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Parcours habermassien - Genèse du concept d'agir communicationnel



HABERMAS


(2) AGIR COMMUNICATIONNEL : GENÈSE DU CONCEPT


Le concept d’activité communicationnelle


Ce concept ouvre l’accès à un complexe de trois thèmes intriqués : il y va tout d’abord d’un concept de la rationalité communicationnelle qui, quoique développé avec suffisamment de scepticisme, résiste à la réduction cognitive-instrumentale de la raison ; je passe ensuite à la seconde étape, avec un concept de la société à double niveau, qui relie les paradigmes du monde vécu et du système qui n’est pas seulement rhétorique ; j’en arrive enfin à une théorie du Moderne, qui explique les phénomènes de plus en plus manifestes de pathologie sociale par l’idée que les domaines de vie structurés par la communication se trouvent soumis aux impératifs des domaines d’action formellement organisés et devenus autonomes. C’est ainsi qu’une théorie de l’activité communicationnelle doit rendre possible la conceptualisation du contexte de la vie sociale, en un sens approprié aux paradoxes du Moderne.

Pertinence de la prise en compte du motif d’actualité

Le motif d’actualité va de soi. Depuis les années 1960, les sociétés occidentales se rapprochent d’une situation où l’héritage du rationalisme occidental ne vaut plus de façon incontestée. La stabilisation des relations intérieures, obtenue (d’une façon peut être particulièrement impressionnante en Allemagne fédérale) sur la base du compromis réalisé par l’Etat-social, engendre à présent des coûts sociaux, psychologiques et culturels croissants ; de même au niveau des relations entre les super-puissances, on prend de plus en plus nettement conscience d’une instabilité qui n’est que provisoirement contenue sans être jamais surmontée. Dans le travail théorique qui vise à s’approprier ces phénomènes, c’est la substance même des traditions et inspirations occidentales qui est en cause.
Les néo-conservateurs voudraient maintenir à tout prix le modèle capitaliste de modernisation économique et sociale. Ils accordent la priorité absolue à une croissance économique qu’entretient le compromis de l’Etat-social, qui se trouve elle aussi de plus en plus freinée. Face à la désintégration sociale induite par cette croissance, ils cherchent refuge dans les traditions d’une culture prudhommesque désormais sans racines, que l’on invoque de façon rhétorique. De bonnes raisons avaient pu justifier dès la fin du XIXe siècle un problème de régulation du marché vers l’Etat. Mais on voit mal comment un transfert inverse aujourd’hui pourrait donner une nouvelle impulsion La tentation de faire appel aux lumières d’une conscience historique pour réactiver des traditions que la modernisation capitaliste a détruites est encore moins plausible. En réponse à l’apologétique du néo-conservatisme, une critique de la croissance éventuellement aiguisée d’antimodernisme met en cause l’hypercomplexité des systèmes d’action économiques et administratifs aussi bien que la course aux armements devenue autonome. Les expériences liées à la colonisation du monde vécu, que du côté néo-conservateur on tendrait à canaliser et atténuer, suscitent de l’autre côté une opposition radicale. Mais là où cette opposition s’exacerbe pour réclamer que cesse à tout prix la différenciation, elle va perdre en retour une importante distinction. La limitation de la complexité croissante de la monnaie et de l’administration n’est pas du tout la même chose que l’abandon des formes de vie modernes. Les mondes vécus qui sont structurellement différenciés recèlent un potentiel de raison qui ne saurait être ramené au concept de la complexité croissante du système.

1/. PRISE EN COMPTE DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA RATIONALITÉ

A/ La proximité de la sociologie avec la problématique de la rationalité

Dans le cadre des sciences sociales, c’est la sociologie qui dans ses concepts fondamentaux se rattacherait le mieux à la problématique de la rationalité. La comparaison avec d’autres disciplines montre que cela tient à des raisons inhérentes à l’histoire des sciences, et qui sont objectives. Considérons tout d’abord la science politique. Elle a dû s’émanciper du droit naturel rationnel. Même le droit naturel moderne procédait encore de la conception vieille Europe qui présente la société comme une communauté politiquement constituée et intégrée par des normes juridiques. Les nouveaux concepts du droit formel bourgeois offraient la possibilité d’une démarche constructive et d’une projection normative de l’ordre de l’ordre politico-juridique conçu comme un mécanisme rationnel . C’est ce dont une science politique à orientation empirique dut se défaire radicalement. Celle-ci traite alors la politique comme un sous-système de la société tout en se délestant de la tâche de concevoir la société dans son entier. A l’encontre du normativisme jusnaturaliste, elle exclut de ses considérations scientifiques les questions morales-pratiques de la légitimité. Ou alors, elle les conçoit comme des questions empiriques où il s’agit de décrire une croyance en la légitimité. De ce fait, elle coupe les ponts avec la problématique de la rationalité. Le cas de l’économie politique est différent. Ce qui l’intéressa d’abord, ce sont les répercussions que pouvait avoir la dynamique du système économique sur les ordres normatifs de l’intégration sociale. C’est une problématique dont l’économie s’est détachée une fois devenue une science spécialisée. Aujourd’hui, elle aussi traite son objet comme un sous-système de la société, et elle se déleste des questions de légitimation. A partir de son point de vue limité, elle peut alors réduire les problèmes de rationalité aux questions d’équilibre économique et de choix rationnels.
La sociologie, en revanche, est parmi ces disciplines, celle qui s’est révélée compétente pour traiter des problèmes que la politique et l’économie avaient écartés en devenant des sciences spécialisées . Elle prend pour thème les transfor-
mations qui affectent l’intégration sociale et résultent de l’émergence du système étatique moderne ainsi que d’un système économique différencié, régulé par le marché. La sociologie devient la science des crises par excellence, une science qui essentiellement s’occupe de la formation des systèmes sociaux modernes et des aspects anomiques liés à la décomposition des systèmes traditionnels. Il est vrai qu’avec ces prémisses, la sociologie aurait pu, elle aussi, se limiter à un sous-système unique. Lorsque l’on considère l’histoire de cette science, c’est la sociologie de la religion et la sociologie du droit qui constituent le noyau de la nouvelle discipline.
Qu’il me soit permis, à titre d’illustration de me reporter dès maintenant au schéma fonctionnel proposé par Parsons. On peut sans peine conclure aux coordinations suivantes entre disciplines de sciences sociales et sous-systèmes de la société (cf. Fig.1).

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La sociologie est la seule discipline parmi les sciences sociales qui ait maintenu le rapport aux problèmes de la société globale. Elle est toujours restée aussi théorie de la société, et, de ce fait, elle n’a pas pu, comme d’autres disciplines, évacuer, redéfinir ou redécouper en petits formats les questions de rationalisation.
La sociologie aussi bien que l’anthropologie culturelle se trouvent confrontées au spectre entier des manifestations de l’agir social. Elles n’ont pas affaire à des types d’action relativement bien circonscrits que l’on peut schématiser comme des variantes de l’activité rationnelle par rapport à une fin (« rationalité axiologique »), lorsqu’on les regarde sous l’angle de certains problèmes tels que la maximisation des gains ou la conquête de l’exercice du pouvoir politique. Ces deux disciplines s’occupent de la pratique quotidienne dans les contextes du monde vécu. Et c’est pourquoi elles doivent prendre en considération toutes les formes d’orientations de l’action par des symboles . Pour ces deux disciplines, il n’est pas si simple d’écarter la problématique des fondements de la théorie de l’action et de la compréhension du sens dans l’interprétation. Car elles se heurtent aux structures du monde vécu, et ces structures, et ces structures sont elles-mêmes sous-jacentes aux systèmes partiels davantage spécifiés sur le plan fonctionnel et, dans une certaine mesure, plus fortement différenciés.

B/ Comment accéder à la possibilité de savoir si et en quel sens la modernisation d’une société peut être décrite du point de vue de la rationalisation culturelle et sociale

Le cadre de la théorie de l’action dont la conception est à même de mettre en perspective les aspects sous lesquels l’agir est susceptible de rationalité est d’ampleur « métathéorique ». La méthodologie d’une théorie de la compréhension, quant à elle, doit expliciter les relations internes entre l’explication de la signification d’une expression symbolique et la prise de position par rapport à ses prétentions implicites à la validité. Or, c’est seulement l’ensemble formé par la liaison entre la question métathéorique et la question méthodologique qui permet d’atteindre la teneur empirique de la question posée.
Le lien entre ces questions s’exprime de façon particulièrement évidente chez Max Weber. Sa hiérarchie des concepts d’action est établie sur le type de l’activité rationnelle par rapport à une fin (« rationalité axiologique »). Il s’ensuit que toutes les actions restantes peuvent être classées comme des variantes spécifiques de ce type. Quant à la méthode de compréhension du sens, Weber l’analyse de façon à ce que les cas plus complexes puissent être rapportés au cas limite de l’activité rationnelle par rapport à un fin (« rationalité axiologique ») : la compréhension de l’agir subjectivement orienté vers le succès exige en même temps une évaluation objective de cet agir (d’après les critères de ce qui est rationnellement correct : « rationalité instrumentale »).
Finalement, ces décisions concernant les concepts fondamentaux et la méthodologie sont parfaitement cohérentes avec l’interrogation centrale de Weber sur la façon dont le rationalisme occidental peut être expliqué. Cette cohérence pourrait sans doute être contingente, mais je soutiendrai, quant à moi, la thèse suivante : c’est que la question du rationalisme occidental, question qui, historiquement, en tout cas pour la psychologie de la recherche, est une question contingente, la question de la signification de la modernité et des causes de la modernisation capitaliste d’abord intervenue en Europe, ainsi que ses conséquences pour la société – cette question, c’est pour des raisons contraignantes que Weber l’a traitée du point de vue de l’agir rationnel, de la conduite rationnelle de la vie, et des images du monde rationalisées. La thèse que je voudrais soutenir, c’est que précisément la connexion entre les trois thématiques de la rationalité, cette connexion que l’on peut dégager de la lecture de son œuvre, obéit à des raisons systématiques. Je veux dire par là qu’à toute sociologie qui prétend à une théorie de la société, pour autant qu’elle procède de façon suffisamment radicale, le problème de la rationalité se pose aux trois niveaux en même temps : métathéorique, méthodologique et empirique.

2/. APPARITION DU CONCEPT DE RATIONALITÉ DANS LES DIFFÉRENTS TYPES DE DISCOURS

Il ne s’agit rien de moins que l’affirmation d’un procès historique universel de rationalisation des images du monde.
[Habermas commence (en A) par une explication provisoire du concept de rationalité et il le reprend dans la perspective de l’évolution pour interroger l’émergence d’une compréhension moderne du monde. Après ces préliminaires, il veut mettre en évidence (en B) la liaison interne entre théorie de la société et théorie de la rationalité ; il fera cette mise en évidence à deux niveaux :
– au niveau métathéorique, en montrant les implications que comportent pour le concept de rationalité les concepts sociologiques d’action aujourd’hui en usage ;
– au niveau méthodologique en montrant que des implications semblables résultent de l’accès de la compréhension du sens au domaine d’objets de la sociologie.
Cette esquisse d’argumentation, si nous avons la volonté d’assumer une reprise adéquate de la problématique de rationalisation sociale , vise à établir qu’une théorie de l’activité communicationnelle s’impose.]

A/ La conception strictement cognitive de la rationalité

Je m’en tiendrai tout d’abord à cette conception dont le concept est défini exclusivement par référence à l’application d’un savoir descriptif. Ce concept peut être développé dans deux directions distinctes :
a) celle du concept de la rationalité cognitive-instrumentale
A travers l’empirisme, ce concept a fortement marqué l’autocompréhension du monde. Ce concept comporte les connotations d’une affirmation de soi qui serait couronnée de succès. Ce qui rend possible une telle auto-affirmation, c’est l’aptitude à disposer en connaissance de cause d’un environnement contingent, ainsi que l’adaptation intelligente à cet environnement.
b) celle du concept de rationalité communicationnelle
C’est cette direction que nous adoptons quand nous décidons spontanément en faveur d’un concept plus large de rationalité, qui se rattache à des représentations plus anciennes de la raison . Ce concept comporte des connotations qui renvoient finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du discours argumentatif, qui permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. C’est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions, et s’assurent à la fois de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie grâce à la communauté de convictions rationnellement motivées .
Une affirmation ne peut être dite rationnelle que si le locuteur remplit les conditions nécessaires pour atteindre l’objectif illocutoire consistant à s’entendre sur quelque chose dans le monde avec au moins un autre participant à la communication. Quant à l’action dirigée vers un objectif, celle-ci ne peut être dite rationnelle que si l’acteur remplit les conditions qui sont nécessaires pour réaliser l’intention d’intervenir dans le monde avec succès. Les deux tentatives peuvent échouer – le consensus visé ne pas advenir, l’effet souhaité ne pas intervenir. Or la rationalité d’une expression est attestée même par les défaillances de cette sorte – les défaillances peuvent être expliquées .
Je voudrais brièvement expliciter deux positions. La première position que, pour simplifier, je nommerai « réaliste », part de la présupposition ontologique d’un monde résumant la totalité d’un monde de ce qui est le cas, afin d’étudier sur cette base les conditions d’un comportement rationnel (R). L’autre position, que nous pourrions nommer « phénoménologique » , donne à cette question une tournure transcendantale, et prend pour objet de la réflexion le fait que ceux qui se conduisent rationnellement sont eux-mêmes obligés de présupposer un monde objectif (P).
R. Le réaliste peut se limiter à analyser les conditions qu’un sujet doit remplir afin de pouvoir poser et réaliser des buts. En fonction de ce modèle, les actions rationnelles ont fondamentalement le caractère d’interventions qui opèrent dans un monde d’états de choses existants ; elles sont dirigées vers un objectif et contrôlées par le succès. Max Black désigne une série de conditions que doit remplir l’action pour avoir une valeur plus ou moins rationnelle, et devenir accessible à une appréciation critique .
On peut au demeurant faire comprendre un usage dérivé du mot « rationnel », lorsque pour développer le concept de rationalité, on se guide sur des actions dirigées vers un objectif, ce qui veut dire : des actions qui résolvent un problème.
P. Le phénoménologue ne prend pas simplement pour fil directeur des actions qui poursuivent un objectif ou résolvent des problèmes. En particulier, il ne part pas simplement de la présupposition ontologique d’un monde objectif. Au contraire, il problématise ce monde en s’enquérant des conditions dans lesquelles se constitue l’unité d’un monde objectif pour ceux qui appartiennent à une communauté de communication. Le monde gagne l’objectivité seulement par le fait qu’il vaut comme un et même monde pour une communauté de sujets capables de parler et d’agir. Le concept abstrait de monde est une condition nécessaire pour que les sujets qui agissent communicationnellement puissent s’entendre entre eux sur ce qui advient dans le monde ou sur ce qui doit s’y produire.
Dans ce modèle, les expressions rationnelles ont le caractère d’actions dotées de sens, compréhensibles dans leur contexte, grâce auxquelles l’acteur se rapporte à quelque chose dans le monde objectif. Les conditions de validité des expressions symboliques renvoient à un savoir d’arrière-fond intersubjectivement partagé par la communauté de communication.
Ce qui caractérise les solutions produites par ce modèle – ce qui les rend intelligibles à d’autres sujets qui raisonnent dans le monde comme étant des solutions correctes possibles – c’est qu’elles mettent en question non pas l’intersubjectivité du monde, mais l’adéquation des méthodes par lesquelles le monde est expérimenté et relaté .

Adjonction du modèle de Piaget

A ce concept englobant de rationalité communicationnel, tel qu’il fut développé à partir du projet phénoménologique, on peut opérer le raccordement du concept de rationalité instrumentale développé à partir du projet réaliste. En effet, il existe des relations internes entre les deux facultés : d’une part, la perception décentrée des choses et des évènements ainsi que la faculté d’en disposer [tel monde vaut], d’autre part, l’entente intersubjective au sujet de ces choses et des évènements [tel monde vaut pour]. C’est pourquoi Piaget choisit le modèle combiné de la coopération sociale, selon lequel plusieurs sujets coordonnent par l’activité communicationnelle leurs interventions dans le monde objectif .

Dans les contextes de l’agir communicationnel, seul peut être considéré comme responsable au sens d’imputation de rationalité celui qui, en tant que partie prenante d’une communauté de communication, est capable d’orienter son action selon les prétentions à la validité intersubjectivement reconnues.



B/. Mise en évidence d’autres concepts sociologiques d’action aujourd’hui en usage

Celui qui porte une affirmation et peut la fonder face à un critique en indiquant les évidences qui correspondent à cette affirmation n’est pas le seul, dans des contextes de communication, à pouvoir être nommé rationnel. Nous nommons également rationnel celui suit une norme existante et peut justifier son action face à un critique en expliquant une situation donnée par rapport aux attentes de comportement légitimes. Nous nommons encore rationnel celui qui de façon sincère exprime un souhait, un sentiment ou un état d’esprit, délivre une confidence, confesse une action, etc. et saura créer chez un critique une certitude concernant l’expérience intime qu’il a ainsi dévoilée, en étant cohérent dans les conséquences pratiques qu’il en tire pour son comportement.
De même que les actes constatifs, les actions régulées par des normes, et les présentations de soi expressives ont pareillement le caractère d’expressions dotées de sens, compréhensibles dans leur contexte, et liées à une prétention critiquable à la validité. Mais au lieu d’un rapport aux faits, ces expressions instaurent un rapport aux normes et aux expériences vécues. Celui qui agit élève ici la prétention que son comportement est juste au regard d’un contexte normatif reconnu comme légitime, ou qu’est véridique la manifestation expressive d’une expérience vécue à laquelle il a un accès privilégié. De même que les actes de langage constatifs, ces expressions sont faillibles. Et de même, ce qui est constitutif pour leur rationalité, c’est la possibilité d’une reconnaissance intersubjective pour leur prétention critiquable à la validité. Toutefois, le savoir qui s’incarne dans les actions régulées par des normes ainsi que les manifestations expressives ne renvoie pas à l’existence d’états de choses, mais uniquement à la valeur de devoir-être des normes, et à la manifestation d’expériences vécues subjectives.
On peut dire pour résumer que les actions régulées par des normes, les autoprésentations expressives et les expressions évaluatives complètent les actes de langage constatifs dans la fonction de la pratique communicationnelle : obtenir, maintenir et renouveler sur l’arrière-monde vécu, un consensus qui repose sur la reconnaissance intersubjective de prétentions critiquables à la validité. La rationalité impliquée dans cette pratique s’avère dans le fait qu’un accord obtenu communicationnellement doit ultimement s’appuyer sur des raisons. Et la rationalité de ceux qui prennent part à cette pratique communicationnelle se mesure à la possibilité qu’ils auraient, dans des circonstances appropriées, de fonder leurs expressions. La rationalité inhérente à la pratique communicationnelle de tous les jours renvoie aussi à la pratique de l’argumentation comme à l’instance de référence qui rend possible le cas échéant la poursuite de l’agir communicationnel par d’autres moyens [l’analyse argumentée du dissensus par exemple].
En raison de leur caractère critiquable, les expressions rationnelles sont également susceptibles d’amélioration : nous pouvons corriger les tentatives ratées, si nous réussissons à identifier les fautes qui nous ont échappé. Le concept de fondation rationnelle est étroitement lié à celui d’apprentissage. Pour les procès d’apprentissage aussi, l’argumentation joue un rôle important. Aussi nommons-nous rationnelle une personne qui, dans le domaine cognitif-instrumental, exprime des opinions fondées et agit avec efficacité. Mais cette rationalité reste contingente si elle n’est pas raccordée à l’aptitude à apprendre en tirant parti des fautes commises, du démenti des hypothèses et de l’échec de certaines interventions.
Le milieu dans lequel un travail productif peut être effectué sur ces expériences négatives est la discussion théorique, c’est-à-dire la forme d’argumentation où sont thématisées les prétentions controversées à la vérité. Il en va de même dans le domaine moral-pratique. En cas de mise en cause des normes, le milieu dans lequel on peut vérifier à l’aide d’hypothèses si telle norme d’action, qu’elle soit ou non factuellement reconnue, peut être impartialement justifiée, est la discussion pratique, c’est-à-dire la forme d ‘argumentation où sont thématisées les prétentions à la justesse normative.
Dans l’éthique philosophique, il n’est pas du tout acquis que l’on puisse, par analogie avec les prétentions à la vérité, fonder discursivement les prétentions à la validité qui sont liées aux normes de l’action, et sur lesquelles s’appuient les commandements ou les maximes du devoir. Mais dans le quotidien, nul ne se serait engagé dans des argumentations morales, qui ne partît intuitivement de la forte présomption qu’il est principiellement possible, dans le cercle des gens intéressés, de parvenir à un consensus rationnellement fondé. Il s’agit là, à mon avis, d’une nécessité conceptuelle qui découle du sens de prétentions normatives à la validité. Les normes d’action comportent, quant à leur domaine de validité spécifique, la prétention d’exprimer, par rapport à un matériau qui a besoin de régulation, un intérêt commun à toutes les personnes concernées, et de mériter pour cela une reconnaissance universelle.

Il existe un milieu réflexif, non seulement pour le domaine cognitif-instrumental et pour le domaine moral-pratique, mais aussi pour les expressions évaluatives et expressives du domaine culturel.
Nous nommons rationnelle une personne qui interprète la nature de ses besoins à la lumière des valeurs standard culturellement en vigueur ; mais nous le faisons plus encore si elle peut adopter une attitude réflexive à l’égard des valeurs standard elles-mêmes qui interprètent les besoins. A la différence des normes d’action, les valeurs culturelles ne comportent pas de prétention à l’universalité. Tout au plus se portent-elles candidates pour des interprétations à l’aide desquelles un cercle d’intéressés peut, le cas échéant, décrire un intérêt commun et en faire une norme. Mais qu’un espace de reconnaissance intersubjective se forme autour de valeurs culturelles ne signifie encore nullement la possibilité de prétendre à un assentiment culturellement généralisé ou absolument universel. C’est pourquoi les argumentations servant à justifier les valeurs standard ne remplissent pas les conditions des discours. Leur prototype est la forme de la critique esthétique.
Une fois que l’œuvre a pu être validée par une appréhension esthétique fondée, elle peut tenir lieu d’argument et jouer un rôle pour faire admettre les standards précisément qui en font une œuvre artistique. De même que les raisons dans la discussion pratique doivent servir à établir que la norme proposée pour l’admission exprime un intérêt universalisable, de même, les raisons produites dans la critique esthétique servent à guider la perception de l’œuvre et à rendre son authenticité si évidente que cette expérience même peut devenir un motif rationnel pour admettre les standards qui lui correspondent. Cette réflexion rend plausible la raison pour laquelle nous tenons les arguments esthétiques pour moins contraignants que les arguments employés dans les discussions pratiques ou proprement théoriques.

Celui qui, systématiquement, s’illusionne sur lui-même, se conduit irrationnel-lement ; mais ce n’est pas le cas de celui qui est à même de recevoir des explications au sujet de son irrationnalité. Celui-ci ne dispose pas seulement de la rationalité d’un sujet qui agit judicieusement et rationnellement par rapport à une fin ; ni seulement de la rationalité d’un sujet moralement éclairé et pratiquement fiable, ou encore capable d’évaluer avec sensibilité et d’être réceptif sur le plan esthétique : il a en outre la force de se rapporter de façon réflexive à sa propre subjectivité, et de percer à jour les limitations irrationnelles qui affectent systématiquement ses expressions cognitives ainsi que ses expressions pratiques, morales et esthétiques. Les raisons jouent également un rôle dans un tel procès d’autoréflexion ; Freud a étudié ce type d’argumentation à partir du modèle de l’entretien thérapeuthique conduit entre le médecin et l’analysant .
Dans l’entretien psychanalytique, les rôles se répartissent de façon asymétrique ; le médecin et le patint ne se comportent pas dans cette relation comme deux partenaires dont l’un propose et l’autre oppose. Les présuppositions générales de la discussion ne peuvent être remplies qu’une fois que la thérapie a pu être menée au succès. C’est pourquoi je nommerai critique thérapeutique la forme d’argumentation qui sert à expliquer les auto-illusions systématiques.

Il y a enfin un autre niveau, également réflexif, qui situe la façon dont se comporte un interprète lorsque, face à la persistance des difficultés d’intercompréhension, il n’a pas d’autre recours que de prendre comme objet de la communication les moyens de l’intercompréhension eux-mêmes. Nous nommons rationnelle une personne qui manifeste une disposition à l’intercompréhension et réagit aux perturbations de la communication en réfléchissant sur les règles langagières. Ce qui est alors en cause, c’est d’une part le contrôle de compréhension ou de bonne formation des expressions symboliques et, d’autre part, c’est une explication de la signification des expressions produites. Le discours explicatif est quant à lui une forme d’argumentation où le caractère compréhensible bien formé ou grammaticalement correct des expressions symboliques n’est plus supposé ou contesté naïvement, mais se trouve au contraire thématisé en tant que prétention controversée .

Le concept de rationalité que nous avons introduit jusqu’ici de façon plutôt intuitive se rapporte à un système de prétention à la validité qui, comme le montre le tableau suivant doit être élucidé par une théorie de l’argumentation [pp.39 à 51]

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3/. TRAITS CARACTÉRISTIQUES DE LA COMPRÉHENSION MYTHIQUE ET DE LA COMPRÉHENSION MODERNE DU MONDE

Le concept de rationalité qui convient à l’approche sociologique

Du fait qu’il s’agit de juger de la rationalité de personnes individuelles, il ne suffit pas de prendre en compte telle ou telle expression. La question qui se pose est bien plutôt de savoir si A ou B ou un groupe d’individus se conduisent rationnellement en général ; si l’on peut attendre systématiquement qu’il y ait de bonnes raisons pour leurs expressions et que celles-ci soient
dans la dimension cognitive-instrumentale : pertinentes ou efficientes ;
dans la dimension morale-pratique : sûres ou avisées ;
dans la dimension évaluative : judicieuses ou évidentes ;
dans la dimension expressive : véridiques et autocritiques ;
dans la dimension herméneutique : intelligentes et compréhensives ;
ou dans toutes les dimensions, qu’elles soient « raisonnables ».
Lorsque selon ces points de vue, un effet de systématicité se dégage à travers différents domaines de l’interaction et sur de plus longues périodes (éventuellement celle d’une biographie), nous parlons aussi de la rationalité d’une conduite de vie. Or, dans les conditions socio-culturelles d’une telle conduite de vie, se reflète peut-être la rationalité d’un monde vécu partagé non seulement par des individus , mais par des collectivités.

A/ Enquête sur le concept de « monde vécu » tel qu’il est relié à notre compréhension occidentale du monde quant à sa vocation à l’universalité

Afin de clarifier ce concept difficile de monde vécu rationalisé, nous partirons du concept de rationalité communicationnelle [qui vient d’être précisé] et nous examinerons les structures du monde vécu, qui rendent possibles pour des individus et pour des groupes des orientations rationnelles d’action. Cependant, le concept de monde vécu est trop complexe pour que je puisse l’expliciter de façon satisfaisante dans le cadre de cette introduction. Je commencerai donc par m’intéresser aux systèmes culturels d’interprétation, ou images du monde, qui reflètent l’arrière-fond des groupes sociaux, et assurent une liaison cohérente dans la multiplicité de leurs orientations d’action. En conséquence je vais tout d’abord m’enquérir des conditions que doivent remplir les structures d’images du monde orientant l’action, si une conduite de vie rationnelle doit être possible pour ceux qui partagent une telle image du monde. Ce procédé offre deux avantages : d’une part, il nous astreint à passer de l’analyse conceptuelle à une analyse menée empiriquement, en interrogent les structures de rationalité incarnées dans les symboles des images du monde ; d’autre part, il nous oblige à ne pas supposer sans vérification comme universellement valides les structures de rationalité que déterminent la compréhension moderne du monde, mais à les considérer dans une perspective historique.
En nous guidant sur des emplois possibles de l’expression « rationnel » pour tenter d’élucider le concept de rationalité, nous devions nous appuyer sur une précompréhension qui se trouve ancrée dans les positions modernes de la conscience. Jusqu’à présent, nous procédions de cette présupposition naïve que dans la compréhension moderne du monde s’expriment des structures de conscience appartenant à un monde vécu rationalisé, et rendant en principe possible une conduite rationnelle de vie. Implicitement, nous lions à notre compréhension occidentale du monde une prétention à l’universalité.

B/ Enquête en référence à la compréhension mythique du monde

Pour voir en quoi consiste cette prétention à l’universalité il est indiqué, en premier lieu, de procéder à une comparaison avec la compréhension mythique du monde

Les mythes, dans les sociétés archaïques, sont de bons exemples de la fonction unifiante que remplissent les images du monde. En même temps, à l’intérieur des traditions culturelles qui nous sont accessibles, ces mythes forment le contraste le plus aigu avec la compréhension du monde sui règne dans les sociétés modernes. Les images mythiques du monde sont loin de rendre possibles les orientations rationnelles de l’action au sens où nous l’entendons . Par rapport aux conditions ainsi entendues d’une conduite rationnelle de vie, elles constituent une antithèse à la compréhension moderne du monde. C’est pourquoi, dans le miroir de la pensée mythique, nous devrions pouvoir rendre manifestes les présuppositions, jusqu’ici non thématisées de la pensée moderne . [On peut dire, en bref, que la pensée sauvage comporte, en creux, les présuppositions importantes de la compréhension moderne du monde.] .
[Habermas, en effet, discute de la « clôture » des images mythiques du monde sous deux points de vue : tantôt du point de vue du défaut de différenciation entre des attitudes fondamentales à l’égard du monde objectif, du monde social et du monde subjectif, et tantôt à l’égard du manque de réflexvité d’une image du monde qui ne peut être identifiée en tant qu’image du monde, en tant que tradition culturelle. Les représentations mythiques ne sont pas comprises par les ressortissants du monde correspondant comme des systèmes d’interprétation rattachés à une tradition culturelle, constitués dans des relations internes de sens, symboliquement référés à la réalité, reliés à des prétentions à la validité, et partant, exposés à la critique et susceptibles de révision. C’est de cette manière qu’en partant de la pensée sauvage et des contrastes qui la structurent, Habermas parvient à dégager les présuppositions importantes de la compréhension moderne du monde.]

C/ Enquête en référence à l’imprégnation de la culture par les sciences

Pour élucider, en second lieu, le fondement de la pensée moderne, il faut savoir si notre monde n’est que le reflet des traits particuliers d’une culture imprégnée par les sciences ou si, par soi, il peut prétendre à l’universalité

Cette question est devenue actuelle lorsqu’à la fin du XIXe siècle une réflexion s’engagea à propos des fondements des sciences historiques prises comme sciences de l’esprit. Le débat fut pour l’essentiel mené sous deux aspects. Sous l’aspect méthodologique, il s’est concentré sur la question de l’objectivité du comprendre, et il a trouvé une certaine conclusion avec les recherches que Gadamer a consacrées à l’herméneutique philosophique . Pour l’autre aspect qui ambitionnait de traiter la question substantielle de la singularité et de la comparabilité des civilisations et des visions du monde, le débat s’enlisa vers la fin des années vingt, plutôt qu’il ne s’acheva . La difficulté, entre autres choses, est peut-être liée au fait que le domaine d’objets des sciences de l’esprit, essentiellement les témoignages écrits bénéficiant du niveau d’intellectualité atteint à l’apogée des grandes civilisations anciennes, n’astreignait pas comme les traditions mythiques, les rites, la magie, etc. à former une ligne de front radicale quant à la question fondamentale : savoir si et de quel point de vue les critères de rationalité qui guident les scientifiques eux-mêmes au moins intuitivement pourraient prétendre à la validité universelle. Cette question a dès le début joué un grand rôle dans l’anthropologie culturelle ; depuis les années soixante, elle est au centre d’un débat entre sociologues et philosophes. Elle fut déclenchée à l’occasion de deux publications de P. Winch.
[Habermas a suivi une ligne d’argumentation qu’il a construite , pour la simplifier, comme une séquence logique de six couples d’arguments pour et contre une position universaliste ; nous nous contentons de donner ici le point de vue final d’Habermas.]
Peut-être pourrait-on résumer le cours de l’argumentation en disant que les arguments de Winch sont trop faibles pour établir qu’un concept de rationalité unique en son genre est inhérent à chaque image du monde articulée dans le langage et à chaque forme culturelle de vie. Mais sa stratégie d’argumentation est suffisamment forte pour distinguer entre, d’une part, une interprétation non critique du Moderne, qui s’en tient à la connaissance et à la mise à disposition de la nature extérieure, et d’autre part, la prétention à l’universalité, justifiée quant au principe pour la rationalité qui s’exprime dans la compréhension moderne du monde.

D/ Enquête en référence au débat mené en Angleterre dans les années soixante dix

Ce débat sur la rationalité nous invite à penser que des structures universelles de rationalité sous-tendent certes la compréhension moderne du monde , mais que les sociétés modernes de l’Ouest mettent en avant une compréhension déformée de la rationalité, une compréhension aux aspects cognitifs-instrumentaux et partielle.
Si l’interprétation que l’on porte sur la rationalité des images du monde peut être effectuée dans la dimension ouverture-fermeture, comme la déterminerait la pragmatique formelle , nous supposons que les modifications systématiques intervenant dans les structures des images du monde ne sauraient être expliquées seulement par la psychologie, l’économie ou la sociologie, c’est-à-dire à l’aide de facteurs externes, mais qu’elles peuvent aussi être rapportées à un accroissement de savoir, dont la reconstruction pourrait être menée de façon interne. Les procès d’apprentissage doivent certes être expliqués, quant à eux, à l’aide de mécanismes empiriques ; mais en même temps ils sont conçus comme solutions de problèmes de sorte qu’ils sont accessibles à une évaluation systématique se guidant sur les conditions internes de validité. La position universaliste oblige à admettre une hypothèse qui, au moins dans son point de départ, sous-tend une théorie de l’évolution, et selon laquelle la rationalisation des images du monde se réalise à travers des procès d’apprentissage. Cela ne veut nullement dire que les évolutions qui se produisent dans les images du monde devraient obligatoirement se réaliser de façon continue, linéaire ou absolument nécessaire, au sens d’une causalité idéaliste. Les questions relatives à la dynamique de l’évolution ne sont pas préjugées par le fait d’admettre des procès d’apprentissage. Mais si l’on veut voir dans les procès d’apprentissage les passages historiques à des systèmes d’interprétation différents, correspondant à des structurations différentes, on doit satisfaire à l’exigence d’une analyse formelle des relations de sens. Une telle analyse permet de reconstruire la succession empirique des images du monde comme une suite de pas dans l’apprentissage. En partant des perspectives des parties prenantes, cette séquence est reconstructible dans son intelligibilité et révisable dans l’intersubjectivité.

Adjonction de la théorie de Piaget

Piaget distingue, comme on sait, des étapes de développement cognitif qui ne se caractérisent pas par de nouveaux contenus, mais par des niveaux de capacité d’apprentissage décrits en termes de structures. Il se pourrait qu’il y ait une analogie avec ce qui se produit dans la genèse de nouvelles structures d’images du monde .
L’utilité de la théorie de Piaget ne tient pas seulement à la possibilité qu’elle offre de distinguer entre apprentissage de structures et entre apprentissage de contenus ; elle sert en outre à conceptualiser un développement qui embrasse simultanément différentes dimensions de la compréhension du monde. Le développement cognitif au sens strict concerne les structures du penser et de l’agir dont l’acquisition est construite chez l’adolescent au cours de la confrontation active avec la réalité extérieure, avec les processus qui ont lieu dans le monde objectif . Cependant, Piaget poursuit son analyse du développement cognitif en liaison avec « la constitution de l’univers extérieur et intérieur » ; il en résulte « la construction de proche en proche d’une délimitation entre l’univers des objets et l’univers intérieur du sujet ». C’est co-originairement dans les relations pratiques avec les objets comme avec lui-même que l’adolescent se forge les concepts de monde extérieur et de monde intérieur. Piaget distingue ainsi entre les rapports aux objets physiques et les rapports aux objets sociaux, c’est-à-dire « l’interaction entre le sujet et les objets et l’interaction entre le sujet et les autres sujets ». Parallèlement, l’univers extérieur se différencie en un monde des objets perceptibles et manipulables d’une part, et d’autre part un monde des relations interpersonnelles réglées par des normes. Tandis que le contact instauré par l’activité instrumentale avec la nature extérieure médiatise la construction du « système des normes intellectuelles », l’interaction avec d’autres personnes ouvre la voie d’une intégration progressive avec le « système des normes morales » socialement reconnues. A travers ces deux types d’action, les mécanismes de l’apprentissage, l’adaptation et l’accommodation, agissent de façon spécifique : « …Si l’interaction entre le sujet et l’objet les modifie ainsi tous deux, il est a fortiori évident que chaque interaction entre sujets individuels les modifiera l’un par rapport à l’autre. Chaque rapport social constitue donc une totalité en elle-même, productive de caractères nouveaux et transformant l’individu en sa structure mentale . »
Il en résulte chez Piaget une notion plus large du développement cognitif, lequel n’est pas seulement compris comme construction d’un univers extérieur, mais plutôt comme la construction d’un univers de référence permettant de limiter simultanément les mondes objectif, social et subjectif. Le développement cognitif signifie ainsi, d’une manière générale, la décentration d’une compréhension égocentrée du monde.
Dans la mesure où l’on possède déjà la différenciation du système de références formel en trois mondes , un concept réflexif de monde peut être formé, et l’accès au monde peut être obtenu à travers le médium d’efforts communs d’interprétations, entendu au sens de négociations auxquelles on coopère pour définir des situations. Le concept de monde subjectif permet de détacher du monde extérieur non seulement le monde intérieur propre, mais encore le monde subjectif des autres. L’Ego peut réfléchir sur la manière dont des faits déterminés (ce qu’il tient pour un état de choses existant dans le monde objectif) ou des attentes normatives déterminées (ce qu’il tient pour un état légitime du monde social) se présentent du point de vue d’un autre, autant que comme composante de son monde objectif. Au-delà il peut réfléchir sur le fait qu’Alter réfléchit de son côté sur la manière dont se présente du point de vue d’Ego, autant que comme composante du monde subjectif d’Ego ; ce qu’il tient pour des états de chose existants et des normes en vigueur. Les concepts formels du monde interviennent opportunément pour empêcher que les éléments communs ne se dissolvent dans l’enfilade des subjectivités qui se reflètent les unes dans les autres ; ils rendent possible l’adoption commune du point de vue d’un tiers ou d’un non-participant.
Tout acte d’intercompréhension peut être conçu comme faisant partie d’un procès coopératif d’interprétation visant la définition intersubjective de situations. Ainsi les concepts des trois mondes servent de système de coordonnées supposé en commun, et dans lequel les contextes situationnels peuvent être ordonnés de telle sorte qu’un accord soit obtenu sur ce que les participants peuvent traiter tantôt comme état de fait, tantôt comme norme valide, ou tantôt comme expérience vécue subjective.

E/ Concept de monde vécu

Je veux introduire ici ce concept, en le présentant d’abord comme le corrélat des procès d’intercompréhension. Les sujets qui agissent de façon communicationnelle s’entendent nécessairement à l’horizon d’un monde vécu. Leur monde vécu s’édifie à partir d’un arrière-fond de convictions plus ou moins diffuses, qui n’est jamais problématique. Cet arrière-fond du monde vécu sert de source pour définir des situations, dont le caractère non problématique est présupposé par les participants.
Le monde vécu engrange le travail d’interprétation effectué par les générations passées ; il est ce contrepoids conservateur face au risque de dissensus qui naît avec chaque procès d’intercompréhension actuel. Car ceux qui agissent communicationnellement ne peuvent parvenir à une entente qu’à travers des prises de position oui/non à l’égard des prétentions critiquables à la validité. Cet équilibre change avec la décentration des images du monde. Plus est décentrée l’image du monde qui tient en réserve le stock culturel de savoir, moins le besoin d’entente est couvert a priori par un monde vécu résistant à toute critique ; et plus il est nécessaire que ce besoin d’entente soit satisfait par les interprétations que réalisent les participants eux-mêmes, tout comme par un accord risqué car motivé rationnellement, plus il nous est permis d’attendre des orientations rationnelles de l’action.(…)
Dans la mesure où l’image du monde demeure socio-centrique au sens de Piaget, elle n’autorise pas à différencier le monde des états de chose existants, de celui des normes en vigueur et de celui des expériences vécues subjectives accessibles à l’expression. L’image linguistique du monde est réifiée en tant qu’ordre du monde et elle ne peut être percée à jour en tant que système d’interprétation critiquable. A l’intérieur d’un tel système d’orientation, les actions ne peuvent absolument pas atteindre cette zone critique où un accord obtenu dans la communication dépend de prises de position autonomes oui/non par rapport à des prétentions critiquables à la réalité.
On voit clairement sous cet aspect quelles sont les propriétés formelles que doivent posséder les traditions culturelles, si des orientations rationnelles d’action doivent être possibles dans un monde vécu interprété de façon correspondante, et si ces orientations d’action doivent même pouvoir se condenser dans une conduite rationnelle de vie.

a) La tradition culturelle doit retenir les concepts formels de mondes, objectif, social et subjectif ; elle doit autoriser des prétentions différenciées à la validité ( vérité propositionnelle, justesse normative, véracité subjective), et elle doit inciter à la différenciation correspondante des attitudes de base (objectivante, conforme aux normes, expressive).

b) La tradition culturelle doit autoriser une relation réflexive à elle-même ; elle doit être dépouillée de son dogmatisme de façon à permettre que les interprétations alimentées par la tradition soient mises en question et soumises à une révision critique.

c) Dans ses composantes cognitives et évaluatives, la tradition culturelle peut être rattachée à des argumentations spécialisées, de sorte que les procès d’apprentissage correspondants puissent être socialement institutionnalisés.

d) La tradition culturelle doit enfin interpréter le monde vécu de façon telle que l’activité orientée vers le succès puisse être affranchie des impératifs d’une entente toujours à renouveler dans la communication, et qu’elle puisse être détachée du moins partiellement de l’activité orientée vers l’entente intersubjective. C’est ainsi que devient possible, en vue d’objectifs généralisés, l’institutionnalisation sociale de l’activité rationnelle par rapport à une fin ; il peut s’agir par exemple de la constitution de sous-systèmes régis par l’argent et le pouvoir aux fins de l’économie rationnelle et de l’administration rationnelle.

En utilisant ainsi le concept piagétien de décentration comme fil conducteur permettant d’expliquer la relation interne entre les structures d’une image du monde, le monde vécu comme contexte des procès d’entente et les possibilités de conduites rationnelles de vie, nous rencontrons le concept de rationalité communicationnelle. Ce concept renvoie la compréhension décentrée du monde à la possibilité d’honorer discursivement des prétentions critiquables à la validité.



4/. LE CONCEPT DE MONDE VÉCU TEL QU’ILS SE RATTACHE AU MONDE

A/ La décentration de la compréhension du monde comme dimension la plus importante dans l’évolution des images du monde

Pour expliquer le concept de rationalité communicationnelle, nous pouvons dès l’abord établir que l’analyse de ce concept doit être conduite en suivant le fil directeur de l’entente langagière. Le concept d’intercompréhension renvoie à un accord rationnellement motivé, obtenu entre les participants. Cet accord se mesure à des prétentions critiquables à la validité. Les prétentions à la validité (vérité propositionnelle, justesse normative et véracité subjective) sont caractéristiques de différentes catégories d’un savoir incarné symboliquement dans des expressions. Ces expressions peuvent être analysées plus précisément, et ce sous deux aspects : d’une part, quant à la façon dont ces expressions peuvent être fondées, d’autre part, quant à la façon dont les acteurs, lorsqu’ils emploient ces expressions, se rapportent à quelque chose dans le monde [à un monde vécu]. Sous le premier rapport, le concept de rationalité communicationnel renvoie à des formes différentes d’acquittement discursif des prétentions à la validité – c’est pourquoi Wellmer parle aussi à cet égard de rationalité « discursive ». Sous l’autre aspect, ce concept renvoie aux rapports au monde qu’instaurent ceux qui agissent communicationnellement en élevant des prétentions à la validité pour leurs expressions – c’est pourquoi la décentration de la compréhension du monde s’est révélée comme la dimension la plus importante de l’évolution des images du monde.

[Habermas, afin d’approfondir les concepts qu’il a provisoirement introduits de monde objectif, de monde social et de monde subjectif, en vient à aborder la théorie popérienne des trois mondes (pp. 92 à 97). où la définition du statut du troisième monde présente deux conséquences remarquables : la première concerne l’interaction entre les mondes, la seconde, la réduction cognitiviste de l’interprétation du troisième monde . Tenant ensuite pour instructive la stratégie de révision adoptée par Jarvie dans l’utilisation de ces trois mondes poppériens, il procède alors à la révision du troisième monde poppérien.]

B/ Révision du troisième monde poppérien

Amplification de l’aspect objectif

ad a) Tout d’abord, je voudrais proposer un concept de monde qui substituerait à l’approche ontologique celle d’une théorie de la constitution et adopter le couple conceptuel de « monde » et « monde vécu ». Ce sont les sujets socialisés eux-mêmes qui, lorsqu’ils prennent part à des procès coopératifs d’interprétation, appliquent implicitement le concept de monde. Ainsi la tradition culturelles dont Popper introduit la notion sous le vocable « produits de l’esprit humain » assure différents rôles, suivant qu’elle fonctionne comme réserve culturelles de savoir d’où les participants de l’interaction tirent leurs interprétations, ou suivant qu’elle est prise elle-même comme un travail intellectuel. Dans le premier cas, la tradition culturelle est constitutive pour le monde vécu que l’individu trouve substantiellement pré-interprété. Ce monde vécu intersubjectivement partagé constitue l’arrière-fond de l’activité communicationnelle.

Amplification de l’aspect social
ad b) J’aimerais de plus dépasser l’acception cognitive unilatétale du concept d’esprit objectif au profit d’un concept de savoir culturel qui serait différencié suivant diverses prétentions à la validité. Le troisième monde de Popper résume l’ensemble des entités de stade élevé dont l’accès suppose une action réflexive, et qui conservent, face à l’esprit subjectif une autonomie relative, parce qu’elles forment, sur la base de leur rapport à la vérité, un réseau explorable de problèmes en connexion. On pourrait dire, dans le langage du néo-kantisme que le troisième monde jouit de l’indépendance d’une sphère de validité. [Il convient de bien discerner que les composantes non cognitives de la culture, quand bien même elles s’écartent de la sphère de validité, sont directement importantes pour une théorie sociologique de l’action.] Du point de vue de la théorie de l’action, les activités de l’esprit humain se laissent malaisément limiter à la dimension cognitive-instrumentale d’une confrontation avec la nature extérieure ; les actions sociales sont orientées par des valeurs culturelles. Mais ces dernières n’ont pas de rapport à la vérité et ne peuvent remplir une fonction de représentation.

Amplification de l’aspect subjectif
ad c) Ce problème est l’occasion de libérer le concept de monde de ses connotations ontologiques limitées. Popper introduit différents concepts de monde afin de délimiter des régions de l’être à l’intérieur d’un mode objectif un. Dans ses publications ultérieures, il attache une grande importance à ne pas parler de différents mondes, mais d’un monde avec les indices 1, 2 et 3 . J’aimerais en revanche maintenir le discours des trois mondes (objectif, social, subjectif ) qui sont quant à eux à distinguer du monde vécu. Seul l’un d’eux, à savoir le monde objectif, peut être compris comme corrélat de la totalité des énoncés vrais ; seul ce concept conserve la signification ontologique au sens strict d’un ensemble d’entités. En revanche, les mondes forment dans leur ensemble un système de références, supposé en commun dans les procès de communication. Par ce système de références, les participants établissent ce au sujet de quoi une entente en général est possible. En s’entendant mutuellement sur quelque chose, le rapport au monde qu’instaurent les parties prenantes de la communication n’est pas seulement ce rapport au monde objectif, que suggère le modèle pré-communicationnel dominant dans l’empirisme. Ce à quoi se réfèrent les participants ne se limite nullement à quelque chose qui a lieu, peut se produire ou peut être engendré dans le monde objectif, mais aussi à quelque chose dans le monde social ou dans le monde subjectif. Locuteurs et auditeurs disposent d’un système de mondes co-originaitres. En effet le niveau qu’ils maîtrisent grâce au discours différencié sur le mode du discours propositionnel n’est pas seulement celui où ils peuvent présenter des états de chose ; c’est bien plutôt les trois fonctions : de présentation, d’appel et d’expression que l’on trouve toutes trois à un seul et même niveau de l’évolution.

5/. LES CONCEPTS D’ACTION FONDAMENTAUX RENCONTRÉS DANS LES THÉORIES DES SCIENCES SOCIALES

Je cesserai d’utiliser désormais la terminologie popérienne. Si je suis parti de l’emploi que fait Jarvie de la théorie poppérienne des trois mondes dans le cas d’une théorie de l’action, c’est afin de préparer la thèse selon laquelle nous consentons d’une façon générale à certaines présuppositions ontologiques en choisissant certains concepts sociologiques d’action.
Ce faisant, nous supposons chez l’acteur des rapports au monde dont dépendent en retour les aspects de la rationalité possible de son agir. La multiplicité des concepts d’action qui sont utilisés le plus souvent de façon implicite dans les théories des sciences sociales peut être ramenée pour l’essentiel à quatre concepts fondamentaux qui doivent être distingués sur le plan de l’analyse.

A/ Le concept de l’agir téléologique

Ce concept se trouve depuis Aristote au centre de la théorie philosophique de l’action . L’acteur réalise un but ou provoque l’apparition d’un état souhaité en choisissant et utilisant de façon appropriée les moyens qui, dans une situation donnée, paraissent lui assurer le succès. Le concept central est la décision entre des alternatives d’action, une décision orientée vers la réalisation d’un but, régie par des maximes, et étayée par une interprétation de la situation.
Le modèle téléologique d’action s’élargit au modèle stratégique, lorsque l’acteur fait intervenir dans son calcul de conséquences l’attente de décision d’au moins un acteur supplémentaire qui agit en vue d’un objectif à atteindre. Ce modèle d’action est souvent interprété dans un sens utilitariste ; on suppose alors que l’acteur choisit et calcule les moyens et les fins du point de vue de l’utilité maximale ou de l’utilité attendue. Ce modèle d’action est au fondement des théories de la décision et des théories des jeux en économie, en sociologie et en psychologie sociale.

B/ Le concept de l’agir régulé par des normes

Ce concept n’a pas trait au comportement d’un acteur principiellement solitaire, qui trouve d’autres acteurs dans son monde environnant ; il concerne au contraire les membres d’un groupe social qui orientent leur action selon des valeurs communes. L’acteur individuel suit une norme (ou l’enfreint) dès lors que sont remplies dans une situation donnée les conditions auxquelles la norme trouve une application. Les normes expriment un accord existant dans un groupe social. Tous les membres du groupe pour qui vaut une certaine norme peuvent attendre les uns des autres que dans des situations déterminées ils mettent à exécution, ou bien délaissent, les actions prescrites. Le concept central de l’obéissance à une norme signifie qu’est satisfaite une attente généralisée de comportement. L’attente de comportement n’a pas le sens cognitif que revête l’attente d’un comportement pronostiqué, mais le sens normatif d’une attente de comportement justifiée de la part des membres du groupe. Ce modèle normatif d’action est au fondement de la théorie des rôles.

C/ Le concept de l’agir dramaturgique

Ce concept ne concerne au départ ni l’acteur isolé ni le membre d’un groupe social, mais les participants d’une interaction, qui constituent réciproquement pour eux-mêmes un public devant lequel ils se présentent. L’acteur fait naître chez son public une certaine impression, une certaine image de lui-même, en dévoilant plus ou moins intentionnellement sa subjectivité. Chaque acteur peut exercer un contrôle sur l’accès public à la sphère de ses intentions intimes, de ses propres pensées, dispositions, souhaits, sentiments, etc. auxquels il a un accès privilégié. Dans l’agir dramaturgique les participants mettent ce fait à profit, et ils gèrent leurs interactions en régulant l’accès réciproque à la subjectivité propre de chacun. Le concept central d’autoprésentation ne signifie donc pas un comportement spontané d’expression, mais la stylisation, à l’usage du spectateur, de l’expression d’expériences propres. Ce modèle d’action dramaturgique sert au premier chef à décrire phénoménologiquement des interactions ; mais l’élaboration de ce modèle n’a pas encore atteint le niveau d’une théorie générale.

D/ Le concept de l’agir communicationnel

Ce modèle concerne l’interaction d’au moins deux sujets capables de parler et d’agir qui engagent une relation interpersonnelle (que ce soit par des moyens verbaux ou extra-verbaux). Les acteurs recherchent une entente sur une situation d’action, afin de coordonner consensuellement leurs plans d’action et par là-même leurs actions. Le concept central d’interprétation intéresse au premier chef la négociation de définitions de situations, susceptibles de consensus. Dans ce modèle d’action, le langage occupe, comme nous le verrons, une place prééminente .

6/. LES IMPLICATIONS DE RATIONALITÉ DANS LES STRATÉGIES CONCEPTUELLES D’ACTION

C’est le concept d’action téléologique qui est pris pour point de départ. Il a été rendu fécond par les fondateurs de la doctrine néo-classique, d’abord pour une théorie des choix économiques – et par Neumann et Morgenstern, pour une théorie des jeux stratégiques. Les différents concepts d’action ont acquis la valeur de paradigmes pour la constitution des théories de sciences sociales ; le concept d’action réglée par des normes avec Durkheim et Parsons, celui de d’action dramaturgique avec Goffman, celui d’action communicationnelle, avec Mead, et plus tard Garfinkel.

Dans ces concepts d’action des implications de rationalité de plus en plus fortes

Sans pouvoir développer ici dans le détail l’explication analytique de ces quatre concepts, je m’intéresserai plutôt aux implications de rationalité que comportent les stratégies conceptuelles qui leur correspondent. A première vue, seul le concept téléologique semble offrir un aspect de la rationalité de l’action ; présentée en tant que finalisée, l’action peut être considérée sous l’aspect de la rationalité par rapport à une fin. C’est là un point de vue selon lequel les actions peuvent être plus ou moins rationnellement planifiées et conduites, ou jugées plus ou moins rationnelles par une tierce personne. Dans les cas élémentaires de l’action finalisée, le plan d’action peut être présenté sous la forme d’un syllogisme pratique . Les trois autres modèles d’action semblent à première vue échapper à l’aspect d’une rationalité et d’une rationalisation possible. Que cette apparence soit trompeuse [et elle l’est véritablement !], on s’en aperçoit lorsqu’on se remémore les présuppositions « ontologiques » au sens large, reliées selon une nécessité d’ordre conceptuel, à ces modèles d’action. Si l’on suit la série des modèles d’action, téléologique, normatif et dramaturgique, ces présuppositions ne sont pas seulement d’une complexité croissante, elles dévoilent en même temps des implications de rationalité toujours plus fortes.

A/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir téléologique

Cet agir présuppose des relations entre un acteur et un monde d’états de chose existants. Ce monde objectif est défini comme l’ensemble des états de chose qui existent ou se produisent ou peuvent être suscités par une intervention délibérée. Ce modèle dote l’acteur d’un « complexe cognitif volitif » qui permet au sujet, d’une part, de former des opinions (médiatisées par la perception) sur des états de chose existants, et d’autre part, de développer des intentions dont l’objectif consiste à faire exister les états de chose souhaités. Au niveau sémantique, de tels états de chose sont présentés comme les contenus propositionnels de phrases portant des énoncés ou des intentions. Par ses opinions et ses intentions, l’acteur peut fondamentalement instaurer deux classes de rapport au monde. Je nomme rationnelles ces relations, parce qu’elles sont accessibles à une appréciation objective en fonction de la direction d’adaptation . Pour l’une de ces directions, la question posée consiste à demander si l’acteur réussit à mettre ses perceptions et opinions en accord avec ce qui dans le monde est le cas ; pour l’autre direction, il s’agit de savoir si l’acteur réussit à accorder ce qui advient effectivement dans le monde avec ses souhaits et intentions. A chaque fois, l’acteur peut produire des expressions susceptibles d’être jugées par un tiers sous le point de vue du fit and misfit : il peut émettre des affirmations qui sont vraies ou fausses, et conduire les les interventions finalisées qui se soldent par le succès ou l’échec, soit qu’elles atteignent ou manquent l’effet intentionné dans le monde. Ces relations entre acteur et monde autorisent donc des expressions qui peuvent être jugées d’après les critères de la vérité et de l’efficacité.
Nous pouvons, sous l’angle des présuppositions ontologiques, classer l’agir téléologique comme un concept présupposant un monde qui est en fait le monde objectif. La même chose vaut pour le concept de l’agir stratégique. Dans ce cas, nous supposons au départ au moins deux sujets qui agissent en fonction d’un objectif, réalisent leurs buts en s’orientant d’après les décisions de l’autre acteur et en influant sur elles .
Le succès de l’action y est également dépendant d’autres acteurs qui sont orientés vers leur propre succès respectif et ne se comportent de façon coopérative que dans la mesure où cela correspond à leur calcul égocentrique d’utilité . Il s’ensuit que les sujets stratégiquement doivent être dotés d’un équipement cognitif tel que puissent leur être donnés dans le monde, non seulement des objets physiques, mais encore des systèmes de décision. Ils doivent élargir leur appareil conceptuel pour la saisie de ce qui peut être le cas mais ils n’ont pas besoin de présuppositions ontologiques plus riches. Le concept de monde objectif n’est pas lui-même rendu plus complexe par la complexité des entités intramondaines. Même lorsqu’elle est différenciée jusqu’à être une action stratégique, l’action finalisée demeure référée, si l’on en juge d’apprès ses présupposés ontologiques, à un concept unitaire du monde.

B/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir régulé par des normes

Ce concept, en revanche présuppose des relations entre un acteur et deux mondes précisément. Au monde objectif des états de chose existant s’ajoute le monde social auquel appartiennent et l’acteur, en tant que sujet jouant un rôle, et tous les autres acteurs capables d’entrer dans des interactions réglées par des normes. Un monde social consiste en un contexte normatif établissant quelles sont les interactions relevant de l’ensemble de relations interpersonnelles légitimes. Et tous les acteurs pour qui valent les normes correspondantes (tous ceux par qui ces normes sont acceptées comme valides) appartiennent au même monde social.
De même que le sens du monde objectif peut être élucidé par référence aux états de chose existants, de même le sens du monde social peut être élucidé par référence à l’existence de normes. Et nous disons qu’une norme existe ou qu’elle jouit de la validité sociale, si elle est reconnue comme valide ou légitime par ses destinataires.
Les états de chose existants sont représentés par des maximes du devoir ou des commandements universels qui sont tenus pour légitimes par les destinataires de la norme. Qu’une norme vaut idéalement signifie : elle mérite l’assentiment de tous les intéressés parce qu’elle règle des problèmes d’action dans leur intérêt commun. Qu’une norme existe factuellement signifie : la prétention à la validité qu’elle comporte est reconnue par les intéressés, et cette reconnaissance intersubjective fonde la validité sociale de la norme.
Nous n’associons pas aux valeurs culturelles une telle prétention de validité normative. Mais les valeurs postulent à une incarnation dans des normes : au regard d’une matière nécessitant une régulation, elles peuvent accéder au rang d’obligations générales. A la lumière des valeurs culturelles, les besoins d’un individu apparaissent comme plausibles également à d’autres individus appartenant à la même tradition. Cependant, les besoins clairement interprétés sont transformés en motifs légitimes d’action, du seul fait que les valeurs correspondantes acquièrent le statut de normes obligatoires par rapport à la régulation de certains types de problèmes, pour un cercle d’intéressés. Les ressortissants peuvent alors attendre les uns des autres que dans les situations correspondantes, chacun oriente son action d’après les valeurs fixées en normes pour tous les intéressés.
Cette réflexion doit faire comprendre que le modèle normatif d’action dote l’acteur non seulement d’un « complexe cognitif », mais aussi d’un « complexe motivationnel » qui rend possible le comportement conforme aux normes. Certains auteurs relient ce modèle d’action à un modèle d’apprentissage pour intérioriser des valeurs . Selon ce modèle d’apprentissage, les normes en vigueur acquièrent une force de motivation pour l’action, dans la mesure où les valeurs qui y sont incorporées offrent les standards en fonction desquels les besoins dont interprétés dans le cercle des destinataires de la norme et hiérarchisés dans des procès d’apprentissage.
Au regard de ses présuppositions ontologiques au sens large, nous pouvons définir l’agir régulé par des normes comme un concept qui présuppose deux mondes, le monde objectif et le monde social. L’agir conforme aux normes présuppose que l’acteur peut distinguer entre les éléments factuels et les éléments normatifs, de la même façon qu’il le fait entre les conditions et moyens d’une part et les valeurs d’autre part. Le modèle normatif d’action suppose au départ que les participants peuvent adopter tant une attitude objectivante à l’égard de ce qui est ou n’est pas le cas, qu’une attitude conforme aux normes par rapport à ce qui est prescrit de juste ou d’injuste.
L’acteur n’est pas lui-même présupposé comme un monde à l’égard duquel il pourrait se rapporter de façon réflexive. Ce n’est qu’avec le concept dramaturgique qu’est requise la présupposition supplémentaire d’un monde subjectif auquel se rapporte l’acteur qui, dans son agir, se met lui-même en scène.

C/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir dramaturgique

Ce concept, dans la littérature des sciences sociales, fut moins clairement dégagé que ceux de l’agir téléologique et de l’agir guidé par des normes. C’est Goffman qui l’introduisit de façon explicite, en 1956, dans son étude sur l’ « autoprésentation dans le quotidien » [Dans la vie réelle, les trois partenaires que constituent les deux interpartenaires et le public, sont réduits à deux ; le rôle que joue un acteur est accordé aux rôles que jouent les autres ; mais ces autres constituent en même temps un public].
Lorsque nous considérons une interaction sociale du point de vue de l’agir dramaturgique, nous la comprenons comme une rencontre où les participants constituent un public dont chacun se produit pour l’autre et présente à l’autre quelque chose de lui-même. « Encounter » [se rencontrer] et « performance » sont les concepts clés. La représentation d’un team devant les yeux de tiers n’est qu’un cas spécial. L’exhibition de l’acteur lui permet de se présenter d’une certaine manière devant ses spectateurs. En manifestant quelque chose de sa subjectivité, l’acteur souhaiterait être vu et accepté d’une certaine manière par le public.
Les qualités dramaturgiques de l’action sont en un certain sens parasitaires ; elles s’accolent à une structure caractérisant l’agir dirigé vers un objectif : « Pour certains buts les gens contrôlent le style de leurs actions […] et le surimposent à d’autres activités. Ainsi le travail peut être effectué d’une manière proche des principes de la représentation dramaturgique afin de donner à un inspecteur ou un directeur une certaine impression de personnel à l’ouvrage […] En réalité, ce que les gens sont en train de faire peut rarement être proprement décrit comme étant seulement en train de manger ou de travailler ; il y a des traits stylistiques qui ont une signification conventionnelle associée à des types reconnus de personnalités. »
Il existe cependant des rôles spéciaux, faits pour se mettre soi-même magistralement en scène : « les rôles du champion de boxe, du chirurgien, du violoniste et du politicien sont de bons exemples. Ces activités permettent un tel taux d’expression dramatique que des praticiens exemplaires – dans la réalité ou dans les romans – acquièrent une grande renommée et prennent une place particulière dans les rêves commercialisés de la nation. » Cet élément de rôle inhérent à une profession, à savoir le caractère réflexif de l’autoprésentation devant d’autres, est constitutif d’interactions sociales en général , dans la mesure où celles-ci sont simplement considérées sous l’aspect de rencontres entre personnes.
En donnant dans l’agir dramaturgique un aperçu de lui-même, l’acteur se rapporte nécessairement à son monde subjectif propre. J’ai défini ce monde comme l’ensemble des expériences vécues subjectives auxquelles celui qui agit a par
rapport aux autres un accès privilégié .
Nous pouvons concevoir le fait d’avoir des expériences intimes comme un analogue de l’existence d’états de chose, sans toutefois assimiler l’un à l’autre. Un sujet capable de produire des expressions n’« a » ou ne « possède « pas des souhaits ou des sentiments dans le sens ou un objet observable a ou possède une étendue, un poids, une couleur et toutes propriétés similaires. Un acteur a des souhaits ou des sentiments, au sens où il pourrait à discrétion exprimer ces expériences vécues devant un public, et ce de telle sorte que ce public, s’il se fie aux manifestations expressives de l’acteur, lui attribue les souhaits ou sentiments exprimés comme une chose subjective.
Souhaits et sentiments tiennent dans ce contexte une place exemplaire. Certes, les cognitions comme les opinions ou les intentions appartiennent également au monde subjectif. Mais elles entretiennent un rapport interne au monde objectif. Les opinions et les intentions ne viennent à la conscience en tant que subjectives, que si dans le monde objectif ne leur correspond aucun état de choses existant ou porté à l’existence.
Les expressions évaluatives ou les standards de valeur ont une force de justification s’ils caractérisent un besoin de façon à ce que les destinataires puissent reconnaître leurs propres besoins à travers ces interprétations, dans le cadre d’une tradition culturelle commune. Voilà qui explique pourquoi, dans l’agir dramaturgique, les caractères de style, l’expression esthétique, les qualités formelles en général revêtent un si grand poids.
Même dans le cas de l’agir dramaturgique, la relation entre acteur et monde est accessible à un jugement objectif. Du fait que l’acteur en présence de son public fait fond sur son monde subjectif propre, il ne peut y avoir qu’une direction d’adaptation. Eu égard à la compréhension de soi, la question qui se pose est de savoir si l’acteur exprime vraiment les expériences qu’il a au moment en question, s’il pense ce qu’il dit ou s’il ne fait que simuler les expériences qu’il exprime. S’agissant d’opinions ou d’intentions, demander si quelqu’un dit ce qu’il pense est indubitablement une question qui porte sur la véracité. En ce qui concerne les souhaits et les sentiments, ce n’est pas toujours le cas. Dans des situations où tout dépend de l’expression exacte, il est parfois difficile de séparer la question de la véracité de celle de l’authenticité. Souvent les mots nous manquent pour dire ce que bous sentons ; et cela rend problématique la nature de nos sentiments eux-mêmes.
En fonction du modèle dramaturgique, les participants peuvent adopter dans le rôle de l’acteur une attitude face à la subjectivité propre, et dans le rôle du public une attitude face à la manifestation expressive d’un autre acteur seulement s’ils ont conscience que le monde intérieur de l’égo est limité par un monde extérieur. Au sein de ce monde extérieur, l’acteur peut sans doute distinguer entre des composantes normatives et des composantes non normatives de la situation d’action. Mais le modèle d’action de Goffman ne prévoit pas que l’acteur se rapporte au monde social dans une attitude conforme aux normes. C’est seulement en tant que faits sociaux qu’il considère les relations interpersonnelles réglées selon la légitimité. Il me paraît donc juste de classer également l’agir dramaturgique comme un concept présupposant deux mondes, à savoir le monde intérieur et le monde extérieur.

Les manifestations expressives

Elles révèlent la subjectivité comme une sphère distincte du monde extérieur. Face à ce dernier, l’acteur ne peut par principe adopter qu’une attitude objectivante. Et à la différence de ce qui se passe dans le cas de l’agir régulé par des normes, cela vaut non seulement pour les objets physiques, mais également pour les objets sociaux.
Sur la base de cette option, l’agir dramaturgique peut admettre des traits stratégiques latents, dans la mesure où l’acteur traite les spectateurs non pas comme un public mais comme un partenaire. La gamme de l’autoprésentation s’étend de la communication sincère des propres intentions, souhaits, états d’esprit, à la manipulation cynique des impressions que l’acteur suscite chez d’autres.
« D’un côté, nous avons le présentateur qui est totalement prisonnier de son propre jeu ; il peut de bonne foi être convaincu que la réalité dont il communique l’impression dans sa mise en scène est la « véritable réalité ». Si son public partage la foi en son jeu – ce qui semble être normalement le cas – , il ne restera que le sujet désillusionné à nourrir quelque doute quant à la réalité de ce qui est présenté A l’opposé, s’il n’est pas convaincu par son propre rôle et s’il ne prend pas sérieusement intérêt à convaincre son public, nous pouvons dire qu’il est « cynique », tandis que nous réservons l’expression sincère pour ceux qui croient à l’impression que suscite leur propre représentation ».
La production manipulatrice de fausses impressions n’est certes nullement identique à l’agir stratégique.[que nous avons précédemment étudié]. Elle ne peut concerner qu’un public qui s’imagine assister à une présentation et en méconnaît le caractère stratégique. Mais même dans ce [stratagème manipulateur], l’auto-mise en scène doit cependant pouvoir être comprise comme une expression comportant une prétention à la véracité subjective. L’action cesse véritablement de relever de la description d’un agir dramaturgique lorsque le public ne la juge plus que d’après les critères du succès. [Ainsi, en dépit de l’application d’un stratagème manipulateur], nous avons le cas d’une interaction stratégique où les participants ont assurément enrichi conceptuellement le monde objectif de manière à permettre non seulement des sujets qui agissent rationnellement par rapport à une fin, mais encore des partenaires capables de manifestations expressives.

D/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir communicationnel

Le médium langagier

Ce concept fait entrer en ligne de compte la présupposition supplémentaire d’un médium langagier dans lequel les rapports de l’acteur au monde se reflètent comme tels. A ce niveau conceptuel, la problématique de la rationalité qui, jusque-là, n’intéressait que le sociologue, est rendue à la perspective de l’acteur lui-même. Nous sommes alors tenus d’élucider le sens dans lequel l’intercompréhension langagière est introduite en tant que mécanisme de coordination des actions. Le modèle stratégique d’action peut être lui aussi conçu de telle sorte que les actions qui, chez les parties prenantes de l’interaction, sont gouvernés par des calculs égocentriques d’utilité et coordonnées par des constellations d’intérêts, apparaissent comme étant médiatisées par des actes de langage. Qui plus est, une formation de consensus, de nature fondamentalement langagière, doit être supposée entre les parties prenantes de la communication, en ce qui concerne tant l’agir régulé par les normes que l’agir dramaturgique. Mais dans ces trois modèles d’action, le langage est conçu unilatéralement, selon des points de vue à chaque fois différents.
Le modèle téléologique d’action recourt au langage comme à un médium parmi d’autres, à travers lequel les locuteurs orientés à leur succès propre influent les uns sur les autres pour inciter le partenaire à former ou concevoir les opinions ou intentions souhaitées au regard de leur propre intérêt. Ce concept du langage procède du cas-limite de l’intercompréhension indirecte, et il sous-tend par exemple la sémantique des intentions . Le modèle normatif d’action présuppose le langage comme un médium qui transmet les valeurs culturelles et forme le substrat d’un consensus qui tout simplement se reproduit avec chaque acte renouvelé d’intercompréhension. Ce concept structuraliste du langage est largement utilisé par l’anthropologie culturelle ainsi que par la science du langage orientée vers l’étude des contenus . Le modèle dramaturgique d’action présuppose le langage comme médium de l’auto-mise en scène ; la signification cognitive des composantes propositionnelles et la signification interpersonnelle des composantes illocutoires sont alors dépréciées au profit des fonctions expressives du langage. Le langage est assimilé aux formes d’expression stylistique et esthétique . Seul le modèle communicationnel d’action présuppose le langage comme un médium d’intercompréhension non tronqué, où locuteur et auditeur, partant de l’horizon de leur monde vécu interprété, se rapportent à quelque chose à la fois dans le monde objectif, social et subjectif, afin de négocier des définitions communes de situations. Ce concept du langage, qui retient la fonction de l’interprétation, est au fondement des divers efforts menés en vue d’une pragmatique formelle .
L’unilatéralité des trois autres concepts du langage apparaît dans le fait que les types de communication qu’ils caractérisent se révèlent comme des cas limites de l’activité communicationnelle – soit, premièrement, comme l’intercompréhension indirecte entre ceux qui ont en vue la seule réalisation de leurs buts propres ; deuxièmement, comme activité consensuelle de ceux qui ne font qu’actualiser un accord normatif préexistant ; et troisièmement, comme mise en scène de soi-même destinée à des spectateurs. Une seule fonction du langage se trouve ainsi à chaque fois thématisée : le déclenchement d’effets perlocutoires, l’instauration de relations interpersonnelles et l’expression d’expériences vécues. En revanche, le modèle communicationnel tient compte au même degré de toutes les fonctions du langage. C’est ce concept qui détermine les traditions sociologiques se rattachant à l’interactionnisme de Mead, au concept des jeux de langage chez Wittgenstein, à la théorie des actes de langage d’Austin, et à l’herméneutique de Gadamer. Comme le montrent les travaux d’ethnométhodologie et d’herméneutique philosophique, il existe évidemment le danger ici de réduire l’agir social à des performances d’interprétations réalisées par les parties prenantes de la communication ; c’est le danger d’une assimilation de l’agir au parler, de l’interaction à la conversation. Mais l’intercompréhension langagière est en fait seulement le mécanisme de la coordination d’actions, qui concilie, pour constituer l’interaction, les plans d’action des participants et leurs activités orientées à un but.

Remarques préalables à l’introduction du concept

a) l’action communicationnelle et l’action autonome

Afin de ne pas induire d’emblée une approche erronée du concept d’activité communicationnelle, j’aimerais caractériser le niveau de complexité des actions langagières, qui expriment à la fois un contenu propositionnel (offre d’une relation interpersonnelle) et une intention du locuteur.
Je nomme action seulement les expressions symboliques dans lesquelles l’acteur instaure un rapport au monde objectif et à un au moins des deux autres mondes. Tels sont les cas, que nous avons étudiés jusqu’ici de l’agir téléologique, de l’agir régulé par les normes et l’agir dramaturgique. Je distingue des actions les mouvements corporels et les opérations qui sont accomplies conjointement et qui ne peuvent acquérir l’autonomie d’une action que de manière secondaire, notamment grâce à leur intégration dans une pratique ludique ou pédagogique. On peut aisément se les représenter en prenant l’exemple des mouvements corporels.
Lorsqu’on les considère sous l’aspect de processus observables dans le monde, les actions apparaissent comme des mouvements corporels d’un organisme. Ces mouvements corporels régis pat le système nerveux central sont le substrat des actions que nous produisons. Par ses mouvements, celui qui agit modifie quelque chose dans le monde. Nous pouvons évidemment distinguer les mouvements par lesquels un sujet intervient dans le monde (agir instrumentalement) des mouvements par lesquels un sujet incarne une signification (s’exprime communicationnellement). Les mouvements du corps entraînent dans les deux cas une modification physique dans le monde . Dans un cas cette modification a une pertinence causale, dans l’autre cas, une pertinence sémantique. Redresser le corps, ouvrir la main, lever le bras, fléchir la jambe, etc. sont des exemples de mouvements corporels d’un sujet agissant, qui ont une valeur de signification causale. Des exemples de mouvements corporels qui ont une signification sémantique sont : les mouvements du larynx, de la langue , des lèvres, etc. qui accompagnent la production phonique ; signes de tête, haussement d’épaules, mouvements des doigts sur un clavier, mouvements de la main pour écrire, pour dessiner.
Les actions sont en un certain sens réalisées par les mouvements du corps. Mais cela signifie seulement que l’acteur, en suivant une règle d’action technique ou sociale, accomplit des mouvements en même temps qu’il agit. Cela signifie que l’acteur intentionne la mise en œuvre d’un plan d’action, mais non point le mouvement du corps à l’aide duquel il réalise ses actions . Un mouvement corporel fait partie d’une action, mais il n’est pas une action.
Pour leur statut les mouvements corporels peuvent, comme actions non autonomes, être comparés à ces opérations que Wittgenstein avait précisément en vue quand il a développé son concept de règle et d’obéissance à une règle.
Les opérations de pensée et de langage ne sont jamais accomplies que conjuguées avec d’autres actions. Elles peuvent tout au plus devenir des actions autonomes dans le cadre d’exercices pratiques.

b) rapport réflexif des acteurs au monde, dans les procès d’entente

Cette réflexion doit montrer pourquoi les actes d’intercompréhension, constitutifs pour l’activité communicationnelle, ne peuvent être analysés de la même manière que les propositions grammaticales à l’aide desquelles ils sont produits. Le langage n’est essentiel pour le modèle d’action communicationnel que du point de vue pragmatique sous lequel les locuteurs instaurent des rapports au monde en employant des phrases en vue de l’intercompréhension. Et ces rapports au monde, ils ne les instaurent pas seulement de manière directe, comme il en va dans les actions téléologiques, régies par les normes, et dramaturgiques ; ils les instaurent aussi de manière réflexive. En effet, les locuteurs intègrent en un système les trois concepts formels de monde, alors que ceux-ci ne se présentent qu’isolément ou couplés dans les autres modes d’action, et ils présupposent ce système comme un cadre d’interprétation commun à l’intérieur duquel ils peuvent parvenir à une entente. Ce n’est plus de manière non réfléchie qu’ils se rapportent à quelque chose dans le monde ; ils relativisent plutôt leurs expressions au regard de la possibilité que leur validité soit contestée par d’autres acteurs. En tant que mécanisme qui coordonne l’action, l’intercompréhension suppose que les parties prenantes de l’interaction s’accordent sur la validité de leurs expressions, dans la même mesure que reconnaissent intersubjectivement les prétentions à la validité qu’ils élèvent réciproquement .(…)
Chaque procès d’intercompréhension a lieu sur l’arrière-fond d’une précompréhension stabilisée dans la culture. Le savoir d’arrière-fond reste présupposé comme non problématique dans son ensemble ; seule est mise à l’épreuve la part de réserve de savoir que les participants de l’interaction utilisent et thématisent dans chaque interprétation. Dans la mesure où les définitions de situations sont négociées par les participants eux-mêmes, cette pièce découpée dans le monde vécu pour être thématisée est elle aussi disponible lors de chaque discussion qui doit mettre en négociation les situations à définir. Une définition de situation instaure un ordre. En définissant une situation, les participants de la communication (au sens large) assignent les différents éléments de la situation d’action à l’un des trois mondes, et ce faisant ils incorporent la situation actuelle à leur monde vécu pré-interprété…Naturellement cela ne veut pas dire que les interprétations devraient à tout coup ou même en règle générale pouvoir être coordonnées de manière stable et univoquement différenciée. Stabilité et univocité sont plutôt rares dans la pratique communicationnelle de tous les jours…
Je tiens à répéter, afin de prévenir des malentendus, que le modèle communicationnel d’action n’assimile pas action et communication. Le langage est un médium de la communication, qui sert à l’entente entre des gens qui veulent communiquer, tandis que les acteurs, en s’entendant mutuellement pour coordonner leurs actions, poursuivent chacun des objectifs déterminés. Dans cette mesure la structure téléologique est fondamentale pour tous les concepts d’action . Mais ce qui distingue les concepts de l’agir social, c’est la façon dont les actions finalisées des différentes parties prenantes de l’interaction font l’objet d’une coordination :
– comme engrenage des calculs égocentriques d’utilité (où le degré de coopération ou de conflit varie en fonction des situations d’intérêts données),
– comme accord socialement intégrateur sur des valeurs et des normes, réglé et stabilisé par la tradition culturelle et la socialisation,
– comme relation consensuelle entre un public et ceux qui se présentent devant lui, – ou encore comme entente prise au sens d’un procès coopératif d’interprétation.
Dans tous les cas la structure téléologique de l’action est présupposée dans la mesure où l’on impute aux acteurs la capacité de poser des buts et d’agir en fonction d’un objectif, ainsi qu’un intérêt pour la mise à exécution de leur plan d’action. Or, seul le modèle stratégique d’action se suffit d’une explicitation des traits caractéristiques de l’action immédiatement orientée vers le succès. Cependant, tous les autres modèles d’action spécifient quant à eux les conditions sous lesquelles l’acteur poursuit ses objectifs – conditions de la légitimité, de l’autoprésentation, ou encore de l’accord obtenu dans la communication, toutes conditions dans lesquelles Ego peut rattacher ses actions à celles d’Alter.
Dans le cas de l’activité communicationnelle, les performances d’interprétation qui constituent la trame des procès coopératifs représentent le mécanisme de la coordination des actions ; l’action communicationnelle ne saurait être réduite à l’acte d’intercompréhension produit dans la logique de l’interprétation. Si nous prenons pour unité d’analyse le simple acte de langage produit par S, et par rapport auquel un participant de l’interaction au moins peut prendre position par oui ou non, nous pouvons élucider les conditions d’une coordination communicationnelle de l’action en expliquant ce que veut dire pour un auditeur comprendre la signification de ce qui est dit. Mais l’agir communicationnel désigne un type d’interactions qui sont coordonnées par des actions langagières, sans toutefois coïncider avec elles.











ADDITIFS

1/. RELATIONS PRAGMATIQUES FORMELLES

Weber oppose la science et l’art à la sphère de valeur éthique. Nous y reconnaissons les composantes cognitives, normatives et expressives de la culture différenciées à raison de leurs prétentions universelles respectives. Dans ces sphères culturelles de valeur s’expriment les structures modernes de la conscience, procédant de la rationalisation des images du monde. Cette rationalisation a conduit aux concepts formels d’un monde objectif, d’un monde social et d’un monde subjectif, et aux attitudes fondamentales correspondantes à l’égard d’un monde extérieur cognitivement ou moralement objectivé, et à l’égard d’un monde intérieur subjectivé. Ce faisant, il a été distingué l’attitude objectivante à l’égard des processus de la nature extérieure, l’attitude conforme aux normes (ou encore l’attitude critique) face aux ordres légitimes de la société, et l’attitude expressive par rapport à la subjectivité de la nature interne. Les structures, décisives pour l’époque moderne, d’une compréhension décentrée du monde (au sens de Piaget) peuvent alors être caractérisées par le fait que le sujet agissant et connaissant peut adopter différentes attitudes fondamentales par rapport aux composantes du même monde. Neuf relations fondamentales résultent de la combinaison entre attitude de base et concepts formels du monde ; pour comprendre la « rationalisation des relations de l’homme aux différentes sphères », le schéma ci-dessous propose un fil conducteur dégagé d’après les réflexions wébériennes.

tableau3.gif


Le rapport cognitif-instrumental (1.1) peut être expliqué à partir d’affirmations, d’actions instrumentales, d’observations, etc. ; la relation cognitive-stratégique (1.2) s’éclaire à partir des actions sociales de type rationnel par rapport à une fin ; la relation obligatoire (2.2) à partir des actions régulées par les normes ; l’auto-mise en scène (3.2), au regard des actions sociales de type dramaturgique ou auto-présentatif . Un rapport objectiviste à soi-même (1.3) peut s’exprimer dans les théories (par exemple, la psychologie empirique ou l’éthique utilitariste) ; un rapport de censure à soi-même (2.3) peut être illustré à partir des phénomènes du surmoi, comme le sentiment de culpabilité, et par des réactions de défense ; un rapport sensitif-spontané à soi-même (3.3) peut être décrypté dans les expressions affectives, les émotions libidinales, les réalisations créatrices, etc. Pour un rapport esthétique à un environnement non objectivé, on peut proposer, plus trivialement, les œuvres d’art, et en général les phénomènes de style, mais aussi des théories où se loge une vision morphologique de la nature. Les phénomènes constituant l’expression exemplaire d’une relation morale-pratique, « fraternelle » avec la nature sont les moins évidents, si l’on ne veut pas retourner ici encore à des traditions d’inspiration mystique ou à des tabous (par exemple, les barrières végétariennes), au rapport de type anthropomorphique aux animaux, etc.

2/. MANIFESTATIONS D’UNE COMMUNICATION SYSTEMATIQUEMENT DEFORMEE

La pragmatique formelle peut contribuer à éclairer des phénomènes qui ne sont identifiés, au départ, que sur la base d’une compréhension intuitive, mûrie dans l’expérience clinique. Ces pathologies de la communication peuvent notamment être conçues comme le résultat d’une confusion entre les actions orientées vers le succès et les actions orientées vers l’intercompréhension. Dans des situations d’agir stratégique occulte, un des participants au moins oriente son comportement vers le succès, mais en laissant croire aux autres que toutes les présuppositions de l’agir communicationnel sont remplies. C’est le cas de la manipulation qui a été mentionnée avec l’exemple des « manifestations expressives ». Au contraire, l’art de dominer inconsciemment des conflits que la psychanalyse explique à partir de stratégies de défense conduit à des perturbations de la communication affectant simultanément les niveaux intrapsychique et interpersonnel. Dans ces cas, un au moins des participants s’illusionne lui-même en ne voyant pas que son attitude dans l’action est orientée vers le succès et qu’il ne fait que maintenir l’apparence de l’agir communicationnel. Le schéma ci-dessous situe dans le cadre d’une théorie communicationnelle la communication systématiquement déformée.

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3/. ASPECTS DE LA RATIONALITE DE L’ACTION

Dans le contexte de l’agir communicationnel, la pragmatique formelle présente avant tout l’avantage qu’avec les types purs d’interaction médiatisée par le langage, elle fait précisément ressortir les aspects selon lesquels les actions sociales incarnent différentes sortes de savoir. La théorie de l’activité communicationnelle peut contribuer [à enrichir la théorie de l’action] dans la mesure où elle ne demeure pas fixée sur la rationalité par rapport à un fin comme étant l’aspect unique sous lequel les actions peuvent être critiquées et améliorées. En effet :
Les actions téléologiques peuvent être jugées sous l’aspect de leur efficacité. Les règles d’action incarnent un savoir techniquement et stratégiquement utilisable, qui peut être critiqué au regard des prétentions à la vérité et en le rattachant à la croissance du savoir empirique–théorique. Ce savoir est emmagasiné sous forme de technologies et de stratégies.
Les actions langagières constatives non seulement incarnent du savoir, mais encore le présentent explicitement et rendent possibles des conversations ; elles peuvent être critiquées sous l’aspect de la vérité. Lors de controverses opiniâtres au sujet de la vérité des énoncés, le discours théorique se présente comme une poursuite par d’autres moyens de l’agir orienté vers l’intercompréhension. Lorsque le contrôle discursif perd son caractère ad hoc et que le savoir empirique est systématiquement mis en question, lorsque les procès d’apprentissage pseudo-naturels sont traversés par le tamis des argumentations, nous assistons à des effets cumulatifs. Ce savoir est emmagasiné sous forme de théories.
Les actions réglées par des normes incorporent un savoir moral-pratique. Elles peuvent être contestées sous l’aspect de la justesse. Une prétention controversée à la justesse peut être thématisée comme une prétention à la vérité et contrôlée discursivement. Lors des perturbations dans l’usage régulateur du langage, le discours pratique se présente comme la poursuite de l’agir consensuel par d’autres moyens. Dans des argumentations morales-pratiques, les parties prenantes peuvent contrôler la justesse d’une action déterminée en se référant à une norme donnée, comme elles peuvent aussi bien, au stade suivant, contrôler la justesse de cette norme elle-même. Ce savoir se traduit sous forme de représentations du droit et de la morale.
Les actions dramaturgiques incarnent un savoir à chaque fois relatif à la subjectivité même de celui qui agit. Ces expressions peuvent être critiquées comme non véridiques, tout comme être récusées au titre d’illusions ou d’auto-illusions. Les illusions sur soi-même se défont dans l’entretien thérapeutique grâce à des moyens argumentatifs. Le savoir expressif peut être expliqué sous forme de valeurs qui sous-tendent l’interprétation de besoins, de souhaits et d’attitudes émotionnelles. Les standards de valeur sont quant à eux dépendants d’innovations qui ont lieu dans le domaine des expressions évaluatives. Ces dernières se reflètent de façon exemplaire dans les œuvres d’art.

Les aspects de la rationalité de l’action peuvent être rassemblés dans le schéma suivant :


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TABLE DES MATIÈRES


Le concept d’activité communicationnelle

Pertinence de la prise en compte du motif d’actualité

1/. PRISE EN COMPTE DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA RATIONALITÉ

A/ La proximité de la sociologie avec la problématique de la rationalité

B/ Comment accéder à la possibilité de savoir si et en quel sens la
modernisation d’une société peut être décrite du point de vue de la
rationalisation culturelle et sociale

2/. APPARITION DU CONCEPT DE RATIONALITÉ DANS LES
DIFFÉRENTS TYPES DE DISCOURS

A/ La conception strictement cognitive de la rationalité

B/ Mise en évidence d’autres concepts sociologiques d’action aujourd’hui en usage

3/. TRAITS CARACTÉRISTIQUES DE LA COMPRÉHENSION MYTHIQUE
ET DE LA COMPRÉHENSION MODERNE DU MONDE

Le concept de rationalité qui convient à l’approche sociologique

A/ Enquête sur le concept de « monde vécu » tel qu’il est relié à notre
compréhension occidentale du monde quant à sa vocation à l’universalité

B/ Enquête en référence à la compréhension mythique du monde

C/ Enquête en référence à l’imprégnation de la culture par les sciences

D/ Enquête en référence au débat mené en Angleterre dans les années 70

E/ Concept de monde vécu

4/. LE CONCEPT DE MONDE VÉCU TEL QU’ILS SE RATTACHE AU MONDE

A/ La décentration de la compréhension du monde comme dimension la
plus importante dans l’évolution des images du monde

B/ Révision du troisième monde poppérien

5/. LES CONCEPTS D’ACTION FONDAMENTAUX RENCONTRÉS DANS LES THÉORIES DES SCIENCES SOCIALES

A/ Le concept de l’agir téléologique

B/ Le concept de l’agir régulé par des normes

C/ Le concept de l’agir dramaturgique

D/ Le concept de l’agir communicationnel

6/. LES IMPLICATIONS DE RATIONALITÉ DANS LES STRATÉGIES CONCEPTUELLES D’ACTION

A/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir téléologique

B/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir régulé par des normes

C/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir dramaturgique

D/ Stratégie conceptuelle correspondant à l’agir communicationnel

ADDITIFS
Pragmatique formelle







[1] Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, mai 2005.

[2] W. Hennis, Politik und praktische Philosophie, Neuwied 1963.

[3] F. Jonas, Geschichte der Soziologie (1968-1969) ; R.W. Friedrichs, A Sociology of Sociology ( 1970) ; T. Bottomore, R. Nisbet, A History of Sociological Analysis (1978).

[4] Chez presque tous les penseurs classiques de la sociologie, les catégories qu’ils mirent en place dans leur théorie de l’action sont ainsi faites qu’elles puissent appréhender les aspects importants du passage de la « communauté » à la « société ». Au niveau méthodologique, le problème de l’accès par la compréhension du sens au domaine d’objets constitué par les réalités symboliques est traité de façon correspondante ; la compréhension des orientations rationnelles de l’action devient l’horizon de référence pour la compréhension de toutes les orientations de l’action.

[5] Cette problématique se trouve largement refoulée depuis Weber de la discussion sociologique spécialisée.

[6] Sur l’histoire de ce concept voir K.O. Appel, Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico, Bonn 1963.

[7] Se rattachant à Wittgenstein, voir D. Pole, Conditions of Rational Inquiry, London 1961 ; du même « The Concept of Reason ». Les aspects sous lesquels Pole éclaire le concept de rationalité sont principalement objectivity, publicity and interpersonality.

[8] Cependant, les raisons assument des rôles pragmatiques différents suivant qu’elles servent à expliquer, tantôt un dissensus entre les partenaires d’une conversation, tantôt l’échec d’une intervention. Le locuteur qui élève une affirmation doit disposer d’une « couverture de réserve » de bonnes raisons, afin qu’en cas de besoin il puisse convaincre ses partenaires dans la conversation de la vérité de l’énoncé, et promouvoir un accord rationnellement motivé. Pour le succès d’une action instrumentale, en revanche, il n’est pas nécessaire que l’acteur puisse en plus fonder les règles d’action qu’il a suivies. Dans le cas d’actions téléologiques, les raisons servent simplement à expliquer le fait que, sous des circonstances données, l’emploi d’une règle fut ou aurait pu ou non être couronné de succès.
[9] Voir p. 28.

[10] M. Pollner, « Mundane Reasoning», Phil. Soc. Sci. 1974

[11] J. Piaget, Introduction à l’épistémologie génétique, T 3, PUF 1950 .Dans la coopération sociale se relient deux sortes d’interactions : l’interaction médiatisée par l’agir téléologique («l’interaction entre le sujet et les objets »), et l’interaction médiatisée par l’agir communicationnel (« l’interaction entre le sujet et les autres sujets »).

[12] Nous appelons argumentation le type de discours où les parties prenantes thématisent des prétentions à la validité qui font l’objet de litiges, et tentent de les admettre ou de les critiquer au moyen d’arguments. Un argument contient des raisons qui sont systématiquement reliées à la prétention à la validité d’expressions problématiques.

[13] J. Habermas, Connaissance et intérêt , Gallimard 1976 ; P. Ricoeur De l(interprétation , Essai sur Freud, livre III Seuil, 1965.

[14] Sur le discours explicatif, cf. Schnädelbach, Reflexion und Diskurs, Francfort s/ Main, 1977.

[15] Voir pp. 62 à 69.

[16] Traduction partielle dans « Vérité et méthode » , Seuil, 1976/

[17] E. Troeltsch, K. Mannheim, I. Rüsen.
[
18] Voir pp. 70 à 82.

[19] B.R. Wilson , Rationality, Oxford 1970 ; Horton, Finnegan (Eds?), Modes of Thought, London 1973; K. Nielsen, Rationality and Relativism, Phil. Soc. Sci. 1974; E. Fales , “Truth, Tradition, Reality, Phil. Soc. Sci.1976, etc.

[20] Pour Weber, c’est seulement vers les années 1900 que, dans les sociétés de l’Ouest, la différenciation faite entre l’économie capitaliste et l’appareil d’Etat a pu être menée suffisamment loin pour que la modernisation puisse s’affranchir de ses constellations de départ et continuer à fonctionner en s’autorégulant.

[21] « Horton définit la « fermeture » et l’« ouverture » des images du monde dans le sens d’une ouverture de l’esprit à des alternatives théoriques. Il appelle fermée une image du monde qui règle sans alterrnative les rapports avec la réalité extérieure, c’est-à-dire avec ce qui, dans le monde objectif, peut être objet de perception ou d’action. Déjà cette façon de confronter les images du monde à une réalité à laquelle elles seraient plus ou moins en accord suggère l’idée qu’elles auraient en quelque sorte pour sens premier de constituer une théorie. Or les images du monde déterminent en fait une pratique de vie qui ne se laisse pas sans reste réduire à un rapport cognitif instrumental à la réalité extérieure ». .

[22] Les césures entre les différents modes de pensée mythique, métaphysico-religieux et moderne sont caractérisées par des modifications dans les systèmes conceptuels de base. Les interprétations d’un stade dépassé, quel que soit leur contenu, sont catégorialement dévalorisées lors du passage aux stades ultérieurs. Ce n’est pas telle ou telle raison mais le type de raison qui ne convainc plus. Une dévalorisation des potentiels d’explication et de justification des traditions dans leur entier est intervenue dans les civilisations traditionnelles, lorsqu’elle se sont dégagées des figures de pensée mythiques-narratives, puis dans la modernité lorsqu’elle se dégagea des figures de pensée religieuses, cosmologiques ou métaphysiques. Ces poussées de dévalorisation semblent reliées à de nouveaux niveaux d’apprentissage. Ces passagessignifient que les conditions de l’apprentissage se modifient dans la dimension de la pensée objectivante aussi bien que dans celles du discernement moral-pratique et de l’expressivité esthétique-pratique.

[23] L’épistémologie génétique (Paris 1970) contient une vue d’ensemble.

[24] Introduction à l’épistémologie du sujet , op. cit. 1950.

[25] ibid., p. 202.

[26] ibid., p. 203.

[27] Objectif : monde situationnel qui rassemble toutes les entités au sujet desquelles des énoncés
vrais sont possibles ;
Social : ensemble de toutes les relations interpersonnelles codifiées par des lois ;
Subjectif : ensemble des expériences vécues auxquelles le locuteur a un accès privilégié.

[28] ibid., p. 232

[29] Max Weber conçoit la formation des sous-systèmes mentionnés en c) et d) comme une différenciation de sphères de valeurs, qui constituent à ses yeux le noyau de la rationalisation culturelle et sociale dans la modernité.

[30] Ce mot qui est la traduction de l’allemand « Verständigung » fait ressortir l’aspect processuel de cette activité dans sa fonction sociale de coordination intersubjective des actions (N.d.T.).

[31] Popper conçoit comme « entités » du troisième monde les contenus sémantiques des formations symboliques. Il met au fondement de cette notion le concept ontologique du « monde » défini comme ensemble d’entités. Mais avant que le concept de monde puisse devenir fécond pour une théorie de l’action, il doit être modifié dans les trois aspects objectif, social et subjectif.

[32] Non seulement Popper conçoit ontologiquement le troisième monde comme un ensemble d’entités appartenant à un monde d’être déterminé, mais encore, dans ce cas, il le comprend unilatéralement en le concevant du point de vue du développement scientifique.

[33] Popper, in « Reply to my Critics » reprend cette terminologie à J.C. Eclles, Facing Realities, N. Y. Heidelberg 1970.

[34] Comme le suggère le partage de Popper en fonctions inférieures et supérieures du langage.

[35] R. Bubner, Handlung, Sprache, Vernunft, Francfort s/ Main 1976.

[36] On trouvera une vue d’ensemble de l’interactionnisme symbolique et de l’ethnométhodologie dans le rapport d’un groupe de travail des sociologues de Bielefelds (Eds.)2 vol. Heidelberg 1973.

[37] Weber, Ges. Aufsätze zur Religiossoziologie, trad.in Arch. de Sc. Soc. des rel. p.12

[38] J.L. Austin parle de « direction of fit » ou de « onus of match ».Nous pouvons nous représenter comme des impératifs qu’un locuteur s’adresse à lui-même les phrases exprimant une intention. Les propositions énonciatives et les propositions d’intentions représente alors deux possibilités de concordance entre phrases et états de chose, qui sont accessibles à une appréciation objective.

[39] G. Gaefgen, « Formale Theorie des strategischen Handels », vol.1, Munich 1980.

[40] G. Offe, Strategien der Humanität, Munich 1975.

[41] H. Gerth, C. W. Mills, Character and Social Structure, Francfort, 1970.

[42] E. Goffman, Wir spielen alle Theater. Die Selbstdarstellung in Alltag, (Nous jouons tous les théâtres. Les autoprésentations de soi au quotidien), Munich 1969.

[43] Harré, Second, « Explanation ot Behavior ».

[44] E. Goffman, Wir spielen alle...

[45] Pour simplifier, je me limite aux expériences vécues intentionnelles (y compris les humeurs faiblement intentionnelles) afin de ne pas être obligé de traiter le cas limite compliqué des sensations.

[46] Goffman a étudié les techniques de cet impression management depuis la segmentation innocente jusqu’au contrôle systématique de l’information donnée.

[47] Thème nominaliste du langage développé par H.P. Grice

[48] B.L. Worth, Language, Thought and Reality, Cambridge 1956 ; H. Gipper, Gibt es ein spreichlicher Relativitatsprinzip, Francfort 1972.

[49] Ch. Taylor, Language and Human Nature, Carleton University, 1978.

[50] F. Schütze, Sprach, 2 vol. Munich 1975.

[51] A.C. Danto a analysé ces mouvements en tant que basic actions. Cette analyse a donné lieu à une large discussion, où il était préjugé que les mouvements corporels représentent non point le substrat des actions qui se produisent dans le monde, mais qu’ils sont au contraire des formes primitives d’action. Je tiens ce dernier concept pour faux.

[52] A.J. Goldmann, A theory of Action, Englewood Cliffs, 1970.

[53] En se rapportant par son expression à au moins un « monde », un locuteur fait valoir une prétention critiquable. En même temps, afin d’engager son vis-à-vis à une prise de position rationnellement motivée, il utilise le fait que cette relation entre acteur et monde est fondamentalement accessible à une appréciation objective. Le concept d’activité communicationnelle présuppose le langage en tant que médium pour des procès au cours desquels les parties prenantes élèvent chacune vis-à-vis de l’autre, en se rapportant à un monde, des prétentions à la validité qui peuvent être acceptées ou contestées.

[54] R. Bubner, Handlung, Spräche und Vernunft.

[55] Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, pp 247-248.

[56] Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, pp 340-341.

Date de création : 14/01/2008 @ 16:41
Dernière modification : 04/02/2008 @ 15:36
Catégorie : Parcours habermassien
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