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Glossématique - Justice

LÉVINAS
TOTALITÉ ET INFINI
La justice consiste à reconnaître en autrui mon maître

La communauté, par l’entremise des idées, n’établit pas entre les interlocuteurs, l’égalité pure et simple. Le philosophe, qui, dans le Phédon, est comparé au gardien placé à son poste, se trouve sous la magistrature des dieux – il n’est plus leur égal. La hiérarchie des êtres au sommet de laquelle se trouve l’être raisonnable, peut-elle être transcendée ? A quelle nouvelle pureté répond l’élévation d’un dieu ? Platon oppose aux paroles et aux actions qui s’adressent aux hommes – toujours encore jusqu’à un certain degré rhétorique et négociation (« où nous traitons avec eux »), paroles qui s’adressent aux hommes qui sont multitude – les propos par lesquels on complaît aux dieux[1]. Les interlocuteurs ne sont pas égaux, arrivé à la vérité le discours est discours avec un dieu qui n’est pas notre « compagnon d’esclavage[2] ». La société ne découle pas de la contemplation du vrai, la relation avec autrui notre maître rend possible la vérité. La vérité se rattache ainsi au rapport social qui est justice. La justice consiste à reconnaître en autrui mon maître. L’égalité entre personnes ne signifie rien par elle-même. Elle a un sens économique et suppose l’argent et repose sur la justice – qui bien ordonnée, commence par autrui. Elle est reconnaissance de son privilège d’autrui, et de sa maîtrise, accès à autrui en dehors de la rhétorique qui est ruse, emprise et exploitation. Et, dans ce sens, dépassement de la rhétorique et justice coïncident.

[Totalité et Infini, pp. 68-69]

La justice me somme d’aller au-delà de la ligne droite de la justice

[Lévinas souligne que « le langage qui est employé dans Totalité et Infini est ontologique, parce qu’il veut surtout ne pas être psychologique ». Il constitue en réalité une recherche de ce qu’il appelle « l’au-delà de l’être , le déchirement de cette égalité à soi qui est toujours l’être – le Sein – quelles que soient les tentatives de le séparer du présent ».]


Dans la justice qui met en cause ma liberté arbitraire et partielle, je ne suis donc pas simplement appelé à donner un accord, à consentir et à assumer – à sceller mon entrée pure et simple dans l’ordre universel, mon abdication et la fin de l’apologie dont la rémanence s’interpréterait alors comme un résidu ou comme une séquelle de l’animalité. En réalité, la justice ne m’englobe pas dans l’équilibre de son universalité – la justice me somme d’aller au-delà de la ligne droite de la justice, et rien ne peut marquer dès lors la fin de cette marche, derrière la ligne droite de la loi, la terre de la bonté s’étend infinie et inexplorée, nécessitant toutes les ressources d’une présence singulière. Je suis donc nécessaire à la justice comme responsable au-delà de toute limite fixée par une loi objective. Le moi est un privilège ou une élection. La seule possibilité dans l’être de traverser la ligne droite de la loi, c’est-à-dire de trouver une place au-delà de l’universel – c’est être moi. La moralité dite intérieure et subjective, exerce une fonction que la loi universelle et objective ne saurait exercer mais qu’elle appelle. La vérité ne peut être dans la tyrannie, comme elle ne peut être dans le subjectif. La vérité ne peut être que si une subjectivité est appelée à la dire au sens où le psalmiste s’exclame : « La poussière te rendra-t-elle grâce, dira-t-elle la vérité. » L’appel à la responsabilité infinie confirme la subjectivité dans sa position apologétique. La dimension de son intériorité se ramène du rang de subjectif à celui de l’être. Le jugement n’aliène pas la subjectivité, car il ne la fait pas entrer et se dissoudre dans l’ordre d’une moralité objective, mais lui laisse une dimension d’approfondissement en soi. Proférer « je » – affirmer la singularité irréductible où se poursuit l’apologie – signifie posséder une place privilégiée à l’égard des responsabilités pour lesquelles personne ne peut me remplacer et dont personne ne peut me délier. Ne pas pouvoir se dérober – voilà le moi. Le caractère personnel de l’apologie se maintient dans cette élection où le moi s’accomplit comme moi. L’accomplissement du moi comme moi et la moralité – constituant un seul et même processus dans l’être : la moralité ne naît pas dans l’égalité, mais dans le fait que, vers un point de l’univers convergent les exigences infinies, celui de servir le pauvre, l’étranger, la veuve et l’orphelin. Ainsi seulement, par la moralité, dans l’univers se produisent Moi et les Autres. La subjectivité aliénable du besoin et de la volonté qui prétend se posséder d’ores et déjà, mais dont se joue la mort, se trouve transfigurée par l’élection qui l’investit en la tournant vers les ressources de son intériorité. Ressources infinies – dans le débordement incessant du devoir accompli, par des responsabilités plus larges. La personne se trouve donc confirmée dans le jugement objectif et non plus réduite à sa place dans une totalité. Mais cette confirmation ne consiste pas à flatter ses tendances subjectives et à la consoler de sa mort, mais à exister pour autrui, c’est-à-dire à se mettre en question et à redouter le meurtre plus que la mort – salto mortale dont la patience (et c’est là le sens de la souffrance) ouvre et mesure déjà l’espace périlleux, mais que l’être singulier par excellence – un moi – peut seul accomplir. La vérité du vouloir est son entrée sous le jugement, mais son entrée sous le jugement est dans une nouvelle orientation de la vie intérieure, appelée à des responsabilités infinies.

Lajusticeneseraitpaspossible sans la singularité, dans l’unicité de la subjectivité. Dans cette justice, la subjectivité ne figure pas comme raison formelle, mais comme individualité ; la raison formelle ne s’incarne dans un être que dans la mesure où il perd son élection et vaut tous les autres. La raison formelle ne s’incarne pas dans un être qui n’a pas la force de supposer, sous le visible de l’histoire, l’invisible du jugement.

L’approfondissement ne se laisse plus guider par les évidences de l’histoire. Il est livré au risque et à la création morale du moi – aux horizons plus vastes que l’histoire et où l’histoire elle-même se juge. Horizons que les évènements objectifs et l’évidence des philosophes ne peuvent que cacher. Si la subjectivité ne peut être jugée en Vérité sans apologie, si le jugement au lieu de la réduire au silence, l’exalte, il faut qu’il y ait un désaccord entre le bien et les évènements ou, plus exactement, il faut que les évènements aient un sens invisible sur lequel ne peut décider qu’une subjectivité, un être singulier. Se placer par-delà le jugement de l’histoire, sous le jugement de la vérité, c’est ne pas supposer derrière l’histoire apparente une autre histoire appelée jugement de Dieu – mais méconnaissant tout autant la subjectivité. Se placer sous le jugement de Dieu, c’est exalter la subjectivité, appelée au dépassement moral au-delà des lois – et qui est dès lors dans la vérité parce qu’elle dépasse les limites de son être. Ce jugement de Dieu qui me juge, à la fois me confirme. Mais il me confirme précisément dans mon intériorité dont la justice est plus forte que le jugement de l’histoire. Concrètement un moi se présentant à un procès – qui requiert toutes les ressources de la subjectivité, signifie, pour lui, par-delà les jugements universels de l’histoire, pouvoir voir cette offense de l’offensé, qui, inévitable, se produit dans le jugement issu des principes universels. L’invisible par excellence, c’est l’offense que l’histoire universelle fait aux particuliers. Être moi et non pas seulement incarnation d’une raison, c’est précisément être capable de voir l’offense de l’offensé ou le visage. L’approfondissement de ma responsabilité dans le jugement qui se porte sur moi, n’appartient pas à l’ordre de l’universalisation ; par-delà la justice des lois universelles, le moi entre sous le jugement par le fait d’être bon. La bonté consiste à se poser dans l’être de telle façon que Autrui y compte plus que moi-même. La bonté comporte ainsi la possibilité pour le moi exposé à l’aliénation de ses pouvoirs par la mort, de ne pas être pour la mort.

[Totalité et Infini, pp. 274-277]


DE DIEU QUI VIENT A L’IDÉE
L’apparition du tiers

Pourquoi il y a le tiers ? Je me demande parfois s’il ne se justifie pas ainsi : rendre possible une responsabilité pour autrui dés-intéressée, exclut la réciprocité ; mais autrui serait-il sans dévouement à l’autre ? Il y faut un tiers ? Quoi qu’il en soit, dans la relation avec autrui, je suis toujours en relation avec le tiers. Mais il est aussi mon prochain. A partir de ce moment, la proximité devient problématique : il faut comparer, peser, penser, il faut faire la justice, source de la théorie. Toute la récupération des Institutions – et de la théorie elle-même – de la philosophie et de la phénoménologie : expliciter l’apparaître – se fait selon moi à partir du tiers. Le mot « justice » est en effet beaucoup plus à sa place là où il faut non pas ma « subordination » à autrui, mais l’« équité ». S’il faut l’équité, il faut la comparaison et l’égalité – l’égalité entre ce qui ne se compare pas. Et par conséquent le mot « justice » s’applique beaucoup plus à la relation avec le tiers qu’à la relation avec autrui. Mais en réalité la relation avec autrui n’est jamais uniquement la relation avec autrui : d’ores et déjà dans autrui le tiers est représenté ; dans l’apparition même d’autrui me regarde déjà le tiers. Et cela rend tout de même le rapport entre la responsabilité à l’égard d’autrui et la justice extrêmement étroit.(…)

S’il n’y avait qu’autrui en face de moi, je dirais jusqu’au bout : je lui dois tout. Je suis pour lui. Et cela tient même pour le mal qu’il me fait : je ne suis pas son égal, je suis à tout jamais assujetti à lui. Ma résistance commence lorsque le mal qu’il me fait, est fait à un tiers qui est aussi mon prochain. C’est le tiers, qui est la source de la justice, et par là de la répression justifiée ; c’est la violence subie par le tiers qui justifie que l’on arrête de violence la violence de l’autre. L’idée que je suis responsable pour le mal fait par l’autre – idée rejetée, refoulée encore que psychologiquement possible – nous amène au sens de la subjectivité attestée par cette phrase de Dostoïevski :…Le moi comme moi, c’est le moi qui s’évade de son concept. Et c’est cette situation que j’ai appelée vulnérabilité, la culpabilité absolue ou plutôt la responsabilité absolue. Le moi, quand on a réfléchi psychologiquement sur lui, est déjà un moi égal aux autres moi’s. Le concept de moi me rattrape toujours. L’idée de la substitution signifie que je me substitue à autrui, mais que personne ne peut se substituer à moi en tant que moi. Quand on commence à dire que quelqu’un peut se substituer à moi, commence l’immoralité. Et par contre, le moi en tant que moi, dans cette individualité radicale qui n’est pas une situation de réflexion sur soi, est responsable du mal qui se fait. C’est très tôt que j’ai utilisé cette notion en parlant de la dissymétrie du rapport interpersonnel. Le moi est persécuté et il est, en principe, responsable de la persécution qu’il subit. Mais « heureusement », il n’est pas seul ; il y a des tiers, et on ne peut pas admettre qu’on persécute des tiers !

[De Dieu qui vient à l’idée, pp. 132-134]

RICOEUR
HISTOIRE ET VÉRITÉ, IIe partie

La soumission aux autorités par motif de conscience

Dans le fameux chapitre XIII de l’Epître aux Romains, saint Paul conseille aux chrétiens de la capitale de se soumettre aux autorités par motif de conscience et non pas seulement par crainte. Or ce texte est peut-être plus intéressant comme prise de conscience que comme résolution d’une contradiction, bien que ce soit sous cet angle dogmatique qu’on le commente d’ordinaire.

Saint Paul a eu parfaitement conscience qu’en introduisant la figure du « magistrat » et avec elle l’autorité, la sanction, l’obéissance, la peur, il faisait apparaître une dimension de la vie qui n’est pas contenue dans les rapports directs de l’homme à l’homme susceptibles d’être transfigurés par l’amour fraternel dont il avait parlé auparavant ; il est en effet très remarquable, comme l’a souligné O. Cullmann, que les conseils politiques de saint Paul s’insèrent dans un contexte où il est principalement question de « l’amour » que tous les hommes se doivent les uns aux autres ; cet amour est décrit, à la manière de Sermon sur la montagne, comme un amour qui pardonne, qui ne résiste pas au méchant, qui rend le bien pour le mal et qui finalement restaure ou même institue à neuf une réciprocité complète entre les personnes : « Aimez-vous réciproquement d’une affection tendre et fraternelle », dit l’Apôtre.

Et soudain, rompant cet appel à l’amour mutuel, Paul dresse la figure du « magistrat ». Or, que fait le « magistrat » ? Il punit. Il punit celui qui fait le mal. Voici donc la violence que nous évoquions au début ; c’est même très exactement dans l’instance pénale que saint Paul résume toutes les fonctions de l’Etat. Violence limitée, certes. Violence qui ne légitime aucun meurtre et, nous le verrons plus loin, violence qui ne justifie, qui n’institutionnalise aucunement la guerre d’Etat à Etat ; violence entièrement mesurée par l’institution même de l’Etat ; violence établie, fondée dans la justice que saint Paul appelle le « bien ». Tout cela est vrai ; et il faut le rappeler contre tous ceux qui voient dans ce texte l’abdication honteuse du chrétien devant n’importe quelle autorité. L’autorité, c’est celle du magistrat, c’est celle de la justice. « L’ordre » qu’elle crée et maintient ne saurait donc être séparé de la justice, encore moins opposé à la justice. Mais c’est précisément cette violence établie , cette violence de la justice qui fait problème.

Car « l’autorité » ne paraît pas pouvoir procéder de « l’amour ». Sous sa forme la plus mesurée, la plus légitime, la justice est déjà une manière de rendre le mal pour le mal. La punition dans son essence consomme la toute première rupture dans l’éthique de l’amour ; elle ignore le pardon, elle résiste au méchant, elle institue une relation non réciproque ; bref, à la voie courte, à « l’immédiateté » de l’amour, elle oppose la voie longue, la « médiation » d’une éducation coercitive du genre humain. Le « magistrat » n’est pas mon « frère » ; c’est en cela même qu’il est une « autorité » ; c’est en cela aussi qu’il requiert « soumission » ; ce qui ne veut pas dire que le chrétien subit n’importe quoi ; mais la relation de l’Etat au citoyen est une relation asymétrique, non réciproque d’autorité à soumission ; même quand l’autorité procède de libres élections, même quand elle est entièrement démocratique et parfaitement légitime, ce qui n’arrive peut-être jamais, une fois constituée, elle me concerne comme instance qui détient le monopole de la sanction ; cela suffit pour que l’Etat ne soit pas mon frère et requière ma soumission.

Je disais que la prise de conscience du paradoxe est plus importante que sa résolution chez saint Paul. Il faut avouer en effet que saint Paul nous lègue un problème plutôt qu’une solution. Il se contente de dire que l’autorité est « instituée de Dieu » et qu’il en est ainsi pour « mon bien » ; cela suffit sans doute pour que le chrétien soit soumis par motif de conscience et pas seulement par peur de la sanction, ce qui constituerait un motif totalement étranger à la vie chrétienne ; mais le lien de cette « institution » à l’économie du salut est simplement énoncé et demeure pour nous une source de grande perplexité. Car cette pédagogie violente, qui anime l’histoire à travers la succession des Etats, introduit une note discordante dans la pédagogie de l’amour, du témoignage, du martyre.

Saint Paul n’a même pas tenté de déduire l’autorité politique de l’éthique de l’amour ; il trouve cette instance de l’Etat dans son inventaire de l’humain ; il prend appui sur elle lorsqu’il revendique sa qualité de citoyen romain ; il sait que la tranquillité de l’ordre est la condition de la prédication chrétienne. Il entrevoit donc la convergence de deux pédagogies du genre humain, celle de l’amour, et celle de la justice, celle de la non-résistance et celle de la punition, celle de la réciprocité et celle de l’autorité et de la soumission, celle de l’affection et celle de la peur. Il entrevoit leur convergence, mais il ne voit pas leur unité. D’un côté, il entrevoit leur convergence : c’est elle qu’il énonce dans l’affirmation pure et simple que l’autorité est instituée par Dieu. Mais il ne voit pas leur unité : c’est pourquoi précisément il emploie un mot, le mot institution, qui n’a pas de racine dans la prédication de la Croix et de l’imitation de Jésus-Christ.

[Histoire et vérité, IIe partie, chap.III ; pp.280-282]


LE JUSTE I
L’acte de juger

…Dans les limites strictes du procès, l’acte de juger apparaît comme la phase terminale d’un drame à plusieurs personnages : les parties ou leurs représentants, le ministère public, le juge du siège , le jury populaire, etc. En outre, cet acte terminal apparaît comme la clôture d’un processus aléatoire ; à cet égard, il en est ici comme de la conduite d’une partie d’échecs ; les règles du jeu sont connues, mais on ignore chaque fois comment chaque partie sera amenée à son terme ; le procès est au droit ce que la partie d’échecs est à la règle : dans les deux cas, il faut aller jusqu’au terme pour connaître la conclusion. C’est ainsi que l’arrêt met fin à une délibération virtuellement indéfinie. En dépit des limitations que l’on va dire dans un instant, l’acte de juger, en suspendant l’aléa du procès, exprime la force du droit ; bien plus il dit le droit dans une situation singulière.

C’est par le double rapport que l’acte de juger entretient avec la loi qu’il exprime la force du droit. D’un côté, en effet, il paraît simplement appliquer la loi à un cas ; c’est ce que Kant appelait jugement « déterminant ». Mais il consiste aussi dans une interprétation de la loi, dans la mesure où aucun cas n’est simplement l’exemplification d’une règle ; restant dans le langage kantien, on peut dire que l’acte de juger relève du jugement « réfléchissant », celui-ci consistant à chercher une règle pour un cas nouveau. Sous cette seconde acception, l’arrêt de justice ne se borne pas à mettre un terme à un procès ; il ouvre la carrière à tout un cours de jurisprudence dans la mesure où il crée un précédent. L’aspect suspensif de l’acte de juger au terme d’un cours délibératif n’épuise donc pas le sens de cet acte (…).

Pris en un sens large, l’acte de juger consiste à dé-partager des sphères d’activité, à délimiter les prétentions de l’un et les prétentions de l’autre, et finalement à corriger les distributions injustes, lorsque l’activité d’une partie consiste dans l’empiètement sur le champ d’exercice des autres parties. A cet égard, l’acte de juger consiste bien à séparer ; le terme allemand Urteil l’exprime bien (Teilsuum cuique tribuere – attribuer à chacun le sien – orientait implicitement vers l’analyse proposée ici. Aussi bien toute la philosophie du droit de Kant repose sur cette distinction entre le « mien » et le « tien », sur l’acte qui tire une ligne entre l’un et l’autre.(…) voulant dire part ) ; il s’agit bien de faire la part de l’un et la part de l’autre. L’acte de juger est donc celui qui dé-partage, sé-pare. Je ne dis là rien de bien extraordinaire, dans la mesure où l’antique définition romaine :

Derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; à l’arrière-plan du conflit, il y a la violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois définissent un Etat de droit.(…)

On ne mesure pleinement la portée de ce choix contre la violence et pour le discours que si l’on prend conscience de l’ampleur de la violence. On aurait tort de réduire la violence à l’agression physique – coups, blessures, mort, entrave à la liberté, séquestration, etc. ; il faut encore tenir compte de la plus tenace des formes de la violence, à savoir la vengeance, autrement dit la prétention de l’individu à se faire justice à lui-même. Au fond, la justice s’oppose non seulement à la violence tout court, ainsi qu’à la violence dissimulée et à toutes les violences subtiles auxquelles il vient d’être fait allusion, mais aussi à cette simulation de la justice que constitue la vengeance, l’acte de se rendre justice à soi-même. En ce sens, l’acte fondamental par lequel on peut dire que la justice est fondée dans une société, c’est l’acte par lequel la société enlève aux individus le droit et le pouvoir de se faire justice à eux-mêmes – l’acte par lequel la puissance publique confisque pour elle-même ce pouvoir de dire et d’appliquer le droit ; c’est d’ailleurs en vertu de cette confiscation que les opérations les plus civilisées de la justice, en particulier dans la sphère pénale, gardent encore la marque visible de cette violence originelle qu’est la vengeance. A bien des égards, la punition, surtout si elle conserve quelque chose de la vieille idée d’expiation, demeure une forme atténuée, filtrée, civilisée de la vengeance. Cette persistance de la violence-vengeance fait que nous n’accédons au sens de la justice que par le détour de la protestation contre l’injustice. Le cri : « C’est injuste ! » exprime bien souvent une intuition plus clairvoyante concernant la nature véritable de la société, et la place qu’y tient encore la violence, que tout discours rationnel ou raisonnable sur la justice.

Arrivé à ce point, la question se pose de la finalité la plus ultime de l’acte de juger. Reprenant l’analyse de l’acte de juger à partir de l’opération considérable qui a consisté pour l’Etat à retirer aux individus l’exercice direct de la justice, et d’abord de la justice-vengeance, il apparaît que l’horizon de l’acte de juger, c’est finalement plus que la sécurité, la paix sociale. En quoi cette finalité ultime rejaillit-elle sur la définition initiale de l’acte de juger par sa finalité prochaine, à savoir mettre fin à l’incertitude en tranchant le conflit ? Trancher, on l’a dit, c’est séparer, tirer une ligne entre « le tien » et « le mien ». La finalité de la paix sociale fait apparaître en filigrane quelque chose de plus profond qui touche à la reconnaissance mutuelle ; ne disons pas réconciliation ; parlons encore moins d’amour et de pardon, qui ne sont plus des grandeurs juridiques, parlons plutôt de reconnaissance. Mais en quel sens ? Je pense que l’acte de juger a atteint son but lorsque celui qui a, comme on dit, gagné son procès se sent encore capable de dire : mon adversaire, celui qui a perdu, demeurs comme moi un sujet de droit ; sa cause méritait d’être entendue ; il avait des arguments plausibles et ceux-ci ont été entendus. Mais la reconnaissance ne serait complète que si la chose pouvait être dite par celui qui a perdu, celui à qui on a donné tort, le condamné ; il devrait pouvoir déclarer que la sentence qui lui donne tort n’était pas un acte de violence mais de reconnaissance.

[Le Juste I, « L’acte de juger », pp.185-191]

KANT
PREMIÈRE INTRODUCTION À LA CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

I. De la philosophie comme d’un système

S’il est vrai que la philosophie est le système de la connaissance rationnelle par concepts, elle se trouve déjà suffisamment distinguée par là d’une critique de la raison pure ; celle-ci contient sans doute une investigation philosophique touchant la possibilité d’une pareille connaissance, mais n’appartient pas comme partie à un tel système ; c’est elle, au contraire, qui esquisse en premier lieu l’idée de ce système et en fait l’épreuve[3].

Ce système réel de la philosophie ne peut lui-même être divisé autrement que d’après la différence originelle des objets de celle-ci, et d’après la diversité essentielle qui en résulte, entre les principes d’une science qui les contient : en philosophie théorique et en philosophie pratique ; en sorte que la première partie doit être la philosophie de la nature, et l’autre celle des mœurs. La première peut contenir également des principes empiriques[4], alors que la seconde (du fait que la liberté ne peut absolument pas être un objet de l’expérience) ne peut jamais comporter d’autres principes que de purs principes a priori.(…)

En un mot : toutes les propositions pratiques qui, de l’arbitre[5] comme cause, dérivent ce que la nature peut contenir, appartiennent ensemble à la philosophie théorique comme connaissance de la nature. Seules en diffèrent spécifiquement quant à leur contenu celles qui donnent la loi à la liberté. On peut dire des premières qu’elles constituent la partie pratique d’une philosophie de la nature, mais les secondes sont les seules à fonder une philosophie pratique particulière.


II. Du système des pouvoirs supérieurs de connaître qui est au fondement de la philosophie

Quand il est question de diviser non pas une philosophie, mais notre pouvoir de connaître a priori par concepts (le pouvoir supérieur), c’est-à-dire quand il s’agit d’une critique de la raison pure, celle-ci étant pour sa part envisagée seulement dans son pouvoir de penser (sans que l’on prenne en considération le mode pur de l’intuition), la représentation systématique du pouvoir de penser aboutit à une tripartition : en premier lieu, le pouvoir de connaître l’universel (les règles), l’entendement, en second lieu le pouvoir de subsumer le particulier sous l’universel, la faculté de juger, et en troisième lieu le pouvoir de déterminer le particulier par l’universel (de dériver à partir de principes), à savoir la raison.(…)

Le concept qui naît originairement de ka faculté de juger et qui lui est propre est donc celui de la nature en tant qu’art, en d’autres termes celui de la technique de la nature par rapport à des lois particulières. Ce concept ne fonde aucune théorie, et pas plus que la logique, il ne renferme une connaissance des objets et de leur constitution ; il ne fait que donner un principe qui sert à avancer nos recherches en suivant les lois de l’expérience, et qui rend possible par là l’investigation de la nature…


III. Du système de tous les pouvoirs de l’esprit humain

Nous pouvons ramener tous les pouvoirs de l’esprit humain sans exception aux trois suivants : le pouvoir de connaître, le sentiment de plaisir et de déplaisir et le pouvoir de désirer. Il est vrai que des philosophes dignes de tout éloge, en raison de la profondeur et de la solidité de leur mode de penser, ont cherché à faire voir cette diversité une distinction simplement apparente, et à rapporter tous les pouvoirs de l’esprit au seul pouvoir de connaître. S’il est pourtant une chose qui se laisse établir avec beaucoup de facilité, et qui a même été aperçue depuis un certain temps déjà, c’est bien la vanité de cette tentative, entreprise du reste dans un esprit véritablement philosophique, qui vise à introduire l’unité dans cette diversité de pouvoirs[6]. En effet, il y a toujours une différence considérable entre les représentations – les représentations dans la mesure où, rapportées uniquement à l’objet et à l’unité de la conscience de ces mêmes représentations, elles appartiennent à la connaissance – , de même qu’entre ce rapport objectif qui fait qu’elles sont mises au compte du pouvoir de désirer lorsqu’elles sont en même temps considérées comme causes de la réalité effective de cet objet, et le simple rapport qu’elles ont au sujet uniquement, lorsqu’elles sont en elles-mêmes des raisons de maintenir leur propre existence en ce même sujet, et en tant qu’elles sontconsidéréesenrelationausentimentde plaisir, sentiment qui n’est absolument pas une connaissance, et n’en procure aucune, bien qu’il puisse en présupposer une au fondement de sa détermination.(…)

Or le pouvoir de connaître d’après des concepts possède ses principes a priori dans l’entendement pur (dans son concept de la nature), le pouvoir de désirer dans la raison pure (dans son concept de la liberté) ; cela étant, il reste encore, parmi les propriétés de l’esprit en général, un pouvoir intermédiaire ou susceptibilité, à savoir le sentiment de plaisir et de déplaisir, de même qu’il reste parmi les pouvoirs supérieurs de connaître un intermédiaire : la faculté de juger. Y a-t-il rien de plus naturel que de présumer que celle-ci renfermera pareillement des principes a priori pour celui-là ?


IV. De l’expérience comme d’un système pour la faculté de juger

…En effet, l’unité de la nature dans le temps et l’espace, et l’unité de l’expérience possible pour nous, c’est tout un, parce que la nature est un ensemble de simples phénomènes (de modes de représentation), qui ne peut avoir sa réalité objective que dans l’expérience, laquelle doit elle-même être possible comme système d’après des lois empiriques si, comme il doit arriver, on pense la nature comme un système. Aussi est-il subjectivement nécessaire de faire cette supposition transcendantale : que cette inquiétante disparité illimitée des lois empiriques et que cette hétérogénéité des formes naturelles ne conviennent pas à la nature, qu’au contraire la nature, grâce à l’affinité des lois particulières sous des lois plus générales, se prête elle-même à la constitution d’une expérience en tant que système empirique[7].

Or cette présupposition est le principe transcendantal de la faculté de juger. Car cette faculté n’est pas seulement un pouvoir de subsumer le particulier sous l’universel (dont le concept est donné), elle est encore, à l’inverse, un pouvoir de trouver l’universel pour le particulier. L’entendement, quant à lui, fait, dans sa législation transcendantale de la nature, abstraction de toute la diversité des lois empiriques possibles. En cette législation, il ne prend en considération que les conditions de possibilité d’une expérience en général quant à sa forme.(…)

Toutes ces formules dont il est fait grand usage : la nature prend la voie la plus courte – elle ne fait rien en vain – elle ne fait pas de saut dans la diversité des formes (continuum formarum) – elle est riche en espèces, et en même temps économe quant aux formes, et d’autres semblables, ne sont rien d’autre que cette même expression transcendantale de la faculté de juger, qui consiste à établir un principe en vue des expériences comme système, et par conséquent en vue de répondre à son propre besoin.


V. De la faculté de juger réfléchissante

On peut regarder la faculté de juger soit comme un simple pouvoir de réfléchir, d’après un certain principe, sur une représentation donnée, en vue d’obtenir un concept possible par là, soit comme pouvoir de déterminer un concept se trouvant au fondement au moyen d’une représentation empirique donnée. Dans le premier cas, il s’agit de la faculté de juger réfléchissante, et dans le second de la faculté de juger déterminante. Or, réfléchir (considérer réflexivement), c’est comparer et tenir ensemble des représentations données, soit avec d’autres, soit avec son pouvoir de connaître, relativement à un concept possible par là. La faculté de juger réfléchissante est celle que l’on nomme également le pouvoir appréciatif de juger (facultas dijudicandi[8]).

L’acte de réfléchir (dont on voit l’exemple même chez es animaux, bien que seulement d’une manière instinctive, c’est-à-dire en rapport non pas à un concept que l’on pourrait obtenir par là, mais à une inclination qu’il s’agit de déterminer ainsi[9]), exige, en ce qui nous concerne, un principe, exactement au même titre que l’acte de déterminer, acte par lequel le concept de l’objet, qui se tient au fondement, prescrit la règle à la facukté de juger, et tient donc lieu de principe.

Le principe de la réflexion sur les objets donnés de la nature est le suivant : pour toutes les choses de la nature, on peut trouver des concepts empiriques déterminés[10], ce qui veut dire tout aussi bien que dans ses produits, on peut toujours présupposer une forme qui est possible d’après des lois générales, connaissables par nous (…)

Eu égard aux concepts universels de la nature, sous la condition desquels en général un concept d’expérience (sans détermination empirique particulière) est tout d’abord possible, la réflexion a déjà son rôle assigné dans le concept d’une nature en général, c’est-à-dire dans l’entendement, et la faculté de juger n’a nul besoin d’un principe particulier de la réflexion ; au contraire, c’est elle-même qui schématise a priori et applique à toute synthèse empirique ses schèmes, sans lesquels aucun jugement d’expérience ne serait possible[11].

Mais, quand il s’agit des concepts qu’il faut tout d’abord trouver pour des intuitions empiriques données, et qui présupposent une loi particulière de la nature, la seule d’après laquelle l’expérience particulière est possible, la faculté de juger a besoin d’un principe propre, également transcendantal, pour sa réflexion, et on ne peut la renvoyer à nouveau à des lois empiriques déjà connues, pas plus qu’on ne peut transformer la réflexion en une simple comparaison avec des formes empiriques dont on a déjà des concepts.(…)

Par conséquent, lorsqu’il s’agit de phénomènes donnés, et afin de les ramener sous des concepts empiriques de choses déterminées de la nature, la faculté de juger réfléchissante ne procède pas schématiquement, mis techniquement, et, en cela elle ne procède pas simplement d’une manière quasi mécanique, comme un instrument, sous la direction de l’entendement et des sens, mais à la manière de l’art, d’après le principe universel mais en même temps indéterminé d’une ordonnance finale de la nature en un système, en quelque sorte au profit de notre faculté de juger, dans l’adéquation de ses lois particulières[12] à la possibilité de l’expérience comme système : sans cette présupposition, nous ne pourrions avoir l’espoir de reconnaître notre chemin dans le labyrinthe où nous jette la diversité des lois particulières possibles.(…)

Le principe propre de la faculté de juger est donc : La nature spécifie ses lois universelles en lois empiriques, conformément à la forme d’un système logique, au profit de la faculté de juger.

Or, c’est ici que prend naissance le concept d’une finalité de la nature, assurément à titre de concept propre de la faculté de juger réfléchissante, et non pas de la raison, attendu que la fin n’est pas du tout placée dans l’objet, mais uniquement dans le sujet, et en vérité dans le simple pouvoir de réfléchir de celui-ci.

[Première introduction à la critique de la faculté de juger, XX, 195 à XX, 216]


DOCTRINE UNIVERSELLE DU DROIT
Chapitre second : DU DROIT PERSONNEL

§ 18 : La possession de l’arbitre d’un autre en tant que pouvoir de le déterminer par mon arbitre à une certaine action, suivant des lois de la liberté (le mien et tien extérieur touchant la causalité d’autrui) est un droit (j’en puis en avoir plusieurs de ce genre envers la même personne ou envers d’autres) ; mais l’ensemble (le système) des lois suivant lesquelles je puis être en cette possession est le droit personnel, qui est seul et unique.

L’acquisition d’un droit personnel ne peut jamais être originaire ni autoritaire (car, telle, elle ne serait pas conforme au principe de l’accord de la liberté de mon arbitre avec la liberté de chacun et serait par conséquent injuste). De la même façon, je ne peux non plus l’acquérir par le fait d’un acte d’autrui contraire au droit (facto injusto alterius), car eussé-je été moi-même lésé et quand bien même je pourrais être en droit d’exiger d’autrui réparation, je ne pourrais pourtant par là que conserver le mien inaltéré sans rien acquérir de plus que ce que j’avais déjà auparavant.

L’acquisition par l’acte d’un autre, auquel je le détermine d’après des lois juridiques, est donc toujours dérivé du sien d’autrui et cette dérivation, en tant qu’acte juridique, ne peut pas se produire par le moyen de cet acte en tant que négatif, c’est-à-dire acte d’abandon ou de renonciation qu’on aurait fait à ce qui est sien (per derelictionem aut renunciationem), car par un acte de ce genre, le sien de tel ou tel autre ne fait qu’être supprimé sans que rien soit acquis ; cette dérivation ne peut au contraire se produire que par la translation (translatio), laquelle n’est possible que par une volonté commune, par la médiation de laquelle l’objet tombe toujours sous l’empire de l’un ou l’autre dès que l’un reconce à sa part de communauté et qu’ainsi, par la prise en charge de la part de l’autre (en conséquence par un acte positif de l’arbitre), l’objet devient le sien. La translation de sa propriété à un autre est l’aliénation. L’acte de l’arbitre unifié de deux personnes, par lequel en général le sien de l’un passe à l’autre, est le contrat.

[Doctrine universelle du droit, 18, VI, 271]



SPINOZA
L’ÉTHIQUE :DE LA SERVITUDE HUMAINE
Proposition XXXVII, Scolie II

C’est ici le lieu de parler du mérite et de la faute, du juste et de l’injuste. Mais auparavant, il faut dire quelque chose de l’état de nature et de l’état de société de l’homme[13].

Chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la nécessité de sa nature ; ainsi par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et songe à son utilité selon son propre naturel (voir les propositions 19 et 20), et se venge (voir le corollaire 2 de la proposition 40, partie III), et s’efforce de conserver ce qu’il aime et détruire ce qu’il hait (voir la proposition 28, partie III). Si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun (selon le corollaire I de la proposition 35) possèderait son propre droit sans aucun dommage pour autrui. Mais comme ils sont soumis (selon le corollaire de la proposition 4) à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou (seu) vertu humaine (selon la proposition 6), ils sont donc tiraillés en tout sens (selon la proposition 33), et s’opposent les uns aux autres (selon la proposition 34), alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours (selon le scolie de la proposition 35). Donc, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. Or, comment peut-il se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux sentiments (selon le corollaire de la proposition 4), inconstants et divers (selon la proposition 33), puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres, cela paraît évident selon la proposition 7 de cette partie et la proposition 19 de la troisième partie : à savoir que nul sentiment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal de crainte d’un mal plus grand. Par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme (firmari) pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune (communem vivendi rationem), de faire des lois et de les affermir, non par la Raison qui ne peut réprimer les sentiments (selon le scolie de la proposition 17), mais par des menaces. Or cette société, affermie (firmata) par des lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle l’Etat (Civitas) et ceux qui sont protégés par ses lois (jure) s’appellent Citoyens. D’où nous comprenons aisément que, dans l’état de nature, il n’y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement de tous (ex omnium consensu[14]) puisque tout homme dans cet état de nature songe seulement à son utilité, et décide selon son propre naturel et en tant qu’il reconnaît sa seule utilité comme norme (rationem) de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais, et qu’il n’est tenu par aucune loi d’obéir à personne d’autre qu’à lui seul.

Par conséquent, dans l’état de nature, la faute ne peut se concevoir, mais elle peut l’être dans l’état de société, où il est décidé par consentement commun, de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais , et où chacun est tenu d’obéir à l’Etat. Aussi la faute n’est-elle rien d’autre que la désobéissance, qui, pour cette raison, est punie en vertu du seul droit de l’Etat ; au contraire, l’obéissance est comptée au citoyen comme un mérite, parce qu’il est par cela même jugé digne de jouir des avantages de l’Etat.

En outre, dans l’état de nature, personne par consentement commun n’est maître (dominus) d’aucune chose, et il n’y a rien dans la Nature que l’on puisse dire appartenir à cet homme et non à celui-là ; mais tout est à tous ; par suite, dans l’état de nature, on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun son dû, ou d’arracher à quelqu’un ce qu’il a ; c’est-à-dire que dans l’état de nature, il n’arrive rien qui puisse être dit juste ou injuste, comme dans l’état de société où, par consentement commun, il est décidé quelle chose appartient à l’un ou à l’autre.

Il est donc clair que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques[15], et non des attributs qui expliquent la nature de l’esprit. Voilà qui est suffisant sur ce sujet.

[L’Ethique : De la servitude humaine, proposition XXXVII, scolie II]


TRAITÉ DES AUTORITÉS THÉOLOGIQUE ET POLITIQUE

Chapitre XVI : Des principes de la communauté politique

…La justice est, de la part de chaque individu, une disposition constante qui lui fait attribuer à chacun son dû, d’après le droit positif ; l’injustice, en revanche consiste, sous un faux prétexte de droit, à lui refuser son dû, tel qu’il devrait être attribué, selon l’interprétation véritable de la législation. On se sert aussi quelquefois, pour désigner les mêmes notions, des termes d’équité et d’iniquité, parce que les magistrats chargés de mettre fin aux litiges ne doivent pas tenir compte des personnalités concrètes, mais considérer les plaideurs comme égaux ; ils doivent se faire, dans tous les cas, les défenseurs du droit sans envier les riches, ni mépriser les pauvres.


Chapitre XX : Dans une libre république chacun a toute latitude de penser et de s’exprimer

…Nul ne saurait agir contrairement à la décision, ni à la discipline de la raison, en agissant conformément aux édits de la souveraine Puissance. N’est-ce pas à partir d’une conviction raisonnable que les hommes ont pris la résolution de transférer à une personne politique le droit de vivre de chacun selon sa fantaisie ? La simple expérience quotidienne nous fournit ici une confirmation complémentaire : dans les assemblées, qu’il s’agisse de l’Organisme souverain lui-même, ou d’un simple corps administratif subalterne, on ne voit pas souvent une opinion rallier l’unanimité des suffrages. Cependant, tout projet adopté exprime le vouloir général, c’est-à-dire des membres de l’assemblée qui ont voté contre, comme de ceux qui ont voté pour[16]

[Traité des autorités théologique et politique, chapitres XVI et XX]




DESCARTES
MÉDITATION SIXIÈME, OBJECTIONS
De notre faculté de porter un jugement

Lorsque je veux, que je crains, que j’affirme, que je nie, je conçois bien, à la vérité, toujours quelque chose comme le sujet de l’action de mon esprit, mais j’ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que j’ai de cette chose-là ; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés et affections, les autres jugements.

Encore que pour errer, il soit besoin de la faculté de raisonner (ou plutôt de juger, ou bien d’affirmer ou de nier), d’autant que c’en est le défaut, il ne s’ensuit pas pour cela que ce défaut soit réel, non plus que l’aveuglement est appelé réel, quoique les pierres ne soient pas dites aveugles pour ce seulement qu’elles ne sont pas capables de voir. Et je suis étonné de n’avoir pu rencontrer dans toutes ces objections aucune conséquence, qui me semblât être bien déduite de ses principes.

Examinant ces jours passés si quelque chose existait dans le monde, et prenant garde que, de cela seul que j’examinais cette question, il suivait très évidemment que j’existais moi-même, je ne pouvais pas m’empêcher de juger qu’une chose que je concevais si clairement était vraie ; non que je m’y trouvasse forcé par une cause extérieure mais seulement parce que, d’une grande clarté qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma volonté, et ainsi je me suis porté à croire avec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indifférence.

Mais aussi peut-il arriver que ces choses mêmes que je suppose n’être point, parce qu’elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connais. Je n’en sais rien, dit-il, je ne dispute pas maintenant de cela. Je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues ; j’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel je suis, moi que j’ai reconnu être. Or il est très certain que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisément prise, ne dépend point des choses dont l’existence ne m’est pas encore connue. Voici donc comment il prouve et décide cette difficulté :

Parce que, dit-il, je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, parce qu’elles peuvent être posées séparément, au moins par la toute-puissance de Dieu ; et il n’importe pas par quelle puissance cette séparation se fasse pour m’obliger à les juger différentes. Donc, parce que, d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que, d’un autre, j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui, en sorte qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.

On peut donc se demander de chaque chose si elle est par soi ou par autrui ; et certes par ce moyen, on peut conclure l’existence de Dieu, quoiqu’on n’explique pas en termes formels et précis, comment on doit entendre ces paroles : être par soi.

Car tous ceux qui suivent seulement la conduite de la lumière naturelle, forment tout aussitôt en eux dans cette rencontre un certain concept qui participe de la cause efficiente et de la formelle, et qui est commun à l’une et à l’autre : c’est à savoir, que ce qui est par autrui, et par lui comme par une cause efficiente ; et que ce qui est par soi , est comme par une cause formelle, c’est-à-dire parce qu’il a une telle nature qu’il n’a pas besoin de cause efficiente. C’est pourquoi je n’ai pas expliqué cela dans mes Méditations, et je l’ai omis, comme étant une chose de soi manifeste, et qui n’avait pas besoin d’autre explication.

Mais lorsque ceux qu’une longue accoutumance a confirmés dans cette opinion de juger que rien ne peut être la cause efficiente de soi-même, et qui sont soigneux de distinguer cette cause de la formelle, voient que l’on demande si quelque chose est par soi, il arrive aisément que ne portant leur esprit qu’à la seule cause efficiente proprement prise, il ne pensent pas que ce mot par soi doive être entendu comme par une cause, mais seulement négativement et comme sans cause ; en sorte qu’ils pensent qu’il y a quelque chose qui existe, de laquelle on ne doit point demander pourquoi elle existe.

Laquelle interprétation du mot par soi, si elle était reçue, nous ôterait le pouvoir de démontrer l’existence de Dieu par les effets, comme il été bien prové par l’auteur des premières Objections ; c’est pourquoi elle ne doit aucunement être admise.

Mais pour y répondre pertinemment, j’estime qu’il est nécessaire de montrer qu’entre la cause efficiente proprement dite, et nulle cause, il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à savoir, l’essence positive d’une chose, à laquelle l’idée ou le concept de la cause efficiente se peut étendre en la même façon que nous avons coutume d’étendre en géométrie le concept d’une ligne circulaire, la plus grande qu’on puisse imaginer, au concept d’une ligne droite, ou le concept d’un polygone rectiligne, qui a un nombre indéfini de côtés, au concept du cercle.

[Méditation sixième, Objections]

PRINCIPES

32. Qu’il n’y a en nous que deux sortes de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de la volonté

Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se déterminer pr la volonté. Aussi sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d’apercevoir : mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir.

33. Que nous ne nous trompons que lorsque nous jugeons de quelque chose qui ne nous est pas assez connue

Lorsque nous apercevons quelque chose, nous ne sommes pas en danger de nous méprendre si nous n’en jugeons en aucune façon ; et quand même nous en jugeons, pourvu que nous ne donnions notre consentement qu’à ce que nous connaissons clairement et distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non plus faillir ; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est que nous jugeons bien souvent, encore que nous n’ayons pas une connaissance bien exacte de ce dont nous jugeons.

34. Que la volonté aussi bien que l’entendement est requise pour juger

J’avoue que nous ne saurions juger de rien, si notre entendement n’y intervient, parce qu’il n’y a pas d’apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement n’aperçoit en aucune façon ; mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous n’avons aucunement aperçu, et qu’il n’est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons jamais eu qu’une connaissance fort confuse.

35. Qu’elle a plus d’étendue que lui, et que de là viennent nos erreurs

De plus, l’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée ; au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s’étendre ; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au-delà de ce que nous connaissons clairement et distinctement ; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n’est pas merveille s’il nous arrive de nous méprendre.

43. Que nous ne saurions faillir en ne jugeant que des choses que nous apercevons clairement et distinctement

Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement parce que Dieu n’étant point trompeur, la faculté de connaître qu’il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l’étendons point au-delà de ce que nous connaissons. Et quand même cette vérité n’aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n’en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.

44. Que nous ne saurions que mal juger de ce que nous n’apercevons pas clairement, bien que notre jugement puisse être vrai, et que c’est souvent notre mémoire qui nous trompe

Il est aussi très certain que toutes les fois que nous approuvons avec quelque raison dont nous n’avons pas une connaissance bien exacte, ou que nous nous trompons, ou si nous trouvons la vérité , comme ce n’est que par hasard, que nous ne saurions être assurés de l’avoir rencontrée, et ne saurions savoir certainement que nous ne nous trompons point. J’avoue qu’il arrive rarement que nous jugions d’une chose en même temps que nous remarquons que nous ne la connaissons pas assez distinctement ; à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons jamais juger de rien que de ce que nous connaissons distinctement auparavant que de juger. Mais nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses, et que tout aussitôt qu’il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une connaissance exacte.

45. Ce que c’est qu’une perception claire et distincte

Il y a même des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.

46. Qu’elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire

Par exemple, lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance de cette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours distincte, parce qu’il la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée, qu’il croit être semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu’il n’aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu’elle ne soit claire par même moyen.

47. Que pour ôter les préjugés de notre enfance, il faut considérer ce qu’il y a de clair en chacune de nos premières notions

Or, pendant nos premières années, notre âme ou notre pensée était si fort offusquée du corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement, bien qu’elle aperçut plusieurs choses assez clairement ; et parce qu’elle ne laissait pas de faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient, nous avons rempli notre mémoire de beaucoup de préjugés, dont nous n’entreprenons presque jamais de nous délivrer, encore qu’il soit très certain que nous ne saurions autrement les bien examiner. Mais afin que nous le puissions maintenant sans beaucoup de peine, je ferai ici un dénombrement de toutes les notions simples qui composent nos pensées, et séparerai ce qu’il y a de clair en chacune d’elles, ou ce qu’il y a d’obscur ou en quoi nous pouvons faillir.

[Principes : 32 à 35 ; 43 à 47]


LETTRE AU P. MESLAND
Leyde , 2 mai 1644
[De la suspension du jugement]

…L’erreur morale qui arrive, quand on croit avec raison une chose fausse, parce qu’un homme de bien nous l’a dite, etc., ne contient aucune privation, lorsque nous ne l’assurons que pour régler les actions de notre vie, en chose que nous pouvons moralement savoir mieux ; ainsi ce n’est point proprement une erreur. Mais c’en serait une, si nous l’assurions comme une vérité de physique, parce que le témoignage d’un homme de bien ne suffit pas pour vela.

Pour le libre arbitre, je n’ai point vu ce que le R.P. Petau[17] en a écrit ; mais de la façon que vous expliquez votre opinion sur ce sujet, il ne me semble pas que la mienne en soit fort éloignée. Car, premièrement, je vous supplie de remarquer, que je n’ai point dit que l’homme ne fût indifférent que là où il manque de connaissance ; mais bien, qu’il est d’autant plus indifférent, qu’il connaît moins de raisons qui le poussent à choisir un parti plutôt que l’autre ; ce qui ne peut, ce me semble, être nié de personne. Et je suis d’accord avec vous, en ce que vous dites qu’on peut suspendre son jugement ; mais j’ai tâché d’expliquer le moyen par lequel on le peut suspendre . Car il est, ce me semble, certain que, <d’une grande lumière dans l’entendement suit une grande inclination dans la volonté> ; en sorte que voyant très clairement qu’une chose nous est propre, il est très malaisé, et même, comme je crois, impossible, pendant qu’on demeure en cette pensée, d’arrêter le cours de notre désir. Mais, parce que la nature de l’âme est de n’être quasi qu’un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre, et que nous retenons seulement en notre mémoire qu’elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi suspendre notre jugement, et même aussi peut-être en former un contraire. Ainsi, puisque vous ne mettez pas la liberté dans l’indifférence précisément, mais dans une puissance réelle et positive de se déterminer, il n’y a de différence entre nos opinions que pour le nom ; car j’avoue que cette puissance est en la volonté. Mais, parce que je ne vois point qu’elle soit autre, quand elle est accompagnée de l’indifférence, laquelle vous avouez être une imperfection, que quand elle n’en est point accompagnée, et qu’il n’y a rien dans l’entendement que de la lumière, comme dans celui des bienheureux qui sont confirmés en grâce, je nomme généralement libre, tout ce qui est volontaire, et vous voulez restreindre ce nom à la puissance de se déterminer, qui est accompagnée de l’indifférence. Mais je ne désire rien tant, touchant les noms, que de suivre l’usage et l’exemple…

[Lettre au P. Mesland, Leyde, 2 mai 1644]


LES PASSIONS DE L’ÂME

ART. 182 : De l’envie

Ce qu’on nomme communément envie est un vice qui consiste en une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu’ils voient arriver aux autres hommes ; mais je me sers ici de ce mot pour signifier une passion qui n’est pas toujours vicieuse. L’envie donc , en tant qu’elle est une passion, est une espèce de tristesse mêlée de haine qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes : ce qu’on ne peut penser avec raison que des biens de fortune ; car pour ceux de l’âme ou même du corps, en tant qu’on les a de naissance, c’est assez en être digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu’on fût capable de commettre aucun mal.

ART. 183 : Comment elle peut être juste ou injuste

Mais lorsque la fortune envoie des biens à quelqu’un dont il est véritablement indigne, et que l’envie n’est excitée en nous que parce qu’aimant naturellement la justice, nous sommes fâchés qu’elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c’est un zèle qui peut être excusable, principalement lorsque le bien qu’on envie à d’autres est de telle nature qu’il se peut convertir en mal entre leurs mains ; comme si c’est quelque charge ou office en l’exercice duquel ils se puissent mal comporter, même lorsqu’on désire pour soi le même bien et qu’on est empêché de l’avoir, parce que d’autres qui en sont moins dignes le possèdent, cela rend cette passion plus violente, et elle ne laisse pas d’être excusable, pourvu que la haine qu’elle contient se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien qu’on envie, et non point aux personnes qui le possèdent ou le distribuent. Mais il y en a peu qui soient si justes et si généreux que de n’avoir point de haine pour ceux qui les préviennent en l’acquisition d’un bien qui n’est pas communicable à plusieurs, et qu’ils avaient désiré pour eux-mêmes, bien que ceux qui l’ont acquis en soient autant ou plus digne. Et ce qui est ordinairement le plus envié, c’est la gloire ; car encore que celle des autres n’empêche pas que nous n’y puissions aspirer, elle en rend toutefois l’accès plus difficile et en renchérit le prix.

[Les passions de l’âme, ART. 182-183]

ARISTOTE

ÉTHIQUE À NICOMAQUE : LIVRE V

[L’ensemble du livre V traite de « la justice et de l’injustice » en 15 chapitres ; 4 d’entre eux sont repris ici.]


1. Nature de la justice et de l’injustice

Au sujet de la justice et de l’injustice, nous devons examiner sur quelles sortes d’actions elles portent en fait, quelle sorte de médiété est la justice, et de quels extrêmes le juste est un moyen[18]. Notre examen suivra la même marche que nos précédentes recherches.

Nous observons que tout le monde entend signifier par justice cette sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir les actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes ; de la même manière, l’injustice est cette disposition qui fait les hommes agir injustement et vouloir les choses injustes. Posons donc, nous aussi, cette définition comme point de départ, à titre de simple esquisse. Il n’en est pas, en effet, pour les dispositions de caractère comme il en est pour les sciences et les potentialités : car il n’y a semble-t-il qu’une seule et même puissance, une seule et même science pour les contraires, tandis qu’une disposition qui produit un certain effet, ne peut pas produire aussi les effets contraires[19] : par exemple, en partant de la santé on ne produit pas les choses contraires à la santé, mais seulement les choses saines, car nous disons qu’un homme marche sainement quand il marche comme le ferait l’homme en bonne santé[20].

Souvent la disposition contraire est connue par son contraire, et souvent les dispositions sont connues au moyen des sujets qui les possèdent[21] : si, en effet, le bon état du corps nous apparaît clairement, le mauvais état nous devient également clair ; et nous connaissons le bon état aussi, au moyen des choses qui sont en bon état[22], et les choses qui sont en bon état, par le bon état. Supposons par exemple que le bon état en question soit une fermeté de chair : il faut nécessairement, d’une part, que le mauvais état soit un flaccidité de chair, et d’autre part que le facteur productif du bon état soit ce qui produit la fermeté dans la chair. Et il s’ensuit la plupart du temps que si une paire de termes est prise en plusieurs sens, l’autre paire aussi sera prise en plusieurs sens : par exemple si le terme juste est pris en plusieurs sens, injuste et injustice le seront aussi.

2. Justice universelle et justice particulière.

Or, semble-t-il bien, la justice est prise en plusieurs sens et l’injustice aussi, mais du fait que les différentes significations sont voisines, leur homonymie[23] échappe, et il n’en est pas comme pour les notions éloignées l’une de l’autre où l’homonymie est plus visible : par exemple (car la différence est considérable quand elle porte sur la forme extérieure), on appelle κλείς (kléis), en un sens homonyme, à la fois la clavicule des animaux et l’instrument qui sert à fermer les portes. [24]), de sorte que de toute évidence, l’homme juste sera à la fois celui qui observe la loi et celui qui respecte l’égalité. Le juste, donc, est ce qui esst conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité. Le juste, donc, est ce qui est conforme à la loi rt ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité.
Et puisque l’homme injuste est celui qui prend au-delà de son dû, il sera injuste en ce qui a rapport aux biens, non pas pour tous les biens mais seulement qui intéressent prospérité et adversité, et qui, tout en étant toujours des biens au sens absolu, ne le sont pas toujours pour une personne déterminée[25]. Ce sont cependant ces biens-là que les hommes demandent dans leurs prières et poursuivent , quoiqu’ils ne dussent pas le faire, mais au contraire prier que les biens au sens absolu soient aussi des biens pour eux. Mais l’homme injuste ne choisit pas toujours plus, il choisit aussi moins dans le cas des choses qui sont mauvaises au sens absolu ; néanmoins, du fait que le mal moins mauvais semble être en un certain sens un bien, et que l’avidité a le bien pour objet, pour cette raison l’homme injuste semble être un homme qui prend plus que son dû. Il manque aussi à l’égalité, car l’inégalité est une notion qui enveloppe les deux choses à la fois et leur est commune[26].

3. La justice universelle ou légale.

Puisque, disions-nous, celui qui viole la loi est un homme injuste, et celui qui l’observe un homme juste, il est évident que routes les actions prescrites par la loi sont, en un sens[27], justes : en effet, les actions définies par la loi positive sont légales, et chacune d’elles est juste, disons-nous. Or les lois prononcent sur toutes sortes de choses, et ellles ont en vue l’utilité commune, soit de tous les citoyens, [soit des meilleurs[28]], soit seulement des chefs désignés en raison de leur valeur ou de quelque autre critère analogue. ; par conséquent, d’une certaine manière[29], nous appelons actions justes, toutes celles qui tendent à produire ou à conserver le bonheur avec tous les éléments qui le composent, pour la communauté politique. Mais la loi nous commande aussi d’accomplir les actes de l’homme courageux (par exemple, ne pas abandonner son poste, ne pas prendre la fuite, ne pas jeter les armes), ceux de l’homme tempérant (par exemple, ne pas commettre d’adultère, ne pas être insolent), et ceux de l’homme de caractère agréable (comme de ne pas porter des coups et de ne pas médire des autres), et ainsi de suite pour les autres formes de vertus ou de vices, prescrivant les unes et interdisant les autres, tout cela correctement si la loi a été elle-même correctement établie, ou d’une façon critiquable, si elle a été faite à la hâte.

Cette forme de justice, alors, est une vertu complète[30], non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui. Et c’est pourquoi souvent on considère la justice comme la plus parfaite des vertus, et ni l’étoile du soir, ni l’étoile du matin[31] ne sont aussi admirables. Nous avons encore l’expression proverbiale :

Dans la justice est en somme toute vertu

Et elle est une vertu complète au plus haut point, parce qu’elle est usage [et non seulement possession] de la vertu complète, et elle est complète parce que l’homme en possession de cette vertu est capable d’en user aussi à l’égard des autres et non seulement pour lui-même : si, en effet, neaucoup de gens sont capables de pratiquer la vertu dans leurs affaires personnelles, dans celles qui, au contraire, intéressent les autres, ile en demeurent incapables. Aussi doit-on approuver la parole de BIAS[32], que le commandement révélera l’homme ; car celui qui commande est en rapport avec d’autres hommes, et dès lors est membre d’une communauté. C’est encore pour cette même raison que la justice, seule de toutes les vertus est considérée comme un bien étranger, parce qu’elle a rapport à autrui : elle accomplit ce qui est avantageux à un autre, soit à un chef, soit à un membre de la communauté. Et ainsi l’homme, le pire de tous est l’homme qui fait usage de sa méchanceté à la fois envers lui-même et envers ses amis ; et l’homme le plus parfait n’est pas l’homme qui exerce sa vertu seulement envers lui-même, mais celui qui la pratique aussi à l’égard d’autrui, car c’est là une œuvre difficile.

Cette forme de justice, alors, n’est pas une partie de la vertu, mais la vertu tout entière, et son contraire, l’injustice, n’est pas non plus une partie du vice, mais le vice tout entier.(Quant à la différence existant entre la vertu et la justice ainsi comprise, elle résulte clairement de ce que nous avon dit : la justice est identique à la vertu, mais sa quiddité n’est pas la même : en tant que concernant nos rapports avec autrui, elle est justice, et en tant que telle sorte de disposition pure et cimple, elle est vertu).

6. [33], médiété proportionnelle .>

Et puisque, à la fois l’homme injuste est celui qui manque à l’égalité et que l’injuste est inégal[34], il est clair qu’il existe aussi quelque moyen entre ces deux sortes d’inégal. Or ce moyen est l’égal, car en toute espèce d’action admettant le plus ou le moins il y a aussi l’égal. Si donc l’injuste est inégal, le juste est égal, et c’est là , sans autre raisonnement une opinion unanime. Et puisque l’égal est moyen, le juste sera un certai moyen. Or l’égal suppose au moins deux termes, . Il s’ensuit nécessairement, non seulement que le juste est à la fois moyen, égal, et aussi relatif, c’est-à-dire juste pour certaines personnes, lais aussi en tant que moyen, il est entre certains extrêmes (qui sont le plus et le moins), qu’en tant qu’égal, il suppose deux choses , et qu’en tant que juste, il suppose certaines personnes . Le juste implique donc nécessairement au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve en fait juste, et qui sont deux, et les choses[35] dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également. Et ce sera la même égalité pour les personnes et pour les choses[36] : car le rapport[37] qui existe entre ces dernières, à savoir les choses à partager, est aussi celui qui existe entre les personnes. Si, en effet, les personnes ne sont pas égales, elles n’auront pas des parts égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, étant égales, les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand les personnes n’étant pas égales, leurs parts sont égales[38]. On peut encore montrer cela[39] en s’appuyant sur le fait qu’on tient compte de la valeur propre[40] des personnes. Tous les hommes reconnaissent,en effet, que la justice dans la distribution doit se baser sur un mérite de quelque sorte, bien que tous ne désignent pas le même mérite, les démocrates le faisant consister dans une condition libre, les partisans de l’oligarchie, soit dans la richesse, soit dans la noblesse de race, et les défenseurs de l’aristocratie dans la vertu.

Le juste est, par suite, une sorte de proportion (car la proportion n’est pas seulement une propriété d’un nombre formé d’unités abstraites, mais de tout nombre en général)[41], la proportion étant une égalité de rappprts et supposant quatre termes au moins. Que la proportion discontinue implique quatre termes,, cela est évident, mais il en est de même aussi pour la proportion continue, puisqu’elle emploie un seul terme comme s’il y en avait deux et qu’elle les mentionne deux fois : par exemple, ce que la ligne A[42] est à la ligne B, la ligne B l’est à la ligne Γ ; la ligne B est donc mentionnée deux fois , de sorte que si l’on pose B deux fois, il y aura quatre trermes proportionnels. Et le juste donc , implique quatre termes au moins, et le rapport est le même , car la division s’effectue d’une manière semblable entre les personnes et les chose. Ce que le terme A, alors, est à B, le terme Γ le sera à Δ ; et de là, par interversion[43] , ce que A est à Γ, B l’est à Δ ; et par suite aussi le rapport est le même pour le total à l’égard du total. Or c’est là précisément l’assemblage effectué par la distribution des parts, et si les termes sont joints de cette façon, l’assemblage[44] est effectué conformément à la justice.

[Ethique à Nicomaque, chap.1-3, 6]


PLATON
LA RÉPUBLIQUE

Socrate invité à définir l’essence de la justice propose de l’envisager dans le groupe social

[II, 368]« L’œuvre d’investigation à laquelle nous mettons la main, dis-je, n’est pas peu de chose, mais exige au contraire un regard perçant, c’est pour moi l’évidence. (d) Aussi, puisque c’est une qualité qui nous manque à nous, mon avis est que nous conduisions la recherche de ce dont il s’agit, exactement comme cela se ferait si l’on enjoignait à des gens dont la vue n’est pas du tout perçante, de lire à longue distance de petites lettres ; et que l’un de ces gens s’avisât par la suite que ces mêmes lettres existent peut-être aussi ailleurs, en plus grand et sur une plus grande surface : quelle aubaine serait-ce, je pense, aux yeux de ceux qui auraient commencé par lire les grandes lettres en question, d’être ainsi à même d’observer si les petites leur sont précisément identiques ! – Hé ! absolument, fit Adimante ; mais une pareille invention, Socrate, (e) quel rôle aperçois-tu pour elle dans une recherche qui concerne la justice ? – C’est, répondis-je, ce que je vais t’exposer. La justice, si elle existe, disons-nous, pour l’individu, existe aussi pour le groupe social entier[45] ? – Oui, absolument ! fit-il. – Mais une société est quelque chose de plus grand qu’un individu ? – De plus grand, répondit-il. – Conclusion probable : une justice, fe plus d’ampleur doit pouvoir exister dans ce qui est plus grand et dont il soit aussi plus aisé de s’instruire. Donc, si vous le voulez bien, [II, 369](a) commençons par rechercher dans la société quelle est la nature de la justice ; ensuite procédons dans chaque individu, à un semblable examen : examen qui, dans les caractères du plus petit, nous donnera l’image ressemblante du plus grand. – Eh bien ! dit-il, voilà, à mon sens, qui est bien parler ! –

Et maintenant, repris-je, si par la pensée nous nous faisions spectateurs de la naissance d’une société politique, nous y verrions naître aussi la justice et l’injustice ? (…) Ce qui constituera [la société politique], ce sera, autant qu’il semble, l’existence en nous du besoin . – Et comment non ? –

Mais en vérité il est bien sûr que le premier et le plus impérieux de nos besoins (d) est celui de nous procurer de la nourriture en vue de notre existence, de notre vie. – Parfaitement sûr, oui. – Le second maintenant, celui de nous ménager un gîte ; le troisième a rapport au vêtement et à tout ce qui est du même ordre. – C’est exact. – Voyons donc, continuai-je : comment la société suffira-t-elle à un aménagement aussi considérable ? Ne sera-ce pas à condition que cet individu-ci soit un cultivateur, celui-là un maçon ; un autre un tisserand ? Y joindrons-nous encore un cordonnier, ou tel autre au service de ce que réclament les soins du corps ? – Absolument, certes. – Ce serait donc de quatre ou cinq hommes que se composerait la société, au moins celle qui est bornée au nécessaire le plus strict. (e) …– Mais quoi ? Chacun de ces hommes est-il obligé, individuellement, de faire l’ouvrage qui est le sien l’objet d’une contribution publique ? ainsi le cultivateur, d’avoir, tout seul, la charge de procurer des aliments à quatre hommes, de dépenser un temps, une peine, quadruples à cette fourniture d’alimentation, et de mettre celle-ci en commun avec d’autres individus ? Ou bien faut-il que, sans se soucier d’eux, ce soit pour lui-même qu’il produise un quart de cette alimentation [II, 370] (a)[46] que je me fais de mon côté e entendant ta réponse ; que premièrement chacun de nous n’est pas de sa nature, (b) tout à fait pareil à chaque autre, mais que cette nature au contraire l’en distingue, et qu’à l’exécution de tâches différentes conviennent des hommes différents, n’est-ce pas ton avis ? – Oui c’est le mien . – Qu’est-ce à dire ? L’exécution de la tâche sera-t-elle plus belle quand, à soi seul, on met en œuvre une pluralité de métiers, que lorsque c’est un seul et par un seul homme ? – Lorsque, dit-il, c’est un seul et par un seul homme. – Mais en vérité voici encore ce qu est manifeste : quand de faire une tâche on a laissé passer le bon moment, pour celle-ci tout est perdu. – C’est en effet manifeste. – C’est que, je pense, la tâche exécutée n’accepte pas d’attendre le loisir de celui qui l’exécute, mais qu’il est nécessaire à l’exécutant de s’attacher à suivre les exigences de ka tâche exécutée (c) au lieu de n’y voir qu’un à-côté. – C’est nécessaire. – En conséquence de quoi , il y a assurément en chaque sorte de travail, accroissement du nombre des produits et de leur qualité, et de la facilité d’exécution, quand c’est un seul homme qui exécute une seule tâche, en conformité avec ses aptitudes naturelles, au moment voulu, s’accordant le loisir d’exécuter les autres. – Hé ! absolument. dans un quart de temps, tandis que des trois autres, il en passera un à se pourvoir d’un logis, l’autre, d’un vêtement, le troisième de chaussures ; et que, au lieu de mettre en commun avec d’autres le fruit de tout le mal qu’il se donne, il fasse plutôt à lui seul, par ses propres moyens, les choses qui sont siennes ? – Eh bien ! Socrate, peut-être est-ce plus facile de la première façon que de celle-ci ? – Nullement invraisemblable, par Zeus ! répliquai-je. C’est une réflexion en effet

Dès lors, Adimante, notre société a besoin de plus de quatre membres pour procurer tout ce dont nous parlions : le cultivateur en effet, à ce qu’il semble, ne va pas se fabriquer lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit de belle sorte :; (d) pas davantage son hoyau, aucun autre non plis de tous les instruments qui servent à la culture de la terre. Pas davantage à son tour le maçon, lui qui aussi a besoin de quantité d’outils . Même chose à dire pour le tisserand, pour le cordonnier. – C’est vrai. – Voilà donc des menuisiers, des forgerons, quantité d’artisans du même genre, qui en entrant dans notre minuscule communauté politique lui donnent de l’ampleur. – Hé absolument. – (…) Constatons cependant, repris-je, que donner pour résidence à cette communauté même un lieu tel qu’il n’y eût pas besoin d’importation est chose quasiment impossible. – Impossible en effet. – Il lui faudra donc encore d’autres membres en supplément, qui, en provenance d’une autre communauté apporteront à celle-ci les produits dont elle manque. – Ces membres, il les lui faudra. – (…) Et naturellement aussi, sans doute de ces autres gens qui qui sont préposés au service des importations et des exportations en chaque sorte de produits : ce sont, n’est-il pas vrai ? des voyageurs en marchandises. – Absolument oui. – Et dans le cas au moins où c’est par mer que s’effectue le voyage des marchandises, [II, 371] (b) un grand nombre d’autres individus seront encore nécessaires, compétents en tout ce qui concerne la marine. – Un grand nombre assurément. –

Mais est-ce bien tout ? Au-dedans même du groupe social, comment les gens se feront-ils part mutuellement des chose auxquelles ils auront travaillé les uns et les autres ? Evidemment, c’était là notre but quand nous avons fondé une société politique, après avoir constitué une communauté. – Il est désormais manifeste, dit-il qu’ils s’en feront part sous forme de vente et d’achat. – Un marché, une monnaie, signe de convention destiné à l’échange, voilà ce qui en résultera. – Hé ! absolument. – (…)

Mais, Adimante, est-ce que désormais les accroissements reçus par notre société ne permettent pas de la dire achevée ? – Probablement.- où pourront donc bien exister en elle la justice aussi bien que l’injustice ? et simultanément en quelle catégorie d’agents, objets de notre examen, y pourraient-elles faire leur apparition ? [II, 372] (a) – Pour moi, dit-il, je n’en conçois pas, Socrate ; sinon ; je pense, dans une certaine façon pour ces agents mêmes d’user de leurs relations mutuelles. – Eh bien, repris-je, il est probable que tu es dans le vrai : il faut au moins examiner la chose et ne pas paresseusement lâcher pied . Ainsi donc, commençons par examiner de quelle sorte sera le genre de vie des membres d’une société ainsi aménagée. Consistera-t-il pour eux en autre chose qu’en une production d’aliments, de vin, de vêtements, de chaussures, après l’édification de leurs demeures ? En été, ne travailleront-ils pas sans vêtements, sans chaussures, en hiver habillés (b) et chaussés autant qu’il le faut ? Leur alimentation ne se tirera-t-elle pas de l’orge et du blé, dont ils confectionnent diverses farines, que tantôt ile cuisent et tantôt ils pétrissent pour en faire d’exquis gâteaux d’orge ou de pains de froment, présentés par eux sur des paillassons de jonc ou sur des feuilles bien nettes ? Eux-mêmes s’étendant sur des matelas d’herbe, jonchés de feuilles de lierre et de myrte, ne feront-ils pas bonne chère en compagnie de leurs jeunes enfants, buvant par là-dessus du vin, chantant la gloire des Dieux, ayant du plaisir à vivre ensemble, (c) ne dépassant pas leur revenu dans la procréation de leurs enfants, prenant leurs précautions contre indigence ou guerre ? (…)

Ce que nous envisageons, ce n’est pas uniquement la façon dont naît une société politique, mais le luxe de son existence ! Après tout, peut-être n’est-ce pas un mal, car c’est même en envisageant une pareille société que nous pourrions apercevoir par où viennent à naître dans les sociétés la justice comme l’injustice. Aussi bien la société politique véritable est-elle, selon moi, celle que nous avons décrite : pour ainsi dire une société politique à l’état sain. Mais, si vous souhaitez une contre partie, il y aura lieu que nous vous donnions aussi le spectacle d’une société travaillée par l’inflammation des humeurs ; rien ne nous empêche de le faire. [II, 373] (a) Il y aura en effet, oui, c’est probable, des gens pour ne pas se contenter de cet état de choses, ni non plus de ce régime.

[Il pourra y avoir multiplication morbide des besoins et pléthore du groupe social. Ne faudra-t-il pas que (e) – C’est absolument forcé, Socrate, dit-il. – Nous serons donc en guerre, Glaucon, voilà la conséquence, n’est-ce pas ? Pourra-t-il en être autrement ? – Il en sera ainsi, dit-il . – Abstenons-nous encore, il est vrai, repris-je, d’examiner si c’est du mal ou si c’est du bien que produit la guerre, bornons-nous plutôt, pour autant, à dire que la guerre, à son tour, nous en avons découvert l’origine dans ce qui est, quand il se produit, la principale source des maux, privés ou publics, dont souffrent les sociétés humaines.> ]



[1] Phèdre, 273 e.
[2] Ibidem.

[3] Le système complet (qui comprend la philosophie de la nature et celle des mœurs) est rapporté à la législation de la raison humaine.

[4] Il s’agit de philosophie, et donc de connaissance rationnelle par concepts. Comment est-il donc possible de parler de principes empiriques ? « Nous ne prenons de l’expérience, répond Kant, rien de plus qui est nécessaire pour nous donner un objet, soit du sens extérieur, soit du sens interne » (Critique de la raison pure , A 848, B 876).

[5] Ainsi la solution du problème de la mécanique : pour une force donnée qui doit faire équilibre à un poids donné, trouver le rapport des bras de levier respectifs, se voit sans doute exprimée comme une formule pratique, mais elle ne contient rien d’autre que la proposition théorique qui dit que la longueur des derniers est en raison inverse des derniers (des poids) quand ils sont en équilibre. Simplement ce rapport est représenté, quant à sa production, comme possible par une cause dont le fondement de la détermination est la représentation de ce rapport (notre arbitre).

De façon générale, les propositions pratiques (qu’elles soient pures a priori ou empiriques), si elles énoncent immédiatement la possibilité d’un objet par notre arbitre, appartiennent toujours à la connaissance de la nature et à la partie théorique de la philosophie.

[6] Wolff voyait dans tous les pouvoirs de l’âme autant de modifications de la même facilité fondamentale, la vie représentative. L’effort pour introduire une unité dans la diversité des formes qui président à autant de manifestations est évoqué par Kant dans l’Appendice à la « Dialectisue transcendantale » (A 648-650, B 676-678), et il est véritablement philosophique dans la mesure où il obéit au principe logique et à l’intérêt spéculatif de la raison, qui exige la plus grande unité possible de la connaissance.

[7] Il nous arrive de constater que la nature se prête à l’unité systématique, et cela est pour nous une expérience de plaisir et d’admiration. Mais ce plaisir ne se comprend que comme réalisation d’une intention antérieure à l’expérience. En fondant le principe de la faculté de juger sur cette exigence transcendantale, Kant échappe à l’alternative du déterminant et de l’empirique…Le principe de la faculté de juger n’est pas un commandement, c’est l’expression d’une attente qui se fonde dans la nature même de mon pouvoir de connaître, mais que Kant fait accéder à la conscience du fait qu’elle ne peut ni constituer ni produire ce qu’elle demande.

[8] La Beurteilung, jugement d’appréciation, d’évaluation ou d’estimation, se distingue de l’Urteil, jugement au sens purement logique du terme.

[9] Cette réflexion instinctive permet à l’animal de dégager certaines similitudes entre des choses, dans la mesure où celles-ci intéressent sa conservation. Elle ne donne pas un concept de ce qu’estbonnes à satisfaire un instinct, ce qui explique que Kant parle ici d’inclination. l’objet, mais elle permet de ranger l’objet dans la classe des choses qui sont

[10]Ceprincipesembleplutôtêtretautologiqueetressortiràlaseulelogique.Eneffetcelle-cienseigne comment on peut comparer une représentation avec d’autres représentations différentes, à titre de caractère, pour en faire un usage général.

[11] Ici, la faculté de juger est en même temps déterminante dans sa réflexion, et le schématisme transcendantal de celle-ci lui sert en même temps de règle, sous laquelle sont subsumées des intuitions empiriques données.

[12] Dont l’entendement ne dit rien.

[13] Le traducteur rappelle que ces notions sont reprises et détaillées dans le « Traité des autorités théologique et politique » étant précisé que pour Spinoza, la morale (pietas) est postérieure à l’état de société (status civilis), c’est-à-dire à l’Etat, car le philosophe ne pense pas qu’il existe une société sans autorité. L’Etat est la société affermie (firmata) par des lois (jura).

[14] De l’idée de consensus omnium, Spinoza tirera l’idée de contrat et surtout de constitution. Elle le conduira également à la règle de la majorité (cf Traité des autorités théologique et politique, chap.XX).

[15] Les notions extrinsèques ne trouvent pas leur fondement dans la nature ou essence de la chose, mais par rapport à autre chose. Elles ne désignent pas des attributs de la chose (attributs qui développent et désignent sa nature).

[16] Le philosophe a bien aperçu déjà cette conséquence, popularisée plus tard en nos sociétés modernes d’un point de vue théorique et pratique quotidien, que l’homme libre se soumet sans révolte à une loi – contre laquelle il a pourtant voté de toute sa plus honnête conviction.

[17] Auteur d’un traité en trois livres sur le libre arbitre.

[18] Trois questions qui se posent et qui ont été effectivement posées pour chaque vertu éthique : on sait déjà que la vertu est une μεσότης (médiété), et qui a rapport à des actions d’un genre déterminé. La longue étude de la justice qui occupe tout le livre V , be fera que développer ces idées et en faire l’application à une vertu déterminée.

[19] La justice n’est pas une δόναμις (dunamis = faculté) qui est puissance des contraires, comme la faculté de voir est puissance de voir le blanc et le noir ; car alors l’homme juste pourrait être aussi un voleur adroit. On sait qu’Aristote aime à répéter que la science des contraires est une et la même, et qu’il appartient à une seule science de spéculer sur les opposés en tant que ce sont des corrélatifs ; ainsi la médecine est puissance à la fois de la santé et de la maladie, tandis que la santé qui est un des contraires ne peut pas produire d’effets contraires à da propre nature, à la santé. Dans ces conditions, on ne définira pas la justice comme une faculté distributive de l’égalité : le juste est plutôt celui qui veut, de propos délibéré distribuer l’égalité.

[20] D’une façon qui indique la bonne santé et non comme le ferait un boiteux. En d’autres termes, il n’y a qu’un effet , et non l’ffet contraire.

[21] Le raisonnement d’Aristote sur ce point précis aboutit ainsi à soutenir qu’en ce qui concerne la vertu de justice, c’est en étudiant les actions des hommes justes que nous parviendrons à la connaître.

[22] C’est le facteur qui produit la santé, le régime destiné à assurer le bon état corporel.

[23] L’homonymie provient-elle de ce que tout homme injuste dérive d’un seul homme injuste ou de ce qu’ils concourent tous à un seul homme injuste ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une unité d’analogie : ainsi ce que la vue est au corps, l’intellect est à l’âme, et de même pour d’autres analogies ?

[24] En prenant moins que sa part aux mauvaises choses.

[25] Les biens extérieurs (richesses, honneurs…) sont des biens en eux-mêmes, mais on peut en faire un bon ou un mauvais usage.

[26] Ces deux choses sont le fait de prendre plus que son dû et le fait de prendre moins que sa part de maux.

[27] C’est-à-dire légalement parlant. Ces actions ne sont pas justes simpliciter, mais par une disposition de la loi positive (secundum quid), loi qui varie selon les divers types de constitution.

[28] Les lois sont faites dans l’intérêt commun soit de tous les citoyens, soit tout au moins de l’aristocratie. Aristote met ainsi l’accent sur le caractère relatif de la justice légale, qui comporte une foule de nuances dans l’estimation de l’intérêt général.

[29] En un sens large.

[30] La justice, en tant qu’elle est l’accomplissement total de la loi, coïncide avec la vertu morale complète, non pas simpliciter, mais dans la mesure où cette dernière concerne nos rapports avec nos semblables.

[31] Citation d’Euripide, fragment de sa tragédie Mélanippe.

[32] L’un des sept Sages.

[33] La justice, comme on l’a vu est ou bien universalité des vertus ou bien vertu particulière qui se divise en justice distributive et justice réparative ou de redresement Cette dernière est la justice commutative de saint Thomas et des Scolastiques.

[34] L’injuste peut être divisé en le contraire à la loi et l’inégal (cet inégal étant une partie du contraire à la loi) ; le juste s’établit comme le conforme à la loi et l’égal. Au contraire à la loi correspond l’injustice au sens indiqué précédemment. Mais puisque l’inégal et le contraire à la loi ne sont pas identiques mais sont autres, comme une partie est autre que le tout, l’injuste et l’injustice ne sont pas identiques à l’injuste et à l’injustice .. :

[35] Le juste suppose ainsi deux copartageants avec les deux portions qu’ils doivent avoir.

[36] Si les personnes sont égales, les parts sont égales, et si les personnes sont inégales, les parts sont inégales, le juste consistant à traiter inégalement des facteurs inégaux ; le juste étant ce qui est proportionnellement égal, et l’injuste ce qui est contraire à la proportion.

[37] La ratio, la raison au sens mathématique (l’on parle de la raison d’une progression).

[38] Aristote remarque que la poursuite de l’égalité est à l’origine des dissensions dans les Etats.

[39] A savoir que le juste consiste dans un moyen proportionnel.

[40] Plus exactement, de la position des citoyens dans l’Etat, déterminée d’une façon différente par les différentes constitutions.

[41] La proportion ne se rencontre pas seulement dans le nombre, mais dans toutes les quantités où la mesure peut intervenir.

[42] Aristote, dans tout cet exposé se sert de diagrammes. Une première ligne, divisée en deux segments A et B, représentera les personnes, et une seconde, divisée aussi en deux segments Γ et Δ, représentera les parts.

[43] A/B = Γ/Δ d’où A/ Γ = B/Δ, d’où enfin A + Γ / B + Δ= A/B, opération qu’Euclide appelle assemblage et dont la traduction « en clair » est celle-ci. On donnera à A la part Γ, et à B la part Δ ; A et B recevront ainsi une part juste , qui est le moyen terme entre les mérites de ces deux partageants. Les parts étant ainsi proportionnées aux personnes, celles-ci, après les avoir reçues (A + Γ, B +Δ) restent dans la même relation qu’auparavant (A/B), et la justice est satisfaite.

[44] L’assemblage, le couplage dont il est question est celui des partageants et des parts (ayant pour sujet à la fois les personnes et les choses), à savoir A + Γ et B + Δ, qui réalisé comme il vient d’être dit, opère une juste distribution.

[45] Ici et dans tout ce qui suit, la « Cité (polis) est proprement le groupe social cohérent, la société politique.

[46] Et qui détourne Socrate de dire positivement , sinon que ce soit vrai, du moins que c’est vraisemblable.




Date de création : 06/04/2007 @ 15:47
Dernière modification : 27/06/2007 @ 22:52
Catégorie : Glossématique
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