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Parcours spinoziste - Etre et savoir

ÊTRE ET SAVOIR
 
Théorie des affections et du salut par la connaissance
Permanence de la visée naturaliste de Spinoza
En tout ceci quel est le destin de nos expériences fondamentales
La considération de l’âme comme idée du corps se trouve progressivement estompée
En définitive chez Spinoza on trouve la pure expression d’un naturalisme athée
En cette ubiquité du vouloir se situe l’obscurité du système spinoziste
Validité de son système, mais difficulté de le concilier avec l’expérience humaine
Expression du cartésianisme d’Alquié
 
INTRODUCTION
 
Faute d’avoir atteint la vérité de l’homme au cours des huit premières leçons du professeur Alquié, il nous reste à nous demander si les rapports de la vérité et de la Nature correspondent bien en l’homme à ceux de son être et de son savoir. Spinoza a rejeté, on l’a vu, toute liberté de choix, toute volonté se proposant des fins. L’essence de l’homme lui apparaît alors comme étant appétit.
D’une façon générale, rappelle Alquié, l’essence naturelle des choses, pour Spinoza, est l’effort. L’appétit est une forme de cet effort. L’effort, conatus, est l’essence de toutes les choses ; mais, rapporté à l’homme, c’est-à-dire à la fois à l’âme et au corps, il se nomme appétit, appetitus. Et, devenu conscience, il se nomme désir, cupiditas. Il se développe lui-même à la façon dont une notion de géométrie engendre ses propriétés.
C’est, comme déjà indiqué par Alquié, par cette théorie de l’effort que Spinoza croit parvenir, au niveau de l’homme, à l’identification totale de la Nature et de la vérité. Et c’est pourquoi la conception spinoziste de l’effort et du désir va être, dans l’Ethique, la racine commune de la théorie des affections et celle du salut par la connaissance, ce qu’il faut montrer tout d’abord.       
 
I. THÉORIE DES AFFECTIONS ET DU SALUT PAR LA CONNAISSANCE
 
. La conception spinoziste de l’effort comme racine de la théorie des affections
 
L’effort, c’est l’essence actuelle de l’homme. Et c’est comme tel qu’il est la source de toutes les affections.
Le mot effort fait penser à une force qui se déploie avec peine, qui se déploie contre certains obstacles. Et, en effet, si l’essence de chaque être implique une exigence indéfinie d’existence, l’expérience nous apprend que cette force est bornée et dominée par celle des choses extérieures. Chaque être individuel est arrêté, empêché dans son développement par la force des autres êtres individuels. Il y a donc une lutte entre les modes, une concurrence des modes, source de changements incessants, et de notre continuel passage à une perfection (c’est-à-dire à un degré d’être, le mot de perfection étant toujours pris dans un sens ontologique en ce siècle), à une perfection plus ou moins grande.
Il y a donc deux sources à toutes nos affections : la tendance de l’être à persévérer dans son être, et, d’un autre côté, le succès ou l’échec de cette tendance, selon le rapport sans cesse variable de l’individu et du monde.
Inutile de reprendre toute la théorie des affections, mais ce qu’il faut se rappeler, ici, c’est que pour Spinoza, toutes les affections viennent de là. Par exemple, si je passe à une perfection plus grande, j’aurai une affection de joie. Si je passe à une perfection moins grande, j’aurai une affection de peine, de tristesse. Et joie et tristesse sont les affections fondamentales, avec le désir lui-même. Puis, si je joins à cela l’imagination, je pourrai passer à d’autres affections. C’est ainsi que l’amour, par exemple, est une joie qu’accompagne sa cause extérieure.
L’essentiel est de montrer ici que tout provient de cette force qui se déploie, et qui se heurte à d’autres forces. Cette lutte entre tous les modes engendre à chaque instant, dans chacun de nous, un passage à une perfection plus ou moins grande, et c’est de ce seul fait que toutes nos affections dérivent.
Donc, on le voit, les affections sont tout entière de nature. Et c’est pourquoi, comme Spinoza le dit toujours, elles n’ont pas à être jugées. Elles ont à être expliquées, et elles peuvent l’être, comme le déclare encore Spinoza, dans la préface de la troisième partie de l’Ethique, comme s’il était question « de lignes, de surfaces et de solides ».        
Les affections ne rompent en rien l’ordre de la Nature. Elles ne sont pas des choses contre nature, elles résultent nécessairement de la Nature. Elles résultent, d’une part, de notre désir d’être, d’autre part, de notre dépendance vis-à-vis de l’Univers, liée à l’existence de notre corps dans l’étendue et dans la durée. Tout cela est donc essentiellement Nature.   
 
. La conception spinoziste de l’effort et du désir comme racines de la théorie du salut par la connaissance
 
Or, ce qui est à noter, c’est que le principe des affections, le conatus, l’effort, est aussi celui de la raison et du progrès de l’âme vers une connaissance plus grande, vers un savoir plus parfait et donc, puisque chez Spinoza tout cela est lié, vers la moralité et vers le bonheur.
Tout d’abord, pour comprendre ceci, il faut bien se dire que, chez Spinoza, il ne s’agit jamais pour l’âme de condamner ses passions, de contraindre le corps, d’opposer aux passions les lois d’une raison qui leur serait étrangère, et qui constituerait seule la véritable essence, la véritable nature de l’homme.
Il y a toujours parallélisme entre le corps et l’âme. Ce qui est utile au corps est utile à l’âme, et réciproquement. Ce qui est utile pour le corps, c’est de maintenir sa propre structure, c’est d’augmenter sa propre puissance. Ce qui est utile à l’âme, c’est d’augmenter la richesse et l’ordre de ses propres représentations, c’est de perfectionner sa connaissance et son savoir.
Par conséquent, dans tout effort, il y a la recherche de l’utile propre, comme le dit Spinoza, utile propre à l’âme, utile propre au corps. Et la recherche de l’utile, c’est la recherche de la vertu elle-même. C’est la théorie des notions communes qui permet d’unifier ces deux affirmations, et, de façon plus générale, d’unifier ce qui est compréhension de l’âme et ce qui est action du corps, puisque l’idée même est une action , et non, comme on l’a vu une peinture muette sur un tableau.
Par l’idée, mon essence s’affirme. Lorsque je pense, j’affirme. Comme il a été montré dans la dernière leçon, l’entendement se confond avec la volonté, et cela, parce que penser, c’est déjà agir.
En ceci, le parallélisme est strictement maintenu. Et, sans aucun recours à une idée générale d’homme, à une idée scolastique donc, mais par la fidélité, au contraire, à la simple définition de l’homme comme essence active et effort, la nature humaine, comme l’avait été la nature divine du reste, est identifiée à la vérité.
Il faut ajouter tout de suite que ces notions d’effort, de désir, apparaissent aussi comme étant la cause de l’effort de l’âme vers la science intuitive elle-même, vers l’éternité par conséquent, vers la connaissance du troisième genre.
La proposition 25 de la cinquième partie de l’Ethique déclare : « Le suprême effort de l’âme et sa suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ».
Et la proposition 28 nous parlera également de l’effort et du désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance.       
 
. Ainsi, sous l’union des mots effort et désir s’affirme l’identité du vouloir être et du vouloir connaître
 
Ainsi les mêmes mots, conatus, effort, et aussi cupiditas, désir, se retrouvent dans les deux contextes. Au premier abord, il n’est pas douteux que l’on trouve ici la réalisation de l’idéal, propre à la Renaissance, d’un homme dont le désir d’être toujours davantage et le désir de savoir toujours davantage se confondent.
A cette époque en effet, où on lutte contre les restrictions médiévales, ou contre ce qu’on pense être les restrictions médiévales, affirmer l’homme, être naturaliste, c’est affirmer à la fois son désir d’être et son désir de savoir, désirs que, pense-t-on, l’idéal chrétien avait réprimés et brimés.
Vous m’objecterez, précise Alquié, que l’idéal chrétien est aussi un idéal d’être et de compréhension. Mais mon être total, ma propre vérité, ainsi que la compréhension totale, ne nous seront, selon le christianisme, donnés que dans l’au-delà, dans l’autre monde. Ici-bas, notre condition est autre. Et ce n’est pas par un pur et simple désir d’expansion de soi que l’on parviendra à la connaissance et à la vertu.
Chez Spinoza, au contraire, tout cela s’unit, et tout cela se lie. Et la première inspiration qu’on trouve ici est une inspiration entièrement naturaliste. C’est l’affirmation que vouloir être, et vouloir connaître, c’est la même chose. Par conséquent, l’expansion corporelle semble la condition, ou, plus justement, l’équivalent, de l’extension de la connaissance. A la puissance du corps répond la puissance de l’âme ; à l’impuissance du corps répond l’impuissance de l’âme. Citons ici Spinoza : « Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre âme. »      
 
II. PERMANENCE DE LA VISÉE NATURALISTE DE SPINOZA
 
.C’est à la purenaturalisation de l’homme qu’a toujours tendu Spinoza
 
– Parce que surajoutée, la conscience a toujours été rejetée
 
De même que Dieu, comme on l’a vu dans de précédentes leçons, est un être tel que l’entendement n’est chez lui qu’un mode, au lieu de constituer sa nature, son essence mêmes, de même en l’homme la conscience est surajoutée, elle ne paraît pas fondamentale, elle n’a, de toute façon, aucun pouvoir de changer l’ordre nécessaire par lequel notre corps, d’une part, et notre âme, de l’autre, déroulent leurs propres modifications. 
 
– Les pouvoirs, refusés à la conscience, sont de fait transférés à la raison
 
Mais cet ordre nécessaire, c’est celui de la raison, et d’une raison active. Les pouvoirs qui sont refusés à la conscience sont accordés à la raison, comme ne faisant qu’un avec la Nature, comme étant elle-même un conatus naturel. Et c’est pourquoi, dans la cinquième partie, le mot âme et le mot raison, mens et ratio, sont souvent pris comme strictement équivalents. Spinoza dit souvent : mens sive ratio, l’âme ou, si l’on veut, la raison ; l’âme ou, ce qui revient au même, la raison. Et c’est par là que l’homme apparaîtra, on le comprend, comme capable de se réconcilier avec soi, avec la Nature et avec Dieu.
 
. Spinoza, et c’est notable, n’a pas toujours pensé de la sorte
 
Là réside une première difficulté, ou plutôt entérine une première observation qui nous introduit aux difficultés qui vont se présenter par la suite. Un bref retour sur la doctrine du Court traité sur la variable d’ajustement qu’est le désir, va nous en persuader.   
Dans ce premier ouvrage, en effet, la théorie des passions est déjà fondée, comme dans l’Ethique, sur une distinction fondamentale, la distinction entre l’opinion, dont naissent les passions, et la connaissance vraie, qui est la source de la liberté, et par laquelle, par conséquent je puis dépasser et vaincre les passions. Sur ce point, il y a identité des deux thèses.
Mais ce qui change absolument tout, c’est que la connaissance elle-même, dans le Court Traité, comme il a déjà été dit, est tenue pour le fruit d’une constatation passive du vrai.
 
– La définition spinoziste du désir dans le Court Traité s’avèrera inconciliable avec sa version définitive
 
Le désir, dans le Court Traité, n’est nommé qu’après l’admiration, qu’après l’amour, qu’après la haine. Et il est défini comme étant l’appétit de ce dont on est privé, alors que dans la version définitive il est le fondement de toutes les affections. De plus, on a vu dans la dernière leçon que l’idée de privation est précisément une de celles contre lesquelles Spinoza s’élève le plus vivement.
Nous voici donc tout à fait, dans le Court Traité, à un point de vue cartésien, point de vue, souligne Alquié, tout à fait inconciliable avec la théorie définitive de Spinoza.
Pour Descartes, en effet, le passage de la passion à la vérité est en réalité, le passage d’une passion à une autre, bien que ces deux passions soient de nature complètement différente, comme cela va sans dire. C’est le passage d’une passion affective à une passion intellectuelle. C’est le passage d’une passion définie au niveau de l’âme et du corps, d’une passion causée par le corps auquel notre âme est intimement unie, et qui forme avec elle un tout indissoluble, générateur d’idées confuses, à un état où, au contraire, l’âme, isolée du corps, s’ouvre tout entière et toute pure au vrai. Mais ce vrai qu’elle comprend, elle le constate comme du dehors, elle le subit. En sorte que l’intellection est passion encore, comme Descartes le dit toujours : Intellectio mentis passio est.
 
– Ces faits invitent à se demander si Spinoza a pu se défaire de son point de vue initial
 
Il est ainsi tout à fait intéressant et instructif de voir que Spinoza, avant de parvenir à sa propre théorie, a professé pendant longtemps une telle doctrine cartésienne. Ce qui conduit à se demander si, parti d’un semblable point de vue, il est parvenu à s’en défaire vraiment, et si la théorie de l’Ethique qui repose tout entière sur le caractère actif du savoir est entièrement cohérente. Ce qu’il nous reste à examiner. 
 
. Examen de la cohérence de la théorie de l’Ethique qui repose tout entière sur le caractère actif du savoir
 
– Reprise de la définition du conatus et relevé des éléments constitutifs du spinozisme
 
La proposition 6 du livre III de l’Ethique définit le conatus dans les termes mêmes où dans les Principes de la philosophie de Descartes démontrés selon la méthode géométrique (c’est, on le sait, le premier ouvrage que Spinoza a publié), à la deuxième partie, paragraphe 14, Spinoza avait défini l’inertie : « Toute chose, dit-il, s’efforce autant qu’il est en son pouvoir , de persévérer dans son être ».
Alquié fait remarquer que là, si on s’en tient à cette définition, on a une notion physique, une notion physicienne. C’est le principe d’inertie.
D’autre part, et c’est un deuxième élément, on sait que, pour comprendre l’essence de l’effort, Spinoza songe plutôt aux mathématiques qu’à la physique. L’individualité apparaît chez lui comme une définition qui se réalise, qui se pose dans l’être, comme une définition mathématique qui engendre ses propres propriétés.
Enfin, en troisième lieu, lorsque Spinoza nous parle du conflit des modes dans la durée, de leur rivalité et de leur lutte, et donc, comme Alquié vient de le rappeler, du passage incessant de chaque mode, par l’effet des autres modes, et de leur influence sur lui, à une perfection plus ou mois grande, il est clair que Spinoza fait appel à un concept biologique.
Car il est évident qu’il ne s’agit plus d’un concept physique. Au reste, au point de vue physique, Alquié dit ne pas distinguer très bien ce qu’une forme aurait de plus parfait qu’une autre. Ce n’est pas non plus un concept mathématique, il va y revenir, c’est un concept biologique. Et on a déjà montré que l’effort de Spinoza est précisément de mathématiser une vision d’abord biologique de la Nature, et d’utiliser ses concepts, ne fût-ce que pour ménager un passage entre les plans.     
 
III. EN TOUT CECI QUEL EST LE DESTIN DE NOS EXPÉRIENCES
 
Quel est donc, en tout ceci, le moyen de penser clairement et de retrouver nos expériences fondamentales ? Nous allons y trouver trois difficultés.
 
– La première tient à la différence constatée sur le concept de conatus 
 
Il apparaît en effet successivement comme unité vitale et force, puis comme unité d’une notion mathématique posant ses propriétés. En mathématiques, on ne saurait comprendre clairement ce que peut être une essence qui tend à se réaliser, qui tend à persévérer dans son être, et surtout qui entre en conflit avec d’autres essences. Autrement dit, on ne voit pas très bien comment les notions mathématiques pourraient descendre dans le temps, et entrer dans une sorte de lutte temporelle. Les essences mathématiques nous paraissent soustraites à l’ordre du temps et à celui de l’existence. L’essence du cercle ne tend pas à être cercle ; elle n’a rien à craindre d’autres essences qui voudraient enlever au cercle son être de cercle. Et l’essence d’un triangle n’a aucun effort à faire, aucune lutte à mener pour que la somme des angles de ce triangle continue à être égale à deux droits. Il ne peut donc y avoir lutte que dans le plan existentiel, il ne peut y avoir lutte que dans le plan du temps, que dans le plan de la pure durée.
Mais alors, cette lutte dans le plan de la durée ne peut avoir aucun sens mathématique. Que peut signifier, mathématiquement, qu’une chose tend à persévérer dans son être, et que d’autres choses l’en empêchent ? Si je prends un objet rond, et si je déforme cet objet, je n’aurai pas du tout affaire à un cercle tendantmalgrésoiàrestercercle,etyréussissantplusoumoins. J’aurai simplement un objet qui, dès que je l’aurai déformé le moins du monde, cessera d’être circulaire. Car une figure dont les rayons ne sont pas égaux n’est pas un cercle.
Comme on le voit, on se trouve déjà en présence d’une notion qui, au premier abord, paraît claire, et qui, en réalité, est fort obscure, car on joue sans cesse sur le passage d’un point de vue mathématique à un point de vue biologique. C’est dans le domaine de la vie qu’il y a des êtres qui maintiennent leur forme contre toutes les déformations extérieures. C’est dans le domaine de la vie qu’est claire l’idée d’un être qui a une forme, et qui maintient cette forme, malgré tous les échecs, malgré tous les coups qu’il peut recevoir du dehors. C’est dans le domaine de la vie que cet être, réussissant plus ou moins à maintenir cette forme, peut être dit, selon les cas, passer à une perfection plus grande ou à une perfection moins grande. Dans le domaine mathématique, il faut avouer que tout cela n’a pas de sens.              
 
– La deuxième difficulté concerne le concept d’effort, défini comme persévérance dans l’être, qui conduit plus à un principe de stabilité qu’à un principe de conquête
 
On a dit que le concept d’effort était défini très souvent par Spinoza d’une manière physique comme la tendance de l’être à persévérer dans son être. La définition de l’essence actuelle du mode est celle de cet effort par lequel toute chose, comme dit Spinoza , s’efforce autant qu’il est en son pouvoir de persévérer dans son être. Or, en se plaçant, cette fois-ci, dans le plan du temps, en laissant par conséquent de côté l’aspect mathématique, en descendant dans le plan existentiel, dans le plan de la pure durée, cette définition semblerait devoir nous conduire, même dans cet ordre de l’existence temporelle, à un principe de pure stabilité, et non pas à un principe de conquête, de force d’expansion et de dépassement de soi.
Et, de fait, la stricte application à l’effort d’une pareille formule nous conduit à penser que ce qu’un être devrait vouloir, c’est purement et simplement ce qu’il est. C’est là qu’on rejoindrait, d’une certaine façon, le domaine mathématique. Car, de même qu’un cercle restera toujours un cercle, et un triangle un triangle, de même, selon l’exemple qui a été pris dans la dernière leçon, l’aveugle doit rester aveugle, le stupide doit rester stupide, le malade doit rester malade et le malheureux, malheureux. Chacun de nous a une essence particulière, et notre erreur, Spinoza nous l’a dit, est de nous penser par idées générales. L’aveugle souffre et se plaint parce qu’il pourrait y voir, chose aussi absurde, nous dit Spinoza, que si une pierre voulait y voir. Car il ne s’agit pas du tout de comparer cet aveugle à l’essence générale de l’homme, puisqu’il n’y a pas d’essence générale de l’homme. Il n’y a que des essences particulières. Il y a votre essence, il y a mon essence, il y a l’essence d’un tel et d’un tel. Et cette essence est telle qu’en effet on ne peut pas vouloir être autre que l’on est. Et tel est bien un des sens de l’affirmation spinoziste selon laquelle toute essence est une essence particulière.
Mais ceci, on le voit, est tout à fait contraire à notre expérience de l’effort et de notre continuité dans le temps. Ceci est tout à fait contraire à cet autre élément, un être veut être plus qu’il n’est, et passe sans cesse à une perfection plus grande soit à une perfection moins grande.         
D’autre part, en effet, je ne veux pas seulement conserver mon être, mais encore étendre mon être, et, si on peut dire, augmenter mon être. D’autre part il arrive tous les jours qu’on tombe malade, ou qu’étant tombé malade on guérisse. Et alors, faut-il dire que l’essence particulière de l’homme en question ait changé ? Et, dans le cas même de l’aveugle, celui qui devient aveugle, après avoir vu, change-t-il d’essence et cesse-t-il d’être lui-même ? S’il en est ainsi, que devient l’essence de cet être perçue sous un certain aspect d’éternité, dont Spinoza nous parle par ailleurs ?
 
– La troisième difficulté concerne la tendance de l’âme à s’élever à un état meilleur en vue du salut  
 
Ce qui vient d’être dit de l’essence particulière de l’homme est encore plus net si l’on passe à la considération de l’âme. Il est clair en effet que l’âme ne se contente pas de se maintenir dans l’état où elle est, elle ne se contente pas de maintenir ce qu’elle a reçu. Elle tend à augmenter et, comme le dit Spinoza, elle tend précisément à imaginer ce qui pose et augmente sa puissance d’agir. Elle tend à s’élever à un état meilleur, et c’est pourquoi le conatus est la condition du progrès et conduit au salut. Mais il est alors à l’opposé de l’inertie. Peut-on le concevoir sous cette forme sans revenir à quelque conception cartésienne du désir, de la volonté ? C’est toute la question.
Et une seconde coupure se rencontrera encore quand on passera de la notion d’un certain progrès moral de l’âme, qui est déjà très difficile à comprendre, à celle de la vie éternelle de l’âme, où tout ordre temporel sera négligé. Pourra-t-on de ce point de vue éternel, maintenir que l’âme est encore effort ? Et comment concevoir l’effort sous un aspect éternel ? Est-ce qu’il ne faudra pas dire, est-ce qu’il ne serait pas plus clair de dire que l’effort de l’âme est visible tant que l’âme veut précisément accéder à cette vie éternelle, et qu’il cesse d’être à ce moment-là ? Mais alors, pourrait-on encore maintenir que l’essence de l’âme soit précisément l’effort ?
Onsaiteneffetcomment,pourSpinoza,est possible le salut. L’âme, selon Spinoza,     
agit quand elle a des idées adéquates ; elle pâtit quand elle a des idées inadéquates. Cela revient à dire que, contrairement aux choses, qui sont purement et simplement prises dans un déterminisme externe, l’âme veut devenir libre en étant la cause de ce qu’elle pense, et peut s’attacher à ce qui affirme sa puissance, hors de l’influence déterminante des causes extérieures. Elle devient ainsi cause adéquate et complète de ses propres effets. Et l’effort tend bien à une telle action. Il nous fera passer à la connaissance intuitive des vérités éternelles. Mais comment concevoir qu’il subsiste quand cette connaissance est atteinte ?
Telles sont donc les difficultés intérieures à la notion d’effort. D’autres pourraient encore être signalées, affirme Alquié, et tout cela revient à se demander si la notion d’âme n’est pas double ; et si l’on pourra toujours définir et maintenir, comme Spinoza l’a fait, que l’âme est l’idée du corps actuel, et du corps mode fini, avec toutes les limitations, les imperfections qu’il comporte.    
 
IV. LA CONSIDÉRATION DE L’ÂME COMME IDÉE DU CORPS SE TROUVE PROGRESSIVEMENT ESTOMPÉE
 
En fait, si l’on considère maintenant, après avoir signalé ces difficultés, la doctrine spinoziste de la libération de l’âme vis-à-vis des passions, et de la conquête de la vie éternelle et de la béatitude, on voit que dans cette doctrine le progrès se fait par une suite de changements de points de vue, de décrochages, si ce mot est permis, où l’âme est de moins en moins considérée comme l’idée du corps. Il y a là une certaine fatalité si l’on se souvient qu’en ce qui concerne les affections, la théorie de Spinoza invoque deux principes : l’un qui est entièrement nous-mêmes, le conatus, l’autre qui n’est pas nous-mêmes, qui ne dépend aucunement de nous, à savoir notre rapport de fait avec l’ensemble des autres modes, avec l’état actuel de l’Univers.
Comment dès lors l’homme peut-il parvenir à être libre, si son âme (et c’est ce que nous dit Spinoza) ne se rattache pas à une autre source lui permettant de bannir elle-même tous les éléments de passivité, mais aussi toute considération de son existence de fait, et, en cette existence, de ses progrès et de ses défaites ?     
 
– Si, dans le passage à une perfection plus grande, les joies éprouvées n’expriment que l’état du corps, elles demeurent passions
 
Dans la théorie de la joie et de la tristesse, en effet, la joie est passage à une perfection plus grande, la tristesse à une perfection moins grande. Si on s’en tient à la théorie de l’effort comme essence de notre individu existant, et existant dans le temps, et d’un autre côté on songe, et il faut y songer, qu’il y a pour Spinoza des affections qui sont non des passions, mais des actions, il semble qu’on devra conclure que la joie est une action et la tristesse une passion.
Ên effet, dans la joie, je passe à une perfection plus grande ; dans la joie, par conséquent, mon effort réussit. Il semble donc bien que la joie devrait être une action et la tristesse une passion.
Or, il n’en est rien, joie et tristesse sont passions. Pourquoi le sont-elles ? En réalité, ceci se comprend très bien. Si Spinoza avait dit la joie est une action et la tristesse une passion, s’il avait raisonné ainsi, remarque Alquié, il aurait rendu impossible cette libération totale de l’homme, lequel pourra toujours, en effet, après avoir été joyeux, après être passé à une perfection plus grande, retomber dans la souffrance, dans la maladie et la mort.
Pour être fondée, la libération totale de l’homme ne doit pas dépendre des circonstances, des causes extérieures, de l’état du corps, de son rapport de fait avec les autres corps. C’est en ce sens que même le passage à une perfection plus grande, s’il dépend des choses extérieures (et il dépend toujours des choses extérieures) est une passion. Donc, même lorsque je passe à une perfection plus grande, et que j’éprouve de la joie, la joie est bonne, mais demeure une passion. La joie est bonne, mais toutes les joies qui expriment l’état du corps sont des joies subies. Elles proviennent donc d’idées qui ne sont pas des idées adéquates. Elles traduisent la simple constatation d’un fait, elles sont des passions.   
 
– Pour le passage de la passion à l’action, l’âme doit changer de genre de connaissance
 
Dans la véritable action, au contraire, l’âme ne constate plus, elle comprend, elle est vraiment active. Mais, cette fois-ci elle est active en tant qu’âme. Elle a de véritables idées adéquates. Elle n’obéit qu’aux pures exigences de la pensée. C’est pourquoi le passage de la passion à l’action ne va pas, en ce sens, consister, en restant dans l’ordre du passionnel, par substitution de la joie à la tristesse. Mais, pour passer de la passion à l’action, l’âme doit changer complètement de point de vue. Elle doit changer de genre de connaissance.
Or, qu’est-ce que changer de genre de connaissance, sinon ne plus se considérer soi-même comme étant l’idée de tel corps existant et actuel, mais comme l’idée de ce corps pensé mathématiquement sous un certain aspect d’éternité par notion commune, en le reliant à l’attribut de l’étendue ?
On peut donc déjà se demander à bon droit si Spinoza a réussi vraiment à réunir en une seule doctrine une théorie à type cartésien, celle dont il est parti et une théorie paralléliste. La théorie à type cartésien, rappelle Alquié, est significative de la séparation et de la distinction de l’âme et du corps, celle qui, négligeant la perfection plus ou moins grande du corps, ne met d’activité qu’en l’âme. C’est la théorie qui consisterait à dire : quoi que fasse mon corps, quoi qu’il arrive à mon corps, mon âme peut être libre . Et l’autre théorie, la théorie paralléliste, estime au contraire que ce qui accroît la perfection du corps peut seul accroître la perfection de l’âme , et réciproquement.     
En sorte que, selon cette seconde théorie, il ne pourrait y avoir d’action véritable que dans un accroissement de mon être total. Spinoza en un sens identifie la médecine et la sagesse. Mais en un autre sens, il professe que l’homme peut se rendre heureux, quel que soit l’état de son corps. Ceci peut-il être unifié ? Telle est la question. Avant de tenter de la résoudre, Alquié veut encore caractériser ces deux tendances.  
 
. Caractérisation des deux tendances :la tendance paralléliste d’une part, la tendance animiste d’autre part
 
– La tendance paralléliste a pour premier effet d’entraîner Spinoza à contre-courant de sa conception naturaliste
 
C’est en effet au nom de ce premier principe que Spinoza définit l’âme comme étant l’idée du corps qu’il projette (car, s’il ne l’a pas fait dans l’Ethique,on sait qu’il voulait le faire) de fonder une médecine corporelle, qu’il condamne la tristesse, et qu’il loue toute joie (car, rappelons-le, la tristesse est mauvaise et la joie est bonne), alors que, du point de vue de la pure liberté de l’âme, la joie-passion et la tristesse-passion devraient lui sembler indifférentes. C’est de ce point de vue qu’il veut conserver, des passions, ce qu’elles ont de vraiment positif, et passer à l’amour de l’être en ne laissant rien perdre de la joie passionnelle elle-même.
C’est encore de ce point de vue que, dans le début de la cinquième partie de l’Ethique, il essaie, en agissant sur l’âme seule, de transformer le corps. Car il pense que, si l’âme sait enchaîner ses propres idées, le corps sera, par là même, modifié.      
De nombreux textes témoignent en ce sens et c’est également selon cette tendance que Spinoza condamne l’ascétisme, qu’il raille la sagesse stoïcienne qui prétend que je suis heureux quel que soit l’état de mon corps, ce qui n’inspire à Spinoza que rire et dédain.
Mais il est clair que, si ce principe de parallélisme était strictement observé, il devrait borner les progrès de l’âme à ceux qui peuvent trouver un équivalent dans le corps. Il ne pourrait y avoir alors d’action et de joie qu’au sein d’une causalité réelle, à la fois corporelle et intellectuelle, de mon être.
Cette tendance, c’est évidemment la tendance naturaliste proprement dite. Mais il paraît clair que, si l’on s’en tient absolument à cette tendance, il faut renoncer à toutes les notions qu’en effet la conception naturaliste rejette et exclut, à l’espoir d’une liberté totale, d’une vie éternelle, d’un bonheur complet en ce monde. Or, c’est précisément ce que Spinoza veut, par ailleurs, nous donner.  
 
– L’autre principe qui se rajoute au parallélisme tend à prouver que l’âme peut acquérir une pensée adéquate de notre passion corporelle
 
Selon cet autre principe, l’âme peut retrouver sa puissance native, et acquérir une pensée claire, adéquate, de notre passion corporelle elle-même.
Ici, un champ nouveau et véritablement indéfini s’ouvre devant l’âme, champ dans lequel il n’y a plus de place pour la tristesse, mais seulement pour la joie, et pour une joie de pure compréhension, et donc d’action pure. Cette joie sera toujours possible quels que soient les évènements qui arrivent à mon corps.
« Outre la joie et le désir qui sont des passions, écrit Spinoza, il y a d’autres affections de joie et de désir qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs . »
Joie et désir se rapportent ici à nous en tant que nous comprenons, quatenus intelligimus, et donc à l’âme seule. Bien plus, à la fin du scolie de la proposition 21 de la cinquième partie de l’Ethique, Spinoza nous déclare : « J’ai ainsi terminé en ce qui concerne la vie présente. Il est temps de passer maintenant à ce qui touche à la durée de l’âme, sans relation avec l’existence du corps. » Alquié insiste sur ces derniers mots « sans relation avec l’existence du corps ». L’âme atteindra la vie éternelle en rejoignant son idée en Dieu, idée qui, dit encore Spinoza, exprime l’essence de tel ou tel corps humain « avec une sorte d’éternité ». 
Ce qui permet à la proposition 23 de cette cinquième partie de nous dire : « L’âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le corps, mais il reste d’elle quelque chose qui est éternel. »
D’après ces propositions, la définition de l’âme comme idée du corps, est à la lettre maintenue, puisque Spinoza déclare que l’idée de l’âme, c’est l’idée qui, en Dieu, exprime l’essence de tel ou tel corps humain avec une sorte d’éternité. Par conséquent ; l’âme est toujours l’idée du corps.
 
– Cet autre principe, cependant, ne va pas sans créer un hiatus entre notre propre désir et le désir de Dieu pour nous
 
Tout, en effet, est changé, du moins Alquié le ressent-il, du fait que cette idée est prise au niveau de l’entendement divin. Le vrai sujet de l’âme, par conséquent le vrai sujet du désir et de l’effort, est donc ici, non plus moi-même, mais Dieu et ne peut être que lui. Je suis libre, je suis éternel, mais je ne le suis que parce que je puis parvenir à me penser comme Dieu lui-même me pense. Or, pouvons-nous remarquer immédiatement, cela n’est-il pas fondamentalement différent ? Car enfin, même si je fais abstraction du problème du temps, c’est-à-dire même si je mets de côté la lutte des modes dans le temps, je ne me veux pas comme Dieu me veut, ou plutôt, je ne trouve aucune expérience en moi qui puisse me révéler que je me veuille comme Dieu me veut. Car je voudrais être tout, et Dieu ne veut pas que je sois tout. Dieu me limite par les autres modes. Dieu veut ma fin et, d’une certaine façon, Dieu veut ma mort. Il veut, en tout cas, ma propre limitation. Il semble bien à Alquié qu’il y ait là, comme il le pressentait, deux exigences inconciliables, deux définitions inconciliables de l’effort.       
Une chose est de définir le désir ou l’effort comme essence actuelle de l’âme, idée de mon corps, et de rappeler que toute essence tend comme telle : comme essence individuelle , à se poser, à se maintenir dans l’existence, et, de façon générale, de saisir l’effort comme le propre de mon âme particulière, autre chose est de montrer que l’âme est le lieu, et comme le passage d’une pensée impersonnelle et divine, qui dépasse non seulement l’actualité de mon corps, mais encore le caractère individuel de mon corps et de mon âme. Dans le premier cas, nous sommes vraiment devant ce que tout le monde appelle la Nature. Dans le second cas, nous sommes vraiment devant ce que tout le monde appelle Dieu. Dans le premier cas, nous sommes devant une Nature dont je suis partie, et contre laquelle je lutte. Dans l’autre cas, je suis devant un Dieu dont je dois aimer la volonté.
 
V. EN DÉFINITIVE, ON TROUVE CHEZ SPINOZA LA PURE EXPRESSION D’UN NATURALISME ATHÉE
 
– C’est l’entendement divin qui, à titre de médiateur, rend possible le salut
 
Selon de nombreux textes, il semble que Spinoza veuille dire que, finalement, il faut être ce que l’on est, et que, plus on est fort, plus on peut vaincre et dominer, plus on triomphe, mieux cela va. Il ne faut plus se soucier du bien et du mal, il ne faut plus se soucier d’un ordre transcendant qui pourrait s’imposer à nous et nous gêner.
D’autres textes, au contraire, nous feraient penser que Spinoza médite sur la religion chrétienne elle-même, et qu’il veut conserver dans sa philosophie l’idée chrétienne du salut, et du salut par le médiateur, fils de Dieu.
Ces mots, fils de Dieu, se trouvent dans le Court Traité où l’entendement est appelé fils de Dieu. Il n’est que là, mais c’est quand même très caractéristique. Pendant un temps très court, Spinoza a appelé l’entendement fils de Dieu. Or, dans l’Ethique, si l’entendement n’est plus appelé fils de Dieu, il garde son rôle de médiateur.
En effet, comment s’opère le salut ? En prenant les choses du point de vue de Dieu, on trouvera Dieu, puis les attributs, puis les modes. Or, un des modes infinis immédiats, c’est l’entendement divin. L’entendement de Dieu comme mode infini est donc premier par rapport à tous les modes finis, et donc par rapport à mon âme.
D’un autre côté, si l’on prend maintenant les choses de l’âme du point de vue de l’homme, mon âme apparaîtra comme idée, puis comme idée d’idée (c’est comme telle qu’elle devient conscience). Et c’est en remontant réflexivement à l’entendement divin, c’est en me pensant comme l’entendement divin me pense, c’est en retrouvant cette idée que Dieu a de moi que mon âme se libère et retrouve son éternité.     
Il est pâr conséquent clair que, dans l’un et l’autre point de vue, c’est l’entendement divin qui devient le médiateur au sens propre, c’est lui qui opère la médiation entre Dieu et moi-même et qui rend possible le salut.
 
– Mon vouloir est homothétique au vouloir de Dieu
 
La pensée de l’homme, comme on vient de le voir ne peut être définie que si elle est rattachée à un autre ordre. Chez Spinoza lui-même, l’homme, quand il abandonne ce qui est faux pour ce qui est vrai, la passion pour l’action, la détresse pour le salut, prend bien un certain recul par rapport à soi. Il change bien de plan. Il passe, comme Alquié a essayé de nous le montrer, d’un point de vue paralléliste où l’âme est purement et simplement l’idée du corps, subit tous les malheurs du corps, est en joie si le corps voit augmenter sa puissance, mais est en peine si le corps est vaincu, à un point de vue où, tout d’un coup, l’âme découvre que, quoi qu’il arrive au corps, elle peut être heureuse.
Mais ceci, n’est-ce pas ce que tout le monde appelle la conscience ? N’est-ce pas précisément cette propriété qu’a notre pensée de pouvoir prendre un certain recul vis-à-vis de nous-mêmes, de nous transformer en objet, de nous objectiver, de sentir que nous ne sommes pas tout entiers dans cette vie par laquelle je suis mon corps ? Car je peux penser mon corps quoi qu’il arrive à mon corps, et, par là même, je me rattache à un autre ordre ? N’est-ce pas cela que Descartes appelle conscience, et n’est-ce pas cela que tous ceux qui ont parlé de conscience, et tous ceux qui ont dit que l’âme est distincte du corps, ont précisément voulu mettre en lumière ?
Or, ce qui est frappant, chez Spinoza, c’est qu’il estime qu’être l’idée de son corps ou être l’idée de l’idée divine de son corps, constitue non point certes la même chose, mais deux degrés d’une même situation. Par conséquent l’âme, idée de mon corps, est d’une certaine façon identique à l’âme, lieu de la vérité et de toute la vérité. Et vouloir ce que je veux et vouloir ce que Dieu veut, peut revenir finalement au même.       
 
VI. EN CETTE UBIQUITÉ DU VOULOIR SE SITUE L’OBSCURITÉ DE LA SOLUTION SPINOZISTE
 
– Retour chez Descartes où désir d’être et désir de savoir s’opposent radicalement
 
C’est pour cette raison que Descartes dit toujours que l’intellection est passion. Comprendre, c’est le contraire de vouloir être. Vouloir être, c’est la liberté pure . Et, chez Descartes, cette liberté pure peut me conduire précisément à dire non à Dieu ; elle peut me conduire, comme le montrent les lettres au Père Mesland, à m’insurger contre l’ordre de l’être, à m’insurger contre tout ce qui est, à vouloir prouver mon libre arbitre. La volonté, c’est la doctrine constante de Descartes, est la source de l’erreur. Comprendre, au contraire, c’est me soumettre à ce que je ne suis pas, c’est accepter l’ordre de l’être, c’est aimer également l’ordre de l’être et l’ordre de Dieu. Mais c’est l’aimer d’une manière passive. L’amour demeure ici passion. Et la liberté éclairée est, paradoxalement une liberté passive, une liberté éclairée par l’amour.
     
– Spinoza, au contraire, veut confondre le désir d’être et le désir de comprendre
 
Il veut montrer que comprendre est encore une action, et que, par conséquent, le conatus, l’effort, à quelque niveau que je le prenne (bien que ces niveaux soient évidemment distingués) demeure lui-même. Et Spinoza y réussit dans la mesure où il assimile la vérité de mon corps et celle de l’idée que Dieu en a, dans la mesure où, remontant à l’entendement divin, mon âme se découvre elle-même comme le résultat de la nécessité que pense cet entendement.
Et donc, comme Alquié l’a déjà dit, Dieu pense en moi, Dieu veut en moi. Mon désir d’être a sa raison dans le désir d’être de Dieu, et apparaît comme le désir que Dieu a que je sois ce que je suis.
 
VII. SELON ALQUIÉ, VALIDITÉ DU SYSTÈME SPINOZISTE
 
Sur le plan du système comme tel, on peut dire que tout ce que Spinoza énonce, quelles que soient les difficultés soulevées, peut théoriquement se concilier. Spinoza sort en effet des difficultés en inventant des concepts qui les résolvent, et la notion d’effort qui a fait l’objet de la présente leçon, est le type même de ces concepts. Alquié ne veut donc pas dire que, selon le système, le spinoziste soit incohérent.
Certes, le système lui semble né du rapprochement, et même de l’identification de notions opposées, dont chacune est issue d’expériences et d’exigences diverses. Mais le système, s’il n’explique pas vraiment l’union de ces notions, ce qu’il ne pourrait faire qu’en réalisant la déduction totale des modes, et donc en nous présentant l’explication intégrale, et la réduction effective de tout ce qui est à la nécessité (mais cela, on ne peut demander à Spinoza de le faire, puisqu’il nous dit lui-même qu’il n’a nullement prétendu l’accomplir), le système, dit Alquié, trouve le moyen de réunir ces notions opposées.     
Car le système se construit dans la mesure où, à chaque instant, Spinoza invente des notions synthétiques, qui réalisent l’union de semblables notions.
Ainsi l’âme, comme idée du corps, est le lien effectif, et le moyen de passage d’un moi conçu comme corps à un moi conçu comme conscience et finalement à l’idée que Dieu a de mon corps. Car la conscience est idée d’idée, et on s’élève finalement par elle à un moi objet de l’entendement divin, qui devient mon véritable sujet.
De même, l’idée d’effort vaut pour toute essence singulière, comme Alquié l’a rappelé au début de cette leçon. Elle permet ainsi d’identifier notre effort, purement égoïste, et notre effort vers le savoir, notre désir d’être et notre désir de savoir. Donc, sur le plan du pur système, les notions spinozistes sont telles que, précisément, elles font la synthèse de ce dont elles ont à réaliser l’unité. Parti d’exigences contraires, Spinoza les concilie parfaitement.   
 
VIII. TOUJOURS SELON ALQUIÉ, DIFFICULTÉ D’ÉLEVER L’HOMME AU SYSTÈME SPINOZISTE
 
La difficulté, selon lui, est donc de voir à quelle expérience humains ce système peut bien répondre. La difficulté c’est de savoir si l’expérience fondamentale de l’homme, l’expérience inaliénable de l’homme, n’est pas telle précisément qu’elle vienne précisément briser sans cesse le système. Et, dans cette leçon, Alquié a précisément tenté de nous le montrer sur un cas privilégié, à savoir que vouloir être et vouloir ce que Dieu veut quand il veut que je sois ce que je suis, ne peut, pour mon expérience personnelle, répondre à rien de semblable.
Il est bien évident en effet que, quand je suis malade et quand je souffre, je puis penser que, si je suis malade, c’est que Dieu veut que je sois malade. Mais il est non moins évident que je veux, moi, ne pas être malade.
Il est clair qu’à chaque instant je saisis mon moi comme un désir expansif, et que je saisis au contraire la volonté de la Nature, puisque Dieu est pour Spinoza, Nature, comme une volonté qui me brime, et qui, à un moment donné, provoquera ma mort.     
 
IX. EXPRESSION DU CARTÉSIANISME D’ALQUIÉ
.Ce qui est clair chez Descartes, ne l'est guère chez Spinoza
 
Chez Descartes, le bonheur ne peut s’atteindre que par une union entre des volontés. C’est pourquoi chez lui, comme chez Malebranche, et dans la conception chrétienne d’une manière générale, l’union dernière sera l’union des volontés, sera, par conséquent, l’amour, sera le « que votre volonté soit faite et non la mienne ».
Spinoza, au contraire, semble dire à Dieu : « votre volonté, c’est ma volonté, et ma volonté, c’est notre volonté ». Et ceci non parce que j’aime ma volonté qui me serait extérieure , mais parce qu’il n’y a ni votre volonté, ni ma volonté. Il y a une nature qui, en fin de compte, n’a pas de volonté. En sorte que tout ce qui est en moi conscience est nié. Et demeure seul ce déroulement pur et simple de cette nature qui est tout. Spinoza veut donc toujours assimiler volonté et nature, et, pour cela, nier la spécificité de ce qui, en l’homme, semble être le dépassement de cette nature, et la source de toute nature objective, à savoir la conscience.   
Or, pouvons-nous aussi renoncer au point de vue de l’homme ? Dans les premières leçons du professeur Alquié sur Spinoza, qui ont porté sur Dieu, on a vu qu’au niveau de Dieu la Nature dépasse la vérité, puisque la substance ne peut être conçue que comme transcendante par rapport à ses attributs (les attributs montent à la substance). Au niveau de l’homme, et c’est ce qu’il a établi dans ses trois dernières leçons, c’est au contraire la vérité qui semble dépasser la Nature, qui semble dépasser ma nature, puisque le désir de connaissance semble dépasser le désir, purement égoïste, d’être soi.
Or dans ce double dépassement, nié selon le système spinoziste, mais retrouvé toujours selon l’expérience, ne trouve-t-on pas, précisément, l’équivalent des vérités énoncées par Descartes ? Car Descartes enseignait que l’être divin est premier par rapport à la vérité. Et la vérité elle-même est première par rapport à mon être propre, qui doit s’y soumettre.
Alquié n’a cessé de faire remarquer que Spinoza unifie tout cela, et il l’unifie, parce qu’il ne peut se résoudre à cet humanisme équilibré de Descartes, à cet équilibre limité qui fait dire à Descartes : « Je suis homme, et je ne suis qu’un homme ». Spinoza veut un salut total ; il veut le bonheur, la liberté, la paix, l’éternité atteinte en ce monde , et dès ce monde.
En ce sens, qu’est-ce que l’Ethique ? L’Ethique, au dire d’Alquié, c’est l’énoncé de l’ensemble des conditions a priori, nécessaires pour que ce bonheur, ce salut de l’homme puisse être réalisé dans le monde mathématisé, scientifique, que Spinoza croit être le vrai monde.
Car Spinoza est d’abord convaincu que les idées religieuses ne sont que des erreurs, et que la vérité est mathématique. Il est convaincu que la Nature dans laquelle nous vivons est une Nature mathématisée. Et c’est pourquoi toutes les notions qu’il met en jeu sont en grande partie des notions polémiques, des notions critiques, qui débarrassent l’idée de Dieu et l’idée de l’homme de toutes les illusions qui y sont jointes.         
Dans ce monde nouveau tel que la science nous l’offre, Spinoza se pose une question : est-ce que le salut de l’homme est encore possible. Et, à cette question, il répond oui. Et tout son système, tel que l’a vu Alquié, consiste à énoncer les conditions auxquelles ce salut est possible. Si, en effet, l’effort est tel que le définit Spinoza, si la nature de l’homme est ce que Spinoza nous décrit, si c’est un même appétit qui nous amène à vouloir connaître et à vouloir être, si être et savoir ne sont qu’un, il est bien évident que nous pourrons parvenir à la vie éternelle et au troisième genre de connaissance. Mais comprendre vraiment l’Ethique serait parvenir à jouir, selon ses leçons, de cette connaissance intuitive, de cette vie éternelle.
Tout ce qu’Alquié déclare le gêner dans l’Ethique, c’est donc que l’expérience qu’elle appelle, l’expérience qu’elle rend possible d’une manière purement théorique, ne lui paraît pas atteignable par un homme. En tout cas, elle ne lui a jamais été donnée personnellement, et il doute qu’elle ait jamais été donnée à qui que ce soit.       
 

Date de création : 02/04/2007 @ 17:29
Dernière modification : 02/04/2007 @ 17:29
Catégorie : Parcours spinoziste
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