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Sciences politiques - Sujets de la réforme(3)




SUJETS DE LA RÉFORME (3)

DYSFONCTIONNEMENTS DE LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE

ANALYSE DE PAUL RICOEUR[1]

AVANT-PROPOS

En ce qui concerne leur fondation, les démocraties sont-elles héritières ?

Pour ma part, je le pense. Elles sont héritières des régimes de structure hiérarchique, autrement dit d’un théologico-politique. Il est vrai que le théologico-politique classique est quelque chose de révolu ; la prétention de fonder le politique sur une théologie, pou reprendre notre schéma[2], sur le seul axe vertical de l’autorité, elle-même dépendante d’une autorité divine, cette prétention est terminée, et j’en porte le deuil. Mais il ne s’ensuit pas que le théologico-politique ait perdu son sens ; s’il en demeure quelque chose, c’est du côté du vouloir vivre ensemble qu’il faut le chercher et non plus du côté de la structure verticale. Je veux dire très exactement du côté du vouloir vivre ensemble comme pratique de la fraternité. Je suis persuadé qu’il y a à cet égard, dans la notion de « peuple de Dieu » et dans sa composante de parfaite réciprocité ecclésiale, de véritables ressources pour penser un modèle politique. Il faudrait à ce propos regarder l’histoire de l’Israël biblique.
[Ce que Ricoeur fait longuement]
Il me paraît possible de revisiter aujourd’hui, après la mort du théologico-politique de tendance théocratique, ce schème biblique – et c’est d’ailleurs probablement le schème christique fondamental, celui de la mort et de la résurrection. Là, nous trouvons la possibilité d’un théologico-politique absolument original, capable de subsister après la disparition du théologico-politique autoritaire, celui où l’ecclésial prêtait au politique son onction tandis que le politique prêtait à l’ecclésial la force de son bras séculier : l’échange du bras séculier et du saint-chrême, voilà notre théologico-politique, et c’est celui-là qui est mort.
Historiquement, c’est à ce type de fondation théologique que notre démocratie a succédé. Mais la démocratie, dans la mesure où elle reste sous le signe du paradoxe, continue de bénéficier de la réalité de la transmission du pouvoir et de la tradition de l’autorité. L’originalité démocratique se situerait alors dans les mesures prises pour gérer la politique autrement qu’en rapportant l’autorité à une onction religieuse.
Il ne faut pas nous enfermer trop étroitement dans ce qui a été le schéma romain du théologico-politique, romain au double sens de la Rome impériale et de la Rome vaticane. J’ai parlé de l’histoire d’Israël. Mais on peut aussi penser à l’exemple du puritanisme du XVIIe siècle, où l’on trouve une façon de réunir le religieux et le politique qui est d’une tout autre nature que celle que nous avons connue ici, par la justification divine de l’autorité politique. C’est une chose que Tocqueville avait parfaitement reconnue, et qui constitue selon lui la spécificité du cas américain.

La recherche de l’antériorité n’échappe pas aux réécritures institutionnelles

Cette recherche de l’antériorité est une curieuse manifestation au plan qu’on peut dire en un sens large « littéraire », sous la forme énigmatique de l’incessante réécriture des lois et des mythes. Prenons le cas des mythes d’origine. Là aussi, avant tel mythe d’origine, il y en a toujours un autre. Avant le Déluge biblique, avant Noé, vous trouverez un déluge mésopotamien. Tout se passe comme si la fuite en arrière de l’origine engendrait un processus interminable de réécriture. Dans l’ordre des mythes, comme dans l’ordre moral et politique , nous retrouvons cette espèce de déhiscence entre le commencement idéalement daté et l’origine fuyante que l’on essaie de rattraper à travers le processus de la réécriture.
Mais on constate le même phénomène dans l’ordre de ce que l’on pourrait appeler les récritures institutionnelles : tous ceux qui ont pensé commencer de zéro ont été obligés de concevoir un paradigme antérieur et de s’en autoriser. L’exemple le plus frappant est celui de la Révolution française : les révolutionnaires fabriquent un nouveau calendrier, avec un an zéro, un jour zéro ; mais tout cela se fait en référence au modèle romain, qui, lui-même s’autorisait d’un modèle antérieur pour la formation de Rome : rappelez-vous Tite-Live.
Il est vraiment troublant, selon moi, que le politique répète à son niveau l’énigme du cosmique et de l’éthique. L’un peut d’ailleurs parfaitement servir de modèle à l’autre ; et j’admets très bien que quelqu’un dise : c’est l’autre parce qu’il y a d’abord l’énigme du politique, que l’origine est aussi un commencement, et que ce commencement revêt la figure du commandement ; et d’ailleurs, le commencement type n’est-il pas le commandement du roi ou du maître ? Ce raisonnement était au fond celui de l’école d’exégèse biblique scandinave, dite de l’« idéologie royale », pour qui toutes les grandeurs éthique, politique, cosmique, de l’ancien Israël étaient reconstruites autour de la figure du roi. Mais j’estime que ce n’est que l’une des entrées possibles, parce que, inversement, on peut dire que la figure du créateur et celle du maître de justice surgissent d’emblée hors de la sphère du pouvoir politique. Je crois donc qu’il faut admettre l’hétérogénéité des problématiques cosmique, morale et politique, et leur contamination mutuelle.



DEVELOPPEMENT

Le problème de la représentation

Idéalement, un député est un fragment de moi-même projeté dans l’univers politique. Mais aujourd’hui les citoyens ne se reconnaissent plus dans la classe politique : « mon » député, au lieu d’être le même que moi, aussitôt qu’il se met à tourner dans ce que l’on a appelé le « microcosme », devient un autre que moi. La crise de la représentativité est essentiellement le résultat du fait que, entre le niveau de l’individu et celui de l’Etat, il n’y a rien.
En philosophie politique, c’est sur cette question que beaucoup travaillent. Je pense par exemple au pluralisme juridique de Walzer, qui s’efforce de pluraliser le concept de « justice » en fonction des multiples « sphères » auxquelles nous appartenons. Son énumération est d’ailleurs très intéressante : nous appartenons à un espace juridique (membership), mais aussi au système des besoins (needs) ; la sphère civique n’est elle-même que l’une de ces sphères, prise dans une constellation, dans un réseau.
Mais je pense aussi au livre de Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience, et à ce qu’il appelle les « ordres de reconnaissance », qui constituent les différents lieux dans lesquels nous construisons notre identité ? Son vocabulaire est emprunté à la philosophie politique de Hegel dans ce qu’elle a de plus intéressant : l’idée que la morale pratique repose sur les coutumes, les mœurs, et par conséquent sur des hiérarchies institutionnelles dont tous les degrés sont remplis : la famille, la société civile avec son système des besoins, sa juridiction et son administration, puis l’Etat proprement dit. Il ne fait pas oublier que l’Etat hégélien couronne une hiérarchie dont tous les degrés sont pourvus. Les « ordres de reconnaissance » sont en fait nos véritables allégeances.
Je me demande si ce ne serait pas un projet raisonnable, même s’il est volontiers taxé de réactionnaire, d’essayer de retrouver la représentation politique de nos différents systèmes d’allégeance.
A quoi appartenons-nous ? Quels sont nos ordres et nos lieux de reconnaissance ? Comment avoir une représentation politique de ces lieux de reconnaissance sociale et civique ? Par exemple, pour nous, étudiants et professeurs, comment obtenir que l’université, avec ses obligations, ses droits et ses interactions soit représentée comme l’une des composantes du politique ? Ne pourrait-on pas recomposer le politique à partir de toutes les instances intermédiaires auxquelles nos allégeances nous lient, en même temps qu’elles sont, pour nous, des moyens de reconnaissance ? Le terme de reconnaissance me paraît beaucoup plus important que celui d’identité, autour duquel le débat du multiculturalisme tourne la plupart du temps. Dans la notion d’identité, il y a seulement l’idée du même ; tandis que la reconnaissance est un concept qui intègre directement l’altérité, qui permet une dialectique du même et de l’autre. La revendication d’identité a toujours quelque chose de violent à l’égard d’autrui ; au contraire, la recherche de la reconnaissance implique réciprocité.
On peut d’ailleurs suivre ce schème dialectique de la reconnaissance depuis le niveau biologique – où l’identité se définit par la conquête, de la part de l’organisme, de la différence et de la complémentarité entre le soi et le non-soi – jusqu’au niveau sociologique, juridique et politique. Dans l’ordre juridique, je l’ai retrouvé au plan pénal, lorsque je me suis attaché à l’idée que le problème n’est pas uniquement, ni même fondamentalement celui de la punition, mais celui de la reconnaissance de chacun à sa juste place. Il s’agit de dire qui est le coupable, qui est la victime, de dire la parole de droit qui remet chacun à sa juste distance, autrement dit il s’agit avant tout de reconnaissance mutuelle ; et souvent, il est beaucoup plus important d’avoir dit qui est le coupable que de l’avoir puni : car punir, c’est faire encore souffrir, c’est ajouter une souffrance à une souffrance, sans diminuer la première. Mais il faut que la victime soit reconnue comme ayant été véritablement lésée : la parole qui le dit devrait avoir par elle-même une fonction thérapeutique. L’idée de reconnaissance a ainsi une puissance heuristique depuis le niveau biologique jusqu’au niveau politique, en passant par les échelons des ordres de reconnaissance dans la dimension sociale et par le droit civil et pénal, le droit civil étant le lieu où le dommage appelle réparation et le plus souvent rémunération, et le droit pénal, celui où l’imputabilité appelle la pénalité.

Le manque de ressources pour résoudre le conflit permanent, l’« insociable- sociabilité[3] »

Je reprends les choses à partir des présupposés d’une éthique de la discussion – en style habermasien – qui suppose une délibération illimitée, sans contraintes de temps ni de partenaires, et j’essaie de déterminer ce qui manque à cette approche qui se qualifie elle-même comme pragmatique transcendantale. Toute la question est alors de savoir comment on peut contextualiser l’universel tout en le gardant comme idée régulatrice. C’est là quelque chose de très conforme au projet d’une pensée transcendantale, dont la définition est qu’elle ne fonctionne qu’en conjonction avec de l’empirique . Le meilleur exemple de cette conjonction est fourni, dans le système de Kant, par l’exemple de la théorie du droit, qui est le seul cas où l’on voit à l’œuvre l’intégration effective du transcendantal et de l’empirique : les conditions de fonctionnement d’une société, en effet sont définies par le conflit, l’« insociable-sociabilité », et c’est dans cette dernière qu’il faut faire entrer le projet de la reconnaissance du « mien » et du « tien », qui est à la base même du droit selon Kant. Il faut articuler un projet de distinction du « mien » et du « tien » sur les conditions d’exercice de l’« insociable-sociabilité » ;
nous avons là un modèle exemplaire.
En sens inverse, si l’on repart du communautarisme, on s’aperçoit que les commu- nautés vivantes, explicitant leur autocompréhension , leur shared understanding, pour parler comme Walzer, laissent intact le problème des principes de la règle du jeu, ou, si vous préférez, les règles du compromis. Pour fonder la règle de justice qui redistribue les espaces de justice à leur juste place et à leurs justes distances, il faut avoir un principe régulateur ; et c’est là qu’on retrouve le problème habermasien ou rawlsien du principe de justice.
C’est ce va-et-vient entre le communautarisme et l’universalisme, à partir de leurs manques reconnus, qui m’intéresse, bien plus que de me situer par rapport à l’une des deux positions : c’est leur dialectique qui me paraît féconde.

L’absence des éléments d’une histoire communautaire française nous prive d’une possibilité de jonction entre l’individu et l’Etat

[J’estime que la dialectique qui vient d’être montrée comme féconde] peut avoir pour nous une très grande valeur thérapeutique, dans la mesure où, précisément, il nous manque l’échelon intermédiaire entre le niveau de l’individu et les prétentions universalistes de l’Etat. Précisément, il nous faut retrouver dans l’autostructuration de l’Etat-nation les éléments d’une histoire communautaire, ou d’une histoire de communautés, communautés qui ont été effacées et oblitérées par la censure exercée sur elles depuis deux cents ans.
Il ne s’agit pas d’appliquer à la France des mesures qui ont cours ailleurs : chaque système a ses inconvénients et ses avantages, et il lui incombe de se réformer selon ses capacités internes d’amélioration ; c’est vrai à tous les échelons de la vie sociale, et par exemple pour l’université. On ne peut pas imiter en France l’université américaine : nous sommes partis sur l’hypothèse de la gratuité, du caractère national des diplômes ; tout cela a des inconvénients terribles, que nous connaissons bien, mais il faut corriger notre système en partant des données qui lui sont propres.
Or il se trouve que nous avons aujourd’hui en France presque un équivalent du débat entre l’universalisme et le communautarisme, avec les discussions autour du problème du vide politique suscité par la délégation de souveraineté du citoyen sur l’Etat. Cette délégation se fait par le moyen des élections, mais en France la seule élection qui compte vraiment a lieu tous les sept ans [5 ans, maintenant] : c’est l’élection présidentielle. S’il y a, comme on l’a beaucoup dit, un déficit démocratique, c’est certainement là qu’il est le plus visible. Cette carence est dangereusement suppléée par l’institution des sondages, dont il faut, je crois, parler sévèrement car elle se présente comme un substitut de la délibération. Les sondages ne font pas une délibération : les gens sont consultés un à un, puis leurs opinions sont additionnées ; à aucun moment il n’y a eu débat ; le chiffre qui en résulte n’est en aucune façon le produit d’une délibération, comme celle qu’implique en principe une élection. Bien souvent d’ailleurs, l’élection n’est plus la résultante d’un débat, elle n’est qu’un sondage en grandeur réelle. Ce qui ne devrait être qu’un moyen d’information sur l’état de l’opinion, à usage des hommes politiques, se transforme en une instance souveraine qui décide des candidatures, de leur nombre, de l’identité des candidats, etc.



Le bicamérisme, en France, si on le met en face de systèmes qui fonctionnent bien, est faussé

Il se trouve que les systèmes qui fonctionnent bien sont ceux où le bicamérisme est effectif : que ce soit aux Etats-Unis, où les Etats ont une représentation égale au Sénat – deux représentants par Etat, quelle que soit sa taille, pour l’Arkansas comme pour l’Etat de New-York – , que ce soit en Allemagne, avec le Bundesrat et le Bundestag, ou que ce soit en Angleterre, dont le fonctionnement est tellement singulier. En France, nous avons excessivement réduit le rôle du Sénat, en limitant sa fonction à celui d’une chambre de réflexion et de discussion, le pouvoir de décision en dernier lieu à la Chambre des députés redevenue l’Assemblée nationale.
Jusqu’où la crise de la démocratie représentative ira-t-elle en France, avec le discrédit qu’elle entraîne à l’égard de la classe politique ? Suffira-t-il de compenser le système par un mode de représentation parallèle, ou bien faudra-t-il repenser de fond en comble la représentation ? Il est sûr en tout cas que ce sera le problème des prochaines décennies.

En France, comme ailleurs, pour reconnaître leur démocratie, comment éduquer à l’adhésion critique des citoyens qui sont dans la situation de ne jamais pouvoir engendrer le politique à partir d’eux-mêmes ?

J’essaie de dire, pour ma part, que ce régime de la démocratie est toujours fondé sur l’antériorité de lui-même par rapport à lui-même. Peut-on appeler cela une fondation ? Si oui, ce serait au sens où l’on parle d’événements fondateurs. Mais ces évènements fondateurs présumés n’échappent pas à l’énigme de l’origine fuyante ou, pour mieux dire, à la dialectique de l’origine immémoriale et du commencement daté.
Mais il est vrai qu’avec le mot « démocratie » on est embarrassé par le vocabulaire ; je me rappelle très bien ce que disait Aron, cela nous agaçait, mais il avait mille fois raison : « Démocratie = définition du bon gouvernement. C’est l’adjectif qu’on met après qui compte. Démocratie populaire, démocratie libérale… »

A quoi attribuer le malaise actuel des démocraties ?

Ce malaise est beaucoup moins lié dans la phase présente à la violence résiduelle du rapport vertical, violence contre laquelle le citoyen aurait à se prémunir, qu’à une certaine difficulté du politique à trouver ses marques, ou si vous préférez, de l’Etat contemporain à se situer par rapport à la société civile.
C’est d’abord parce que l’Etat-nation se trouve aujourd’hui pris en sandwich sur le plan de la souveraineté entre des souverainetés supérieures – l’Europe, les pactes internationaux, les Nations unies – et des souverainetés inférieures – les pouvoirs régionaux, les pouvoirs municipaux, etc. Par en haut et par en bas, la souveraineté de l’Etat est encadrée. Il est vrai que des Etats fédéraux comme les Etats-Unis ou l’Allemagne ont à cet égard une hiérarchie mieux codifiée que la nôtre.
Mais le malaise existe également chez eux, et il tient au fait que la souveraineté de l’Etat est devenue, à l’intérieur d’elle-même indéchiffrable du fait de la complexification des sphères d’appartenance qui gouvernent la société civile. C’est là que nous retrouvons les auteurs [comme Michael Walzer, Thevenot-Boltanski , Jean-Marc Ferry] qui minorent la dimension politique en la réduisant à l’une des sphères d’appartenance des citoyens, à la sphère juridique en l’occurrence. Que cette lecture relève d’une phénoménologie du lien social et des relations d’interaction, et que cette phénoménologie, en tant que description des apparences, soit acceptable, c’est certain ; effectivement nous ne fonctionnons pas à tout moment comme citoyen ; c’est seulement de temps en temps que nous nous comportons comme citoyen, en particulier lorsque nous allons voter. Nous nous comportons beaucoup plus souvent comme producteur ou consommateur. C’est ce qui explique que l’on puisse avoir l’impression que la politique n’est que l’une de nos activités parmi d’autres. Mais c’est là perdre de vue, selon moi, que lors même que nous ne nous occupons pas de politique, l’Etat demeure l’englobant de toutes les sphères d’appartenance à l’égard desquelles nous faisons allégeance. Nous n’avons pas à l’égard de l’Etat une allégeance comme nous en avons une à l’égard de l’université ou d’un club de foot-ball ; le lien de citoyenneté est toujours présupposé par tous les autres. Il est à la fois l’englobant et l’englobé et je pense que c’est là la forme nouvelle, plus sournoise, moins violente que dans les années cinquante ou soixante, qu’a pris le paradoxe politique : au moment du stalinisme – pour faire court –, il apparaissait nettement sous la forme dramatique d’une scission entre le rationnel et l’irrationnel de l’exercice arbitraire du pouvoir ; aujourd’hui, le risque est plutôt dans le caractère indéchiffrable de l’appartenance politique. Si l’Etat se perd…
En matière d’allégeance, une autre difficulté est née avec l’affluence d’une population immigrée et du fait que les règles par lesquelles on appartient au corps politique restent codifiées selon les pays. Souveraineté exige. Par exemple, le rapport entre nationalité et citoyenneté peut être fonction de la loi du sang ou de la loi du sol. En Allemagne, même si vous êtes résident de longue durée, vous ne devenez jamais allemand ; en revanche, vous pouvez voter à certaines élections. En France, un étranger ne peut jamais voter. Donc la règle d’appartenance au pouvoir politique est absolument spécifique, même par rapport à des décisions politiques secondes : le droit d’asile, le droit des minorités, la privation ou l’acquisition de la nationalité, la façon dont on est réputé membre de tel corps politique, tout cela obéit à des règles qui sont celles de la cité englobant et non pas comme l’une des cités, située dans une topographie des sphères d’appartenance. Un autre exemple est fourni par les limites de juridiction d’un Etat car le territoire ne constitue pas seulement une géographie, mais aussi un espace de validité des lois, au-delà duquel d’autres lois sont valides. L’espace de juridiction d’un Etat est ce qui montre que l’appartenance au corps politique est véritablement première. Il y a donc une relative indétermination dans ce qui est de l’ordre du politique et ce qui n’en est pas ; ce qui ajoute à ce que j’avais appelé autrefois le paradoxe politique.


[1] Paul Ricoeur, (2006) La critique et la conviction, Paris, Hachette –Littératures.
[2] Le schéma ici évoqué résulte de la reformulation des idées de Hannah Arendt lorsque Ricoeur dit que le politique se présente selon une structure orthogonale, avec un plan horizontal et un plan vertical. D’une part, donc, le lieu horizontal du vouloir vivre ensemble, qu’Hannah Arendt appelle le pouvoir, qui n’a cours qu’autant que les gens veulent coexister ; ce vouloir vivre ensemble est silencieux, généralement non remarqué, enfoui ; on ne s’aperçoit de son existence que lorsqu’il se décompose ou lorsqu’il est menacé : c’est l’expérience de la patrie en danger, celle des grandes -faites qui sont aussi des périodes où le lien politique se -fait. D’autre part, le côté vertical, hiérarchique, auquel songeait Max Weber lorsqu’il introduisait le politique dans le social au début de Wirtschaft und Gesellschaft, par la différenciation verticale des gouvernants et des gouvernés ; c’est à cette verticalité qu’il rattachait, évidemment, l’usage légitime et ultime de la violence.
[3] L’expression est de Kant.

Date de création : 25/09/2007 @ 10:05
Dernière modification : 25/09/2007 @ 22:36
Catégorie : Sciences politiques
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