fin du vingtième siècle

(815)En cette fin du second millénaire après Jésus-Christ, la civilisation ne se manifeste plus par la stabilité. Jusqu’à ce jour, il y avait eu des périodes d’équilibre où, après une mutation de la technique, une révolution de l’histoire, la pensée (qui a toujours eu besoin d’une certaine euphorie pour se développer) pouvait s’exercer d’une manière sereine. Les différents penseurs, quoique abordant les problèmes suprêmes dans des perspectives différentes et parfois contraires, pouvaient dialoguer entre eux. Ils avaient une certaine unité de vues, comme on le voit au temps de Platon, de saint Thomas, de Descartes et même de Hegel. Nous ne sommes plus dans ces dispositions. Nous ne vivons pas après une mutation, mais au contraire, avant une mutation, et celle-ci est capitale… C’est (816)d’ailleurs cette considération d’une mutation prochaine qui décourage la pensée philosophique et qui fait qu’elle est si souvent hésitante et déconcertée ; il semble de la tradition philosophique se soit interrompue, ou qu’elle ait désespéré. Parfois, on ne considère plus les concepts, mais seulement les mots, le langage.



B) En quoi consiste le plus souvent la méthode philosophique

Elle consiste à tirer, à partir d’une première expérience considérée comme fondamentale, toutes les conséquences qu’elle enveloppe. Ce fondement premier, on l’a désigné sous des vocables différents : principe, unité, être, vérité première, cogito, données immédiates, structures, etc. Dans le choix de cette vérité initiale, il existe une part de décision personnelle. Cela suffit à faire la différence de la philosophie avec la science, à la rapprocher de l’art.

L’expérience dont je parle est un éveil : intuition soudaine d’un rapport entre une conscience et un chaos, intérieur ou extérieur à cette conscience. La première expérience peut toujours être exprimée par le mot de Descartes : « Je pense ». Mais ce n’est une première donnée qu’en apparence. En réalité, en vérité, en bon (817)sens, le premier donné, c’est le rapport du moi avec le monde : deux termes profondément distincts, quoi que intimement unis et formant cercle, l’un enveloppant l’autre et étant enveloppé par lui, dans un circuit sans fin.

Cette relation est connue de deux manières différentes, en deux sens différents, selon que l’on appartient au peuple ou à l’élite. Le peuple va dans le sens du monde, il pense que la donnée première, c’est la chose, le réel, la nature, ce qu’il appelle la « matière » ; et la science va dans le même sens que le sens commun. Si l’on exerce au contraire son esprit dans l’autre direction comme l’on fait les philosophes, et surtout les modernes, alors on pensera tout au contraire que la première donnée ce n’est pas la chose, le monde, l’objet, la matière, mais que c’est l’esprit, dont le monde n’est que le reflet, la « représentation ». Cette vue est plus profonde, parce qu’il faut toujours tenir pour premier ce qui n’a pas besoin d’autre être pour être. Lorsque je compare le monde à l’esprit, je vois clairement qu’on peut concevoir un esprit qui subsisterait par soi, alors que je ne puis pas concevoir un monde qui subsisterait par soi et sans l’aide d’un esprit. L’esprit, il (818)faut le remarquer, qui est l’extrême pointe de l’intelligence, aime l’abîme et y demeure parfois. La doctrine appelée idéalisme manifeste cet amour de l’esprit pour l’abîme, ce refus (fait par l’esprit) de l’être, – en tant que l’être des choses nous mènerait à l’être absolu conçu comme transcendant. L’« idéalisme », avec Kant, a dominé la pensée moderne. Et l’on ne peut pas penser sans affronter l’idée que tout ce que nous offrent le monde et l’histoire n’est jamais qu’une « représentation », un produit (secret) de l’esprit humain.



C) Le caractère pyramidal de la vraie « nature des choses »

Il présente des étapes et des étages, des plans, des niveaux, des seuils. Telle est la vraie « nature des choses ».

Nous considérerons d’abord le seuil principal, qui est l’apparition de la pensée dans la nature, c’est-à-dire l’origine humaine. C’est le plus grand des seuils, celui où la nature existait par elle-même, pour elle-même, sans être projetée ni représentée, se concentre dans une sorte de miroir où elle se redouble.

Ce miroir est la pensée. On pourrait dire que le seul événement de l’histoire de la nature, c’est sa sublimation dans la conscience. Comment ce que nous englobons sous les mots usuels de « matière » (chose, matière, nébuleuse ou galaxie, cosmos) et « vie » (être vivant, animal, végétal) – comment cela a-t-il pu se transmuer dans ce que nous appelons la pensée ? Comment a-t-il pu surgir au sein de ce qui a pour caractère de ne pas « se penser », d’être seulement en-soi, un être qui est aussi pour-soi, et d’une façon si exclusive, si englobante, si douloureuse (819)parfois qu’à de certains moments, il peut sembler que la pensée est seule à exister et que le cosmos est un songe ?

Tel est le premier mystère que le philosophe se pose, qui est en un certain sens inexprimable, et dont la solution ne sera jamais trouvée.

La nature est en moi une pensée et moi pour son témoin ou son effet. Mais la science contemporaine tend à montrer le caractère accidentel de l’animal pensant ; l’espèce humaine, l’espèce aimante et pensante nous apparaît comme une combinaison aléatoire nécessairement persistante.

Nous sommes obligés de choisir entre deux absurdités : ou bien nous supposerons que le monde est pour ma pensée un songe, un produit, contenu dans un contenant macrocosme dans un microcosme qui en serait le miroir ; ou bien, comme nous y incline la science, celle de penser que l’être pensant appelé homme est issu par hasard de l’évolution de la vie et que la pensée, ce fondement du progrès des cultures, fut un phénomène accidentel.


a) « Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendu à une pensée qui se pense »

(820) Mon corps, les animaux, les plantes, voilà ce que je veux d’abord connaître. Et dans les êtres vivants, je discerne deux pôles : le premier est celui de l’alimentation et de la nutrition, le second celui de la reproduction. La comparaison de ces deux pôles chez le végétal et chez l’animal me donne une lumière sur mon propre corps en son secret.

Chez le végétal, la reproduction se dresse, chaste, vers le soleil. Les fleurs et les feuilles, qui sont les organes de reproduction, absorbent la lumière solaire. C’est de là qu’il faudrait partir pour connaître le mystère de la vie. Le soleil est la source de l’énergie qui nous permet d’être et de la lumière dans laquelle nous le voyons. De ce point de vue, ainsi que l’avait noté Platon, le soleil est une métaphore qui exprime assez bien ce qu’est la pensée [féconde et éclairante]. Ce sage n’avait pas tort qui disait qu’on ne pouvait voir qu’en Dieu.

La reproduction, quand on l’étudie dans la plante, est une absorption de lumière par la fleur. L’autre pôle de la plante est celui de la nutrition. La plante qui veut se nourrir plonge ses racines dans le sol et dans l’eau.

Mais chez l’animal l’ordre est inversé. La reproduction devient inférieure ; la nutrition devient supérieure. L’animal utilise l’accumulation du soleil dans les plantes. Mais pour atteindre le fruit de la plante, pour le réduire en aliment, il lui (821)faut ses organes médiateurs qui sont les membres antérieurs et ces organes de pulsation que sont les membres postérieurs. Le pôle nutritif se dresse afin de rencontrer le fruit.

Cette inversion, cette « apesanteur » des organes supérieurs fait que l’homme est semblable à un arbre renversé. Mais les deux inverses se complètent : l’arbre animalfixel’oxygènequerestituel’arbrevégétal ; il rejette l’anhydride carbonique que le végétal absorbe. Enfin le sang qui est analogue à la chlorophylle, ce soleil fixé, est un soleil liquide intérieur. De sorte que l’on peut penser qu’il existe un cycle solaire : l’énergie du soleil passe au végétal, puis à l’animal qui devra la restituer après une transmutation.


b) L’évolution des êtres doit être vue de deux manières : l’une verticale et topologique, l’autre horizontale et chronologique

C’est cette dernière que l’on fait généralement avec l’étude de l’évolution, sans prendre soin de la faire précéder par l’étude du développement vertical qui concerne la structure des êtres.

L’évolution, telle que la science occidentale du XIXe siècle en a fixé le schéma se borne à décrire la succession des espèces vivantes. Les savants, par réaction contre le fixisme, ont été hallucinés par l’explication des passages, des mutations. La question qui hante les modernes au sujet de l’évolution revient à cette question passée sous silence, et proprement incompréhensible, qui est d’expliquer le passage d’une forme inférieure à une forme supérieure en excluant l’idée d’un plan, d’un projet, d’un dessein de la nature qui aurait posé d’abord le supérieur (822), puis qui aurait préparé l’émergence de ce supérieur par des approches successives, à la manière d’un artisan humain qui part de la fin de son travail et qui la prépare par des moyens graduels.

Cette hypothèse « finaliste » est exclue de la science par un interdit qui est lié à l’histoire des idées et qui tient à la faillite scientifique de la conception finaliste imposée par les philosophes aux savants, qui a tant retardé les progrès de la science.

Mais il en est toujours ainsi. La métaphysique comme la science n’a progressé en Occident qu’en se donnant pour règle de nier une condition d’explication, qui était jusque-là considérée comme nécessaire. C’est ainsi que Platon tend à expliquer l’être en niant la réalité du monde, Spinoza en niant la liberté, Leibniz en niant le mal. L’évolution, entendue au sens métaphysique, tend à expliquer le progrès sans finalité, comme un mécanisme cybernétique qui ne serait pas orienté par un ordinateur.

Ce qui demeure indéniable, c’est que les êtres vivants deviennent de plus en plus organisés, et que l’organisation débouche par mutation dans une structure neuve. En somme, ce qui est inexplicable, c’est ce qu’on pourrait nommer l’apparition de cette structure neuve : l’émergence.

Or, l’émergence est ce qui est le plus notable dans l’évolution : l’apparition d’un nouveau mode de l’être dont les conditions étaient posées sans que pourtant ces conditions aient pu le produire. Les grands primates avaient sans doute toutes les conditions nécessaires pour penser, ils les ont encore : le larynx, la main, le cerveau, mais ils n’ont jamais eu la faculté de créer des outils et des machines-outils, d’abstraire et de généraliser. Il a donc fallu qu’il y ait à un certain moment la présence agénétique d’une qualité nouvelle, irréductible à ces conditions. Cette genèse ne peut être qu’instantanée, bien qu’elle ait pu demeurer virtuelle pendant (823)des millions des millions d’années – ­­le temps ici ne faisant rien à l’affaire.



D) Une transmutation majeure est en vue

S’il existe une émergence indéniable lors de l’apparition de l’homme, on peut se demander si cette émergence est la dernière des émergences possibles, et si elle ne prépare pas et n’en annonce pas une autre, qui serait plus haute encore. Il n’y a pas de question plus cachée et plus capitale en ce moment présent de l’histoire. Et tout l’effort de ce petit traité est de repenser les problèmes en fonction d’une transmutation majeure.


a) Présence d’une finalité immanente, c’est-à-dire d’une pensée

Plusieurs séries de faits, indépendantes les unes des autres, indiquent que l’humanité va bientôt franchir un seuil. Toute philosophie doit être non seulement rétrospective mais prospective ; elle doit tenter de préadapter l’intelligence de l’humanité au franchissement de ce seuil.

Les signes se ramènent pour la pensée à un seul signe qui est la convergence de plusieurs séries indépendantes. Toute convergence de lignes de faits distincts et sans action causale de l’une sur l’autre indique la présence d’une finalité immanente, c’est-à-dire d’une pensée. Or, nous sommes entrés dans un « temps de convergence » différent « du temps de divergence », que Bergson considérait comme le temps de l’évolution. Indiquons ici quelques-unes de ces lignes de faits qui en ce moment convergent l’une vers l’autre, quoique n’ayant pas la même origine et ne s’influençant pas l’une l’autre.

La première de ces séries est celle du progrès technique. Depuis l’apparition de l’énergie atomique, nous entrons dans un âge nouveau comparable à l’âge du feu, c’est-à-dire dans une ère qui dépasse les temps dits historiques où l’on a utilisé les (824) « énergies superficielles ». Il est évident que le jour où l’humanité pénètre de l’extérieur à l’intérieur de la matière, où l’homme a la possibilité de faire éclater la matière dans chacun de ses points, elle se trouve en possession d’un outil ambivalent qui peut tout aussi bien détruire l’espèce que lui donner des facultés indéfinies de possession.

Une seconde ligne de faits, c’est la concentration de l’humanité, l’interconnexion des cerveaux, le développement des communications et des télécommunications, l’actualité permanente de la vision cosmique que nous donne la télévision, le prodigieux accroissement de la mémoire que nous donnent les ordinateurs, les possibilités que ces machines offrent à l’organisation de l’industrie et à l’accroissement des connaissances. Désormais, nous assistons à la montée d’une mémoire collective, ordinante, récapitulative qui peut donner à l’humanité de demain un surplus d’intelligence. Telle est la seconde ligne de faits qui va peut- être changer totalement la manière dont se transmet dans l’humanité le savoir, et en particulier les formes de l’instruction, et tout ce que nous appelons l’école.

(825)Troisièmement, et parallèlement, une autre ligne de faits est la crise des religions. D’une part, les religions qui se dressaient les unes contre les autres, semblent désormais se rapprocher, coopérer. Mais en même temps se pose le problème de leur survie. La société technique et le progrès des connaissances semblent mettre en question l’idée même de religion. De sorte que la pensée que l’on appelle « athée » fait des progrès non seulement en dehors de la religion, mais à l’intérieur de la religion même : ce qui ne s’était jamais vu, et qui indique la proximité d’une grande crise non seulement des philosophies mais encore des mystiques, peut-être même de la religion chrétienne.

On pourrait trouver beaucoup d’autres lignes de faits indépendantes, comme par exemple celle qui frappe tant le public, de la concentration urbaine, ou de la pollution de l’air et de l’eau, ou de la décadence des arts, ou de la violence de la jeunesse, etcp. Mais il semble que nous avons indiqué les principales.

Il faut ajouter une considération sur ce qu’on a appelé l’accélération de l’histoire. Les processus historiques, sur chaque ligne de faits que nous avons considérée, sont soumis à une progression croissante. L’humanité vit un temps plus ramassé, de plus en plus contracté et précipité. Les Australanthropes ont utilisé pour s’accroître 70% des temps quaternaires ; aux Paléanthropes, il a suffi de 25%, aux Néanthropes de 5%. Les transformations sociales, qui exigeaient jadis plusieurs (826)siècles, peuvent maintenant se faire en dix ans. Tout porte à penser que l’histoire se précipite vers ce que nous avons appelé un seuil avec une vitesse croissante. Or, l’accélération des processus ne peut se poursuivre indéfiniment sans atteindre une limite.

Cette limite doit être conçue comme une sorte de choix entre le rien et le tout. Tout se passe comme si nous approchions d’un moment d’éclatement et à la fin d’un processus. Il faudra choisir entre la mort et la vie, entre la néantisation et l’automatisation de l’humanité devenue une sorte de fourmilière, ou au contraire une sorte de promotion de cette humanité, de naissance d’une nouvelle humanité appelée à maîtriser le cosmos.(…)

On pourrait ajouter à ces preuves intrinsèques d’une convergence vers une émergence, les pressentiments, eux aussi convergents, des intelligences les plus puissantes et les plus diverses (par exemple celle de Dostoïevski, de Nietzsche, de Marx, de Bergson, d’Einstein, de Teilhard) qui sont corroborés par l’expérience des grands mystiques de notre époque, des artistes eux-mêmes.(…)

(827) Nous entrons visiblement dans une ère de prémutations. Tout ce qui encombre la recherche philosophique par subtilité, par érudition, par système, par abus de langage, par nihilisme, devra être exclus désormais. Plus on approchera de l’éclatement, plus les esprits se purifieront par simplicité devant l’imminence d’un danger suprême. Autrement dit, nous allons entrer dans une phase où, aux obscurités, qui donnent lieu à des divagations constantes de l’esprit, au boursouflement du langage, succèdera un temps où l’évidence (ou la terreur) simplifiera l’exercice de la pensée.


b) Les éléments marquants de l’histoire technique depuis l’an 1940

Il faut en signaler deux : Hiroshima et l’alunissage. Ces deux éléments, qui d’ailleurs s’éclairent l’un par l’autre, indiquent les voies possibles de la mutation. Hiroshima est un prodrome de destruction. L’alunissage est une prodrome de construction. Hiroshima est une explosion ; l’alunissage est une évasion.(…) L’événement lunaire par lequel l’homme échappe à la terre et à sa pesanteur éclaire le problème de la connaissance, c’est-à-dire le rapport entre le microcosme mental et le macrocosme.



E) Le plus grand événement de l’histoire planétaire : l’apparition de la pensée dans le quadrumane redressé

(828)Cet événement était hors proportion avec tous les évènements, tous les progrès antérieurs. Il était, avons-nous dit, un renversement du tout au tout, car l’animal qui était alors une partie infinitésimale du cosmos était désormais capable de loger le cosmos sous forme d’images, de représentations et de concepts. En d’autres termes, ce qui était un point de la circonférence est devenu (tout en restant un point) le centre de la circonférence. Le point n’est plus compris dans cette circonférence, sauf par son insertion dans le cosmos appelée corps. L’animal devenu pensant, la partie du cosmos devenue contenante, et non pas seulement contenue peut croire qu’elle participe à la création du cosmos, qu’elle enveloppe ; qu’elle ne se borne pas à le comprendre, mais qu’en quelque sorte elle le crée.

Le macrocosme cosmique qui jusqu’alors était enveloppant pour chacune de ses parties, est devenu enveloppé par une de ces parties devenue pensante. Savoir comment ce retournement s’est fait est bien impossible, pour la raison que cela ne s’est pas fait par mécanique, par degrés, par genèse, par accumulation de petits hasards, par nécessité. Cela a le caractère d’un passage du rien au tout.

Certes, ce passage ne s’est pas produit sans être préparé, en ce sens qu’il a fallu fournir pour le rendre possible des conditions physiques, cérébrales, biologiques, et un développement antérieur de la conscience animale dont les plus évolués des singes portent la marque. Mais de nos jours, on voit très bien la différence infinie qui sépare l’instinct le plus intelligent de l’intelligence la plus instinctive. Nous imitons depuis quelques années l’automatisme de l’instinct le plus conscient par des mécanismes, comme sont les machines à penser. Mais nous voyons bien que (829)ces machines à penser ne peuvent pas proprement inventer, qu’elles peuvent choisir, mais qu’elles ne peuvent pas faire un acte de liberté pure. Nous voyons donc qu’il y a des actes intelligents qui ne sont pas l’intelligence et des actes de choix qui ne sont pas la liberté. Et les progrès de nos mécanismes de pensée ne font que rendre plus béant l’abîme qui sépare cette simulation de la pensée d’avec la Pensée elle-même.

De ce point de vue, l’existence de ces robots supérieurs, de ces automates capables de choisir et de progresser, nous fait comprendre la différence, immense mais subtile, qui existe entre la Pensée et ce qui la prépare. Désormais, une lumière nouvelle est jetée sur ce que nous avons appelé jusqu’ici « liberté ». Nous serons amenés de plus en plus à distinguer la liberté et le choix.


a) En premier lieu, la différence entre la liberté et le choix aide à comprendre la présence du macrocosme à l’intérieur du microcosme

Désormais nous savons que la machine peut faire des choix. La liberté est un pouvoir supérieur à tout choix, une orientation globale, intime, du moi.

Cela aide à comprendre l’événement qui s’est produit lorsqu’une partie du macrocosme a compris le macrocosme en le pensant. Désormais le macrocosme existe à l’intérieur du microcosme. Telle est la définition la plus simple de « la pensée ». Et pourtant, comme nous le remarquerons bientôt, ce microcosme qui pense le macrocosme n’a pas sur lui un pouvoir de transformation. C’est le drame de la condition humaine. Nous pensons le monde, mais nous sommes écrasés par lui : le roseau pensant comprend l’univers, mais une goutte d’eau peut faire disparaître ce roseau qui pense.

Autrement dit, nous sommes capables d’envelopper le cosmos par la pensée, et de ce point de vue nous faisons chaque jour plus de progrès. D’autre part, le macrocosme nous écrase de plus en plus.

Lorsque nous atterrissons sur la lune nous entrons dans un cimetière de poussière, de vide. Nous sommes à la fois évadés de la planète, mais de plus en plus écrasés (830) par la matière. Et l’on peut dire que l’alunissage a augmenté l’impression de solitude et de « silence effrayant ».


b) En second lieu, cet enveloppement du microcosme par le macrocosme nous révèle le drame de la condition humaine

Celui-ci apparaît dès lors de la façon suivante : le microcosme pensant se représente le macrocosme comme dominé par lui, à la limite soumis et produit par lui.

Il comprend l’univers, mais ce pouvoir et ce voir sont limités à la pensée, à la « représentation ». Et le macrocosme continue à peser sur l’être pensant comme si celui-ci était une partie sacrifiée.

Autrement dit, l’opération improbable et qu’aucun calcul antécédent ne pouvait faire prévoir, et qui est l’émergence de la pensée, s’est arrêtée à mi-chemin.

L’homme a compris la nature mais il ne l’a pas possédée. Il l’enveloppe virtuellement par la pensée, mais il en est enveloppé par les forces cosmiques qu’il ne peut dominer. Il reste un animal soumis à la naissance et à la mortalité comme les êtres qu’il appelle des « vivants ». Sa pensée quoique intemporelle, supraspatiale, ne le délivre pas de la mort et de la temporalité.


c) Cette condition humaine révèle une anomalie étrange qui appelle une explication

On l’a expliquée de diverses manières. Les uns ont cru pouvoir affirmer que cette anomalie se comblerait lorsque la maîtrise de l’homme sur le cosmos deviendra parfaite. C’est dans ce sens que furent interprétés dès le XVIème siècle européen les premiers progrès de la physique mathématique. Il était naturel de croire que la pensée était de nature organique, fabricatrice d’outils, il arriverait un moment où l’outil, devenant enfin un prolongement du cerveau total, et non pas seulement d’un membre du corps humain, permettrait de coïncider avec le cosmos en tant que celui-ci est aussi une vaste mécanique. On peut dire qu’Hiroshima et l’alunissage donnent un certain espoir de ce genre dans l’un et l’autre cas, il y a comme un échantillon d’une maîtrise totale de l’homme sur l’univers.(…)

(831) La précision de l’alunissage de 1969 semble indiquer que l’homme possède désormais le moyen de sommer les données très noùbreuses qui conditionnent le saut cosmique, et dès lors de vaincre l’incertitude qui résultait jusqu’ici dans un univers pourtant soumis au déterminisme des nombres, de la variété et de l’indétermination apparentes des conditions.

Certes, il y a loin de ces résultats limités, qui ont exigé des efforts considérables, à la domination, même partielle de l’univers, et surtout au recul de la mort biologique. Mais dans ces domaines, où le temps ne compte pour rien, où l’espoir est tout, un événement trouve sa signification les développements qui dans son sillage sont envisagés comme possibles. Celui qui aurait contemplé la découverte du feu aurait pu en inférer la décharge de l’atome. C’est dans le même sens que nos contemporains peuvent avoir des espoirs insensés, que certains peuvent concevoir la réalisation du rêve de Descartes d’une domination du microcosme pensant sur le macrocosme.

Plus vraisemblable est l’idée que l’arrêt à mi-chemin du pouvoir de l’homme sur le macrocosme, arrêt qui, ai-je dit nous procure la pensée sans la domination de l’univers, tient à une cause très profonde, métaphysique.

Tout se passe comme si le Créateur avait décidé, soit parce qu’il a changé son plan à la suite d’une infraction de la liberté humaine dès l’origine (ce qui est l’enseignement du Judaïsme et du Christianisme), soit parce qu’il a réservé à un autremomentdel’évolution le don qui serait fait à l’être pensant d’une domination

(832) du microcosme sur le macrocosme – cet arrêt d’un processus dont la pensée n’est que la première étape.

Il y a dans les deux dogmes une formule de la foi qui va dans ce sens encore qu’elle n’ait pas été développée et qu’elle paraisse à beaucoup d’esprits aussi mythique que celle de la faute originelle. Nous faisons allusion ici à la notion de corps glorieux. Le corps appelé glorieux n’est pas soumis au temps, à l’espace, à la pesanteur. Il semble qu’il comprenne le cosmos au lieu d’être compris par lui. Ce qui revient à dire, dans notre hypothèse, qu’il se comporte vis-à-vis du macrocosme comme une pensée.

Mais, dans ces deux conceptions, l’une plus scientifique, et qui demeure le libre moteur de la politique humaine, de la technique humaine et de la politique marxiste –, l’autre qui est celle des esprits religieux et qui est enveloppée par l’acte de foi, il existe un élément commun.

Tout se passe comme si l’état présent du rapport entre l’homme et le cosmos n’était pas l’état définitif et plénier, comme si ce que nous sommes appelés à devenir n’avait pas encore paru.(…)

(833) Si nous mettons entre parenthèses ces perspectives, et que nous nous bornions à envisager la première émergence, qui est celle de la pensée, nous dirons que cette émergence de la pensée se place au point de rencontre de deux opérations dont il s’agit de déterminer le rapport mutuel.

Disons en première approximation que ces deux opérations peuvent s’appeler l’intérieur et l’extérieur. La mémoire et la matière, le mythe et l’événement, la raison et l’expérience, la « prospective » et le « fait ».

Les couples de ce genre ne manquent pas. Ils signalent l’opération la plus commune et la plus constante, la plus impénétrable aussi, qui est l’opération de la connaissance.


d) Tout serait compris, on saurait presque tout, si nous savions comment nous connaissons

Connaître n’est certainement pas recevoir en soi des empreintes, comme si l’on était un ruban de magnétophone. Mais connaître n’est pas davantage projeter, comme dans un cinématographe intérieur. Ces deux types d’explications de la connaissance sont vrais en ce qu’ils affirment, mais sont absurdes en ce qu’ils omettent. Et comme on ne peut échapper ni à l’un ni à l’autre, on mesure à chaque instant la difficulté d’expliquer la connaissance. Nous admettons instinctivement l’une et l’autre de ces explications à la fois, et l’absurdité de l’une nous rejette vers l’absurdité de l’autre dans une oscillation que nous n’avouons jamais.

Disons encore une fois qu’il faut admettre que l’être est distinct de nous et que nous l’assimilons. Mais il faut dire aussi que cet être distinct de nous, assimilé par nous, demeure en nous. Nul ne comprendra jamais comment ces deux mouvements se composent, comment nous sommes excités, éveillés, choqués, et comme enveloppés par ce qui est en dehors de nous, – et pourtant nous couvons, nous couvrons, nous comprenons, nous enveloppons et nous sublimons ce dehors à l’intérieur de nous-mêmes.

Pour un esprit adulte et formé par une très longue histoire, il est clair que la part (834) d’intériorité projetée dans la connaissance est plus importante qu’elle ne l’a jamais été. Mais il est aussi très certain que plus que jamais l’esprit décolore ce qui ne lui est pas intérieur ; le réel hors de l’esprit, qu’on avait voulu lui celer ou lui interdire. C’est pourquoi les révoltés, les artistes, les mystiques, les spirituels, et aussi les dévoyés cherchent de nos jours à briser les cadres et à retrouver le donné, le roc, la nature, l’immédiat.

Considérons la peinture moderne. L’œil est parmi tous nos sens celui qui sait le moins faire son office. L’opération qui consiste à voir, surtout s’il s’agit de voir la perspective véritable, le contour véritable, les nuances de l’inutile et luxueuse couleur, – cette opération de l’œil qui paraît naturelle puisque nous ouvrons sans cesse les yeux, est en réalité très difficile à obtenir de soi et encore plus à représenter dans son effet sur une toile plate à deux dimensions. La peinture a mis des siècles à naître en tant que représentation réelle de la symphonie des couleurs, qui est cependant la donnée primitive offerte à la vision ? D’où cette révolution de la peinture, cette seconde naissance de la peinture à laquelle nous avons assisté en France avec l’Ecole Impressionniste.

L’histoire de cette découverte montre combien il est difficile de retrouver la sensation première et immédiate de « donnée pure », par-delà les systèmes, les concepts, les constructions.

Il est frappant que l’on ne puisse revenir à l’immédiat qu’à l’aide d’une médiation longue à acquérir. Dans le moment même où l’on croit rejeter cette discipline de médiation, elle existe encore en nous ; sans elle, on ne pourrait pas voir l’immédiat.

Un physicien contemporain, M. Costa de Beauregard suppose que « l’Univers qui (835) semble à plusieurs émaner d’une fantastique explosion de causalité, pourrait finir en une gigantesque implosion de finalité. Si jamais, écrit-il, la néguentropie perdue au cours des millénaires devait être réinfusée au Cosmos pendant une durée équivalente à quelques jours, alors chacun sentirait se dissoudre sa vie biologique en son contraire absolu, – catastrophe sans nom pour ceux qui mourraient de la vivre ».

Cette perspective sera peut-être rendue plus vraisemblable par les progrès de la science, au XXIe siècle. L’instantané final (l’anastase) alors, tout en demeurant l’événement le plus improbable selon l’apparence, serait pour celui qui pense l’histoire humaine, le terme final de cette histoire, toujours présent en chacune des phases antécédentes. L’explosion (bergsonienne) aurait pour raison finale l’implosion (teilhardienne) : tout se ferait pour le moment oméga, l’instantané final, dont nos instants sont l’image. Le long retard que l’on appelle temps, durée, histoire, progrès, évolution, dialectique, s’achèverait par une inversion instantanée. Qu’il y ait ainsi passage soudain, total, irréversible d’une phase à son contraire, nous le savons assez. La mort a toujours été conçue, par l’espérance ou par le désespoir, comme une inversion soudaine et définitive.

Si maintenant nous appelons mythe tout ce qui est apporté par le sujet dans l’opération de la connaissance, et si d’autre part nous appelons choc tout ce qui est apporté du dehors à la connaissance par le cosmos ou par l’histoire, – si enfin nous nommons événement (ou fait) la relation du mythe et du choc, alors nous pourrions poser d’une manière neuve le problème du rapport entre le « dedans » et le « dehors » qui constitue l’acte de connaître.

L’avantage de parler ce langage neuf est de rapprocher le problème de la connaissance du problème de la destinée, d’éclairer le mystère de la perception (836) par le mystère de l’existence dans le temps.

– Chaque jour, sur la trame inconnue de l’histoire (celle que les journaux et la télévision nous font immédiatement et superficiellement percevoir), nous projetons notre univers intérieur. Cet univers est fait de désirs et de craintes ; ce sont nos instances.

Et du dehors arrivent les conjonctures, les circonstances, les accidents, les incidents, les paroles, les rencontres. Disons en jouant sur la consonance des mots de la langue française, qu’à chaque instant de notre vie la conjecture est en quête de la conjoncture, que l’instance recherche la circonstance. Si l’instance découvre la circonstance, si je retrouve sur l’agora le cheval que j’avais perdu, alors nous appelons cela : bonheur, fortune ou chance, prière exaucée, – à la limite manne, miracle.

– De même sur la trame inconnue et mouvante que nous appelons matière, cosmos, nous projetons la pyramide des « instances » qui composent le mythe.

On pourrait aussi bien nommer cet édifice prospectif : mémoire, structure, langage ; ou même verbe, logos. On pourrait même unir en un seul terme bâtard le mythe et le logos. Alors le mythe mettrait l’accent sur tout ce qui est plutôt en nous image, – alors que le logos mettrait l’accent sur ce qui est en nous ordre, schème et raison. On pourrait dès lors parler d’une véritable mythologie pour indiquer l’union du logos et du mythe. C’est la part de ce qui est en nous et que nous imaginons sous forme de structures ou d’engrammes.

Ce qui arrive dans nos mécanismes de pensée mais qui n’arrive pas dans les mécanismes des machines à penser, c’est que la projection que nous faisons se trouve accordée avec le fait extérieur. C’est qu’il y ait soudain en ce point substantiel que nous appelons notre présent une jonction, une confrontation, un choc en retour, une réponse : des ondes d’acquiescement qui viennent confirmer et recomposer nos anticipations (…)

(837) De cette rencontre du mythe et du fait créant l’évènement (qui peut être « accident », et de ce point de vue donner naissance à ce que nous appelons douleur et peine, et d’une manière spectaculaire, mort), nous avons connu une illustration calme dans la nuit du 20 juillet 1969, lorsqu’un homme a posé le pied sur la Lune.

L’événement avait été préparé par deux appareillages :

– un premier constitué par une masse de mythes et de logoi considérable, si l’on veut bien songer à tous les rêves, aspirations, produits dans l’humanité et qui avaient pour thème l’inaccessible beauté de la lune.

– un second formé d’instances et de conjectures qui est l’appareillage, considérable aussi, des découvertes techniques nécessaires à l’exploration lunaire qui comprenait un immense système de concepts, d’expériences antérieures, de mémoire et d’histoire capitalisée.

Tel est le subjectif de l’expérience, côté qui à la rigueur pourrait être considéré comme intérieur à l’esprit. Bien des philosophes ont poussé l’hypothèse idéaliste jusque-là : la lune, dans cette conception n’était jamais qu’une image optique non susceptible d’être touchée. Elle avait un privilège d’irréalité qui était la cause de son prestige sur les hommes, qui sont par nature tactiles et palpants.

Mais, pendant un petit espace de temps un primate pensant est sorti d’un appareil aussi abstrait qu’un raisonnement. Il a touché le sol lunaire, il y a fait quelques (838)pas, comme pour en prendre possession. Il prouvait par ces pas que la lune existait hors de la vision, hors de la « mythologie » prospective antécédente. C’était le contact avec l’élément réfractaire et réel qui nous résiste, qui nous dépasse, qui nous stimule, – qui est un mystère.

Dès lors, nous nous posons de nouveau le problème de l’accord de nos calculs avec le réel, c’est-à-dire de la possibilité de la science.

Traduisons maintenant ce fait en le rattachant à la connaissance : elle est, cette connaissance, la rencontre d’une projection venant de l’esprit avec une réalité inconnue, indépendante de l’esprit, mais qui s’accorde avec cette projection.



F) Rapprochement entre les deux principaux mystères : celui de la connaissance et ce lui de « l’union de l’âme et du corps »

Cette rencontre d’une projection venant de l’esprit avec une réalité inconnue est l’expérience première ; elle est le principe dont toute philosophie doit partir.

Le fameux cogito de Descartes qui prend comme premier principe non pas cette rencontre mais la pure pensée, qui fait un détour par l’idée d’un Dieu véridique pour nous assurer de nos évidences, est un artifice désespéré qui tire la certitude de la supposition la plus extravagante. En un sens, c’est un argument de sécurité absolue, puisque dans le doute le plus excessif il introduit la réfutation de ce doute. Et l’homme est un animal qui a peur, qui cherche en tout l’impression de sécurité, même s’il la connaît comme mensongère.


a) Après le mystère de la connaissance, il est un second mystère, celui de « l’union de l’âme et du corps »

(839) C’est une difficulté analogue. Ou plutôt ce sont là les deux difficultés principales et qui se ressemblent, en ce sens que dans l’un et dans l’autre cas l’intelligence oscille entre des explications qui s’appellent l’une l’autre, et qui en même temps se contredisent et se repoussent.

La ressemblance de ces deux problèmes vient de ce que le lieu de la pensée et de la chose dans la connaissance, et le lieu de l’esprit et du corps dans l’existence portent la marque d’un même sceau. Une causalité inconnue, que l’on peut appeler Nature ou Dieu, a lié, noué, entrelacé, uni (sans juxtaposition), structuré (sans qu’on voie la couture) deux réalités contraires. Elle l’a fait d’une manière si totale que l’esprit humain ne peut ni séparer d’une manière absolue les deux éléments qui composent cette réalité, ni comprendre leur structure. D’où l’oscillation entre une tentative pour les dissocier absolument, qui est condamnée à l’échec, – et une tentative pour les confondre, qui est condamnée à un échec analogue ; d’où l’incertitude, l’oscillation, – une hypocrisie constante, ou un silence absolu sur ce chassé-croisé par lequel l’esprit se place tantôt dans une hypothèse, tantôt dans une autre.


b) Considérons maintenant le rapport de l’esprit avec le corps, en nous souvenant de ce que nous avons dit du rapport de l’esprit avec la chose

On ne peut pas penser que l’esprit soit un produit du corps, que la conscience soit un phénomène de surcroît. Comme on l’a souvent remarqué, il n’y a aucun rapport intelligible entre les évènements cérébraux et les pensées. Ce qui se passe dans la matière grise n’est au fond qu’un état du cosmos, un mouvement. La pensée, au contraire,estun acte de liberté, de connaissance ou d’amour. Aucun rapport causal

(840) ne peut s’établir entre ces deux modes de l’être. Il est impossible d’admettre que l’acte par lequel je choisis entre le bien et le mal, je juge entre le vrai et le faux, j’aime telle ou telle personne, ait pour cause unique un état de la matière cérébrale ou une association de réflexes.

Prenons d’abord le corps et le cerveau pour essayer d’en déduire une pensée

Si l’on projetait l’encéphalogramme de Beethoven pendant qu’il compose la Neuvième Symphonie, celui de Léonard de Vinci pendant qu’il peint la Joconde, cela ne nous apprendrait rien ni sur la vérité ni sur la beauté ; cela ne servirait en rien au commentaire de la symphonie ou de la peinture. Cela, toutefois, nous ferait connaître les accompagnements dans le domaine du cerveau et du cosmos, de ce qui se déroule dans le domaine de la pensée cherchant le vrai ou le beau. Nous connaîtrions un conditionnement physique indispensable à la pensée dans le cosmos, une des conditions de son existence.

Mais ce par quoi une réalité apparaît, se constitue et se développe ne doit pas être confondu avec ce pour quoi cette même réalité se pose devant la pensée – disons plus ; ce par quoi elle est une pensée. Platon avait déjà dit cela nettement, on ne le répètera jamais assez : autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la chose ne serait pas la cause.(…)

Disons ici que la relation de la matière à la mémoire, si elle est indéniable, car nous ne savons pas ce que peut être un souvenir qui ne serait pas cérébrisé, un (841) amour qui ne serait pas glandulaire, un concept qui ne serait pas soutenu par une image, même la plus vague, – cette relation qui n’est pas niable, n’est pas une explication totale, mais une explication des conditions probablement provisoires de la mémoire, de la pensée, de l’amour et du cocept dans un univers cosmisé comme est le nôtre. Entre la pensée, l’amour, la mémoire et leurs conditions corporelles, nous ne voyons aucun lien intelligible. Et c’est pourquoi nous sommes obligés de constater ce lien sans pouvoir l’expliquer.

Je l’ai dit à propos de Beethoven et de Léonard de Vinci et je répète que si l’on prend pour point de départ l’événement cérébral, on ne peut en aucune manière en déduire une pensée.

Prenons maintenant le problème par l’autre bout

Envisageons non pas d’abord le corps et le cerveau, mais d’abord la pensée et le monde des valeurs. Ici, la même difficulté apparaît en sens contraire : nous ne pouvons en aucune manière déduire le cerveau à partir de la pensée. Comme je l’ai dit : la pensée remplit tout. Et, si l’on se limite à la pensée, on ne peut pas prouver qu’il existe quelque chose en dehors d’elle. Même si tout n’est pas par elle, tout est en elle. De ce point de vue, mes muscles, ma main, cette écriture sur le papier, composent une partie de ma conscience. Et je ne peux pas faire le saut en dehors de ma conscience pour atteindre ce qui ne serait pas elle.

Si donc, dans cette hypothèse où je me limite à la pensée, je considère le cerveau, je serai obligé de concevoir ce cerveau comme une partie de l’image globale que j’ai du cosmos. Et alors il devient absolument inintelligible qu’une partie du cosmos contienne ce cosmos même et qu’elle en conditionne le tout.

(842) Pour nous résumer, nous dirons que l’existence de la pensée est absurde si l’on part du cosmos, et d’autre part que l’existence du cosmos est absurde si l’on part de la pensée.


c) Reste donc à considérer comme une émergence sans genèse concevable ce qui nous est donné à chaque instant : l’existence humaine

Nous sommes réduits à cette à cette remarque prosaïque, mais tragique : ce que nous vivons quotidiennement, nous ne pouvons pas le penser ni le justifier : c’est l’union de l’âme et du corps. Il y a là un LIEN entre deux réalités hétérogènes qui se correspondent et que nous ne pouvons justifier que par une oscillation subtile qui ne peuvent être vraies ni l’une ni l’autre, entre lesquelles on ne peut concevoir aucune synthèse.

Parmi les formules les moins inexactes pour décrire cette incompréhensible correspondance de l’âme et du corps : lorsqu’il s’agit de l’être incarné, je dirai que le corps enveloppe l’esprit, qui l’enveloppe à son tour. Il y aurait donc un double enveloppement que l’on pourrait traduire par cette formule latine : Involventem involvit.

On ne peut pas dire davantage ; du moins, que cela soit dit.

– Attirons l’attention sur le concept d’accord

Dans les deux cas (connaissance et union de l’âme et du corps) que nous avons considérés, il y a un accord entre deux séries indépendantes de hasards perpétuellement renaissants et subsistants.

Dans notre civilisation scientifique s’est formée une mentalité à laquelle il est (843) presque impossible d’échapper à cette fin du XXe siècle. Bien des fois nous avons constaté que les erreurs graves qui avaient paralysé le progrès des sciences étaient dues à des concepts métaphysiques ou à des croyances religieuses (que l’on songe à la physique d’Aristote ou à la cosmogonie de Moïse). Tout ceci a rendu presque invincible l’idée que l’hypothèse Dieu était nuisible au progrès du savoir, et que dans ces conditions il fallait fonder la société nouvelle sur l’exclusion tacite de cette hypothèse, qui empêchait le progrès. L’athéisme scientifique est devenu une « profondeur d’esprit » en même temps qu’une promesse de réussite ; bien plus, un trait de loyalisme vis-à-vis de la société humaine, un lien effectif avec tous les hommes sous quelque climat qu’ils travaillent au progrès de l’humanité et des sens, un bien commun, un signe auquel l’élite se reconnaît et qui demain sera le dogme des masses.(…)

C’est en ce sens que toutes les recherches qui vont dans le sens d’un mystère se voient souvent interdites par un tabou plus difficile à surmonter que ceux des sociétés primitives, ou que les interdits des religions.

Pourtant l’accord des séries indépendantes, lorsqu’il est continu, précis, et si varié, si divers qu’il exclut cette absence de tout ce téléguidage que nous appelons hasard, suffit à prouver qu’il existe derrière les deux idées, qui n’ont pas d’origine commune, mais que se trouvent constamment synchrones et correspondantes à la seconde près (songeons à l’alunissage) une cause de cet accord.

Cette cause de cet accord ne peut être qu’une cause harmonisante, une raison (844) finalisée, une ordination faite par un ordinateur dont nous ne savons rien, sauf qu’il n’appartient à aucune des deux séries.

Si maintenant nous observons l’histoire des pensées humaines concernant la destinée, nous remarquons un même genre d’accord.

Déjà, l’évolution des vivants suppose une adaptation de ces êtres vivants à leurs conditions de vie. Et, si le milieu se modifie, l’espèce doit aussi se modifier, ou périr. Chaque être vivant représente une de ces adaptations. L’évolution indique que ces adaptations peuvent changer, se métamorphoser, se perfectionner. Peu nous importe ici le mécanisme de ces métamorphoses successives. Mais personne ne peut véritablement penser que c’est le milieu marin qui crée le poisson, et que c’est le milieu aérien qui crée l’oiseau ; ou que le primate soit le produit de la forêt ; ou que l’homme soit l’effet de l’habitabilité de la planète. Et lorsqu’on parle de vie, ce mot plein de mystère qui est presque une divinité (comme le mot d’évolution), on envisage que le microcosme que nous sommes a la faculté de s’adapter à une portion, à une zone, à un domaine du macrocosme. Par exemple le cosmonaute moderne est un animal adapté (assez pesamment) à l’apesanteur.

Ce même équilibre constitué par une harmonie et un accord entre deux séries indépendantes se retrouve dans l’histoire des êtres pensants. Si l’on voulait et surtout si l’on pouvait être sincère, il faudrait reconnaître que dans la relation avec le monde matériel et qui constitue la connaissance, en même temps que dans la relation de mon esprit avec mon corps inséré dans le monde, il existe un accord de ma liberté avec les autres libertés comme avec les évènements, les circonstances, avec tout ce qui est extérieur à mon être. Et cet accord de ma liberté avec les autres libertés comme avec les évènements est ce que j’ai appelé la destinée.

(845) A chaque moment, je fais appel à ce qui n’est pas moi, et ce qui n’est pas moi me donne une réponse. J’interroge et j’écoute, je lance des signes et des signaux que j’interprète. Je suis une parole interpellante. Ce qui n’est pas moi est aussi une parole, qui répond à ma demande plus ou moins clairement. Parfois, cette parole est pleine de silence. C’est ainsi que le cosmos tout entier est une parole silencieuse…Le silence peut être la plus profonde des paroles, la plus accordée à mon interrogation, elle-même silencieuse. Il y a des silences qui sont des négations, il y a d’autres silences qui sont des acquiescements tranquilles : signe que le sens de mon signe a été entendu , mais que l’interlocuteur ne peut pas encore me répondre. « La nature sait le grand secret et elle sourit. »

– Considérons maintenant l’existence dans le temps comme un accord entre le moi profond et le flux de l’histoire

Ce rapport est complexe : car le moi profond et le non-moi historique ne sont pas stables, étant l’un et l’autre soumis au déploiement du temps.

C’est le temps qu’il faut ici considérer, le mystère du temps ayant ce caractère d’évoquer tous les autres.

Il est banal de constater que le passé et l’avenir ne peuvent pas être objets d’expérience ; ils ne sont que les modes du présent. Mais cette observation qui déréalise le passé et l’avenir contrairement à la vue sommaire du sens commun, a (846) l’avantage de nous faire échapper à l’illusion. Nous sommes tous portés à penser que le passé existe à la manière d’un film enregistré, que l’avenir existe comme la partie de ce même film qui n’a pas encore été projetée. Mais le passé se confond avec la mémoire, laquelle est faite de vestiges et de lacunes. Quant à l’avenir, il est par nature imaginaire ; il ne peut consister qu’en une projection de certains éléments qui sont tirés du présent et du passé, – ce qui devrait nous permettre de vivre dans un état de surprise, en mesurant l’écart qui existe entre ce que nous attendons et ce qui arrive.

De fait, c’est ce temps appelé « avenir » qui est le plus chargé de mystère pour nous.

Si nous pouvons comprendre que ce qui est ne soit plus aussi vivant que lorsqu’il était (il suffit pour cela de transformer la perception en image, l’image en souvenir, le souvenir en oubli), nous ne pouvons pas comprendre que ce qui n’est pas encore existe, sans sortir d’une cachette, sans être en quelque sorte déjà.

Il est vrai que l’avenir n’est pas (demain ne sera jamais, puisque demain sera aujourd’hui). Mais cette observation ne doit pas faire oublier que la surgie de ce demain qui s’appelle dés lors aujourd’hui, – cette émergence qui pourrait ne pas être, aussi improbable que l’origine des choses, ce PRESENT…est en réalité de l’avenir : il est l’avenir réel, ou plus exactement il est l’advenir. Il vient à moi, il advient.(…)

(847) Lorsque nous croyons nous intéresser au passé, c’est parce que le souvenir peut être converti en avenir par une opération de reviviscence dont certains romanciers nous ont donné l’exemple : Proust « retrouve le temps ».

En somme, le présent consiste à attendre ce qui arrive, à voir arriver.(…)

Ce qui n’est pas encore nous apparaît donc plus réel que ce qui est. C’est ce qui explique que notre intérêt, notre passion, ne s’intéresse qu’à ce qui n’est pas encore.

Le présent que nous appelons actuel, celui que le journal quotidien et la radio multiquotidienne nous présentent sans arrêt, c’est une devinette et un pari.

(848) La moitié de ce qui nous est donné, c’est ce qui nous paraît « avoir été », ou « venir d’être », – mais cette moitié ne nous passionne que dans la mesure où elle nous permet d’atteindre par la prépossession ou la crainte, l’avenir, dont nous pensons qu’il existe, quoiqu’il soit caché. Dans cette possession anticipée de l’avenir, la crainte a plus de charme que l’espoir : la crainte n’est pas le désespoir, c’est un doute sur l’espoir qui rend plus vif l’espoir.

Ainsi, c’est l’avenir qui est vraiment l’objet de la connaissance, et même sans doute de la perception. Si la peception nous adapte à l’action, c’est parce que la perception nous permet de parer à toute éventualité. Les organes de nos sens sont des organes de tri, des postes d’ajustement immédiat.

Que conclure de ces observations, sinon que l’à-venir, que nous cherchons toujours, n’existera jamais. Demain n’existe pas ; une fois que demain est atteint il est un présent, qui engendre une autre illusion de report à l’avenir.

Ce que nous désirons n’est donc pas ce que nous cherchons. Nous désirons un demain qui durerait toujours, un demain qui ne comporterait pas d’attente, – alors que ce que nous appelons jouissance est toujours plein de désir et de possession anticipés, mêlés de déception et de désespoir.

Si ce que nous connaissons, ce vers quoi nous tendons est ce qui n’est pas encore, et d’autre part ce qui n’est pas encore est illusoire – alors, il faut dire que l’existence est par elle-même un néant réel – et une tromperie, si l’on suppose que cette existence a été voulue par un être sage, libre et puissant.

Si nous ne dépassons pas l’analyse de l’existence temporelle, il nous reste à fixer cette hypothèse d’une absurdité absolue et suicidaire de notre être.(…)

(849) Jusqu’ici l’humanité pouvait penser que, quelque catastrophe qui se présente, elle repartirait toujours, par suite de la loi du progrès. L’homme mourait, des groupes d’hommes importants pouvaient disparaître ; l’humanité monterait toujours. Telle est la croyance qui a existé pour l’espèce humaine jusqu’à Hiroshima, c’est-à-dire pendant des milliers d’années.

Désormais l’humanité a pris conscience qu’elle était mortelle dans son ensemble. Dès lors, l’absurdité de la mort, jusqu’ici tempérée par l’espérance de ce progrès humain, se présente en pleine lumière.

Comme la force de l’intelligence est le courage de voir ce qui est, je pense que le moment où nous sommes parvenus de l’histoire humaine est plus intelligent que (850) jamais. La plupart des hommes sont désormais élevés à la pensée, sans qu’ils le veuillent , étant sans cesse mis en présence de la mort de l’espèce et non pas seulement de leur propre mort.

Tout ce que j’ai dit sur le temps procède d’une analyse imparfaite. Analysant le temps, j’ai jusqu’ici refusé de le dépasser, alors que l’analyse du temps conduit à le dépasser pour s’élever à la substance du temps.

Dans le temps, il y a autre chose que le temps, le temps lui-même est un « temps intemporel »…A côté du temps qui passe, il y a un temps qui demeure. L’intemporel demeure au sein du temps lui-même.

Nous avons souvent remarqué que les contraires existent « l’un dans l’autre », ou encore que la nature des êtres est conçue suivant un plan bipolaire. Mais lorsque les contraires existent dans l’être (par exemple l’esprit et le corps, l’intemporel et le temporel), il est difficile d’échapper à l’illusion de la réciprocité.

Prenons l’exemple de l’esprit et du corps : ce sont deux contraires qui existent l’un dans l’autre, mais l’esprit peut être sans le corps, alors que le corps ne peut pas être sans l’esprit. Ils ne sont donc pas liés par un lien réciproque.

L’intemporel de nous-même peut exister sans le temporel, alors que le temporel de nous-même ne peut pas exister sans l’intemporel. De même le fil peut exister sans les perles, mais les perles sans le fil ne feront jamais un collier.

L’intemporel suffit-il pour expliquer le moi et l’existence ?

(851) Convient-il d’aller au-delà de l’intemporel jusqu’à ce qu’on pourrait appeler l’éternel de nous-même ? Et cet éternel de nous-même est-il un éternel conscient de lui-même ?

Pour la première fois se présente à mon esprit le problème d’un être supérieur.



G) Ce que le problème de l’existence d’un être supérieur induit en nous

Le problème d’un être supérieur est au fond le seul problème qui nous occupe d’une manière constante.Et le silence que nous observons sur ce problème prouve qu’il ne se borne pas à nous occuper, mais qu’il nous préoccupe.

Le problème de l’existence d’un être supérieur suppose deux opérations de l’esprit.


a) Une première opération de l’esprit qui est une sorte de renversement, de distorsion de la raison

Elle est contrainte de passer d’une fonction horizontale où elle suit le cours de l’expérience, où elle coïncide avec le cosmos et avec l’histoire, – à une fonction pour ainsi dire verticale où elle s’élève au-delà de l’expérience et de l’histoire.

On pourrait dire que dans le premier état elle est semblable à un Boeing qui roule sur la piste ; dans le second état elle se détache du sol, elle s’élance dans une autre dimension de l’espace. Cette allégorie suffit à montrer qu’il s’agit là d’un acte très différent, et qui exige une distorsion de la raison dans son usage naturel. Peu d’êtres sont capables de faire cet effort, et la plupart du temps, surtout dans notre civilisation très « horizontale », cet effort vers la transcendance paraît non seulementdésuetetcondamné,maisillusoireetaliénantpuisqu’il détache l’homme de sa condition humaine, et que par définition l’effort de la raison vers la transcendance n’est jamais vérifié par une expérience.


b) Une seconde opération de l’esprit qui est plus encore qu’une distorsion de la raison, une sorte de négation de la raison elle-même, de supplice

(852)Désormaisense plaçant en l’Etre supérieur et ne considérant plus l’existence du monde, la raison est confrontée au problème de l’être et de sa nécessité.


c) L’examen des deux opérations de la raison

La raison a pour objet principal :

dans le premier cas, la nécessité abstraite d’un rapport.

dans le second cas, la nécessité absolue de l’être pris en lui-même.

Nécessité abstraite d’un rapport

La nature, l’histoire, le moi se déroulent dans le temps. Ils se présentent à l’expérience comme formant une chaîne, une mélodie, une suite, un flux orienté. Il se peut que ce flux, une fois qu’il aura atteint sa fin, recommence d’une manière cyclique comme plusieurs l’ont pensé. Mais nul ne niera que dans l’état présent de nos connaissances le flux de la nature et de l’histoire est horizontal. C’est ce qu’exprime l’idée ordinaire de causalité. Les phénomènes que présente la nature et l’histoire sont orientés vers le sens temporel, qui va d’une cause à un effet, d’un antécédent à un conséquent, d’un conditionnant à un conditionné.

On dit souvent que la science est fondée sur quelques principes. Le premier de ces principes serait que que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et il est bien évident que si la même cause ne produisait pas toujours le même effet, la science serait pratiquement impossible.

Mais lorsqu’on réfléchit profondément, ce principe ne suffit pas. Il en est un autre, que l’on n’exprime généralement pas mais qui est aussi essentiel. Il ne suffit pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets, il faut encore que les mêmes causes se reproduisent, et même qu’elles soient en petit nombre. Si les mêmes causes ne se reproduisaient jamais, et qu’en outre, par exemple, les corps simples au lieu d’être au nombre d’une centaine aient été d’un million ; si la nature, tout (853) en étant soumise à la causalité, ne participait pas à une sorte d’harmonie, de simplicité, de téléfinalité immanente, si elle n’était pas analogue à un poème, à une langue comprenant un nombre restreint de lettres alphabétiques – alors aucune science ne serait possible. C’est ce qui faisait dire jadis que pour justifier la science le principe de causalité ne suffisait pas et qu’il fallait introduire un autre principe, qu’on appelait généralement « principe de finalité ». Mais lorsqu’au XVIIIe et au XIXe siècles, le philosophe sous différentes formes exprimait ces deux exigences de causalité et de finalité, il ne connaissait pas la science telle qu’elle s’est révélée à l’époque actuelle.

Nous entrons peut-être dans la première époque proprement scientifique. Et le nombre de savants qui existent à l’heure actuelle (peut-être un million) dépasse de beaucoup le nombre de savants qui ont existé depuis l’origine du monde. Il en est de même des informations ; nous possédons maintenant des cerveaux artificiels qui permettent de faire en quelques secondes des opérations de synthèse qui auraient duré des années, peut-être des siècles.

Or, il paraîtra un jour évident que, plus la science pénètre dans les structures profondes de l’univers, plus apparaîtra la simplicité des lois de la nature.

Par exemple, en 1879, Mendeleiv, le chimiste russe proposa une classification périodique des éléments chimiques ; il eut l’idée de ménager des cases vides qui correspondaient à des corps inconnus dont il pouvait prévoir les propriétés. Très vite, cette hypothèse se confirma par la découverte du gallium, du scandium, du germanium et de beaucoup d’autres corps qui vinrent occuper ces cases. Ce qui nous paraît remarquable, c’est non seulement l’ordre rythmique et périodique de ces éléments, mais leur petit nombre et leur rapport mathématique qui est un rapport simple.

On pourrait faire la même remarque à propos des lois de Mendel concernant l’hérédité et l’hybridation. Dans un cas comme dans l’autre, les combinaisons sont (854) des combinaisons relativement simples…Nous reviendrons plus tard sur cette sorte de condescendance de la nature à entrer (comme le maître par rapport à un enfant) dans le système élémentaire du cerveau humain, à se conformer à notre infirmité.

Répétons que si le nombre des éléments, ces causes et des lois était beaucoup plus grand, notre cerveau restant identique, nous resterions écrasés dans un monde ordonné sans doute, mais impénétrable pour nous. Et aucune « science » ne serait possible, ni par conséquent aucune action.

Il y a donc une harmonie dans l’univers ; bien plus, il existe un accord, entre cet univers et notre entendement.

Mais bornons-nous pour l’instant à considérer l’attitude de la raison humaine et scientifique dans son explication de l’univers.

Pour que la science soit possible, elle se contente d’une explication purement mécanique, historique, horizontale des êtres. Elle ramène un événement physique, ou même chimique, à son conditionnement, c’est-à-dire aux états antérieurs ou concomitants dont il résulte. Comme ces conditionnements se répèrent dans l’univers, l’esprit humain n’a pas de peine à formuler les règles de cette répétition, qu’il appelle des lois. La forme de raison qui est utilisée dans les sciences ne va pas plus loin. De cette correspondance si parfaite entre ses principes propres, son mécanisme intellectuel, et d’autre part les règles auxquelles sont soumises les choses, elle ne s’étonne pas. Pourtant aux yeux de celui qui pense, cette correspondance est l’événement le plus improbable qui puisse se concevoir.

(855) Les Anciens en avaient une vague idée, qu’ils avaient transmise au Moyen-Age, mais c’est au XVIe siècle que cette correspondance entre l’esprit et et l’univers est apparue d’une manière surprenante, lorsque fut fondée la physique mathématique. Alors, on s’aperçut que les lois des mathématiques qui étaient obtenues a priori par le seul travail de l’esprit sur la quantité étaient aussi dans une certaine mesure les lois physiques ; que la nature obéissait à nos équations. Nous n’avons pas fini de nous étonner de cet accord. Il était déjà visible lorsque la mathématique était encore toute proche de l’expérience, puisque la géométrie et l’arithmétique se mouvaient dans l’univers d’Euclide, l’espace à trois dimensions ; elles supposaient le temps de l’expérience vulgaire où le passé précède le présent, lequel précède l’avenir.

Nécessité absolue de l’être pris en lui-même

Mais au XIXe siècle la mathématique s’est affranchie de l’espace euclidien et du temps commun. L ‘intuition mathématique s’est arrachée à l’expérience, et même à toute imagination, pour construire certains schémas d’univers qui ne sont pas euclidiens et qui ne sont pas davantage soumis à la temporalité. Et (chose improbable dans l’improbable), il est arrivé que ce sont ces hypothèses les plus contraires à nos catégories d’espace et de temps, de mouvement et même d’identité, qui ont été le plus capable de nous soumettre l’expérience. Un exemple très frappant de ce paradoxe, c’est l’expérience de Michelson sur le déplacement de la lumière par rapport à l’éther faite en 1881-1887, qui donne naissance avec Einstein à la théorie de la relativité.

Il semble donc que l’univers obéisse à nos concepts mathématiques, et d’autant plus que ces concepts sont moins concevables, plus contradictoires, plus « mystérieux », puisqu’on peut appeler mystère l’énoncé d’une contradiction substantielle.

Ainsi nous sommes encore une fois en présence d’un accord entre deux séries indépendantes. Ici ces deux séries sont d’une part le cosmos et d’autre part la (856) raison de l’animal pensant.

L’univers de la quantité comporte un analogue de la qualité (et la science actuelle insiste sur ce point) : il est des nombres absolus, sans qu’on puisse déterminer pourquoi la nature a choisi telle mesure et non telle autre, tel poids et non tel autre, telle limite et non telle autre. Considérons par exemple la vitesse de la lumière. Pourquoi comporte-t-elle un seuil absolu ? De même il y a dans l’infiniment petit une constante capitale que l’on appelle H, de même qu’iy a un zéro absolu. De sorte que toute la réalité physique pourrait être déduite de neuf constantes fondamentales, indépendantes l’une de l’autre, qui forment comme une symphonie composée d’un nombre réduit de notes. Le monde est composé d’un nombre très réduit de corps simples, dont les combinaisons sont en nombre limité. Il n’y a pas plus de 2.000 espèce minérales.

Or, si l’ordre de l’univers se suffisait à lui-même, le cosmos offrirait le caractère d’une unité absolue, comme l’ont compris tous les panthéistes.

Si l’univers est régi sur la seule loi du hasard, il y aurait certes des regroupements qui donneraient l’apparence de l’ordre. Comme personne n’aurait voulu cet ordre, le hasard décomposerait ce qu’il a composé. Or, la nature ne nous présente ni un ordre nécessaire ni un désordre absolu. C’est un ordre mesuré, un tourbillon musical ; des ondes qui sont en équilibre autour de certains types statistiques fondamentaux.

L’intelligence scientifique est à la fois comblée et déconcertée devant la variété, mais surtout devant la simplicité et la discontinuité du cosmos. Si les savants ont tantdecomplaisancepourlesdoctrinesdetransformation,demutation,d’évolution, c’est parce que ces doctrines diminuent le scandale de la discontinuité et de la différence.

(857) La matière nous présente de même des mouvements désordonnés, des désintégrations. La table qui est devant moi, pour un œil averti, n’est jamais qu’une danse de milliards d’atomes qui vibrent, oscillent autour d’équilibres instables. Et cette table me paraît identique à elle-même, et former un objet. C’est dire que, pour comprendre la stabilité des choses , des corps et des espèces, il est nécessaire d’admettre qu’il existe des oscillations statistiques autour d’une position privilégiée d’équilibre. Il en est de même pour la génétique. Le code génétique est réglé pour des réactions précises dans une région précise de l’embryon. Tout est commandé par des mécanismes autorégulateurs, par des facteurs stimulateurs ou inhibiteurs, par des opérateurs ou des répresseurs. Mais toujours se pose le problème de savoir pourquoi un gène exerce son influence dans telle cellule ou dans telle partie du cytoplasme plutôt que dans telle autre.

Ainsi, l’univers a une structure. C’est une structure générique, en ce sens qu’elle comporte des ordres de grandeur dans lesquels l’espèce est enveloppée par le genre, dans lesquels l’ordre de grandeur inférieur se rapporte à l’ordre de grandeur supérieur, sans que l’inverse soit possible.

Sans doute, comme nous l’avons vu au niveau des phénomènes, la nature agit conjointement par deux méthodes : celle des lois, qui implique un ordre de nécessité, celle des rencontres, qui implique un autre type d’ordre, comportant des répartitions, des constantes, des régulations, mais qui a l’inconvénient de nous paraître un désordre ; la persistance de cet instable est un phénomène plus curieux (858) pour l’intelligence, que la nécessité qui, de son côté, est persistance du stable.

Ainsi, dans un premier mouvement, la pensée entre en effroi devant un univers si différent d’elle, et qui lui paraît étrange et monstrueux, mais surtout tyrannique, à cause de sa nécessité immanente, qui rend illusoire l’acte de la liberté. Mais lorsque nous approfondissons notre connaissance de l’univers (comme nous le faisonsprésentement),pénétrantdansledomaine des discontinuités fondamentales,

l’univers nous présente un tout autre caractère, qui ne contredit pas, mais qui au contraire rend possible la liberté.

Nous voici confrontés à une cascade gigantesque, indéfiniment divergente, où l’universapparaîtcommeuneréservede situations improbables ou « métastables », comme autant de réserves d’improbabilités.

On pensait avec raison au siècle dernier que, si l’univers était régi par la nécessité, jamais la liberté ne pourrait y apparaître . Mais inversement, si la liberté existe, on doit penser qu’elle ne peut pas être absolument étrangère à la nature et qu’elle doit donc s’y faire pressentir.

Pour que l’homme soit libre, il faut qu’il y ait, même dans les éléments ultimes de la matière, dans les arcanes premières, un élément aléatoire qui permet l’acte libre.

Si je suis vraiment capable de lever le doigt, c’est qu’il y a dans l’univers, soit des carrefours d’indétermination, soit une indétermination de base ; ce que certains physiciens ont nommé des « relations d’incertitude ». La pensée reconnaît dans l’univers un caractère artistique, élégant, sélectif, puisqu’il est tel et non pas tel, et( qu’il émerge des possibles sans être nécessité. L’univers ressemble à la pensée (859) en tant qu’elle crée des pensées à son image, qu’elle choisit des accidents substantiels en inventant des formes, comme le fera l’artiste en tant qu’il ajoute l’humanité à la nature.


d) L’accord entre notre raison et la raison des choses ne saurait être ruiné que par
trois hypothèses
La première consisterait à dire qu’il n’y a là que l’apparence d’un accord

C’est le rejet de l’accord dans la zone de l’illusion. Pour rejeter dans l’illusion cet accord entre deux séries indépendantes, il suffit de montrer qu’une de ces séries est un produit de l’autre. Alors la concordance disparaît, faisant place à un phénomène de causalité, et à la limite, de traduction, de métaphore.

La seconde consisterait à nier l’accord

On peut le nier de deux façons différentes. On peut dire, comme le faisaient jadis les empiristes, que notre mathématique est issue de l’expérience, que si elle s’accorde avec l’expérience c’est que celle-ci n’est qu’un épiphénomène. Mais personne de nos jours ne soutient ces vues.

La troisième consisterait à qualifier cet accord d’illusoire, de fictif

Cela viendrait ainsi du fait que notre esprit, notre raison, en un mot, notre mathématique, se projette sur l’expérience et nous donne l’illusion d’un accord. Telle était l’idée de Kant. Lorsque Bergson dans l’Evolution créatrice, soutient que la mathématique et la matérialité résultent d’un même processus de chute de la conscience, il revient au fond, malgré l’apparence, à l’hypothèse de Kant, puisqu’il s’agit d’un même processus de dispersion, lequel suscite d’un côté notre intelligence mathématique, et d’un autre côté le cosmos mathématisable. En fait, cette hypothèse étrange n’est que l’escamotage de la difficulté principale qui reste celle d’un accord.

Si donc aucune des hypothèses précédentes ne parvient à anéantir l’accord, il reste qu’il y a accord entre notre raison et la raison des choses. Mais quelle en est la cause ?


e) La recherche de la cause de l’accord entre ces deux ordinations

(860) Alors nous sommes conduits à user de notre raison non plus d’une manière purement horizontale, habitude de la vie pratique et des sciences – mais d’une manière verticale (transcendante) « allant au-delà » de la physique et de l’histoire.

Tel est l’acte philosophique par excellence. Cet acte est difficile. Dans des sociétés comme la nôtre, il devient presque impossible, à ceux qui ne peuvent se séparer du moment et du milieu. Impossible de faire cet acte de raison, plusieurs y substituent un acte de foi.

Cette recherche de l’accord de notre raison avec la nature apparaît non seulement dans les sciences physiques mais encore de façon plus notable dans les sciences biologiques et dans les sciences dites humaines

Or, la biologie va devenir de plus en plus la science rectrice, comme la physique l’était au XVIIIe siècle.

La biologie pose à l’esprit humain le problème de la finalité, qui suppose l’idée que le présent d’un vivant ne s’exprime pas seulement par son passé, mais aussi par l’avenir ; qu’on ne peut pas expliquer l’œil ou l’embryon, par la seule causalité qui ne montre que le jeu des mécanismes, qu’il faut encore rendre compte de la convergence de ces mécanismes.

Deux concepts peuvent aider l’esprit scientifique à jeter par-dessus bord toute finalité dans l’explication de cet être apparemment finalisé qu’est le vivant : le concept d’absence d’ordre, que nous appelons « hasard » ; le concept de cet ordre absolu, que nous appelons « nécessité ». Il n’est pas étonnant que certains biologistes modernes expliquent la vie par ces deux concepts de hasard et de nécessité.(…)

(861) Si, à chaque décennie, une découverte scientifique peut transformer notre vision des choses – au contraire, du point de vue de la pensée pure, la discussion du hasard, de l’ordre et de la nécessité n’a pas varié dans son principe, depuis Démocrite et Aristote.

Le développement parallèle de la biologie et de la cybernétique, qui sont des machines à penser, nous proposent un modèle schématique de la manière dont la nature pourrait, sans aucun ordre, produire l’ordre – de telle sorte que l’ordre apparaîtrait comme un cas particulier de l’anarchie et du désordre, une apparence liée à la loi des grands nombres, la qualité, appelée ordre, étant un effet nécessaire de la quantité[2] qui offre d’une façon incessante ses chances à la sélection.

Pour démêler les difficultés de ce problème, j’aurai recours à l’allégorie suivante : je suppose qu’un prisonnier s’évade de sa prison.

Il existe deux méthodes pour le retrouver. La première consiste à réfléchir sur les pistes qu’il a pu prendre, ou encore à recueillir certains indices de son passage à tel ou tel endroit, c’est supposer la finalité. Tout au contraire, on peut retrouver le prisonnier d’une façon mécanique, mathématique, automatique : supposons qu’il y ait dix issues possibles de la prison, dix pistes où le prisonnier a pu s’engager. Alors, une machine (c’est-à-dire un mécanisme dénué de toute intelligence) peut découvrir automatiquement la place exacte du prisonnier en parcourant à une très grande vitesse, en « balayant » toutes les issues possible, jusqu’au moment où elle le situera dans l’espace et dans le temps.

C’est ainsi que fonctionnent les machines qui paraissent penser, parce qu’elles dénombrentàunevitessetrès rapide toutes les solutions d’un problème, les rejetent

(862) toutes les fois qu’il y a une impasse : elles finissent par trouver la seule issue, la seule solution valable.

Il est vraisemblable que la nature agit selon la seconde voie, c’est-à-dire qu’elle agit par l’aléatoire, selon le hasard, et non pas selon la finalité.

Ainsi le mécanisme de l’évolution serait analogue à celui des ordinateurs ; la nature progresserait par une sélection sans finalité. Telle était l’idée de Darwin. Telle était aussi l’idée de Démocrite , d’Epicure, de Lucrèce et de tant d’autres.

Mais ici apparaît l’insuffisance d’une telle explication ; car, plus on montre l’absence d’ordre au départ, plus on est obligé d’expliquer l’ordination de l’ordinateur. Il est clair que les ordinateurs pensent, calculent, choisissent mécaniquement, sans aucune intelligence. Mais il est encore beaucoup plus évident que ces machines ne se sont pas faites elles-mêmes, qu’elles ont été composées par un penseur qui leur a fixé un programme. La « programmation » c’est le nom clandestin de la finalité.

On peut admettre que la nature a fait émerger par une série d’additions, ce qui devient un œil. Et l’on peut soutenir que toutes ces additions ont été produites par une ordination désordonnée telle qu’aurait pu la faire une machine. Mais comment expliquer que toutes ces modifications accidentelles tendent vers une même fin ; que ces pigments ajoutés finissent par composer cette machine si complexe qu’on appelle l’œil ?


f) Le passage d’un usage horizontal de la raison à un usage vertical

L’intelligence doit alors se mobiliser tout entière, s’arracher à son usage normal, à son mérier, à sa vocation humaine, à son attitude scientifique et technique, à sa pratique.

(863) Il faut d’abord qu’elle considère ce qui lui est donné dans toute son étendue,

sa complexité, sa structure. Il faut ensuite qu’elle fasse appel à toutes ses exigences.

Cet effort, qui paraît propre aux philosophes, et parmi les philosophes, à quelques métaphysiciens (à ceux qui veulent passer au-delà de la physique selon le sens du mot métaphysique), est à la fois très rare et en même temps très simple. C’est celui que fait d’une manière constante la conscience de tous, même des esprits qui n’ont pas ce que nous appelons « culture ». Et c’est ainsi que se manifeste, ici encore, le paradoxe qui veut que les contraires se compensent, que l’acte qui est à la fois le plus rare est aussi le plus commun.

Car la conscience, en chacun de nous, est une relation avec l’absolu. On peut même dire que c’est cette relation qui la constitue comme conscience.

De sorte qu’il existe en chaque conscience une sorte d’aperception obscure de l’être infini – cet être que nous ne devrions pas nommer, puisque tous les noms quels qu’ils soient le trahissent, mais que nous trahirions davantage en refusant de le nommer, ce qui reviendrait à l’abolir.

Selon l’usage, appelons cet être infini : Dieu. Et reconnaissons que pour parler de Dieu, il faut sans cesse avoir deux attitudes différentes : l’une qui consiste à affirmer, – et l’autre qui consiste à nier, puisque l’être auquel nous adhérons par l’esprit est défini par des caractères inverses à ceux qu’ont tous les êtres que nous expérimentons en dehors de nous-même et en nous-même.

Il y a en un sens une sorte d’athéisme apparent à l’intérieur des conclusions concernant Dieu. Car il faut affirmer l’essence et critiquer les concepts.

Il existe des époques où ce côté affirmatif est souligné : ce sont celles où une religion monothéiste possède l’influence sociale, où l’affirmation de Dieu entre dans le système de la cité. Il existe des époques inverses, comme est la nôtre, où

(864) c’est la négation de Dieu qui occupe le terrain, où la pensée est beaucoup plus sensible à l’impuissance de la pensée qu’à sa puissance, où une sorte d’athéologie se retrouve, même à l’intérieur de la théologie.

Deux conditions pour bien parler du problème de Dieu à partir du monde

La première consiste à garder sous son regard non une partie, ou plusieurs parties,

mais le tout.

Or, notre intelligence est attentive, c’est-à-dire qu’elle exclut tout ce qui n’est pas l’objet actuel de sa perception : c’est une condition de son efficacité que cette exclusion de toutes les parties qui ne la concernent pas ; cet oubli virtuel du tout dans lequel ces parties vivent. Et c’est pour cela que l’opération appelée synthèse est presque toujours impossible, que nos synthèses ne sont presque toujours que des synthèses partielles, assemblage de parties qui usurpe la splendeur du Tout.

Telle est la première condition pour parler de Dieu à partir du monde: il faut d’abord penser le monde comme un tout ; il faut avoir une expérience totale.

Il est une seconde condition, plus difficile encore ; c’est de faire appel non pas à un certain usage, à une certaine habitude de la raison, mais à la raison tout entière, prise dans son ressort ultime.


g) La définition de cette raison tout entière ramenée à son essence

Le souci de définir la raison était jadis constant chez les philosophes, en particulier chez les métaphysiciens du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme aussi chez les penseurs qui, au XIXe siècle, ont fondé la science. Aucune définition n’est satisfaisante, mais celle qui nous paraît la moins contestable serait une définition négative comme celle-ci : il est absurde de penser que le moins soit la cause totale et unique du plus. Sous ce mot « moins », on peut mettre bien des concepts différents ; ainsi néant, chaos, inférieur, désordre, etc.

Dans les approches que nous venons de faire, le mot le plus important est le mot (865) total. Considérons par exemple l’évolution, envisagée comme un principe d’explication pour le devenir des espèces vivantes et de l’espèce humaine. Ce que généralement la science cherche, lorsqu’elle a recours à ce concept d’évolution, c’est de trouver la condition antécédente d’un phénomène vivant, ou encore de définir sa finalité prochaine. Mais lorsque nous parlons de cause ultime, de cause totale, il ne s’agit plus de la cause antécédente ni de la fin prochaine ; il s’agit de ce qui est suprême, de ce qui est dernier, de ce qui est absolu, de ce qui est suffisant, de ce qui n’a pas besoin d’être expliqué par une autre cause. Et c’est pourquoi cet usage suprême et ultime de la raison est difficile.

De nos jours, les vues philosophiques qui occupent l’esprit sont celles de Freud ou celles de Marx, celles d’Einstein, de Planck, etc. Or, ces visions du monde ne font pas usage de la raison prise au sens absolu.

Tentons donc d’appliquer la raison prise dans sa totalité au donné considéré dans sa totalité.

Ce donné présente des stratifications, des domaines, des ordres. Ainsi l’ordre de la matière n’est pas l’ordre de la vie, l’ordre de la vie n’est pas l’ordre de l’esprit ; et à l’intérieur de l’esprit, on peut considérer qu’il existe des niveaux. Ainsi la vie psychique n’est pas au même niveau que la vie spirituelle. Cette construction étagée, de ce qui nous est donné hors de nous et en nous conseille de considérer chacun de ces ordres séparément l’un de l’autre ; de leur appliquer d’abord l’interrogation de la raison d’une manière distincte, c’est-à-dire sans envisager d’abord la totalité dont ces ordres font partie.


h) Une brève application de la raison aux différentes strates du donné

Application de la raison à l’univers physique appelé vulgairement cosmos

Si nous cherchons ce que la raison exige pour rendre intelligible ce cosmos par (866) une attitude non plus horizontale mais verticale, nous admettrons l’existence d’une puissance harmonisante. C’est cela qui est supposé par tout usage scientifique de la raison. Mais la raison scientifique hésite à considérer cette harmonie créatrice comme un principe distinct du monde.

Application de la raison à la présence d’une pensée

Pour expliquer la vie et la pensée sur cette planète, nous sommes obligés d’admettre dans cette cause harmonisante la présence d’une pensée, mais cette pensée se pense-t-elle ?

Considérons donc l’ordre humain, l’histoire de l’humanité, ses aspirations, ses dépassements, ses progrès, en particulier dans les êtres exceptionnels : sages, héros, saints. Si nous maintenons le principe suprême de la raison selon lequel il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans son effet, alors nous sommes amenés à admettre que cette cause-pensée est aussi cause pensante, qu’elle se pense elle-même, qu’elle doit être définie en portant à l’infini les caractères de conscience, de possession, d’autonomie qui définissent l’être que nous sommes.

Application de la raison à la vie spirituelle

Si, sans oublier ce qui vient d’être dit, nous considérons que l’être pensant est appelé à la perfection, nous envisageons la vie spirituelle, si nous considérons que l’être pensant est un être appelé à la perfection, si nous voulions trouver une cause de cette quête de perfection, nous sommes amenés à penser que cette cause transcendante, consciente d’elle-même, doit être la source de l’aspiration humaine ; qu’elle doit être capable de la satisfaire : ce qui porte à penser qu’elle se définit par une perfection non seulement infinie mais infiniment puissante pour communiquer l’infini.

Convergence de ces lignes de pensée

Toutes ces lignes de pensée convergent vers un mystère. Ce mystère est simple puisque nous ne pouvons pas supposer qu’il y a autant de principes qu’il y a d’ « ordres distincts » dans la structure de l’être.

Ce principe se qualifie par l’harmonie, par la puissance, par la finalité, par la conscience, par la perfection. C’est cet X que la conscience commune appelle « Dieu ».

(867) Dès lors, nous sommes obligés de nous demander quels sont les rapports entre cet X et ce qui n’est pas lui, entre cet X et nous-même.



H) Le problème des rapports entre Dieu et ce qui n’est pas lui, entre Dieu et nous-même

Nous sommes amenés à nous poser ce problème ultime, bien différent du premier. On confond en effet les deux problèmes distincts de l’existence du monde et de l’existence de Dieu. Cette confusion a pour effet de les obscurcir l’un et l’autre.


a) Nécessité de savoir si le donné se suffit

C’est ce problème qui vient d’être envisagé et qui nous a fait bondir au-delà du donné, le transcender. Si nous voulions être fidèles à l’exigence qui est en nous, il fallait consentir à cette opération de transcendance.

Nous avons même laissé entendre que l’esprit humain, chez tous les hommes faisait sans cesse ce bond, que chaque esprit était sans cesse enveloppé dans ce qu’on pourrait appeler un milieu divin : que chaque intelligence, fût-ce celle d’un enfant, se portait d’emblée à ce qui pour les penseurs était un problème enveloppé d’ombre.


b) En supposant que le rapport de Dieu et du monde soit une relation non réciproque, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Le monde étant inexistant, de quel droit Dieu existe-t-il de toute éternité ? C’est le vrai problème, celui de l’existence de Dieu en tant que tel.

Autrement dit, lorsque la pensée se trouve par induction obligée de conclure à un être sans cause, elle ne peut pas éviter une interrogation plus profonde, et qui est latente chez la plupart des penseurs, chez la plupart des hommes : pourquoi la (868) perfection existe-t-elle nécessairement, alors même que rien ne serait en dehors d’elle et qu’il n’y aurait jamais eu de cosmos ?

Il est clair, que pour répondre à cette seconde interrogation (plus profonde que la première, bien qu’elle soit enveloppée par elle), la pensée ne peut plus prendre appui sur un donné quelconque. Alors, une purification de l’idée de Dieu s’impose. Car le concept d’un Dieu que nous avons induit à partir du monde, est un concept imparfait. En effet, Dieu , lorsqu’il est conclu à partir de ses effets, garde quelque chose de ses effets : il apparaît comme un fait suprême occupant le néant premier, comme une nécessité d’être dont on ne peut expliquer la raison d’être, ce qui paraît un bloc brutal ; le type même de l’irrationnel, de l’absurde. Et, si on traduit ce fait brut éternel dans la vie humaine et libre, ce Dieu semble un tyran qui viole ma liberté : un mur de prison, limite sur laquelle je bute, qui n’a pas de légitimité, qui est un échange de nécessité et de hasard.

Une nécessité est le type de ce qui n’est pas respectable, et contre quoi la liberté doit se dresser. C’est d’une pensée de ce genre que procède la révolte de l’intelligence, dans le monde actuel surtout.

Si Dieu n’est qu’une nécessité ou qu’un premier moteur, qu’un créateur capricieux et tyrannique, alors il est l’inverse de ce que ma liberté peut estimer, espérer, aimer.

Telle est la source, subtile et radicale de l’antithéisme. Cet antithéisme, différent de l’athéisme, ne tient pas à des objections extérieures : il a sa source dans la notion même que nous avons de Dieu. On pourrait dire que la raison, en atteignant Dieu, atteint ce qui lui est le plus contraire, si elle ne pénètre pas en Dieu lui-même, si elle ne nous donne pas une explication de l’existence de Dieu, je veux dire de son existence solitaire, – l’univers étant dissipé.

Mais comment peut-on aller plus loin que Dieu ?

c) Comment peut-on expliquer Dieu, tel qu’il est en lui-même, hors de toute manifestation ? Quelle est sa définition la plus profonde ?

(869) Pour satisfaire cette requête, il faudrait trouver un terme qui soit plus principal que l’idée même de nécessité. Il faudrait pouvoir déduire la nécessité d’être.

Ce premier principe de l’être antérieur à la nécessité ne peut être que la perfection, ce que la foi appelle « sainteté ».

La définition la plus juste, la plus profonde de Dieu est donc la suivante : Dieu est l’être chez qui existe un rapport nécessaire entre la perfection et l’existence. Affirmons davantage : entre la perfection absolue et l’existence absolue. Il est probable que cette intuition que la perfection, quand elle est totale, existe nécessairement, est à la source (intime et secrète) de tous nos raisonnements sur le devoir, sur la justice, sur tout ce que nous appelons « la morale ». Elle est certes à la source de la recherche du beau qui est une perfection élective ; une nécessité libre.

Mystère insondable. Jamais, dans les êtres que nous sommes, et surtout en nous-même, la perfection n’apparaît comme nécessaire. Tout au contraire, nous expérimentons une imperfection constante.

Le problème le plus insondable est de se demander quel est le rapport entre la perfection absolue et d’autre part cette imperfection si visible du mal – qui ne peut pas ne pas être issu de de cette perfection suprême, puisqu’elle absorbe en elle la totalité de l’être.

Réaffirmons qu’en Dieu il existe une relation nécessaire entre la perfection et l’existence, et observons que cette relation n’est présentée par aucune forme de l’être : il en découle que tout être est paradoxal, « absurde », et nous sommes tentés de définir l’être par la somme de néant qu’il recèle.

A la limite, nous devrions dire (si du moins nous sommes « athées ») qu’il existe une relation nécessaire entre l’être et le néant, voire même entre l’être et le mal, (870) que le mal sous diverses formes (l’absurdité, la laideur, le vice, la perversion) est lié à l’être : qu’à la limite Dieu et la valeur absolue accordée au mal.


d) L’athéisme comme reconnaissance du néant comme être. Le Mal à l’assaut du Bien pour l’empêcher d’être un Bien total

Cette proposition a rarement éré exprimée dans une lumière aussi cruelle. Nous pensons qu’elle est au creuset de tout athéisme, quand celui-ci est conséquent. L’athéisme est une glorification, une adoration ou pour le moins une reconnaissance du néant comme être, et pour parler d’une manière plus nette encore, du mal comme bien.

Il faut ajouter que les systèmes que l’on appelle dualistes où l’on a recours à deux principes explicatifs, également nécessaires pour expliquer le monde et Dieu, se ramènent à des systèmes athées au sens qui vient d’être défini, c’est-à-dire où le mal a prise sur le bien, le néant sur l’être.

Nous croyons que le dualisme est au creuset de cette attitude d’esprit, si fréquente en tous les siècles, que nous appelons celle du cathare. Le dualisme et le catharisme impliquent, si on va au fond des choses, une prévalence du mal sur le bien. La pureté radicale, ne pouvant vaincre l’impureté, se retranche dans la condamnation : mais cela suppose le triomphe du mal.

Si nous admettons deux principes, un principe absolument bon et un principe absolument mauvais (un Dieu du Bien et un Dieu du Mal), il faut en déduire que le Dieu du bien est limité par le Dieu du mal, qui l’a forcé à se répandre, à se manifester ; qui d’autre part l’altère, le corrompt, « l’occupe » en partie. Dès lors, le Mal a pouvoir sur le Bien puisqu’il l’ a empêché d’être un Bien total.

Et la réciproque n’est point vraie, parce que le Bien n’a pas pouvoir sur le Mal pour l’anéantir. Le Bien n’a que l’apparence du Bien : il est en réalité une sorte de (871) dépendance du Mal sous l’apparence du Bien.


e) A partir du moment où nous avons atteint la cause ultime, où nous avons défini cette cause par la perfection en tant que nécessaire, nous nous trouvons en présence du mystère ultime. Un retournement de notre être s’impose, un renversement de notre pensée et de notre action

Ce renversement qui fait que nous appelons apparence ce qui jusqu’alors nous paraissait réalité, et que nous considérons comme réel ce qui jusqu’alors nous paraissait fantomatique, est le principe de la conversion philosophique, comme Platon l’avait exprimé dans son allégorie de la Caverne, où l’on voit la vie humaine comparée à l’existence de prisonniers qui regardent un cinéma qu’ils prennent pour la réalité ; mais la pensée philosophique les arrache, les pousse vers le monde extérieur, où ils sont éblouis par la lumière.

On ne peut guère trouver de comparaison plus profonde que cette allégorie qui est à la source de la philosophie occidentale.

Il faut aller beaucoup plus profond encore que Platon et faire face à l’existence de Dieu comme tel, soleil solitaire.

Si Dieu et la cause suprême, la fin dernière, le milieu dans lequel « nous respirons, nous nous mouvons et nous sommes », le paradoxe, l’épreuve indicible, suprême, de l’esprit, est que nous n’en avons pas conscience. Cet état paradoxal d’ignorance et d’inconscience donne à beaucoup l’idée qu’il y eut une sorte d’inversion, à l’origine des choses, de malice divine.

Supposons un cercle géométrique sur une surface, qui serait tracé par un compas. L’homme serait représenté par un point sur la surface. Ce point croit qu’il a été (872) produit par les points antécédents et qu’il est aspiré par les popints subséquents. En réalité, il est créé par le compas qui trace la circonférence en faisant tourner un rayon autour du centre. Telle est la condition humaine : l’homme se croit produit par le cercle, alors qu’il est produit par le rayon. En réalité, tout son être vient de l’action de l’énergie qui tient le compas dans ses mains, qui fait osciller un point autour d’un point fixe. Mais de cette énergie et de son opération, le point n’a aucune expérience. Bien plus, dans la plupart des cas il nie l’existence de ce compas. Souvent, comme l’a remarqué Platon, les hommes ont tenté de faire périr ceux qui avaient l’audace de leur parler de la possibilité d’un tel compas.

La philosophie dans son essence est la science de ce qui existe au-delà des apparences. Elle est une recherche du mystère ultime. Les grandes philosophies, depuis Socrate jusqu’à Heidegger, ont toutes été des réflexions sur ce mystère ultime, soit pour l’affirmer, soit pour le retreindre ou le nier, soit pour substituer à un abîme un mystère de lumière. Les grandes morales ont toujours consisté à se poser l’interrogation : si Dieu est, que s’ensuit-il pour ma conduite et pour ma pensée ? C’est l’office des athéismes, dans un sens inverse.


f) Reste la question de savoir pourquoi Dieu a franchi cet écart qui le séparait du non-être, pourquoi il a fait autre chose que lui

A cette question fondamentale, on pourrait répondre d’abord qu’il n’y a pas un lieu qui soit hors de Dieu. Ce qu’il produit demeure toujours en lui, et, en un certain sens, est toujours lui, par une ressemblance, un participation à ce qu’il est.

(873) Mais quel est le motif qui a pu porter le mystère ultime, la réalité première à

se projeter pour ainsi dire en elle-même, à faire participer f’autres êtres à son être.

Dieu ne peut vouloir que Dieu, mais il peut vouloir se voir sous différentes faces, faire procéder de lui comme « d’autres dieux ».

De sorte que l’univers, considéré sous ce rapport secret, serait, pour user de mots nouveaux, un théodrome, un hagiostat, nous voulons dire, une cybernétique destinée à faire prévaloir en fin de compte, en fin des fins, la néguentropie sur l’entropie, la dissymétrie sur la symétrie, la qualité sur la quantité.

C’est sans doute ce que signifiait Bergson lorsqu’il finissait son œuvre en disant prophétiquement que le monde est une « machine à faire des dieux ».

La raison ultime de l’univers ne peut être que d’ajouter, s’il est possible une perfection à la perfection. Mais la perfection absolue peut-elle croître ?

Pour expliquer qu’il y ait « un Dieu » hors de Dieu même, il faut qu’il existe en Dieu un principe qui le pousse à augmenter son être, à le diffuser.

Ce principe que l’on ne peut chercher qu’à l’intérieur de la perfevtion et qui la pousse librement à se reproduire, à se répéter, à se reprendre sous des formes imparfaites, pourrait être un principe de splendeur, de rayonnement. On pourrait concevoir qu’émanent de Dieu, considéré comme un modèle, certaines images, de splendeur différente.

Mais cette idée de splendeur n’est-elle pas encore matérielle ? N’est-ce pas loger en Dieu son contraire que de l’obliger à se multiplier, à s’exprimer en des formes différentes, fussent-elles hiérarchiques ?

Il n’y a sans doute pas d’autre réponse à cette interrogation que celle qui a été apportée par le christianisme que l’Evangile johannique exprime ainsi : Dieu est amour. C’est dire que la perfection ultime enveloppe une aspiration de Dieu à se communiquer et que peut-être est-il en se communiquant nécessairement lui-même à lui-même.

(874) C’est cette aspiration contenue dans le bien que nous appelons l’amour, au sens plénier et très difficile de ce terme prostitué.

La seule justification du monde, c’est l’idée, présente en Dieu éternellement de créer des êtres capables d’être aimés par lui, et de l’aimer lui-même par voie de conséquence, sans que cet amour qu’ils ont pour lui ne cesse d’être précédé et enveloppé par son Amour.

Cela revient à dire que le cosmos, toute sa production luxueuse, est inutile, si elle n’a pour fin de permettre l’émergence d’êtres libres, capables d’imiter Dieu dans sa perfection, c’est-à-dire : d’aimer et d’être aimés (les héros, les sages et les saints).

La cybernétique moderne permet de donner à cette conception un sens neuf, qui assemble le hasard et la liberté, selon un vœu profond à notre époque.

Les uns ne voient que le hasard et la nécessité, les autres ne voient que la liberté, l’ordre ou la providence : il les faut composer. Et justement les machines cybernétiques nous permettent de comprendre comment cette composition peut se faire d’une manière plus précise que nous ne le pouvions concevoir quand ces machines n’existaient pas.

Une machine cybernétique peut être programmée de telle manière qu’elle multiplie les hasards et cependant qu’elle choisisse le hasard qui permettra à la machine de progresser, – la quantité des hasards étant dès lors comme une qualité à l’état possible.

On peut donc fabtiquer une machine dont le programme serait de toujours progresser. Et il se peut que les machines que l’on emploiera bientôt dans l’enseignement pour l’apprentissage des langues vivantes soient des machines de ce genre. Elles ne permettront à l’enfant un progrès dans la connaissance de l’allemand que si toutes les règles précédentes, tout le vocabulaire précédent ont (875) été codées.

Il se peut que l’évolution soit réglée par un mécanisme contre-aléatoire du même genre dont la loi soit de frayer la voie (après bien des ratés, des impasses, des dégénérescences ou des hypertélies[3]) à un « petit reste » qualitatif.

Nous sommes appelés à penser que, comme le dit l’apôtre Jean, « ce que nous serons n’a pas encore paru ».

De nos jours, au lieu d’étudier le présent à partir du passé, on commence à éclairer le présent à partir de l’avenir, connu selon les calculs de la probabilité.

La pensée reçoit une dimension prospective et non pas seulement rétrospective. C’est une rationalisation de l’attitude prophétique.


g) Nécessité d’aller plus loin encore et dire que la pensée humaine doit dépasser la dimension prospective pour atteindre la dimension eschatologique

Elle doit considérer que la véritable explication de l’être et du temps nous est donné seulement par le terme final, dans les deux sens du mot « final », et selon sa merveilleuse ambiguïté, la fin voulant dire à la fois le terme et le but, l’achèvement et la raison d’être. C’est ce qui était, d’ailleurs, l’idée des premiers penseurs grecs, en particulier d’Aristote , pour lequel la véritable cause , la cause des causes étair la « cause finale ».

Cette pensée d’Aristote, qui résumait la pensée antécédente, est demeurée au fond de toutes les spéculations sur l’histoire du salut chez les chrétiens, puisque pour la pensée chrétienne, (qui développe sur ce point la pensée juive), c’est le dernier jour qui jugera les jours : le temps n’est pas cyclique, il va vers sa fin.

Et, dans ce sens, il est déjà fini, bien que nul n’ait pris pleinement conscience de sa raison d’être, qui sera donnée « au jour du Jugement ».

Ce mot de Jugement a une profonde ambivalence, puisqu’il signifie à la fois l’acte (876) de la pensée et l’action de la justice. Cette pensée (chrétienne et grecque) anime encore d’une manière laïque et souvent anti-religieuse, les spéculations des modernes sur le progrès, sur l’évolution, sur la dialectique. On suppose toujours que le devenir avance vers un moment final qui sera un moment plénier de consommation, d’accomplissement et de Justice. Depuis les origines grecques jusqu’à Karl Marx et à Mao, la pensée humaine, orientée vers l’état final, est prophétique ; disons davantage : elle est eschatologique.

Ce qui était vrai « de tout temps » l’est encore bien plus à la fin de ce second millénaire.

Pourquoi ? Parce que nous sommes arrivés à un moment de l’histoire où un convergence de signes indique que l’humanité pensante va vers une mutation assez proche. Non que nous soyons fatalement à la « fin des temps », mais à la fin d’un temps, à la fin d’une ère.

La mutation qui se prépare est ambivalente. Elle peut être une mutation de dégradation. Mais on ne peut s’empêcher de la concevoir également comme une mutation de croissance, – non pour l’espèce humaine tout entière, du moins pour un petit reste de cette espèce, une tête chercheuse, capable d’agir comme un ferment.

Ainsi, l’homme et l’humanité vont vers un terme qui n’est pas encore atteint, et qui leur donnera son achèvement. Il faut conclure que l’expérience que nous possédons à la fois sur l’être et sur l’homme est une expérience de non-perfection. En somme, l’homme, comme disent certains anthropologues, est un animal néo-ténique. Il est né avant d’avoir obtenu son plein développement ; il est sorti du sinus maternel avant d’avoir sa taille, comme un embryon qui ne serait pas pleinement développé, comme un enfant né avant terme. L’homme est un animal qui, à la différence des grands primates, naît inachevé. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, il a besoin d’une éducation, d’une « mère » disait Goethe.

(877) Mais cet inachèvement de l’être pensant, scandale biologique, est beaucoup plus intime, nucléaire, plus ontologique qu’on le dit – comme le montre la différence substantielle qui existe entre la connaissance et l’action.


h) La pensée suppose en dehors d’elle quelque chose qui n’est pas elle, ce monde « extérieur » dont elle dépend

Par la connaissance, comme cela a été noté, la pensée transforme le cosmos extérieur, et même le monde intérieur en une représentation. Ce monde pourrait être à la rigueur la projection, la production du moi le plus intime. On a vu que souvent des penseurs, rejetant le préjugé vulgaire, annoncent que les choses sont des pensées, que le cosmos fait en quelque sorte partie de nous-même, en somme que le macrocosme est un cas particulier du microcosme, c’est-à-dire que la réalité est essentiellement noétique. Et elle devient poétique, si nous agissons sur nos pensées pour les recomposer selon notre liberté créatrice.

Bien que l’attitude idéaliste ne puisse pas être poussée à la limite sans absurdité, il faut reconnaître qu’elle contient une vérité profonde : par la pensée, je porte le cosmos, –qui me porte à son tour.

Mais ce cosmos n’existe pas par l’action créatrice de ma pensée, pas plus que le phare qui éclaire la route ne produit l’automobile qui porte ce phare.

La pensée suppose en dehors d’elle quelque chose qui n’est pas elle, ce monde « extérieur » dont elle dépend.. Elle laisse en dehors d’elle tout ce qui la contredit, comme la puissance d’atteindre l’avenir, l’incertitude du lendemain, l’échec, la souffrance, à la dernière limite, la disparition. Cet élément résiduel, que la pensée ne peut pas assimiler, a frappé les pessimistes.

Par la pensée, je suis tout. Et l’univers est une partie de ce tout. Au contraire, par l’action, je suis une partie infime de ce tout. Il y a un divorce crucial, crucifiant, entre ce que je pense et ce que je puis. Je pense tout. Je ne puis presque rien.

D’où procèdent les efforts constants de l’humanité pour combler cet écart, dont la technique issue de la science est le plus remarquable. D’où aussi le mythe, présent (878) dans la pensée moderne, qui tend à laisser croire que par la politique et la technique l’homme pourrait devenir maître de la nature.

Ce divorce entre la pensée et l’action, cette avance infinie de la pensée sur l’action nous porte à une vue différente de celles qui sont proposées généralement, et qui seront éphémères.

Est-ce que l’état où nous observons l’humanité et que nous jugeons stable, définitif et constitutif, ne serait pas une étape et une phase, qui annonce pour un avenir dont nous ne pouvons pas fixer la date une métamorphose de l’être que nous sommes ?

Cette métamorphose peut être définie de la manière suivante : puisque nous avons dit que la constitution de notre être actuel manifestait un écart incompréhensible entre la pensée et l’action, il est inévitable de concevoir que cet écart pourrait être comblé, et que l’action, jusqu’ici limitée et contrainte, pourrait rejoindre la pensée.

En réalité, l’attente d’un accord entre la pensée avec l’être total correspond à l’attitude religieuse appelée « l’espérance ». A la différence de la science, des arts et de toutes les techniques, les religions se présentent comme des préadaptations. Elles annoncent un état futur de l’être où l’imperfection présente sera comblée.

S’il en est ainsi, comment définir la phase actuelle, et comment concevoir par anticipation la phase future ? Quelle attitude doit être la nôtre dans ce milieu que nous appelons « le monde » et dans le devenir du temps qui n’est qu’une partie préparatoire et probatoire ?

Je suppose que l’embryon qui repose dans le sein d’une femme, soit doué de pensée. Cet être inachevé se comprendrait lui-même, puisqu’il forme un organisme, qu’il vit dans un temps de progrès et de maturation. Et c’est pourquoi (879) je prétends que cet embryon se comprendrait comme un tout logé dans un autre tout, et qu’il pourrait avoir une vue du rapport de son être avec l’Etre. Mais, dans le temps où ce fœtus philosophique se comprendrait ainsi lui-même, il s’étonnerait de sa position, de son imperfection. Il se demanderait ce que signifie le développement de ces organes qui n’ont aucune utilité présente, puisque, nourri du sang maternel, prisonnier d’une capsule cosmonautique, il n’a nul besoin de ses poumons et de ses membres, et que son cerveau lui suffit avec son cœur.

S’il était plus profond penseur, il conclurait qu’il est destiné à une autre sorte d’existence, où des organes jusqu’ici sans signification auraient enfin leur plénitude. Il concevrait que l’état qui est son état présent est provisoire, préadaptatif à un état final qui n’est pas encore donné ; il aurait aussitôt l’idée qu’il est dans une phase et non dans un état.

Qui nous dit que nous ne sommes pas au sein du cosmos comme cet embryon et dans un état im-parfait, non pleinement développés, non vraiment projetés dans le monde réel, – non encore vraiment nés ?

Telle est l’idée qui a inspiré beaucoup de philosophes mystiques. Telle est sans doute l’idée, plus ou moins virtuelle, de tous les hommes, avec cette différence que les uns projettent cette vie future dans un sens purement horizontal ; ils l’imaginent dans ce milieu illusoire d’un « avenir éternel », tandis que les autres, sans nier le sens horizontal du devenir, pensent que l’achèvement de l’être ne peut se faire dans le temps, qu’il suppose une actualisation hors du temps.



I) Comment concevoir une nouvelle phase de notre être ?

(880) La science, en la supposant parfaite, peut arriver à nous donner une image exacte du cosmos, du bios et même de la psyché ; par contre, elle ne pourra jamais nous renseigner sur l’état final de notre être, sur ce que le vulgaire appelle notre « destinée ».


a) La science est dans l’incapacité de nous renseigner sur l’état final de notre être

Et pourtant, rien ne peut nous intéresser davantage, en tant qu’homme, de savoir d’où nous venons et où nous allons.

Il est paradoxal de penser que des sommes folles, dans les budgets des nations, sont dépensées pour connaître le mécanisme de l’univers, pour préparer des armes

qui permettraient de détruire l’espèce humaine en un instant, – alors qu’aucune dépense n’est faite pour promouvoir des recherches concernant le véritable avenir de l’homme éternel.


b) Esquisses de cette eschatologie et de cette éthique, ressort de la recherche de la vérité en tant que celle-ci concerne l’avenir de l’homme

Nous partirons de l’idée qu’il existe trois plans, trois niveaux, trois vies dans l’expérience humaine.

On peut vivre d’une manière corporelle, matérielle, et pour ainsi dire somatique et cosmique. On peut vivre d’une manière psychique, c’est-à-dire en exerçant l’intelligence, la réflexion et toutes les facultés qui étaient jadis résumées sous le mot vague d’« âme ». On peut vivre enfin, selon l’esprit (pneuma), d’une vie spirituelle, supérieure, « mystique », comme c’est le cas des créateurs dans l’art, l’invention, la poésie, la spiritualité.

A partir de cette hypothèse des trois niveaux de l’expérience humaine, nous nous demanderons quel est le rapport de ces trois vies. Et nous proposerons l’hypothèse que la vie médiane, la vie psychique, est une vie provisoire.

Les recherches modernes de la psychanalyse sont intéressantes de ce point de vue.

(881) Car les philosophes et les psychologues qui ont exploré l’inconscient ont sans cesse supposé qu’il y avait une action de la zone somatique sur la zone psychique, action qui dans la plupart des cas ne tombe pas sous l’emprise de la conscience, et qui demande une exploration de type indirect. Telle est l’idée de méthode psychanalytique.

On pourrait dire que, symétriquement à la psychanalyse, la métapsychique et la psychologie paranormale devraient étudier l’influence de la zone supérieure de notre être, que j’appelle « pneumatique », sur la zone médiane. Mais pour l’ordinaire de la vie, nous vivons dans la zone intermédiaire qui est celle de la réflexion, de la science et de la conscience. Telle est la vie occupée par la pensée, par les projets, en particulier par le projet d’édifier pour l’avenir une cité humaine où la pensée s’épanouira. Lorsque nous nous bornons à vivre de cette vie médiane, alors tout ce que les religions nous présentent concernant la vie supérieure nous paraît imaginaire, mythique.


c) Formulation de l’hypothèse d’une autre structure de notre être

Pour y parvenir, il suffirait d’admettre, comme saint Paul en avait l’idée, que la vie présente qui nous occupe tout entiers, qui est une vie « psychique » est en réalité une vie intermédiaire et médiane ; vie provisoire et non pas synthèse définitive, – d’où son ambivalence, son oscillation avec deux pôles opposés et inaccessibles, dont l’un pourrait s’appeler le corps et l’autre l’esprit.

De ce point de vue, la véritable structure de notre être dans laquelle se joindraient en nous l’élément corporel de nous-même et l’élément éternel de nous-même, c’est-à-dire le soma et le pneuma. Alors, la zone intermédiaire de l’âme et de la réflexion serait en quelque sorte abolie, ou sublimée dans la zone supérieure. Elle n’aurait servi que d’échafaudage, avant la mutation définitive, qui serait celle où le corps et l’esprit s’uniraient sans « âme » ni pensée réflexive. Alors seulement (882) l’esprit pourrait enfin être maître et possesseur de la nature et de lui-même. Et la séparation cruelle de la pensée et de l’action serait résolue.

Ainsi, il pourrait se constituer une vraie communauté des êtres, c’est-à-dire une union du cosmos et de la polis, dont nos sociétés ne sont jamais que les prodromes ou les retombées. Car dans cet état futur où le cosmos et le pneuma seraient unis, les hommes, au lieu d’être extérieurs les us aux autres (et plus portés à la haine qu’à l’amour), seraient intérieurs les uns aux autres, ils formeraient une véritable cité.

Nous croyons volontiers que cette vue, qui paraîtra à plusieurs mythique, existe au plus profond de l’humanité, et qu’elle est un archétype qui préexiste en quelque sorte aux philosophies et aux religions. Peut-être est-elle plus ou moins pensée par tout homme quel qu’il soit, par les « athées » tout autant que par les croyants. Les uns et les autres ne peuvent persévérer dans l’être que s’ils ont l’espérance d’une reconstitution totale de l’être dans laquelle la matière et l’esprit seraient enfin unis.


d) A partir de cette hypothèse, étude de la relation de l’éternité avec le temps

En approfondissant cette relation (de la matière et de l’esprit), nous avons été amenés à conclure que ce que nous appelons le « temps » déroule, déploie, scande, manifeste un élément intemporel que nous avons appelé un point indivisible. Ce point condense, exprime, annonce sans doute l’état final de notre être. Et le travail de la volonté humaine consiste en un effort pour faire coïncider obscurément le temps dans lequel nous passons avec ce point indivisible.

Cette éternité de nous-même est toujours présente en nous, soit confusément et virtuellement sous des ombres et des paraboles, soit par fulgurations soudaines.

(883) Il s’agit dans la vie d’unir la part incosmisée de nous-même (le corps) à la part pneumatique et divine de nous-même (l’esprit). La phase humaine et réflexive (l’âme) où agit la volonté qui absorbe notre substance étirée dans le temps, est une étape vers une phase future qui n’est pas encore donnée. Ce que nous serons n’a pas encore paru.


e) Résumé de la phase présente de l’histoire humaine

Il y a dans le temps deux directions, l’une qui est pour ainsi dire verticale, et par laquelle chaque instant est rattaché à l’instant éternel, l’autre qui est pour ainsi dire horizontale, et qui « avance » pour constituer la diachronie, l’histoire.

L’esprit humain tend à confondre ces deux directions dans le concept bâtard d’un moment historique final où le temps s’arrêterait, où interviendrait une éternité temporelle. C’est l’illusion de « l’Empire » jadis, et de nos jours celle d’une nouvelle société idéale, harmonieuse et stable à jamais, qui est à l’horizon de la pensée de type marxiste.

Ce qui va contraindre les penseurs et les politiques à poser le problème sous une autre forme, c’est que tout se passe comme si nous approchions d’une ère finale qui ne sera pas celle d’un achèvement de l’histoire, mais plutôt d’une transmutation. « L’hyperthèse » que nous avons toujours supposée dans cette « Monadologie » est que nous approchons d’un temps intégrant. Les lignes et les axes du temps ne nous paraissent plus se poursuivre ou se dissiper, mais au contraire se concentrer, comme les baleines d’une ombrelle, pour aboutir à un moment de mutation, à un seuil.

Il semble, à plusieurs signes convergents et complémentaires, que l’humanité se prépare pour une étape nouvelle. Après l’étape de l’homo sapiens viendrait l’étape de l’homo spiritualis. Ainsi, la pensée(884)émerger de la vie. Elle aurait employé quelques millions d’années pour constituer une information suffisante, une science en même temps qu’un art, lui permettant de dominer la matière et la vie, une technique. Et nous approchons de la fin de cette seconde étape d’information. Se profile l’image d’une troisième phase, d’une émergence ultrascientifique, ultratechnique. Et, si l’humanité passe ce seuil (plus difficile à franchir que le premier seuil), le spirituel pourrait être atteint. aurait mis trois milliards d’années pour

Nous voyons à notre époque paraître des signes d’une transmutation prochaine, d’une émergence. Et ce seuil devra être nécessairement franchi sous peine de la mort de l’espèce humaine. Ce qui nous est inconnu c’est l’espace de temps qui sépare l’humanité actuelle de ce franchissement.

Ce que nous ignorons également, c’est la capacité qu’a l’humanité pour franchir ce seuil. Les uns sont effrayés par l’approche d’une limite. Les autres ont confiance qu’une poussée inventive imprévisible (comme il est arrivé souvent, et même récemment) comblera l’intervalle du pouvoir humain et des nécessités.

Pour reprendre l’exemple de l’alunissage, nous avons vu paraître la possibilité d’une évasion hors de « la terre ».

Si jusqu’à l’alunissage, certains terriens avisés, comme Pascal, avaient conçu leur situation aléatoire, l’humanité planétaire n’avait pu se voir elle-même. C’est l’homme lunaire qui permettra à l’homme planétaire d’être. Le « ciel » vu de la lune sans l’interposition d’une atmosphère, sera visible ! On pourrait trouver d’autres exemples annonçant une ère nouvelle de la connaissance ainsi que de l’organisation des peuples de la terre. Et l’espérance est un devoir, même au sein du désespoir.

C’est pourquoi nous pouvons dire que le temps approche où la philosophie pourrait ENFIN prendre son vol.

Ce ne sont pas seulement les existences qui sont menacées par les progrès des (885) techniques, ce sont les essences mêmes. Dans le juste désir de purifier les essencesdecequiétaitleurrevêtement, leur véhicule, leur expression accidentelle, on en est arrivé à la fin du second millénaire à mettre en question l’essence même des êtres. Ainsi, pour la raison, pour la nature, pour l’éducation, la sexualité, la société, nous avons vu contestée l’essence de ces invariants. On a conçu l’image d’une société où ce qui autrefois était nature, invariable, serait désormais imposé par la culture, où les valeurs seraient posées par la liberté.

Mais il faudra bien que la philosophie soit, c’est-à-dire qu’elle retrouve ce qu’elle a toujours été : l’étude de ce qui est permanent, de l’« Etre en tant qu’Etre ».

Lorsque la science aura accompli son œuvre, et que toutes les expériences auront été faites, lorsqu’on approchera d’une abolition de l’objet pat les techniques et par la connaissance, – alors les temps seront favorables à la vraie philosophie, c’est-à-dire à une synthèse finale. On peut penser que, jusqu’ici, les philosophies auront été des synthèses prématurées.

Nous avons dit que la philosophie passait par trois phases, la nature, l’esprit, l’existence. Après avoir cherché à prolonger les sciences, comme si elle était une science supérieure, la philosophie s’est exercée à découvrir l’acte de l’esprit, et à voir dans la nature des choses un produit de la pensée. Enfin, elle s’est tournée vers l’existence, et elle a cherché à définir l’Etre par la relation, en particulier par la relation à l’histoire et à la société. Ces trois points de vue sont insuffisants, car l’Etre que la philosophie cherche n’est ni la nature, ni l’esprit, ni la relation, mais il fallait les avoir parcourus et épuisés tous les trois, comme trois phases antécédentes, pour avoir une notion purifiée et complète, de l’Etre.

C’est pourquoi la transmutation de l’homme qui se prépare ne pourra se faire sans (886) un renouveau de la philosophie.

Nous ne pouvons savoir ce que sera cette philosophie de demain. Mais, que le vrai progrès soit le progrès vers la qualité, et non vers la quantité ; que l’évolution ait pour fin de préserver et de promouvoir un petit reste qualitatif autour duquel tout se reconstitue ; que finalement l’évolution travaille à la victoire non de ce qui est le plus probable et le plus homogène, mais de ce qui est le plus improbable, comme on l’a vu lors de l’apparition de la pensée, c’est ce qui nous paraît résulter d’une vue profonde sur ce qui a été jusqu’ici. De sorte que la conclusion de cette prospective est une conclusion d’espérance. Cette espérance n’est pas fondée sur un sentiment mais sur une loi qui veut que les transmutations majeures se font dans le sens du meilleur autour de la qualité pure. C’est l’anastase.




[1] Jean Guitton, Œuvres complètes, Philosophie, DDB Paris, 1978, pp.815-886.

[2] L’expression de Louis Armand traduit cette effet nécessaire : « la qualité est un sous-produit de la quantité ».

[3] Développent exagéré de certains organes dépassant l’utile.


Date de création : 24/06/2008 @ 09:44
Dernière modification : 24/06/2008 @ 17:43
Catégorie : Synthèse
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