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Glossématique - Humain(L')



HUMAIN (L’)

LÉVINAS
TOTALITÉ ET INFINI

La Métaphysique et l’humain

L’athéisme du métaphysicien – signifie positivement que notre rapport avec le Métaphysique est un comportement éthique et non pas la théologie, non pas une thématisation, fût-elle connaissance par analogie des attributs de Dieu. Dieu s’élève à sa suprême et ultime présence comme corrélatif de la justice rendue aux hommes. L’intelligence directe de Dieu est impossible à un regard sur lui dirigé, non pas parce que notre intelligence est limitée, mais parce que la relation avec l’infini, respecte la Transcendance complète de l’Autre sans en être ensorcelée et que notre possibilité de l’accueillir dans l’homme, va plus loin que la compréhension qui thématise et englobe son objet. Plus loin, car, précisément, elle va ainsi vers l’Infini. L’intelligence de Dieu comme participation à sa vie sacrée, intelligence prétendument directe, est impossible parce que la participation est un démenti infligé au divin et que rien n’est plus direct que le face à face, lequel est la droiture même. Dieu invisible ne signifie pas seulement un Dieu inimaginable, mais un Dieu accessible dans la justice. L’éthique est l’optique spirituelle. La relation subjet-objet ne la reflète pas, dans la relation impersonnelle qui y mène, le Dieu invisible, mais personnel, n’est pas abordé en dehors de toute présence humaine. L’idéal n’est pas seulement un être superlativement être, sublimation de l’objectif ou, dans une solitude amoureuse, sublimation d’un Toi. Il faut œuvre de justice – la droiture du face à face – pour que se produise la trouée qui mène à Dieu – et la vision « coïncide » ici avec cette œuvre de justice. Dès lors, la métaphysique se joue là où se joue la relation sociale – dans nos rapports avec les hommes. Il ne peut y avoir, séparée de la relation avec les hommes, aucune « connaissance » de Dieu. Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à mon rapport avec Dieu. Il ne joue pas le rôle de médiateur. Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu, mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle. Ce sont nos relations avec les hommes, qui décrivent un champ de recherche, à peine entrevu (où la plupart du temps on s’en tient à quelques catégories formelles dont le contenu ne serait que « psychologie ».) et qui donnent aux concepts théologiques l’unique signification qu’ils comportent. L’établissement de ce primat de l’éthique, c’est-à-dire de la relation d’homme à homme – signification, enseignement et justice –, primat d’une structure irréductible à laquelle s’appuient toutes les autres (et en particulier toutes celles qui, d’une façon originelle, nous semblent mettre au contact d’un sublime impersonnel, esthétique ou ontologique), est l’un des buts du présent ouvrage.

La métaphysique se joue dans les rapports éthiques. Sans leur signification tirée de l’éthique, les concepts théologiques demeurent des cadres vides et formels. C’est aux relations interhumaines que revient, en métaphysique, le rôle que Kant attribuait à l’expérience sensible dans le domaine de l’entendement. C’est, enfin, à partir des relations morales que toute affirmation métaphysique prend un sens « spirituel » , s’épure de tout ce que prête à nos concepts une imagination prisonnière des choses et victime de la participation. La relation éthique se définit, contre toute relation avec le sacré en excluant toute signification qu’elle prendrait à l’insu de celui qui l’entretient. Quand j’entretiens une relation éthique, je me refuse à reconnaître le rôle que je jouerais dans un drame dont je ne serais pas l’auteur (ou dont un autre connaîtrait avant moi le dénouement), à figurer dans un drame du salut ou de la damnation, qui se jouerait malgré moi et de moi. Cela n’équivaut pas à un orgueil diabolique, car cela n’exclut pas l’obéissance. Mais l’obéissance se distingue précisément d’une participation involontaire à de mystérieux desseins qu’on figure ou préfigure. Tout ce qui ne peut se ramener à une relation interhumaine représente, non pas la forme supérieure, mais à jamais primitive de la religion.

[Totalité et infini, pp.76 à 78]


Le maintien de la subjectivité. Réalité de la vie intérieure et réalité de l’Etat


La métaphysique ou rapport avec l’Autre, s’accomplit comme service et comme hospitalité. Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le rapport métaphysique du Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions, aux lois qui sont la source de l’universalité. Mais la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie. Elle déforme le moi et l’Autre qui l’ont suscitée, car elle les juge selon les règles universelles et, par là-même par contumace. Dans l’accueil d’Autrui, j’accueille le Très-Haut auquel ma liberté se subordonne, mais cette subordination n’est pas une absence : elle s’évertue dans toute l’œuvre personnelle de mon initiative morale (sans laquelle la vérité du jugement ne peut se produire), dans l’attention à Autrui en tant qu’unicité et visage (que le visage du politique laisse invisible) et qui ne peut se produire que dans l’unité d’un moi. La subjectivité se trouve ainsi réhabilitée dans l’œuvre de la vérité, non pas comme un égoïsme se refusant au système qui le blesse. Contre cette protestation égoïste de la subjectivité – contre cette protestation à la première personne – l’universalisme de la réalité hegelienne aura peut-être raison. Mais comment opposer avec la même superbe les principes universels – c’est-à-dire visibles – au visage de l’autre, sans reculer devant la cruauté de cette justice impersonnelle ! Et comment dès lors ne pas introduire la subjectivité du moi en tant que seule source possible de bonté ?

La métaphysique nous ramène donc à l’accomplissement du moi en tant qu’unicité par rapport auquel l’œuvre de l’Etat doit se situer et se modeler.

L’irremplaçable unicité du moi qui se maintient contre l’Etat s’accomplit par la fécondité. Ce n’est pas à des évènements purement subjectifs, se perdant dans les sables de l’intériorité dont se moque la réalité raisonnable, que nous en appelons en insistant sur l’irréductibilité du personnel à l’universalité de l’Etat, mais à une dimension et une perspective de transcendance aussi réelle que la dimension et la perspective de la politique et plus vraie qu’elle, parce qu’en elle, l’apologie de l’ipséité ne disparaît pas. L’intériorité ouverte par la séparation, n’est pas l’ineffable du clandestin et du souterrain – mais le temps infini de la fécondité. Celle-ci permet d’assumer l’actuel comme le vestibule d’un avenir. Elle fait déboucher sur l’être le souterrain où semblait se réfugier une vie dite intérieure et seulement subjective.

[Totalité et infini, pp.334-336]


AUTREMENT QU’ÊTRE
Subjectivité et humanité[1]

Les concepts s’ordonnent et se déroulent dans la vérité selon les possibilités logiques de la pensée et les structures dialectiques de l’être. L’anthropologie ne peut prétendre au rôle d’une discipline scientifique ou philosophique privilégiée, sous le prétexte, autrefois allégué, que tout le pensable traverse l’humaine conscience. Cette traversée apparaît, au contraire, aux sciences humaines comme soumise aux plus grands risques de déformation. Le hégélianisme – anticipant sur toutes les formes modernes de la méfiance entretenue à l’égard des données immédiates de la conscience – nous a habitués à penser que la vérité ne réside plus dans l’évidence acquise par moi-même, c’est-à-dire dans l’évidence soutenue pat la forme exceptionnelle du cogito qui, fort de sa première personne serait premier en tout, mais qu’elle réside dans la plénitude indépassable du contenu pensé, comme de nos jours elle tiendrait à l’effacement de l’homme vivant derrière les structures mathématiques qui se pensent en lui plutôt qu’il ne les pense.

Rien, en effet, dit-on aujourd’hui, n’est plus conditionné que la conscience et le moi, prétendument originaire. L’illusion que la « subjectivité humaine » est capable de faire serait particulièrement insidieuse. En abordant l’homme, le savant demeure homme malgré toute l’ascèse à laquelle il se soumet en tant que savant. Il risque de prendre ses désirs, à lui-même inconnus, pour des réalités, de se laisser guider par des intérêts qui introduisent une inadmissible tricherie dans le jeu des concepts, malgré le contrôle et la critique que peuvent exercer ses partenaires ou ses coéquipiers et d’exposer, ainsi, une idéologie en guise de science. Les intérêts que Kant a découverts à la raison théorique elle-même l’avaient subordonné à la raison pratique, devenue raison tout court. Ces intérêts sont précisément contestés par le structuralisme qui est peut-être à définir par le primat de la raison théorique. Mais le désintéressement est au-delà de l’essence.

Il se trouve – on le verra au cours de cette étude – que l’humain, abordé comme objet parmi d’autres, (même si on néglige le fait que le savoir se fraye un passage en lui) prend des significations qui s’enchaînent et s’impliquent de façon à conduire à des possibilités conceptuelles extrêmes et irréductibles, outrepassant les limites où se tient la description, fût-elle dialectique, de l’ordre et de l’être, à l’extraordinaire à l’au-delà du possible telles que la substitutiondel’unàl’autre, l’immémorable passé qui n’a pas traversé le présent, la position de soi comme dé-position du Moi, le moins que rien comme unicité, la différence par rapport à l’autre, comme non-indifférence.

Nul n’est tenu à subordonner à ces possibilités la vérité des sciences portant sur l’être matériel ou formel ou sur l’essence de l’être. Il fallait le dogmatisme de la relation mathématique et dialectique (que seule atténue une étrange sensibilité pour une certaine poésie apocalyptique) pour exclure du jeu des structures, appelé science et lié encore à l’être par les règles même du jeu, les possibilités extrêmes des significations humaines, extra-vagantes, car précisément menant comme à des issues. Significations dans lesquelles se tiennent – loin de tout jeu et plus rigoureusement que dans l’être lui-même – des hommes qui n’ont jamais été davantage remués (que ce soit dans la sainteté ou dans la culpabilité) – par d’autres hommes auxquels ils reconnaissent jusqu’à l’indiscernable de leur présence en masse une identité devant lesquels ils se trouvent irremplaçables et uniques dans la responsabilité.

On peut invoquer, certes, contre la signifiance même des situations extrêmes où mènent les concepts formés à partir de la réalité humaine, le caractère conditionné de l’humain. Les soupçons engendrés par la psychologie, la sociologie et la politique[2] pèsent sur l’identité humaine de sorte que l’on ne sait jamais à qui on parle et à quoi on a affaire quand on bâtit ses idées à partir du fait humain. Mais on n’a pas besoin de ce savoir dans la relation où l’autre est le prochain et où avant d’être individuation du genre homme, ou animal raisonnable, ou libre volonté, ou essence quelle qu’elle soit, il est le persécuté dont je suis responsable jusqu’à être son otage et où ma responsabilité – au lieu de me découvrir dans mon « essence de Moi transcendantal » – me dépouille et ne cesse de me dépouiller – de tout ce qui peut m’être commun avec unautre homme, capable ainsi de me remplacer, pour m’interpeller dans mon unicité comme celui à qui personne ne peut se substituer. On peut se demander si rien au monde est donc moins conditionné que l’homme, jusqu’à l’absence en lui de l’ultime sécurité qu’offrirait un fondement ; et, si, dans ce sens, rien n’est moins injustifié que la contestation de la condition humaine, et si rien au monde livre plus immédiatement sous son aliénation, sa non-aliénation, sa séparation – sa sainteté – qui définirait l’anthropologiepar-delàsongenre ; si pour des raisons non point transcendantales, mais purementlogiques, l’objet-homme ne doit pas figurer au commencement de tout savoir. Les influences, les complexes et la dissimulation – qui recouvrent l’humain, n’altèrent pas cette sainteté, mais consacrent la lutte pour l’homme exploité. Aussi n’est-ce-pas comme liberté – impossible dans une volonté, gonflée et altérée, vendue ou folle – que la subjectivité s’impose comme absolue. Elle est sacrée dans son altériré par rapport à laquelle, dans une reqponsabilité irrécusable, je me pose déposé de ma souveraineté. Paradoxalement, c’est en tant qu’alienus –

étranger et autre – que l’homme n’est pas aliéné.

Sainteté que la présente étude essaie de dégager, non pas pour prêcher quelque voie de salut (que d’ailleurs il n’y aurait aucune honte à rechercher), mais pour comprendre, à partir de la suprême abstraction et du suprême concret du visage de l’autre, ces accents tragiques ou cyniques, mais toujours cette acuité qui continue à marquer la sobre description des sciences humaines, pour rendre compte de l’impossible indifférence à l’égard de l’humain qui n’arrive pas à se dissimuler précisément dans le discours incessant sur la mort de Dieu, la fin de l’homme, et la désintégration du monde (dont personne n’est à même de minimiser les risques), mais dont les épaves, précédant la catastrophe elle-même – ou comme les rats abandonnant le bateau avant le naufrage – nous arrivent dans les signes, déjà insignifiants, d’un langage en dissémination.

[Autrement qu’être, pp. 96 à 99]


La relation entre le prochain et le tiers

C’est à partir de la proximité que l’être prend son juste sens. Dans les façons indirectes de l’illéité – néologisme formé sur il ou ille , indiquant une façon de me concerner sans entrer en conjonction avec moi –, dans la provocation anarchique qui m’ordonne à l’autre, s’impose la voie qui mène à la thématisation et à une prise de conscience : la prise de conscience est motivée par la présence du tiers à côté du prochain approché ; le tiers aussi est approché ; la relation entre le prochain et le tiers ne peut être indifférente à moi qui approche. Il faut une justice entre les incomparables. Il faut donc une comparaison entre les incomparables et une synopsis ; mise ensemble et contemporanéité ; il faut thémati- sation, pensée, histoire et écriture. Mais il faut comprendre l’être à partir de l’autre de l’être. Etre à partir de la signification de l’approche, c’est être avec autrui pour le tiers ou contre le tiers, avec autrui et le tiers contre soi. Dans la justice contre une philosophie qui ne voit pas au-delà de l’être, réduisant, par abus de langage, le Dire au Dit et tout sens à l’intéressement. La Raison à qui on prête la vertu d’arrêterlaviolencepouraboutiràl’ordredelapaix–suppose le désintéressement, a passivité ou la patience. En ce désintéressement – quand, responsabilité pour l’autre,ilestaussiresponsabilitépour le tiers – se dessinent la justice qui compare, rassemble et pense, la synchronie de l’être et la paix.

[Autrement qu’être, p 33]



RICOEUR

LE VOLONTAIRE ET L’INVOLONTAIRE


Les Savoir-faire préformés

La composante la plus élémentaire de la conduite humaine n’est pas le réflexe ; le germe de tous les mouvements que nous pouvons apprendre et dont l’effort s’empare est une espèce de non-réflexe de mouvements innés ou mieux préformés ; pour des raisons qui seront dites plus loin, nous appellerons ces mouvements des savoir-faire préformés plutôt que des mouvements instinctifs. Notre tâche est limitée : nous ne voulons pas en faire l’étude systématique, mais les distinguer les uns des autres du point de vue d’une description psychologique de l’involontaire, c’est-à-dire établir de quelle manière différente ils sont involontaires.(…)

Le mot savoir-faire a l’avantage d’être purement descriptif et de ne pas préjuger de l’impulsion qui l’ébranle ni surtout de l’instance supérieure qui le règle. Le qualificatif préformé a été préféré pour toutes les raisons qui rendent impropres le terme inné. Ces actions réglées par le voir, l’entendre, etc., sur lesquelles seront construits à l’infini des gestes nouveaux, se distinguent fondamentalement des mouvements produits en nous sans nous par une action des choses sur nous (les mots produit, action étant pris dans leur sens descriptif et non explicatif et causal). Nous allons parcourir quelques exemples avant de considérer leur opposition générale.

Parce que notre étude est psychologique et descriptive, nous négligerons un vaste groupe de phénomènes que les physiologistes appellent encore réflexes mais qui au point de vue psychologique ne rentrent pas dans la classe des actions réflexes ; ils ont les caractères physiologiques du réflexe mais sont incorporés dans d’autres fonctions ; ainsi les mécanismes de contraction et de sécrétion que la physiologie révèle à la base du besoin alimentaire (réflexes trophiques etc.) ne se donnent pas comme réflexes mais n’accèdent à la connaissance qu’à travers l’impulsion dont ils sont en quelque manière l’envers ; or c’est l’impulsion du besoin et non le réflexe lui-même masqué par l’impulsion, que la volonté rencontre ; comme notre méthode descriptive exige que nous abordions les fonctions telles qu’elles se donnent à titre involontaire, nous n’en parlons pas ici. Plus généralement, ces réflexes qui ne ressortissent pas à la vie de relation sont à rapprocher de ce que Koffkaappelletrès justement« l’organisation silencieuse »,c’est-à-direl’ensemble des équilibres et des régulations qui n’apparaissent pas comme tels à la conscience et qui contribuent seulement à cette conscience globale d’être en vie, de se porter bienoumal,d’êtredetelleoutellehumeur,etc. ;nous considèrerons ultérieurement ces sentiments vitaux – le consentir (consentement et nécessité) – qui nous révèlent cette vie qui n’est plus ni motif ni pouvoir d’agir, mais condition, situation, fondement, et à laquelle il n’est plus possible que de consentir[3].

Par opposé aux réflexes que la physiologie découvre à la base du besoin et plus largement de l’organisation, les réflexes de protection et de défense, d ‘appropriation, d’accommodation et d’exploration se donnent comme réflexes dans le corps ou comme emprise incoercible du monde sur moi ; ils ne sont pas impliqué dans un autre vécu dont ils seraient en quelque sorte l’envers objectif ; ils constituent par eux-mêmes un embryon de fonction avec une adaptation de première urgence ; la volonté les affronte donc d’une façon toute originale. Ces réflexes doivent être distingués des savoir-faire correspondants ; nous verrons que si les réflexes ont un rôle important dans l’ordre des premières défenses, les savoir-faire l’emportent de façon décisive dans l’ordre des adaptations élémentaires.(…)


Défense et protection

…L’essentiel dans la défense pour l’homme n’est pas dans les réactions à la souffrance subie mais dans les conduites qui préviennent la douleur et supposent une anticipation de l’agent nuisible par les sens ou l’imagination ; la douleur anticipée suscite, nous le savons, de véritables impulsions assimilables à un désir négatif, les impulsions de la crainte qui portent à fuir, attendre, se cacher, attaquer, et sollicitent le vouloir à la façon des besoins ; à la crainte ressortissent non plus des réflexes mais des savoir-faire, ceux qu’on appelle couramment « les instincts d’attaque et de défense » réglés par des objets perçus à distance…L’essentiel de la sagesse humaine concernant la douleur n’est pas dans la répression des réflexes de la douleur, mais dans le courage d’agir malgré la douleur à traverser. Le courage est ici d’affronter les représentations qui font cortège à la menace et de conserver toute l’attention disponible à l’idée passionnelle ou morale qui exige de tenir, – à la foi dont il faut rester le témoin, à l’ambition à satisfaire, au record à battre, au pôle à atteindre, etc. En cela le courage est sans cesse en avance sur ka douleur présente et lutte avec le vertige qui naît de l’imminence. Ce travail d’attention a une composante musculaire : l’attention à l’idée est aussi effort sur le troupeau des muscles ; or nous ne trouvons pas ici des réflexes à réfréner mais des esquisses motrices pour une part préformées, de la famille des savoir-faire : la répression des manifestations réflexes de la douleur a dans le courage une signification plus spectaculaire que morale ; l’éthique de la souffrance ne commence vraiment qu’avec le refus méprisant de l’attention au péril et avec la répression de la fuite esquissée.

Que sont ces savoir-faire préformés ? Sous une forme rudimentaire le jeune enfant présente l’esquisse d’une technique de l’attaque et de la défense : parer un coup en portant la main au visage , éviter un projectile par le mouvement de tout le corps, porter les mains en avant de la chute, protéger le ventre et l’estomac, repousser, frapper. Ce sont ces conduites « instinctives », et non les réflexes que nous avons dits, qui seront utilisés dans les conduites apprises au hasard ou même systématiquement, comme on voit dans les sports d’attaque et de défense : on les appelle dans le langage courant des réflexes, mais le fait même que nous apprenons à les compliquer, et même à les inverser dans les feintes et les prises savantes de la lutte, de la boxe, de l’escrime, doit nous avertir qu’il s’agit de tout autre chose que de réflexes. Ce sont des ensembles moteurs très variables, réglés par des perceptions, constituant un premier usage du corps en relation avec des objets perçus globalement et à distance, un premier ajustement de la motricité aux sens ; ils sont par eux-mêmes inertes tant qu’une impulsion susceptible d’être suspendue, ne les anime pas. Je sais frapper, mais je ne frappe que dans la crainte, la colère. Tout l’élan du geste est non dans le montage perceptivo-moteur, mais dans l’impulsion du besoin, de la passion, de la volonté.


Appropriation, accommodation, exploration

Lesréflexesd’appropriations’insèrent,sanss’intégrervraiment,à titrede segment partiel et aisément isolable, dans une conduite plus vaste – manger, boire – dont les segments les plus importants et les plus décisifs pour le cours de l’action – explorer, poursuivre, manipuler – ne sont pas du type réflexe. Sans doute par rapport à cette conduite complète des réflexes se distinguent des réflexes de défense comme des réflexes « préparatoires » et non plus « consécutifs » ; mais ils sont seulement une « mise en train » d’organes particuliers et non une conduite complète réglée par des perceptions.

Il existe en outre tout un groupe de réflexes dont le point de départ est un organe sensoriel et dont l’effecteur est l’organe mobile qui porte ce sens : ce sont les réflexes d’accommodation et d’exploration : cligner des yeux à l’approche brusque d’un objet ou sous l’effet d’une lumière vive et subite, suivre des yeux un objet qui ne sort pas du champ visuel, accommoder – amener les yeux en convergence sur un objet peu distant –, voilà des réflexes qui d’ailleurs ne sont pas incoercibles au même degré, dont plusieurs se commandent pas synergie (par exemple la contraction ciliaire, la convergence et l’accomodation) et qui ne sont manifestement pas des réflexes de défense mais d’orientation, d’adaptation à une situation ; ils constituent la partie réflexe de l’attention ; ils ne se donnent pas comme réflexes de mon corps mais comme rapt de mon attention par les choses mêmes, comme empire invincible du monde sur ma conscience.(…)

On objectera que ces réflexes se distinguent moins des savoir-faire que les précédents puisqu’ils réagissent à un objet perçu à distance alors que les réflexes de la douleur procédaient d’une excitation essentiellement non sensorielle. Néanmoins ils se distinguent des conduites préformées de l’exploration, de la préhension, de la manipulation qui ajustent primitivement toute la vie de relation à la perception. L’enfant de quelques jours qui lance la main dans la direction d’un objet visuel, l’enfant de quelques mois qui esquisse les mouvements de la marche n’est plus le siège d’une action isolable, quasi fatale. Son action se subordonne à des besoins et elle est indéfiniment éducable. Les réflexes sensoriels sont moins des suites de la perception comme acte du sujet que l’emprise matérielle des choses sur nous. En percevant à distance, je subis aussi au contact l’action de la chose. Il reste que la continuité du réflexe au savoir-faire préformé s’affirme ici en dépit de leur différence ; l’accommodation ou la fixation réflexe du regard par exemple prépare une conduite adaptée ; ce n’est certes point encore une « réponse adaptive », mais seulement une « mise en train » des organes comme dans le cas des réflexes d’assimilation ; mais la conduite qui implique tout l’organisme s’incorpore la réaction de l’organe local ; du point de vue phénoménologique cette dernière se dissimule dans la conduite d’ensemble dont elle n’est qu’un segment.

[Le volontaire et l’involontaire, pp. 216 à 224]


PARCOURS DE LA RECONNAISSANCE

Reconnaissance et imputation

S’il est un point où la pensée des Modernes marque une avancée sur celle des Grecs concernant la reconnaissance de soi, ce n’est pas principalement au plan de la thématique – celle de la reconnaissance de responsabilité –, mais au plan de la conscience réflexive de soi-même impliquée dans cette reconnaissance. Donnons tout de suite un nom à ce soi-même réflexif, celui d’« ipséité », équivalent français des vocables anglais self et selfhood. Certes, les Grecs ont connu – comme nous en avons maints exemples – l’usage du pronom réfléchi hautô/heauto. Mais l’usage en était spontané, dans la mouvance du langage ordinaire, comme nous aussi continuons de le faire. Pour des raisons tenant au tour ontologique et cosmologique de leur philosophie, ils n’ont pas élaboré une théorie de la réflexion où l’accent serait déplacé de l’action, de ses structures et de ses vertus, sur l’instance de l’agent , comme aurait pu y conduire la théorie de la phronèsis[sagessepratique],oùnoussommestentésdediscernerrétrospectivement une ébauche de philosophie réflexive.

Il n’est pas douteux que nous devons à la philosophie cartésienne du cogito et à la théorie de la réflexion de John Locke l’impulsion décisive en direction de ce que je propose d’appeler une herméneutique du soi. A cet égard, l’avènement du cogito cartésien constitue l’événement de pensée majeur après lequel nous pensons autrement, et la réflexion sur soi se trouve élevée à une stature thématique sans précédent. Il est vrai que c’est d’abord dans le champ théorique que cette inflexion réflexive s’est d’abord exprimée […]. A la suite de Descartes, les philosophies transcendantales de Kant et de Fichte ont eu pour effet de faire du je, et de sa réflexivité propre, la pierre d’angle de la philosophie théorétique. Notre seconde dette concerne l’extension de la problématique réflexive au champ pratique : nous le devons au dédoublement de la Critique entre raison théorique et raison pratique. Mais ce n’est pas au bénéfice de la théorie de l’action que ce dédoublement s’est imposé, mais à celui de la philosophie morale et de la philosophie du droit. Ces deux vastes développements centrés sur l’idée d’obligation et de droit ne donnaient guère d’espace pour la thématique de la reconnaissance de soi en tant qu’instance de discours distinct, en dépit de la référence explicite au soi dans l’exigence d’autonomie si fièrement revendiquée par la morale kantienne en opposition à la notion d’hétéronomie. Mais le soi de l’autonomie n’est pas caractérisé ici par sa capacité d’autodésignation, mais comme synonyme de l’arbitre qui, dans le jugement synthétique sous-jacent à l’idée d’autonomie, se combine à l’idée de loi. L’auto- de l’autonomie ne fait sens que dans cette synthèse a priori, sans jamais être thématisé pour lui-même. Il figure alors comme ratio essendi de la loi, tandis que la loi devient la ratio cognoscendi de l’arbitre. C’est ainsi que l’auto- de l’autonomie n’est pas accentué comme soi à l’occasion de cette corrélation.

Comment expliquer cet effacement de l’ipséité dans le traitement de l’autonomie morale ? Je répondrai : en raison de l’absence d’une thématisation de l’action en tant que champ pratique placé sous l’emprise des normes. Je trouve confirmation de ce déficit dans l’examen par Kant de l’impératif catégorique : comme on sait, le critère de son caractère catégorique réside dans son universalité, et celle-ci dans la capacité des maximes de notre action à passer le test de l’universalité. Mais on ne dit d’où proviennent les maximes. C’est pourtant ici que la théorie de l’action peut être attendue.

Mon problème naît de là : comment donner une suite à l’analyse aristotélicienne de l’action, avec sa notion de désir raisonné, dans le cadre de la philosophie réflexive, inaugurée par Descartes et Locke, puis déployée dans la dimension pratique par la seconde Critique kantienne et portée par Fichte à sa plus haute puissance transcendantale ?

C’est par une réflexion sur les capacités qui ensemble dessinent le portrait de l’homme capable que je tente de répondre à ce défi. Une telle réflexion serait à la fois néo-aristotélicienne et post-kantienne, pour ne pas dire aussi post-hégélienne […]. La suite des figures les plus remarquables du « je peux » constitue à mes yeux l’épine dorsale d’une analyse réflexive où le « je peux », considéré dans la variété de ses emplois, donnerait une plus grande amplitude à l’idée d’action une première fois thématisée par les Grecs […]

Ma thèse à ce plan est qu’il existe une parenté sémantique étroite entre l’attestation et de la reconnaissance de soi, dans la ligne de la « reconnaissance de responsabilité » attribuée aux agents de l’action par les Grecs, d’Homère et Sophocle jusqu’à Aristote : en reconnaissant avoir fait tel acte, les agents attestaient implicitement qu’ils en étaient capables. La grande différence entre les Anciens et nous est que nous avons porté au stade réflexif la jonction entre l’attestation et la reconnaissance au sens du « tenir pour vrai ». […]

La série de questions : « qui parle ? », « qui agit ? », « qui se raconte ? » trouve une suite dans la question « qui est capable d’imputation ? » Cette notion nous conduit au cœur de la problématique que nous avons placée, dès l’évocation de l’épopée homérique, sous le terme de la reconnaissance de responsabilité . C’est en ce point que l’affinité thématique entre nous et les Grecs concernant la conception de l’action est la plus grande. C’est en ce point aussi que l’avancée conceptuelle que nous revendiquons est la plus manifeste. Le concept même d’imputation ne pouvait être articulé que dans une culture qui, d’une part, avait poussé l’explication causale des phénomènes naturels aussi loin que possible jusqu’au cœur des sciences humaines et, d’autre part, élaboré une doctrine morale et juridique où la responsabilité est encadrée par des codes élaborés, plaçant délits et peines sur les plateaux de la balance de la justice. Il revient à une phénoménologie de l’homme capable d’isoler la capacité qui trouve son expression la plus appropriée dans l’imputabilité. Le mot même suggère l’idée d’un compte, qui rend le sujet comptable de ses actes, au point de vouloir se les imputer à lui-même. Qu’est-ce que cette idée ajoute à celle d’ascription en tant qu’attribution d’un genre particulier de l’action à son agent ? Elle ajoute celle de pouvoir porter les conséquences de ses actes, en particulier ceux qui sont tenus pour un dommage, un tort, dont un autre est réputé victime. Nous avons vu les Anciens joindre la louange et le blâme à l’évaluation des actions relevant de la catégorie du choix préférentiel, du prédélibéré. Louange et blâme appartenaient ainsi au cercle plus vaste des réparations appelées à compenser le tort infligé à autrui.

Un seuil est ainsi franchi : celui du sujet de droit. Aux capacités susceptibles de description objective s’attache une manière spécifique de se désigner soi-même comme le sujet qui en est capable.[…]

Lepassagedel’idéeclassiqued’imputabilité à l’idée plus récente de responsabilité ouvre à cet égard des horizons nouveaux. La résistance que cette idée oppose à l’élimination ou du moins à la limitation de l’idée de faute par celles de risque, d’assurance, de prévention, est à cet égard révélatrice. L’idée de responsabilité soustrait celle d’imputabilité à sa réduction purement juridique. Sa vertu première est de mettre l’accent sur l’altérité impliquée dans le dommage ou le tort. Non que le concept d’imputabilité soit étranger à ce souci, mais l’idée d’infraction tend à ne donner pour vis-à-vis au contrevenant que la loi qui a été violée. La théorie de la peine qu’on lit dans la Doctrine du droit de Kant, sous le titre « Droit de punir et de gracier » ne connaît que le tort fait à la loi et définit la peine par la rétribution, le coupable méritant la peine en raison seulement de son crime en tant qu’atteinte à la loi. D’où résulte l’élimination comme parasitaire de toute prise en compte, soit de l’amendement du condamné, soit de la protection des citoyens. La réparation sous forme d’indemnisation ou autre fait partie de la peine, dont un critère est de faire souffrir le coupable en raison de sa faute. Ce faire souffrir en réplique à l’infraction tend à occulter la souffrance première qui est celle de la victime. C’est vers elle que l’idée de responsabilité réoriente celle d’imputabilité. L’imputabilité trouve ainsi son autre du côté des victimes réelles ou potentielles d’un agir violent.

Un des aspects de cette réorientation concerne l’extension de la sphère de responsabilité au-delà des dommages dont les acteurs et les victimes sont supposés être contemporains : en introduisant l’idée de nuisance, liée à l’extension dans l’espace et le temps des pouvoirs de l’homme sur l’environnement terrestre et cosmique, le « principe-responsabilité » de Hans Jonas équivaut à une remoralisation décisive de l’idée d’imputabilité dans son acception strictement juridique[4]. Au plan juridique on déclare l’auteur responsable des effets connus ou prévisibles de son action, et parmi ceux-ci aux dommages causés dans l’entourage immédiat de l’agent. Au plan moral, c’est de l’autre homme, autrui, que l’on est tenu responsable. En vertu de ce déplacement d’accent, l’idée de l’autrui vulnérable tend à remplacer celle du dommage commis dans la position d’objet de responsabilité. Ce transfert se trouve facilité par l’idée adjacente de charge confiée. C’est d’un autre dont j’ai la charge que je suis responsable. Cet élargissement fait du vulnérable et du fragile, en tant qu’entité remise aux soins de l’agent, l’objet ultime de sa responsabilité. Cette extension à l’autre vulnérable comporte, il est vrai, ses difficultés propres, concernant la portée de la responsabilité quant à la vulnérabilité future de l’homme et de son environnement : aussi loin que s’étendent nos pouvoirs, aussi loin s’étendent nos capacités de nuisance, et aussi loin notre responsabilité des dommages. C’est ici que l’idée d’imputabilité retrouve son rôle modérateur, à la faveur du rappel d’un acquis du droit pénal, celui de l’individualisation de la peine. L’imputation a aussi sa sagesse : une responsabilité illimitée tournerait à l’indifférence, en ruinant le caractère « mien » de mon action. Entre la fuite devant la responsabilité et ses conséquences et l’inflation d’une responsabilité infinie, il faut trouver la juste mesure et ne pas laisser le principe-responsabilité dériver loin du concept initial d’imputabilité et de son obligation de réparer ou de subir la peine, dans les limites d’un rapport de proximité locale et temporelle entre les circonstances de l’action et ses effets éventuels de nuisance.

[Parcours de la reconnaissance, p.149 –177, Ed. Stock, 2004.]



KANT

FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS

[« Selon le professeur Alquié, la personne humaine semble, pour Kant, s’identifier purement et simplement, avec l’universel. Elle n’est pas une substance au sens classique : elle n’est pas une supra-individualité. Elle n’a rien de commun, ni avec ce qu’il appelle l’individu, ni avec nos besoins, ni avec nos tendances, ni avec nos inclinations ; mais elle n’a rien de commun non plus avec ce qui fait l’unité et comme la synthèse de ces inclinations et de ces tendances. Et si, par conséquent, comme Kant le déclare lui-même, la personnalité s’identifie avec la loi morale, la loi morale devient la personnalité même. »]


Comment un impératif catégorique est-il possible ?

L’être raisonnable se rattache, comme intelligence, au monde intelligible, et ce n’est que comme cause efficiente appartenant à ce monde qu’il nomme sa causalité une volonté. D’un autre côté, il a pourtant aussi conscience de lui-même comme d’une partie du monde sensible, où ses actions se trouvent comme de simples manifestations phénoménales de cette causalité ; cependant la possibilité de ces actions ne peut être saisie au moyen de cette causalité que nous ne connaissons pas ; mais, au lieu d’être ainsi expliquées, elles doivent être comprises, en tant que faisant partie du monde sensible , comme déterminées par d’autres phénomènes, à savoir des désirs et des inclinations. Si donc j’étais uniquement membre du monde intelligible, mes actions sraient parfaitement conformes au principe de l’autonomie de la volonté pure ; si j’étais seulement une partie du monde sensible, elles devraient être supposées entièrement conformes à la loi naturelles des désirs et des inclinations, par suite à l’hétéronomie de la nature. (Dans le premier cas, elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité ; dans le second cas, sur celui du bonheur.) Mais puisque le monde intelligible contient le fondement du monde sensible, et par suite aussi de ses lois et qu’ainsi au regard de ma volonté (qui appartient entièrement au monde intelligible) il est un principe immédiat de législation, et puisque c’est aussi de cette manière qu’il doit être conçu, quoique par un autre côté je sois un être appartenant au monde sensible, je n’en devrai pas moins, comme intelligence, reconnaître que je suis soumis à la loi du premier, c’est-à-dire à la raison qui contient cette loi dans l’idée de la liberté, et par là à l’autonomie de la volonté ; je devrai considérer conséquemment les lois du monde intelligible comme des impératifs pour moi, et les actions conformes à ces principes comme des devoirs.

Ainsi, des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison que l’idée de liberté fait de moi un membre d’un monde intelligible. Il en résulte que si je n’étais que cela, toutes mes actions seraientdoivent l’être. Ce « devoir » catégorique représente une proposition synthétique a priori, en ce qu’à une volonté affectée par des désirs sensibles s’ajoute l’idée de cette même volonté en tant qu’elle appartient au monde intelligible , c’est-à-dire en tant qu’elle est pure et pratique par elle-même, et contient la condition suprême de la première selon la raison ; à peu près comme aux intuitions du monde sensible s’ajoutent les concepts de l’entendement, qui par eux-mêmes ne signifient rien que la forme d’une loi en général et par là rendent possibles des propositions synthétiques a priori sur lesquelles repose toute connaissance d’une nature[5]. toujours conformes à l’autonomie de la volonté ; mais, comme je me vois en même temps membre du monde sensible, il faut dire qu’elles

L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme la justesse de cette déduction. Il n’est personne, même le pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à user d’autre part de la raison, qui, lorsqu’on lui met sous les yeux des exemples de loyauté dans les desseins, de persévérance dans l’observance de bonnes maximes, de sympathie et d’universelle bienveillance (cela même lié encore à de grands sacrifices d’avantages et de bien-être), ne souhaite pouvoir, lui aussi, être animé des mêmes sentiments. Il ne peut pas sans doute, uniquement à cause de ses inclinations et de ses penchants réaliser cet idéal en sa personne ; mais avec cela il n’en souhaite pas moins en même temps, être affranchi de ces inclinations qui lui pèsent[6]. Il témoigne donc par là qu’il se transporte en pensée, avec une volonté qui est libre des impulsions de la sensibilité, dans un ordre de chose bien différent de celui que constituent ses désirs dans le champ de la sensibilité ; car, en formant ce souhait, il n’espère aucune satisfaction de ses désirs, par suite aucun état de contentement pour quelqu’une de ses inclinations réelles ou imaginables (par là, en effet, l’idée même qui lui arrache ce souhait perdrait sa prééminence) ; il n’en peut attendre qu’une plus grande valeur intrinsèque de sa personne. Or il croit être cette personne meilleure, lorsqu’il se reporte au point de vue d’un membre du monde intelligible, ce à quoi l’astreint malgré lui l’idée de la liberté, c’est-à-dire de l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible ; à ce point de vue il a conscience d’une bonne volonté qui, de son propre aveu, constitue la loi pour la volonté mauvaise qu’il a en tant que membre du monde sensible, loi dont il reconnaît l’autorité tout en la violant. Le devoir moral, c’est donc ce qu’il veut proprement de toute nécessité comme membre d’un monde intelligible, et cela même n’est conçu par lui comme devoir, qu’en tant qu’il se considère en même temps comme membre du monde sensible.

[Fondements de la métaphysique des mœurs, IIIe section, IV 453 à 455]


HISTOIRE UNIVERSELLE

Les six premières propositions

…Etant donné que les hommes, dans les efforts qu’ils entreprennent en vue de réaliser leurs aspirations, ne procèdent pas dans l’ensemble de façon simplement instinctive, mais pas non plus cependant comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan concerté, il semble également qu’une histoire planifiée, (comme par exemple celle des abeilles et des castors) soit impossible en ce qui les concerne. On ne peut pas se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposer leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là pour certains cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité. Le philosophe ne peut tirer de là aucun autre enseignement que le suivant : étant donné qu’il ne peut supposer dans l’ensemble chez les hommes et dans leur jeu aucun dessein personnel raisonnable, il lui faut chercher s’il ne peut découvrir dans la marche absurde des choses humaines un dessein de la nature à partir duquel serait du moins possible, à propos de créatures qui procèdent sans plan personnel, une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons examiner s’il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire ; nous laisserons ensuite à la nature le soin de produire l’homme capable de rédiger l’histoire selon ce fil conducteur. N’a-t-elle pas produit un Kepler qui soumit d’une façon inattendue les orbites excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton qui expliqua ces lois en vertu d’une cause naturelle universelle ?

Première proposition

Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se déployer un jour de façon exhaustive et finale. Cela est confirmé chez tous les animaux, aussi bien par l’observation externe que par l’observation interne, ou dissection. Un organe qui ne doit pas être utilisé, un agencement qui n’atteint pas son but sont des contradictions au regard de la doctrine téléologique de la nature. En effet, si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus de nature conforme à des lois, mais à une nature qui joue sans aucun but, et l’indétermination désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison[7].

Deuxième proposition

Chez l’homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison ne devraient être développées que dans l’espèce mais non dans l’individu. Chez une créature, la raison est un pouvoir permettant d’étendre bien au-delà de l’instinct naturel les règles et les desseins qui président à l’usage de toutes ses forces, et ses projets ne connaissent pas de limites. Elle n’agit cependant pas elle-même de façon instinctive, mais elle a besoin du tâtonnement, de l’exercice, de l’enseignement afin de progresser peu à peu d’un degré d’intelligence à un autre. Par suite, il faudrait que chaque homme ait une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un usage complet de toutes ses dispositions naturelles ; ou alors, si la nature ne lui a assuré qu’une courte durée de vie (comme c’est effectivement le cas), c’est qu’elle a besoin d’une série peut-être incalculable de générations, dont chacune transmet aux suivantes, ses lumières, pour conduire finalement le développement de ses germes dans l’espèce humaine jusqu’au niveau qu est parfaitement conforme à son dessein…


Troisième proposition

La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance mécanique de son existence animale, et qu’il ne prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu’il s’est lui-même créées, indépendamment de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien de superflu, et elle n’est pas prodigue dans l’usage des moyens pour atteindre ses buts. En donnant à l’homme la raison ainsi que la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, elle indique déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. Il ne devait pas en effet être guidé par l’instinct , ni non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devrait bien plutôt tirer tout de lui-même…


Quatrième proposition

Le moyen dont se sert la nature pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, pour autant que celui-ci se révèle être cependant en fin de compte la cause d’un ordre légal de celle-ci[8]. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité [9]des hommes, c’est-à-dire leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante résistance à le faire qui menace sans cese de scinder cette société. Cette disposition réside manifestement dans la nature humaine. L’homme possède une inclination à s’associer, car dans un rel état il se sent plus homme, c’est-à-dire ressent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi une forte tendance à se singulariser (s’isoler), car il rencontre en même temps en lui-même ce caractère insociable qu’il a de vouloir tout diriger seulement selon son point de vue ; par suite, il s’attend à des résistances de toute part, de même qu’il se sait lui-même enclin de son côté à résister aux autres…


Cinquième proposition

Le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit. Comme c’est seulement dans la société – et à vrai dire, dans celle qui possède la plus grande liberté, par suite aussi un antagonisme général de ses membres, et cependant la détermination et la garantie les plus exactes des limites de cette liberté afin qu’elle puisse coexister avec celle des autres –, comme c’est seulement en elle que peut être atteint dans l’humanité le dessein suprême de la nature, à savoir le développement de toutes ses dispositions, la nature voulant également que l’humanité soit obligée de réaliser elle-même cette fin, ainsi que toutes les fins de sa destination, une société dans laquelle la liberté sous des lois extérieures se trouve liée, au plus haut degré possible, à une puissance irrésistible, c’est-à-dire une constitution civile parfaitement juste doit être pour l’espèce humaine la tâche suprême de la nature…


Sixième proposition

Ce problème est en même temps le plus difficile , celui que l’espèce humaine résoudra en dernier. La difficulté, que la simple idée de cette tâche nous met déjà sous les yeux est la suivante : l’homme est un animal qui, lorsqu’il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables ; et même s’il souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui mette des bornes à la liberté de tous, son inclination animale et égoïste le conduit cependant à s’en excepter lui-même lorsqu’il le peut. Il a donc besoin d’un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, afin que chacun puisse être libre. Mais où prend-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine…

[Histoire universelle, VIII 18 à 23]



SPINOZA

NATURE ET ORIGINE DE L’ESPRIT

Proposition
X

A l’essence de l’homme n’appartient pas l’être de la substance (esse substantiae[10]), autrement dit la substance ne constitue pas la forme de l’homme[11].

DÉMONSTRATION

En effet, l’être de la substance enveloppe l’existence nécessaire (selon la proposition 7 partie I[12]). Si donc l’être de la substance appartenait à l’essence de l’homme, alors la substance étant (data), il y aurait nécessairement l’homme ( selon la définition 2[13]), et par conséquent l’homme existerait nécessairement, ce qui (selon l’axiome I[14]) est absurde. Donc, etc.

C.Q.F.D.
SCOLIE

Cette proposition se démontre aussi par la proposition I de la première partie, à savoir qu’il n’existe pas deux substances de même nature. Or, puisque plusieurs humains peuvent exister, ce qui constitue la forme de l’homme n’est donc pas l’être de la substance. En outre, cette proposition est encore évidente d’après les autres propriétés de la substance, à savoir que la substance est, par sa nature, infinie, immuable, indivisible, etc., comme chacun peut le voir facilement.

COROLLAIRE

D’où suit que l’essence de l’homme est constituée par des modifications définies (certis) des attributs de Dieu. Car l’être de la substance (selon la proposition précédente) n’appartient pas à l’essence de l’homme. Celle-ci est donc (selon la proposition 15, partie I[15]) quelque chose qui est en Dieu et qui, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu, autrement dit (selon le corollaire de la proposition 25, partie I[16]) une attribution ou un mode qui exprime la nature de Dieu, d’une façon définie (certa) et déterminée.

SCOLIE

Tous devraient sans doute accorder que rien, sans Dieu, rien ne peut ni être ni être conçu. Car tous reconnaissent que Dieu est l’unique cause de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence ; c’est-à-dire que Dieu n’est pas seulement la cause des choses quant au devenir (secundum fieri), comme on dit, mais encore quant à l’être[17]. Toutefois, la plupart disent : Appartient à l’essence d’une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; et par conséquent ils croient ou bien que la nature de Dieu appartient à l’essence des choses créées, ou bien que les choses créées peuvent être ou être conçues sans Dieu, ou encore, ce qui est plus certain, ils ne se mettent pas d’accord avec eux-mêmes . Et la cause en est, à mon avis, qu’ils n’ont pas suivi la méthode philosophique. Car la nature divine, qu’ils auraient dû considérer avant tout le reste, parce qu’elle est la première dans la connaissance et dans la nature, ils ont cru que dans l’ordre de la connaissance elle était la dernière, et que les choses qu’on appelle objets des sens étaient antérieures à toutes les autres. Ainsi, considérant les choses naturelles, ils n’ont pas du tout pensé à la nature divine, et, lorsqu’ils ont appliqué leur esprit à la considération de la nature divine, ils n’ont plus pensé à leurs premières fictions, sur lesquelles ils avaient fondé leur connaissance des choses naturelles, car elles ne pouvaient en rien les aider dans la connaissance de la nature divine ; par conséquent il n’est pas étonnant qu’ils se soient contredits çà et là. Mais peu importe, mon intention a été ici de donner simplement la raison qui m’a retenu de dire : appartient à l’essence d’une chose, ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; cette raison, c’est que les choses particulières ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu, et pourtant Dieu n’appartient pas à leur essence. Mais j’ai dit : constitue nécessairement l’essence d’une chose, ce qui, étant donné, fait que la chose est posée, et qui, étant supprimé, fait que la chose est supprimée, autrement dit ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui inversement ne peut, sans la chose, ni être ni être conçu.

Proposition XI

Ce qui constitue, en premier lieu, l’être actuel de l’Esprit humain, n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière existant en acte.

DÉMONSTRATION

L’essence de l’homme (selon le corollaire de la proposition précédente) est constituée par des modes définis (certis) des attributs de Dieu, savoir (selon l’axiome 2[18]) par les modes de penser. De tous ces modes l’idée (selon l’axiome 3[19]) est le premier par sa nature. Une fois l’idée donnée, tous les autres modes (auxquels l’idée est antérieure par sa nature) doivent exister dans le même individu (selon le même axiome). Ainsi donc, c’est une idée qui constitue d’abord l’être de l’Esprit humain. Mais non l’idée d’une chose non existante. Car alors (selon le corollaire de la proposition 8[20]) on ne pourrait pas dire que cette idée elle-même existât. Ce sera donc l’idée d’une chose existant en acte. Mais non d’une chose infinie. Car une chose infinie (selon les propositions 21 et 22, partie I[21]) doit toujours exister nécessairement. Or cela (selon l’axiome I) est absurde. Donc ce qui, en premier lieu, constitue l’être actuel de l’Esprit humain est l’idée d’une chose particulière existant en acte.

C.Q.F.D.
COROLLAIRE

D’où suit que l’Esprit humain est une partie de l’entendement infini de Dieu ; et

par suite, lorsque nous disons que l’Esprit humain perçoit ceci ou cela, nous

disons seulement que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit en tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, possède telle ou telle idée ; et lorsque nous disons que Dieu possède telle ou telle idée, non seulement en tant qu’il constitue la nature de l’Esprit humain, mais encore en tant qu’il possède, en même temps que l’Esprit humain, l’idée d’une autre chose, nous disons alors que l’Esprit humain perçoit une chose en partie, autrement dit de façon inadéquate.

SCOLIE

Ici sans doute les lecteurs hésiteront, et beaucoup d’objections leur viendront à l’esprit ; je les prie donc d ‘avancer à pas lents avec moi et de ne point formuler de jugement avant d’avoir tout lu.

Proposition XII

Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée[22] constituant l’Esprit humain doit être perçu par l’Esprit humain, autrement dit l’idée de cette chose sera nécessairement dans l’Esprit : c’est-à-dire que, si l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est un corps, rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l’Esprit.

DÉMONSTRATION

En effet, de tout ce qui arrive dans l’objet d’une idée quelconque, il y a nécessairement en Dieu une connaissance (selon le corollaire de la proposition 9[23]), en tant qu’il est considéré comme affecté par l’idée de cet objet, c’est-à-dire (selon la proposition XI) en tant qu’il constitue l’objet de quelque chose[24]. Donc de tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain, il y a nécessairement en Dieu une connaissance en tant qu’il constitue la nature de l’Esprit humain, c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition XI) que la connaissance de cette chose sera nécessairement dans l’Esprit, autrement dit l’Esprit la perçoit.

C.Q.F.D.
SCOLIE

Cette proposition est évidente encore et se comprend plus clairement d’après le scolie de la proposition VII[25].

Proposition XIII

L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, autrement dit un

certain mode de l’Etendue existant en acte, et rien d’autre.

DÉMONSTRATION

SileCorps,en effet, n’était pas l’objet de l’Esprit humain, les idées des affections du Corps ne seraient pas en Dieu (selon le corollaire de la proposition 9[26]) en tant qu’il constitue notre Esprit, mais en tant qu’il constituerait l’esprit d’une autre chose, c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 11) que les idées des affections du Corps ne seraient pas dans notre esprit. Or, (selon l’axiome 4[27]) nous avons les idées des affections du Corps. Donc l’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, et le Corps existant en acte (selon la proposition 11). Si d’ailleurs, outre le Corps, il y avait encore un autre objet de l’Esprit, comme (selon la proposition 36, partie I[28])il n’existe rien d’où ne suive quelque effet, il y aurait nécessairement dans notre esprit l’idée de l’effet de cet objet (selon la proposition 11). Or (selon l’axiome 5[29])nous n’en avons aucune idée. Donc l’objet de notre Esprit est le Corps existant, et rien d’autre.

C.Q.F.D.
COROLLAIRE

D’où suit que l’homme consiste en un Esprit et en un Corps, et que le Corps humain existe comme nous le sentons.

SCOLIE

Par là nous comprenons non seulement que l’Esprit humain est uni au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par union de l’Esprit et du Corps. Mais on ne pourra comprendre de façon adéquate – c’est-à-dire distincte – cette union si l’on reconnaît auparavant de façon adéquate la nature de notre Corps. Car ce que nous avons montré jisqu’ici est tout à fait général (communia) et n’appartient pas plus aux hommes qu’aux autres individus qui sont tous doués d’âmes (animata[30]) bien qu’à des degrés différents. En effet, de toute chose il y a nécessairement en Dieu une idée dont Dieu est cause, comme il y a l’idée de Corps humain : et par conséquent ce que nous avons dit du Corps humain s’applique nécessairement à toute chose. Cependant nous ne pouvons nier non plus que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes, et qu’une idée est plus éminente (praestantiorem) qu’une autre et contient plus de réalité, dans la mesure où l’objet de l’une est plus éminent que l’objet de l’autre et contient plus de réalité. Aussi pour déterminer en quoi l’Esprit humain diffère des autres et en quoi il l’emporte (praestet) sur tous les autres , il est nécessaire de connaître, nous l’avons dit, la nature de son objet, c’est-à-dire du Corps humain. Mais je ne puis l’expliquer ici, et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que, plus un corps est apte par rapport aux autres à être actif ou passif (agendum vel patiendum) de plus de façons à la fois, plus son Esprit est apte, par rapport aux autres, à percevoir plus de choses à la fois : et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui à une action donnée, plus son esprit est apte à comprendre distinctement. Et par là nous pouvons connaître la supériorité (praestantiam) d’un esprit sur les autres. Nous pouvons aussi voir pourquoi nous n’avons de notre Corps qu’une connaissance tout à fait confuse, ainsi que plusieurs autres choses que j’en déduirai par la suite…

[Nature et origine de l’esprit, propositions X à XIII]


DESCARTES

LETTRE A ELISABETH

Egmond-du-Hoëf, le 21 mai 1643
Madame,

La faveur de Votre Altesse en me faisant recevoir ses commandements par écrit, est plus grande que je n’eusse jamais espérer…

Et je puis dire, avec vérité, que la question que Votre Altesse propose[31], me semble être celle qu’on me peut demander avec le plus de raison, en suite des écrits que j’ai publiés. Car, y ayant deux choses en l’âme humaine, desquelles dépend toute la connaissance que nous pouvons avoir de sa nature, l’une desquelles est qu’elle pense, l’autre qu’étant unie au corps, elle peut agir et pâtir avec lui ; je n’ai quasi rien dit de cette dernière, et me suis seulement étudié à faire bien entendre la première, à cause que mon principal dessein était de prouver la distinction qu’il y a entre l’âme et le corps ; à quoi celle-ci seulement a pu servir, et l’autre y aurait été nuisible. Mais, parce que Votre Altesse voit si clair, qu’on ne lui peut dissimuler aucune chose, je tâcherai ici d’expliquer la façon dont je conçois l’union de l’âme avec le corps, et comment elle a la force de le mouvoir.

Premièrement, je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales, de l’être, du nombre, de la durée, etc., qui conviennent à tout ce que nous pouvons concevoir, nous n’avons pour le corps en particulier, que la notion de l’extension, de laquelle suivent celles de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule, nous n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté ; enfin, pour l’âme et le corps ensemble, nous n’avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu’a l’âme de mouvoir le corps , et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions.

Je considère aussi que toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent. Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, étant primitives, chacune d’elles ne peut être entendue que par elle-même. Et d’autant que l’usage des sens nous a rendu les notions de l’extension, des figures et des mouvements, beaucoup plus familières que les autres, la principale cause de nos erreurs est en ce que nous voulons ordinairement nous servir de ces notions, pour expliquer les choses à qui elles n’appartiennent pas, comme lorsqu’on se veut servir de l’imagination pour concevoir la nature de l’âme, ou bien lorsqu’on veut concevoir la façon dont l’âme meut le corps, par celle dont un corps est mû par un autre corps.

C’est pourquoi, puisque, dans les Méditations que Votre Altesse a daigné lire, j’ai tâché de faire concevoir les notions qui appartiennent à l’âme seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul, la première chose que je dois expliquer ensuite, est la façon de concevoir celles qui appartiennent à l’union de l’âme avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul, ou à l’âme seule. A quoi il me semble que peut servir ce que j’ai écrit à la fin de ma Réponse aux sixièmes objections ; car nous ne pouvons chercher ces notions simples ailleurs en notre âme qui les a toutes en soi par sa nature, mais qui ne les distingue pas toujours assez les une des autres, ou bien ne les attribue pas aux objets auxquels on les doit attribuer.

Ainsi je crois que nous avons ci-devant confondu la notion de force dont l’âme agit dans le corps, avec celle dont un corps agit dans un autre ; et que nous avons attribué l’une et l’autre, non pas à l’âme, car nous ne la connaissons pas encore, mais aux diverses qualités des corps, comme à la pesanteur, à la chaleur, et aux autres, que nous avons imaginé être réelles, c’est-à-dire avoir une expérience distincte de celle du corps, et par conséquent être des substances, bien que nous les ayons nommées des qualités. Et nous nous sommes servis, pour les concevoir, tantôt des notions qui sont en nous pour connaître le corps, et tantôt de celles qui y sont pour connaître l’âme, selon que ce que nous leur avons attribué, a été matériel ou immatériel. Par exemple en supposant que la pesanteur est une qualité réelle, dont nous n’avons point d’autre connaissance, sinon qu’elle a la force de mouvoir le corps, dans lequel elle est, vers le centre de la terre, nous n’avons pas de peine à concevoir comment elle meut ce corps, ni comment elle lui est jointe ; et nous ne pensons point que cela se fasse par un attouchement réel d’une superficie contre une autre, car nous expérimentons en nous-mêmes, que nous avons une notion particulière pour concevoir cela ; et je crois que nous usons mal de cette notion, en l’appliquant à la pesanteur, qui n’est rien de réellement distingué du corps, comme j’espère montrer en la Physique, mais qu’elle nous a été donnée pour concevoir la façon dont l’âme meut le corps…

[Lettre à Elisabeth,28 juin 1643.]


LETTRE AU P. MESLAND
[32]


Leyde, 2 mai 1644
Mon Révérend Père,

Je sais qu’il est difficile d’entrer dans les pensées d’autrui, et l’expérience m’a fait connaître combien les miennes semblent difficiles à plusieurs ; …

J’avoue bien que, dans les causes physiques et morales, qui sont particulières et limitées, on éprouve souvent que celles qui produisent quelque effet, ne sont pas capables d’en produire plusieurs autres qui nous paraissent moindres. Ainsi un homme, qui peut produire un autre homme, ne peut produire une fourmi ; et un roi, qui se fait obéir de tout un peuple, ne se peut quelquefois se faire obéir par un cheval. Mais, quand il est question d’une cause universelle, il me semble que c’est une notion commune très évidente que . Et même cette notion entendue s’étend aussi à toutes les causes particulières, tant morales que physiques ; car ce serait plus grande puissance à un roi de commander même aux chevaux, que de ne commander qu’à son peuple ; comme on feint que la musique d’Orphée pouvait émouvoir même les bêtes, pour lui attribuer d’autant plus de force.

Il importe peu que ma seconde démonstration, fondée sur notre propre existence, soit considérée comme différente de la première, ou seulement comme une explication de cette première. Mais, ainsi que c’est un effet de Dieu de m’avoir créé, aussi en est-ce un d’avoir mis en moi son Idée ; et il n’y a aucun effet venant de lui, par lequel on ne puisse démontrer son existence. Toutefois, il me semble que toutes ces démonstrations, prises des effets, reviennent à une ; et même qu’elles ne sont pas accomplies, si ces effets ne nous sont évidents (c’est pourquoi j’ai plutôt considéré ma propre existence, que celle du ciel et de la terre, de laquelle je ne suis pas si certain), et si nous n’y joignons l’idée que nous avons de Dieu. Car mon âme étant finie, je ne puis connaître que l’ordre des causes n’est pas infini, sinon en tant que j’ai en moi cette idée de la première cause, qui me conserve, je ne puis dire qu’elle soit Dieu, si je n’ai véritablement l’idée de Dieu. Ce que j’ai insinué, en ma réponse aux premières objections, mais en peu de mots, afin de ne point mépriser les idées des autres, qui admettent communément qu’. Et moi, je ne l’admets pas ; au contraire, je crois qu’, comme on verra dans mon traité de philosophie qui s’achève d’imprimer.

Je ne sache point avoir déterminé que Dieu fait toujours ce qu’il connaît être le plus parfait, et il ne me semble pas qu’un esprit fini puisse juger de cela. Mais j’ai tâché d’éclaircir la difficulté proposée, touchant la cause des erreurs, en supposant que Dieu ait créé le monde très parfait ; parce que, supposant le contraire, cette difficulté cesse immédiatement.

Je vous suis bien obligé de ce que vous m’apprenez les endroits de saint Augustin, qui peuvent servir pour autoriser mes opinions ; quelques autres de mes amis avaient déjà fait le semblable ; et j’ai très grande satisfaction de ce que mes pensées s’accordent avec celles d’un si saint et si excellent personnage. Car je ne suis nullement de l’humeur de ceux qui désirent que leurs opinions paraissent nouvelles ; au contraire, j’accommode les miennes à celles des autres autant que la vérité me le permet.

Je ne mets aucune différence entre l’âme et ses idées, que comme entre un morceau de cire et les diverses figures qu’il peut recevoir . Et comme ce n’est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir diverse figures, il me semble que c’est aussi une passion en l’âme de recevoir telle ou telle idée, et qu’il n’y a que ses volontés qui soient des actions ; et que ces idées sont mises en elles, partie par les objets qui touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau, et partie aussi par les dispositions qui ont précédé en l’âme même, et par les mouvements de sa volonté ; ainsi que la cire reçoit ses figures, partie des autres corps qui la pressent, partie des figures ou autres qualités qui sont déjà en elle, comme de ce qu’elle est plus ou moins pesante ou molle , etc., et partie aussi de son mouvement, lorsqu’ayant été agitée, elle a en soi la force de continuer à se mouvoir.

Pour la difficulté d’apprendre les sciences, qui est en nous, et celle de nous représenter clairement les idées qui nous sont naturellement connues, elle vient des faux préjugés de notre enfance, et des autres causes de nos erreurs, que j’ai tâché d’expliquer assez au long en l’écrit que j’ai sous la presse[33].

Pour la mémoire, je crois que celle des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, après que quelque image y a été imprimée : et que celle des choses intellectuelles dépend de quelques autres vestiges, qui demeurent en la pensée même. Mais ceux-ci sont tout d’un autre genre que ceux-là, et je ne saurais les expliquer par aucun exemple tiré des choses corporelles, qui n’en soit fort différent ; au lieu que les vestiges du cerveau le rendent propres à mouvoir l’âme, en la même façon qu’il l’avait mue auparavant, et ainsi à la faire souvenir de quelque chose ; tout de même que les plis qui sont dans un morceau de papier, ou dans un linge, font qu’il est plus propre à être plié derechef, comme il a été auparavant, que s’il n’avait jamais été plié.

L’erreur morale qui arrive, quand on croit avec raison une chose fausse, parce qu’un homme de bien nous l’a dite, etc., ne contient aucune privation, lorsque nous ne l’assurons que pour régler les actions de notre vie, en chose que nous pouvons moralement savoir mieux ; et ainsi ce n’est point proprement une erreur. Mais c’en serait une, si nous l’assurions comme une vérité de physique, parce que le témoignage d’un homme de bien ne suffit pas pour cela…

[Lettre au P. Mesland, 2 mai 1644.]



ARISTOTE

MÉTAPHYSIQUE, LIVRE Z


Chapitre III

Le mot de substance peut présenter tout au moins quatre sens principaux, si ce n’est davantage. Ainsi, dans chaque chose, la notion de substance semble s’appliquer à l’essence, qui fait que la chose est ce qu’elle est, à l’universel, au genre, et, en quatrième lieu au sujet. Par Sujet, on doit entendre ce à quoi tout le reste est attribué, sans qu’il soit jamais attribut d’une autre chose. C’est donc du sujet qu’il faut tout d’abord nous occuper. [1029 a] Le sujet, en effet semble être plus particulièrement substance. Sous ce rapport, on l’appelle d’abord la matière, puis à un autre point de vue, on l’appelle la forme (morphè : figure) ; et en troisième et dernier lieu, c’est le composé, que constituent, toutes deux réunies, la forme et la matière. La matière, c’est par exemple l’airain ; la forme c’est la figure que revêt la composition de l’artiste ; et l’ensemble qu’elles produisent en se réunissant, c’est [en fin de compte] la statue. Par conséquent si la forme [qui donne l’espèce, ] est antérieure à la matière et si elle est davantage de l’Être, par la même raison elle doit être antérieure au composé, qui sort de la réunion des deux. Nous avons donc maintenant un aperçu de ce qu’est la substance ; et nous savons qu’elle n’est jamais l’attribut de quoi que ce soit, et qu’au contraire c’est à elle que se rapportent tous les attributs divers. Mais nous ne devons pas nous contenter de cette esquisse, qui n’est pas tout à fait suffisante. [Après avoir développé certaines théories, Aristote en arrive à reconnaître la matière pour la substance,] mais cette théorie est insoutenable, puisque le caractère éminent de la substance, c’est d’être

[Métaphysique, livre Z, 1029 a et 1029 b]


MÉTAPHYSIQUE, LIVRE Λ

Chapitre IV

Les causes et les principes sont, en un sens, différents pour les différents objets ; et en un sens, ils ne le sont pas, si l’on se borne à parler des causes d’une manière générale, et qu’on admette par simple analogie, que les principes sont identiques pour tous les êtres. Ainsi, l’on pourrait se demander si, en effet, les principes sont autres, ou s’ils sont les mêmes, pour les substances et pour les relatifs, et appliquer à chacune des autres catégories des considérations semblables. Mais, en ceci, il serait insensé de croire à l’identité des principes pour toutes les choses, puisqu’on arriverait à dire que les relatifs et la substance viennent de principes tout pareils. [1070 b] En ce cas, comment l’identité serait-elle possible ? En dehors de la substance et des autres catégories, il n’y a rien qui puisse être commun ; or, l’élément est antérieur aux objets dont il est l’élément. Mais la substance ne saurait être l’élément des relatifs, pas plus qu’aucun des relatifs peut être l’élément de la substance. Encore une fois, comment pourrait-il se faire que les éléments de toutes choses fussent les mêmes, puisqu’il est de tout point impossible que jamais aucun des éléments puisse s’identifier avec le composé, que forment les éléments mêmes ? Ainsi les lettres B et A ne sont pas identiques à la syllabe BA, qu’elles forment.

Parmi les choses purement intelligibles, il n’y en a pas davantage qui puissent être des éléments, comme seraient, par exemple, l’Un ou l’Être, puisque l’Être et l’Un se retrouvent dans . Aucun des ne peut être, ni substance, ni relation ; et, cependant, il faudrait nécessairement qu’ils le fussent.

Donc, les éléments ne sont pas les mêmes pour toutes choses ; ou plutôt, ainsi que nous venons de le dire, ile sont en partie les mêmes, et en partie, ils ne le sont pas. Ils peuvent bien, par exemple, être les mêmes pour les corps sensibles, où la forme est,tantôtlechaud, et, en un autre sens, le froid, c’est-à-dire la privation du chaud. La matière est ce qui, en puissance, primitivement soi le froid et le chaud. sont des substances, ainsi que les composés qui en viennent, et dont ils sont les principes. Et si du froid et du chaud, il sort quelque chose qui soit Un, comme la chair et l’os, qui en viennent, il faut nécessairement que le produit que forment le chaud et le froid, soit différent d’eux[38].

Ainsi, pour ces corps, les éléments et les principes sont les mêmes ; mais pour d’autres corps, ils sont différents. Il est donc impossible de dire en ce sens que les principes sont identiques pour tous les corps. Mais il y a entre eux une analogie pareille à celle qui fait dire que les principes sont au nombre de trois : la forme, la privation et la matière, bien que chacun de ces trois termes varie dans chaque genre particulier : par exemple, dans la couleur, c’est le blanc, le noir et la surface ; c’est la lumière, l’obscurité et l’air ; dont les composés sont la nuit et le jour.

Mais comme les causes ne sont pas seulement internes, et que, en outre, elles peuvent être extérieures aux objets, ainsi que l’est le , il est évident qu’il y a une différence entre le principe et l’élément. Tous les deux sont également des causes ; et le mot de Principe peut avoir les diverses acceptions que nous venons d’indiquer. Mais ce qui produit le mouvement ou le repos, est bien ainsi un principe et une substance. Ainsi, par analogie, on peut compter trois éléments, et

[Telles sont les nuances d’acception qu’on peut distinguer dans le mot de Principe.] Mais comme le , pour les qui existent dans la nature, c’est l’homme, et que, pour les purement intelligibles, le c’est la forme ou le contraire de la forme, il y a trois causes, si l’on veut, quoiqu’on puisse en compter quatre. En effet, la santé, à certains égards, se confond avec la médecine ; la forme de la maison se confond avec l’architecture [qui la construit] ; l’homme produit l’homme. Puis, en dehors de ces objets, et comme étant le premier de tous ces , il y a le qui met en mouvement .

[Métaphysique, livre Λ ,1070 b]

Chapitre V

Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, [1071 a] ce sont les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les substances sont les causes de toute le reste, c’est que, sans les substances, les modes (patè) des choses et leurs mouvements ne sauraient exister. Il se peut ensuite que les substances soient l’âme avec le corps, ou l’intelligence, le désir , le corps . Sous un autre point de vue, par analogie, les principes sont les mêmes : tels sont l’acte et la puissance ; ce qui n’empêche pas que l’acte et la puissance ne soient différents, selon les différents objets, et qu’ils ne s’y comportent différemment. Ainsi, dans certains cas, c’est la même chose qui est, tantôt en acte, et tantôt en puissance ; et ces diversités peuvent se retrouver, par exemple, pour le vin, pour la chair, pour l’homme. alors dans les causes énumérées par nous[39]. Ainsi la forme est en acte, quand peut être séparée ; c’est l’obscurité, ou c’est la maladie. La matière n’est qu’en puissance, puisqu’elle n’est que ce qui peut devenir indifféremment l’un ou l’autre des contraires.

L’acte et la puissance diffèrent encore d’une autre manière, dans les choses dont la matière n’est pas la même, et quand leur forme, au lieu d’être la même, est différente aussi. Par exemple, la cause qui produit l’homme, ce sont les éléments, c’est-à-dire le feu et la terre, en tant qu’ils sont la matière ; c’est en outre, sa forme propre ; et aussi, telle autre extérieure, notamment le père qui l’a engendré. Mais, outre ces causes, on peut dire encore que la cause de l’homme, c’est le soleil, et le cercle oblique que le soleil décrit. Ce ne sont là, ni la matière, ni la forme de l’homme, ni la privation, ni rien qui lui soit homogène ; mais ce sont ses principes .

Il faut remarquer encore qu’il y a des causes qui puissent recevoir une appellation universelle et d’autres auxquelles une telle appellation ne s’applique pas. Ainsi, les premiers principes de toutes choses, ce sont

De plus[42], les espèces sont les principes des substances. C’est que les causes et les éléments diffèrent, ainsi qu’on l’a dit, pour les choses qui ne sont pas dans le même genre : les couleurs et les sons, par exemple, ou bien aussi la substance et la quantité. Les principes ne se confondent que par analogie. Ils sont encore différents même pour des choses qui sont de la même espèce ; non pas qu’alors ils diffèrent spécifiquement ; mais ils diffèrent en ce sens qu’il y a un principe distinct pour chaque individu. Et, par exemple, la matière dont vous êtes fait, votre forme, et , ne sont, ni ma matière, ni ma figure , ni . On ne pourrait les identifier que par leur définition générale. Quant à savoir quels sont les principes et les éléments des substances, des relatifs, des qualités, et s’ils sont différents ou s’ils sont identiques, il est évident que, si l’on ne consulte que leurs acceptions multiples, ils peuvent être les mêmes pour chaque chose ; mais que, si l’on y fait des distinctions nécessaires, ils ne sont plus les mêmes et qu’ils sont autres. Ils ne sont identiques qu’en ce sens qu’ils sont les principes de tout, ou le sont au moins par analogie, en tant qu’ils sont la matière, la forme, la privation et le en toutes choses.

En un autre sens encore, on peut regarder les causes des substances comme les causes de tout, puisque tout est détruit quand les substances sont détruites. cause est aussi le primitif [en acte,] en Entéléchie. telles que les contraires, qui ne peuvent être pris, ni comme des genres, ni en plusieurs acceptions. Enfin, les matières [1071 b] peuvent être considérées également comme des causes

Nous avons donc expliqué ce que sont les principes des choses sensibles ; et quel en est le nombre ; et nous avons dit aussi comment ils sont les mêmes, et comment ils sont différents.

[Métaphysique, livre Λ, 1071 a et 1071 b]


Chapitre VI

Nous avons reconnu qu’il y a trois substances[43], dont deux sont physiques et dont la troisième est immobile. Maintenant nous allons démontrer, pour cette dernière, que,detoutenécessitéiln’ya qu’une substance éternelle qui puisse être immobile. Les substances, en effet, sont les premiers des êtres : et si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse puisqu’il est éternel, ainsi que nous l’avons établi. Le temps ne peut pas davantage commencer ni finir, puisqu’il ne serait pas possible qu’il y eût, ni d’Avant, ni d’Après, si le temps n’existait pas. Ajoutons que le mouvement est continu de la même manière que le temps peut l’être aussi ; car, ou le temps se confond identiquement avec le mouvement ou il est un de ses modes. Or, le mouvement ne peut être continu que dans l’espace ; et le seul mouvement qui, dans l’espace, puisse être continu, c’est le mouvement circulaire.

Mais l’être capable de mouvement, ou capable de faire quelque chose, a beau exister, s’il n’agit pas actuellement, dans une certaine mesure, il ne peut pas y avoir de mouvement, puisqu’il se peut fort bien que ce qui a la puissance d’agir n’agisse pas. Il serait donc bien inutile de supposer

Mais ici on soulève un doute, et l’on dit : « Il semble que tout ce qui est en acte doit être aussi en puissance, tandis que tout ce qui est possible n’est pas toujours actuel. Par conséquent, la puissance est antérieure à l’acte. » Que si l’on admet cela, pas un seul être ne pourra plus exister ; car il est très concevable que quelque chose ait la puissance d’être, sans être cependant encore. Mais, si comme le disent les Théologues, c’est de la Nuit que tout vient, ou si, avec les Naturalistes, nous supposons que toutes choses étaient confondues ensemble, l’impossibilité est la même ; car, d’où pourra venir le mouvement, s’il n’y a pas actuellement de cause qui le produise ? Certes, ce n’est pas la matière qui se donne à elle-même le mouvement ; c’est, par exemple, l’art de l’architecte, qui le lui communique. Ce ne sont pas davantage les menstrues, ce n’est pas la terre qui donneront non plus le mouvement ; mais c’est la liqueur séminale et le germe.

De là vient que quelques philosophes ont affirmé que l’acte est éternel, comme Leucippe et Platon, attendu, disent-ils, qu’il faut que le mouvement subsiste toujours. Mais ces philosophes ne nous apprennent pas pourquoi le mouvement a lieu ni quel il est ; ils ne nous apprennent pas non plus comment il est ce qu’il est, et ils ne remontent pas davantage jusqu’à sa cause. Rien, en effet, ne se meut au hasard ; mais il faut qu’il y ait quelque chose qui subsiste éternellement ; de même qu’il y a, sous nos yeux, des choses qui sont mises en mouvement par leur nature, ou qui sont mues toujours par force de telle ou telle manière, ou qui le sont par l’intelligence [de l’homme], ou par tel autre principe [que nous pouvons observer]. On peut se demander aussi : Quel est le premier de tous les mouvements ? C’est là un point d’importance incalculable. [1072 a] Et pourtant, Platon lui-même ne peut dire que ce soit le principe qui, comme il l’affirme quelquefois, se donne le mouvement à lui-même. Car, à l’entendre, l’âme est postérieure au Ciel, ou contemporaine du Ciel[44].

Mais supposer que la puissance est antérieure à l’acte, c’est une opinion qui est juste à certains égards, et qui, à certains égards, ne l’est pas. Nous en avons expliqué la raison. Que l’acte soit antérieur à la puissance, c’est ce que croit Anaxagore, puisque l’Intelligence, telle qu’il la conçoit est en acte. C’est ce que croit aussi Empédocle avec sa doctrine de l’Amour et de la Discorde ; c’est ce que pensent, enfin, ceux qui, comme Leucippe, affirment l’éternité du mouvement. Par conséquent, le Chaos ou la Nuit n’ont pas subsisté durant un temps infini. Or, les choses sont éternellement les mêmes qu’elles sont, soit qu’elles aient des périodes régulières, soit qu’elles aient toute autre organisation, du moment qu’on admet que l’acte est antérieur à la puissance. Mais si l’univers, dans sa périodicité, reste toujours le même, il faut qu’il y ait quelque chose de permanent et d’éternel, qui agisse toujours de la même manière. Enfin pour qu’il y ait production et destruction des choses, il faut qu’il existe un autre principe qui puisse agir éternellement, soit dans un sens, soit dans l’autre.

Donc, il y a nécessité que ce principe agisse soi directement, et qu’il agisse aussi un autre que lui. Il faut, par conséquent, qu’il agisse ou principe , ou le primitif. Or, nécessairement, c’est ce dernier ; car, à son tour, le primitif est à la fois cause pour lui-même et pour l’autre. Le primitif est donc supérieur ; car c’est lui, comme nous l’avons vu , qui est cause de l’uniformité éternelle des choses, tandis que l’autre principe est cause de leur diversité. Mais, évidemment, ce sont les deux ensemble qui sont causes de leur diversité éternelle.

Voilà ce que sont les mouvements ; et à quoi bon, dès lors, chercher d’autres principes ?

[Métaphysique, livre Λ, 1072 a]



PLATON

PHÈDRE

L’âme, son immortalité
« Ceci dit, il faut commencer par se faire une conception vraie de la nature de l’âme, tant divine qu’humaine, en considérant ses états et ses actes. Mais le point de départ de la preuve, le voici : toute âme est immortelle. Tout ce qui se meut soi-même[45] est immortel en effet, tandis que ce qui, mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, cesse d’exister quand cesse son mouvement. Seul, par conséquent, ce qui se meut soi-même jamais ne cesse d’être mû, en tant que sa nature propre ne se fait jamais défaut à elle-même ; mais c’est là au contraire (245
d) la source aussi et le principe du mouvement pour toutes les autres choses qui sont mues. Or un principe est quelque chose d’inengendré ; car c’est forcément à partir d’un principe que vient à l’existence tout ce qui y vient, tandis qu’un principe ne vient de rien : si en effet un principe venait à exister à partir de quelque chose, ce ne serait pas à partir d’un principe que viendrait à exister ce qui existe[46]. Puisque, d’autre part, ce principe[47] est quelque chose d’engendré, il est forcément aussi quelque chose d’incorruptible ; car, une fois justement le principe anéanti, ni il ne pourra lui-même jamais venir à l’existence à partir de quelque chose, ni autre chose à partir de lui, si toutefois c’est à partir d’un principe que toutes choses doivent venir à l’existence. Ainsi donc, si ce qui se meut lui-même est principe du mouvement, il n’est pas possible , ni que cela s’anéantisse, ni que cela commence d’exister (e) sinon, ce serait un affaissement du ciel tout entier, de la génération toute entière[48] ; ce serait leur immobilité, sans qu’ils pussent jamais, d’autre part, avoir à nouveau un point de départ pour leur mise en mouvement et pour leur existence. Or, à présent qu’a été expliquée l’immortalité de ce qui se meut par soi, personne n’hésitera à dire que là est la réalité de l’âme, que cette notion est la notion même de l’âme. Tout corps, en effet, auquel il appartient d’être mû du dehors, est un corps inanimé, tandis que celui auquel il appartient d’être mû par lui-même et du dedans, est un corps animé. Mais si c’est bien ainsi qu’il en est et que ce qui se meut soi-même ne soit autre chose (246 a)que l’âme, alors nécessairement, l’âme doit être quelque chose d’inengendré[49], aussi bien que d’immortel.
… « Ceci dit, d’où vient maintenant que les noms de mortel aussi bien que d’immortel soient donnés au vivant, voilà ce qu’il faut essayer de dire. Toute âme[50] prend soin de tout ce qui est dépourvu d’âme et, d’autre part circule dans l’univers entier[51], en s’y présentant tantôt sous une forme, tantôt sous une autre (c). Or, lorsqu’elle est parfaite et qu’elle a ses ailes[52], c’est dans les hauteurs qu’elle chemine, c’est la totalité du monde qu’elle administre. Quand, au contraire, elle a perdu les plumes de ses ailes, elle en est précipitée, jusqu’à ce qu’elle se soit saisie de quelque chose de solide, et, une fois qu’elle y a installé sa résidence, qu’elle a revêtu un corps de terre auquel le pouvoir appartenant à l’âme donne l’impression de se mouvoir lui-même, c’est à l’ensemble formé d’une âme et d’un corps qui est un assemblage, qu’on a donné le nom de vivant, c’est lui qui possède l’épithète de mortel[53]. Quant à la dénomination de vivant immortel, d’aucune façon raisonnable on en a rendu raison ; mais, sans l’avoir vue et sans nous en être fait une conception convenable, nous nous forgeons de la Divinité cette conviction, qu’elle est (d) un vivant immortel, qui possède une âme, qui possède un corps , mais chez qui l’union naturelle de ces deux choses s’est faite pour une durée éternelle. Que cependant, il en suit de ce point, et qu’on en parle, de la manière dont cela peut plaire à la Divinité ! envisageons maintenant la cause de la perte par l’âme des plumes de ses ailes et, par suite, sa chute.
[Phèdre, 245 (a) à (e), 246 (a) à (d)]
TIMÉE
[En premier lieu, Timée aborde l’Univers en donnant une déduction finaliste de ses propriétés, : successivement, il est vivant, il est unique, indissoluble il doit être composé de quatre éléments, il a une figure sphérique et son mouvement est circulaire. « Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours, le calcul concernant le Dieu qui attendait d’être ; (34 b) tout calculé, il le fit bien poli ; sans inégalités dans sa surface , en tous ses points équidistants du centre ; ce fut tout un corps complet. Pour ce qui est de l’âme, il la plaça au centre du monde, puis l’étendit à travers toutes ses parties et même en dehors, de sorte que le corps en fut enveloppé[54] ; cercle entraîné dans une rotation circulaire, c’est là comme il établit le Ciel : rien qu’un seul, solitaire, capable en vertu de son excellence d’être en union de soi à soi sans avoir besoin de rien d’autre, objet de connaissance et d’amitié pour soi-même, à en être comblé ! C’est par tous ces moyens qu’il le fit naître Dieu bienheureux. »]
L’Âme du monde
Or, l’Âme, si c’est maintenant en second lieu, que nous entreprenons d’en parler, (34 c) ce n’est point de même que l’a combinée le Dieu, seconde en âge ; il n’eût point permis en effet, formant un assemblage, que le plus vieux y fût sous la dépendance du plus jeune. C’est nous plutôt, dont le hasard et l’aventure sont assez le partage, qui parlons un peu de même façon ; mais lui, tant par la naissance que par l’excellence, c’est première et plus ancienne qu’il a constitué l’Âme, du corps pour être maîtresse et lui commander, l’ayant sous sa dépendance[55].
[Timée, 34 (a) à 34 (c)]
PHÉDON
Union de l’âme et du corps

« Eh bien ! considère encore la question sous le jour que voici : lorsque sont unis ensemble âme et corps, (80 a) à l’un la nature prescrit d’être esclave et soumis à une autorité, à l’autre d’exercer l’autorité et d’avoir la maîtrise ; cette fois, sous ce rapport, est-ce à ton avis[56], à ce qui est divin que ressemble l’âme ? est-ce à ce qui est mortel ? Mais peut-être n’est-ce pas ton avis que ce qui est divin soit, de nature, fait pour exercer l’autorité et la direction ? ce qui est mortel pour être soumis à l’autorité et pour être esclave ? – C’est bien mon avis ! – Mais auquel des deux l’âme ressemble-t-elle donc ? – C’est trop clair, Socrate : l’âme ressemble à ce qui est divin, le corps à ce qui est mortel ! – Dès lors, poursuivit Socrate, examine, Cébès, si tout le résultat de ce que nous avons dit n’est pas pour nous ce qui suit : (b) ce qui ressemble le plus à ce qui est divin, impérissable, intelligible, qui possède l’unicité de la forme, qui est indissoluble, qui toujours garde, identiquement avec soi, les mêmes rapports, c’est l’âme ; ce qui, d’autre part ressemble le plus à ce qui est humain, mortel, non intelligible, qui a multiplicité de la forme, qui est sujet à dissolution, qui jamais ne garde avec soi les mêmes rapports, c’est, à son tour, le corps. Avons-nous le moyen, mon cher Cébès, de tenit un autre langage et qui ne s’accorde pas avec celui-là ? Ou bien est-ce ainsi qu’il en est ? – Nous n’en avons pas le moyen ! –

« Mais quoi ? Puisque les choses sont ainsi, est-ce qu’il ne convient pas au corps de vite se dissoudre et à l’âme, en revanche, d’être totalement indissoluble ou bien d’en être assez près ? (c) – Comment en effet le nier ? – Voici donc, dit-il, comment tu te représenteras la chose. Quand l’homme est mort, ce qui en lui se voit, son corps, gisant de plus en quelque chose qui se voit[57], bref, ce qu’alors on appelle un cadavre, à quoi il convient de se dissoudre, de tomber en poussière, de se perdre en fumée, cela n’est pas immédiatement soumis à ces accidents. Au contraire, cela résiste pendant un temps passablement long : déjà considérable pour qui trépasse avec un corps dans sa grâce et à la fleur de l’âge ; d’une durée prodigieuse, et la conservation étant presque intégrale, quand le corps est en fait décharné et comme momifié, à la manière des momies égyptiennes. (d) Et, d’un autre côté, il y a quelques parties du corps, les os, les tendons, avec toutes les parties du même genre, qui, même quand le corps n’est que pourriture, sont cependant, pour ainsi parler, impérissables ? N’est-il pas vrai ? – Oui. – Et alors l’âme, au contraire, ce qui est invisible, ce qui s’en va vers un lieu autre, va vers un lieu qui lui est analogue, lieu noble, pur, invisible, vers la demeure de l’authentique Invisible, chez Hadès, auprès du Dieu bon et sage[58] ; lieu auquel, si la Divinité le veut bien, mon âme aussi devra tout à l’heure se rendre ; ainsi, c’est cette âme-là, cette âme dont tels sont en nous les caractères et la constitution naturelle, qui, aussitôt séparée du corps, s’est, au dire de la majorité des hommes, dispersée et a péri[59] !



[1] « L’humanité dans l’être historique et objectif, la percée même du subjectif, du psychisme humain , dans son originelle vigilance ou dégrisement, c’est l’être qui se défait de sa condition d’être : le désintéressement. C’est ce que veut dire le titre du livre : Autrement qu’être.[…] Être humain , cela signifie : vivre comme si l’on n’était pas un être parmi les êtres. »

[2] Cf. Paul Ricoeur, in Le conflit des interprétations, p.101.

[3] Finalement les réflexes de la vie de relation, ceux qui sous-tendent le besoin et ceux qui constituent plus largement des phénomènes d’organisation, composent tous ensemble l’ordre vital en nous : c’est dans ce cadre plus vaste qu’ils prennent tous leur forme définitive. Ils forment ce plan de nécessité qui supporte la volonté et lui sert de préface, à la faveur de leur adaptation de première urgence.

[4] Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979), tr. Fr. Jean Greisch, Paris, Ed. Du Cerf, 1990.

[5] Ce rapprochement demeure approximatif, comme le montre l’expression « à peu près ».

[6] On peut douter, à bon droit, de la justesses psychologique de cette analyse.

[7] L’expression « fil conducteur de la raison » indique déjà la nature du point de vue qui sera adopté parKant danscetécrit :ils’agit,dès1784,dejeterunregard« réfléchissant »sur l’histoire, méthode qui sera reprise plus tard dans le paragraphe 83 de la Critique de la faculté de juger. C’est dire que la raison est utilisée de façon non dogmatique, mais purement « régulatrice » – et que, par conséquent, la philosophie de l’histoire de Kant relève du domaine du sens et non celui de la vérité (objectivité). Cette remarque est essentielle pour pouvoir penser la différence qui sépare radicalement la théorie du « dessein de la nature » des philosophies ultérieures (hégélienne ou marxiste) de la « ruse de la raison ».

[8] Le traducteur justifie sa traduction du mot allemand en « légal » : en réalité, ce terme abstrait désigne, non la légalité de fait, mais la conformité à la loi de la raison.

[9] Comme le suggèrent les métaphores physiques utilisées depuis le début du texte (ainsi que la référence à Kepler et à Newton), « l’insociable sociabilité » est à penser sur le modèle des deux forces fondamentales, centrifuge et centripète à partir desquelles Kant reconstruit, dans les Premiers principes métaphysiques de la nature, la physique de Newton. Il s’agit également d’une réinterprétation des notions rousseauistes de pitié et d’amour de soi, réinterprétation qui conduit à faire de Rousseau le « Newron du monde moral ».

[10] Autrement dit l’être en soi et conçu par soi. L’homme n’est et n’est conçu qu’en Dieu.

[11] La forme ou être réel, ou essence véritable.

[12] « Une substance ne peut être produite par autre chose ; elle sera donc cause de soi, c’est-à-dire que son essence enveloppe nécessairement l’existence.

[13] « Je dis qu’appartient à l’essence d’une chose ce qui, étant donné, fait que cette chose est nécessairement posée »…

[14] « L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire »…

[15] « Tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu ne peut être ni être conçu ».

[16] « Les choses particulières ne sont que des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d’une façon définie et déterminée ».

[17] Quant au devenir : c’est-à-dire quant à l’être qui arrive dans la durée selon les causes. Cette distinction vient de saint Thomas.

[18] « L’homme pense. »

[19] « Il n’y a de modes de penser, comme l’amour, le désir (cupiditas) ou tout ce qui peut être désigné du nom de sentiments de l’âme (animi) que s’il y a dans le même individu l’idée de la chose aimée, désirée, etc. »

[20] « D’où suit que, aussi longtemps que les choses singulières existent seulement en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, leur être objectif, autrement dit leurs idées existent seulement en tant que l’idée infinie de Dieu existe…»

[21] « 21 : Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu a dû toujours exister et être infini, autrement dit est éternel et infini par cet attribut. »

« 22 :Toute chose qui suit d’un attribut de Dieu , en tant qu’il est modifié, – modification qui, par cet attribut, existe nécessairement et est infinie, – doit aussi exister nécessairement et être infinie. »

[22] C’est-à-dire le corps humain.

[23] « De tout ce qui arrive dans l’objet singulier d’une idée quelconque, la connaissance est en Dieu, en tant seulement qu’il a l’idée de cet objet. »

[24] L’idée d’une chose quelle qu’elle soit est l’esprit (ou « âme ») de cette chose. Elle n’est pas seulement dans mon esprit.

[25] « Tout ce qui peut être perçu par un entendement infini comme constituant l’essence de la substance n’appartient qu’à une substance unique, et par conséquent substance pensante et substance étendue sont une seule et même substance, qui est comprise tantôt sous cet attribut, tantôt sous l’autre… »

[26] Voir proposition précédente à Démonstration.

[27] « Nous sentons qu’un corps est affecté de plusieurs façons. »

[28] « Il n’existe aucune chose dont la nature ne donne naissance à quelque effet. »

[29] « Nous ne sentons ni ne percevons d’autres choses singulières que des corps et des modes de penser.»

[30] Animata : doués d’âmes, c’est-à-dire tout simplement qu’il y a d’eux une idée en Dieu. Le mot « animisme » pour désigner cette théorie est donc assez trompeur. Il ne s’agit nullement d’un principe de vie ou d’un principe spirituel qui animerait le corps, mais d’une idée du corps.

[31] Dans une lettre précédente, Elisabeth demandait à Descartes comment l’âme qui est une substance pensante, peut mouvoir le corps.

[32] R. P. Jésuite, très dévoué à Descartes, ce qui lui valut d’être « relégué au Canada.»

[33] Les Principes de la Philosophie.

[34] Périphrase qui rend le grec : tode ti.

[35] Grec : eidos.

[36] « Quand je dis Matière, c’est la matière soi, celle qui n’est ni un objet individuel, ni une quantité, ni aucun des modes qui servent à déterminer l’Être. »

[37] Platon, quant à lui, a fait des Idées et des Êtres mathématiques deux substances, et il n’a placé qu’au troisième rang la substance des corps sensibles.

[38] Et ce produit est également substance.

[39] L’acte et la puissance concernent la matière, la forme, et la privation.

[40] En d’autres termes, toutes choses supposent une cause efficiente active, et l’existence potentielle d’une matière.

[41] Au sens d’une existence indépendante.

[42] Un autre état du texte permet de comprendre différemment le début de ce paragraphe : « De plus, si les causes des substances sont les causes de toutes choses, il reste que des choses différentes ont des causes et des éléments différents, ainsi qu’on l’a dit, etc. »

[43] (Chapitre III du même livre) : « On peut distinguer trois substances : d’abord la matière, qui est quelque chose de distinct, apparaissant à nos sens ; car tout ce qui est Un contact, connexion , est matière sujet. Ensuite, la nature à laquelle aboutit le changement, qui est la forme spéciale de l’Être et sa manière d’être quelconque. Enfin le troisième substance formée des deux premières, et qui est la substance individuelle, comme, par exemple, Socrate, Callias.

Y a-r-il sous tout cela quelque chose de permanent , c’est ce qu’il faut voir ; car c’est une chose très possible dans certains cas ; et, par exemple on peut croire que l’âme est quelque chose de ce genre, si ce n’est l’âme tout entière, du moins cette partie de l’âme qui est l’entendement ; car peut-être l’âme tout entière ne peut-elle avoir cette propriété. »

[44] Il s’agit, dans le Phèdre (245 c) et dans le Timée (34 b), de l’Ame du Monde, principe « automoteur » du Ciel, c’est-à-dire de l’Univers tout entier.

[45] Ou bien, autre traduction, « ce qui se meut se meut toujours ».

[46] Puisque le principe des existences serait lui-même une existence dépendante, ce qui est contradictoire avec la notion même de principe.

[47] C’est-à-dire « ce qui se meut soi-même. »

[48] « Toute la nature », traduit Cicéron. Mais une variante donne un autre sens : « le ciel et la terre se confondraient ».

[49] A la vérité, le Timée parle de la fabrication de l’âme par le Démiurge ; mais c’est en un sens mythique et une façon historique de représenter la constitution de l’âme.

[50] Qu’elle soit d’un mortel ou d’un immortel.

[51] Dans le système entier, ce qui plus bas sera nommé cosmos (cf. Timée 28 b).

[52] Cette partie du texte est incluse dans le chapitre intitulé « Le mythe de l’attelage ailé », d’où cette évocation des « ailes » de l’âme.

[53] C’est la partie proprement astronomique du mythe, alors qu’il sera développé ultérieurement un caractère de psychologie astrale. Toutes les âmes, à ce stade, sont autant Dieux que Démons. .

[54] C’est-à-dire dans les six directions de l’espace : en avant comme en arrière, puis à droite comme à gauche, en bas comme en haut.

[55] L’âme « en tout et pour tout est ce qui ressemble davantage à l’être qui se comporte toujours identiquement, plutôt qu’à celui dont ce n’est pas le cas ? – Et le corps de son côté ? – A l’autre espèce. –

[56] Dialogue Socrate–Cébès.

[57] Cercueil, bûcher, tombe : ces deux modes de funérailles expliquent les expressions employées ensuite par Platon pour spécifier l’idée générale de dissolution.

[58] Croyance en une sagesse privilégiée des Divinités infernales.

[59] « Qui sait si, aussitôt séparée du corps et sortie de celui-ci, elle ne se dissipe pas à la façon d’un souffle ou d’une fumée et si, lorsqu’elle a de la sorte pris son vol, elle n’est plus rien nulle part ? (70 a) ».







Date de création : 06/04/2007 @ 15:45
Dernière modification : 11/06/2007 @ 14:08
Catégorie : Glossématique
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