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Sociologie - L'égalité à marche forcée


L’ÉGALITÉ

À MARCHE FORCÉE

D’après l’œuvre de Raymond BOUDON :

TOCQUEVILLE AUJOURD’HUI

 

INTRODUCTION

Le professeur Raymond BOUDON, membre de l’Académie des Sciences morales et Politiques (ASMP) vient de publier le livre intitulé TOCQUEVIILE AUJOURD’HUI. Né des analyses pertinentes et percutantes de ce grand voyageur du 19ème siècle, ce document contient l’Egalité en « fil rouge », cette « passion générale et dominante de l’égalité », que nous avons souhaité extraire de son livre pour la mettre en évidence ici-même. Les développements, chapitre par chapitre, sont essentiellement ceux de la plume de Raymond Boudon. Toutes les idées développées par l’auteur sont reprises ici sans pour autant être reproduites intégralement dans leur forme. La lecture du livre-souche qui traite de nombreux autres sujets n’en reste pas moins chaudement recommandée, d’autant plus que nombre d’exemples très utiles n’ont pas été repris. Priorité a été donnée aux développements ordonnés autour des citations de Tocqueville contenues pour la plupart dans la seconde Démocratie. Celle-ci a en effet été reconnue par Boudon comme étant la partie la plus scientifique de son œuvre et la plus propice aux constats faits après lui ; ils sont nombreux à venir corroborer la pertinence de ses vues.

Pour éviter toute méprise, il y a lieu de préciser qu’il ne s’agit nullement ici d’un plaidoyer défavorable à « l’Egalité », à cause des éléments contre-productifs de la ‘passion’ délirante qui, parfois, s’en empare ; le lecteur aura l’occasion d’observer comment Tocqueville va affirmer clairement, à plusieurs reprises et de diverses façons que ses analyses ne conduisent à aucun fatalisme. S’il parvient à mettre en évidence certaines tendances des sociétés démocratiques qui peuvent facilement passer pour inquiétantes, c’est, indique-t-il afin d’inciter à les combattre et de fournir des moyens de les combattre en les mettant au jour. Ni la ‘tyrannie de l’opinion’, ni le ‘pouvoir social’, ni les divers effets pervers de la ‘passion générale et dominante’ de l’égalité ne sauraient étouffer l’esprit critique. Tocqueville sait pertinemment « tous les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine, mais il ne les croit pas insurmontables »(DAII, 656). Et c’est surtout cela que nous devons retenir !

Le grand mérite de Tocqueville est « d’avoir établi une différence claire entre les évolutions qui lui paraissent relever de la nécessité, à savoir celles qu’il impute volontiers à la Providence, et celles qui relèvent pour partie de la contingence : dans le registre de la nécessité, il classe l’idée d’égalité appelée à se répandre, dans celui de la contingence, la marque de l’emprise du pouvoir central plus affirmée en France qu’en Angleterre.

Selon Tocqueville, le ‘désenchantement’(c’est-à-dire la renonciation à l’explication du monde par l’appel à des esprits) ainsi que la ‘rationalisation’ diffuse (celle qui se développe dans les sociétés modernes) sont de nature à favoriser l’apparition d’un ordre démocratique qui se caractérise notamment par la laïcisation, par l’affirmation des droits des individus, par la séparation des pouvoirs ; mais rien ne garantit que cet ordre démocratique ne soit pas battu en brèche sous l’action de ‘forces historiques’ relevant de la contingence.

Avant Weber et comme lui, Tocqueville renvoie dos à dos ceux qui ne voient dans l’histoire que hasard et ceux qui n’y voient que la nécessité. Il rejette aussi, on le verra, ceux qui, négligeant le rôle crucial des idées dans l’évolution historique, n’y voient qu’une combinaison entre le hasard et la nécessité. Il repousse aussi ceux qui voient l’histoire comme déterminée par des volontés individuelles et ceux qui la voient comme produite par des forces sociales. »

Tocqueville inventeur de la sociologie historique

« Les deux Démocraties prennent clairement leurs distances par rapport à la philosophie de l’histoire, comme l’Ancien Régime prend les siennes par rapport à l’histoire telle qu’elle était écrite de son temps. Dans les notes préparatoires du dernier ouvrage qu’il a mis en chantier sans pouvoir le mener à terme, Tocqueville a insisté sur ses distances par rapport à l’histoire : « Je parle sur l’histoire et ne la raconte pas (CR, 467) ». Il y a chez lui une critique de la philosophie de l’histoire et aussi de l’histoire conduite selon des idées générales, comme celle de Michelet, de Guizot ou d’Augustin Thierry. C’est ce qui fait que Tocqueville est l’un des fondateurs de la démarche sociologique. Sa sociologie est cependant très différente de celles de Comte et de Marx. Elle se distingue aussi de celle de Montesquieu qu’il admire pourtant beaucoup pour son souci des faits et son comparatisme ; elle le range du côté de Rousseau (celui du Discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes –DASMP, 1218 , et du Contrat Social) en qui Kant voyait le « Newton de la science politique ».

S’appuyant, d’une part sur la première Démocratie en Amérique, et plus systématiquement sur l’Ancien Régime et d’autre part (encore plus profondément) sur la seconde Démocratie, Boudon affirme que l’on peut sans difficulté identifier chez Tocqueville une méthodologie des sciences sociales au sens large du mot, annonçant celle de Weber, laquelle inspirera le filon le plus fécond sans doute des sciences sociales.

Pour Tocqueville, la philosophie de l’histoire était une impasse ; son chant du cygne interviendra après lui chez les héritiers de Marx et de Spencer, puis avec Oswald Spengler et Arnold Toynbee.

Avec la tradition de la sociologie historique, Tocqueville a également fondé la sociologie des idées, des croyances et des valeurs. »

LOIS SOCIOLOGIQUES

Lois conditionnelles, 85

Tocqueville a appliqué d’instinct et par avance la méthodologie des sciences sociales qui se trouve développée dans les écrits de Weber, Hayek et Popper ; tous trois ont insisté avec bonheur sur le fait que la recherche de lois conditionnelles est un trait distinctif des sciences sociales par rapport à l’histoire et retrouvé par là l’intuition de Tocqueville qui, avant eux, avait toujours pris soin de bien marquer ses distances par rapport à celle-ci. La démarche préconisée par Weber, Hayek, et Popper suppose que l’analyste puisse reconstituer les motivations et les raisons qui sont les causes des actes, des croyances ou des attitudes des individus. Cette théorie de la compréhension postule l’existence d’une nature humaine universelle, par-delà la diversité culturelles dont témoignent les sociétés humaines. En effet, si cette nature humaine n’existait pas, comment l’observateur occidental d’aujourd’hui pourrait-il prétendre comprendre le comportement du moine du 14ème siècle ou de l’Aborigène d’Australie ? La théorie de la compréhension suppose en d’autres termes que les ressorts psychologiques fondamentaux de tous les hommes – ceux que décrit la psychologie ordinaire – sont semblables par-delà leurs différences culturelles.

La mise au jour de lois conditionnelles est une dimension importante du travail de l’économie, qui en a établi une multitude. Exemple : si l’on bloque les loyers, on risque de provoquer un rétrécissement du marché de la location : si A, alors B. Pourquoi un tel mécanisme apparaît-il comme crédible ? Parce que la relation causale entre A et B est le produit de motivations et de raisons compréhensibles de la part des acteurs concernés.

L’identification de mécanismes de forme « si A, alors B » est également l’une des tâches de la sociologie, (ce dont un Durkheim sera parfaitement conscient).

Tocqueville, redisons-le, a appliqué d’instinct la méthodologie « individualiste », l’assignant sans coup férir à la « science nouvelle ». (A la suite de Weber et de Schumpeter, elle sera habituellement qualifiée d’‘individualisme méthodologique). C’est parce qu’il a en tête une méthodologie qui voit dans la compréhension du comportement des êtres humains une phase essentielle de toute analyse, que Tocqueville repousse avec véhémence les théories mécaniques des philosophes de l’histoire, des historiens et des théoriciens sociaux de son temps. La « nouvelle science politique » ne saurait se satisfaire d’imputer les phénomènes humains à des forces occultes, lesquelles donnent la fausse impression d’attribuer de grandes causes aux grands et aux petits effets, forces occultes exprimées par « ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques… agrandissent et voilent la pensée (DAII, 475) ». Les injonctions de Tocqueville sur ce sujet n’ont guère été entendues. Elles mériteraient pourtant de l’être. Dieu sait en effet si les sciences humaines d’aujourd’hui attribuent facilement les phénomènes qu ‘elles cherchent à expliquer à des forces occultes sous l’influence persistante de Marx et de Freud, et aussi des mouvements d’idées variés, comme le culturalisme, la structuralisme ou la sociobiologie qui ont en commun de voir le comportement humain comme induit par des forces échappant au contrôle du sujet (l’histoire du genre humain échappe ainsi aux « hommes »). Le marxisme voit l’homme comme mû par des forces sociales qui produisent en lui des images déformées du réel. Pour le freudisme, l’homme est animé par des instincts logés au fond de « l’inconscient ». Le structuralisme analyse son comportement comme dicté par des structures opérant anonymement. Le culturalisme voit l’homme croyant ce qu’il croit et faisant ce qu’il fait parce que des forces culturelles l’incitent à agir et à penser comme on le fait dans la culture à laquelle il appartient. La sociobiologie explique le comportement humain par le câblage du cerveau et analyse ce câblage comme variable sous l’effet de l’évolution biologique. Mais notre ignorance à ce sujet est abyssale, et il est certain qu’il est possible d’expliquer une multitude de données en se passant entièrement de ce type de conjectures.

Tocqueville ne le dit pas explicitement, mais sa défiance plusieurs fois proclamée à l’endroit des « idées générales » semble provenir non seulement de ce qu’elles donnent une apparence de réalité à des forces occultes, mais aussi de ce qu’il a bien perçu qu’une idée générale ne peut avoir de valeur que si on la traite comme une idée directrice. Si on la prend au pied de la lettre, elle tourne immédiatement à l’idéologie, en d’autres termes à une affirmation échappant aux procédures de contrôle mises en œuvre par la critique scientifique : une autre manière de dire qu’une idée générale prise littéralement a toutes chances d’être fausse. Ainsi l’homme ne peut être dit ni autonome ni hétéronome, car le degré d’autonomie dont il dispose est variable selon les circonstances et les situations dans lesquelles il se trouve, et il est aussi absurde de le considérer comme libre de toute contrainte comme de le dépeindre comme entièrement déterminé. Ou, pour évoquer à nouveau une question qui fonde toute la critique que Tocqueville adresse aux théoriciens politiques et sociaux, aux historiens et aux philosophes de l’histoire de son temps : l’évolution historique n’est due ni au hasard ni à la nécessité, ni même à la seule combinaison du hasard et de la nécessité, puisque les idées y jouent un rôle essentiel. De même, il est faux d’affirmer avec le structuralisme que les valeurs sont toujours d’origine culturelle, et tout aussi faux d ‘affirmer qu’elles ne le sont jamais. Toutes les affirmations de ce type sont fausses parce que générales.

La méthodologie de Tocqueville est entièrement centrée sur l’idée que les croyances et les comportements des individus obéissent à des raisons et à des motivations compréhensibles plutôt qu’à des forces sociales, culturelles, psychologiques ou biologiques. Elle lui a permis d’établir dans la seconde Démocratie (DAII)et dans l’Ancien régime (AR), un nombre impressionnant de lois conditionnelles perçues aujourd’hui comme solides et convaincantes. Sa préoccupation essentielle est d’assurer la crédibilité de ces lois en montrant qu’elles dérivent de motivations et de raisons « compréhensibles » de la part des individus, eu égard à l’environnement qui est le leur – au sens large de ce mot.

Qu’est-ce que « comprendre » ?, 95

Tocqueville, là encore, a mis en application avant la lettre la théorie de la « compréhension » telle qu’elle sera formalisée par Weber. A partir de son texte sur « le coupeur de bois » celui-ci mettra en évidence que la « compréhension » ne consiste en rien d’autre que dans la construction d’une théorie sur les raisons et les motivations qui poussent un individu à agir de telle ou telle façon. Comme toute théorie, elle demande à être normalement soumise à vérification : il faut que les raisons et les motivations dont l’observateur postule l’existence chez le sujet soient bien compatibles avec l’ensemble des faits qu’il est en mesure de recueillir. C’est seulement lorsqu’il aura épuisé les explications « rationnelles » possibles (l’ensemble des motivations compréhensibles) que l’observateur sera capable d’imaginer qu’il pourra se risquer à une interprétation « irrationnelle ». Bref, les explications irrationnelles du comportement doivent être conçues comme ayant un caractère résiduel.

Tocqueville a toujours suivi ces principes de méthode dans ses analyses. Jamais on ne trouve chez lui une interprétation irrationnelle des comportements dont il examine les motivations et les raisons d’être. Comme on verra, il traite la cruauté caractéristique des sociétés « aristocratiques » comme rationnelle : comme compréhensible.

C’est parce qu’elle est fondée sur la double stratégie du comparatisme et de la « compréhension » que la méthodologie de Tocqueville lui a permis de mettre en évidence un nombre impressionnant de lois conditionnelles. Il faut dire que, s’agissant de la seconde Démocratie (DAII), l’objectif de la mise en évidence de lois conditionnelles était inscrit dans le programme même de l’ouvrage, puisqu’il s’agissait pour Tocqueville d’établir les effets de l’égalité et de les comparer à ceux de l’inégalité . Le comparatisme porte ici non sur deux nations comme ce sera le cas de l’Ancien Régime (AR), mais sur les contrastes entre les sociétés « aristocratiques » inégalitaires et les sociétés « démocratiques » égalitaires.

Les sciences sociales modernes, en revanche, ne se privent pas d’imputer les comportements qu’elles observent à des causes irrationnelles. Plus : elles cherchent souvent à fonder leur légitimité sur le postulat selon lequel le comportement humain devrait être analysé comme le produit de déterminismes sociaux ou culturels.

Les effets de l’égalité, 101

Il nous faut revenir ici sur des lois conditionnelles déjà évoquées à propos de l’analyse tocquevillienne des croyances religieuses.

L’égalité favorise l’esprit critique, car « dans ces temps d’égalité (…) c’est en eux-mêmes ou dans leurs semblables que les hommes cherchent d’ordinaire les sources de la vérité (DAII, 434) ». Chacun a le sentiment qu’il est l’égal de l’autre, qu’il est aussi habilité que quiconque à juger de toutes sortes de sujets. Favorisant l’esprit critique, l’égalité favorise par là-même l’incrédulité s’agissant des dogmes religieux, mais surtout l’instrumentalisation et le développement de la science. Tocqueville « a montré (…) comment l’égalité des conditions faisait concevoir aux hommes une sorte d’incrédulité instinctive »(DAII, 434). A cette incrédulité et au scepticisme sur les sujets les plus divers, s’ajoute le désenchantement dont parle Schiller ; selon Tocqueville, l’ensemble ne constitue donc pas par hasard, les traits caractéristiques de la modernité. Les croyances dogmatiques persistent dans les sociétés démocratiques, mais elles sont perçues comme des ‘opinions’ plutôt que comme des vérités préservées du doute. « La religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune » (DAII, 434). On voit apparaître ici les thèmes de la religion sur mesure, de la religiosité floue, et du bricolage religieux qui reviennent régulièrement aujourd’hui sous la plume des sociologues de la religion.

– Autre loi. La nature humaine est une, mais la psychologie de l’être humain varie avec le contexte social.

L’égalité en particulier modifie la sensibilité. « Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière un char, et livraient les prisonniers aux bêtes pour l’amusement du peuple. Cicéron qui pousse de si grands gémissements à l’idée d’un citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces abus de la victoire. Il est évident qu’à ses yeux, un étranger n’est point de la même espèce humaine qu’un Romain » (DAII, 542). Il en va de même encore dans la France du 17ème siècle. Mme de Sévigné écrit à sa fille que la ‘penderie [la pendaison] [lui] paraît un rafraîchissement’, car de son temps, dit Tocqueville, « on ne conçoit pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on n’est pas gentilhomme » (SAII, 541). Les sociétés « démocratiques » se caractérisent au contraire par le fait que « le droit des gens s’adoucit » (DAII, 541). En effet, « quand les rangs sont presque égaux, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres (…). Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine » (DAII, 541).

– Autre loi. L’homo democraticus veut que ses désirs soient immédiatement satisfaits.

Il vit pour l’instant ou dans le futur immédiat. Ne plaçant plus ses espoirs dans le long terme, il veut satisfaire ses moindres désirs sur-le-champ. L’importance du présent grandit à ses yeux aux dépens de l’avenir. Cet effet est renforcé par le fait que la concurrence croissante caractéristique des sociétés modernes a pour effet de ralentir l’ascension sociale, car on ne peut progresser dans la société « démocratique » que lentement et à petits pas. Ainsi les grandes ambitions, en raison de l’intensité de la concurrence ne peuvent être vite satisfaites : « la difficulté de parvenir vite à un certain degré de grandeur s’accroît » (DAII, 596).

– Autre loi, la plus célèbre sans doute : l’égalité favorise l’individu c’est-à-dire le repli de l’être humain sur lui-même et sur le petit groupe de ses proches.

« L’individu est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître » (DAII, 496). Ici encore, selon Tocqueville, la vie des mots reflète la vie des choses. L’une des conséquences de l’égalitarisme est que l’individu devient à ses propres yeux le centre de l’univers.

– Autre loi. L’égalité exerce une action dissolvante sur la famille, en raison de la croissance de la mobilité sociale et géographique (DAII, 559).

Cela n’est pas contradictoire avec le fait que l’ascension soit lente dans les sociétés démocratiques car il est vrai également qu’on y hérite moins fréquemment du statut de sa famille d’origine. L’individualisme croissant contribue de son côté à distendre les liens familiaux.

Tocqueville annonce par avance les analyses de Durkheim dans sa Division du travail social, selon lesquelles la division du travail entraîne un renforcement de l’individualisme au sens de la seconde Démocratie.

Le déclin culturel des sociétés modernes, 106

– Autre loi. L’égalité n’est pas sans affecter la production intellectuelle et culturelle.

L’inégalité favorise les œuvres ambitieuses et désintéressées, les œuvres théoriques puissantes, résultant d’une réflexion obstinée, comme celle de Pascal, qui lui valut de « mourir de vieillesse avant [ses] quarante ans » (DAII, 456), épuisé par son œuvre, ou celle d’Archimède qui, selon Plutarque, « n’accordait pas la moindre attention aux applications de ses théories » (DAII, 437-438). « Les savants de ces temps sont donc entraînés vers la théorie, et il leur arrive souvent de concevoir un mépris inconsidéré pour la pratique » (DAII, 457).

A l’inverse, l’égalité favorise les travaux dont on perçoit immédiatement les applications possibles et les ouvrages témoignent d’une recherche du succès facile, ceux qui apparaissent remarquables plus par leur nouveauté que par leur profondeur, par leur côté provoquant que par leur justesse. On recherche les livres qui se lisent vite ; ceux qui visent l’utilité immédiate ou ceux qui cherchent ‘à déranger’, en surface du moins, car ils doivent par ailleurs se plier à la ‘tyrannie de l’opinion’.

« Dans les démocraties, il s’en faut de beaucoup que tous les hommes qui s’occupent de littérature aient reçu une éducation littéraire (…) ils aiment les livres qui se lisent vite (…). Il leur faut surtout de l’inattendu et du nouveau » (DAII, 467).

Pour rendre compte des traits caractéristiques de la production culturelle dans le contexte des sociétés modernes, il est opportun de préciser la nature des mécanismes aujourd’hui identifiables. Quid de la conception post-moderniste de l’art, telle qu’elle nous est transmise par cette définition : ‘Est art ce qui est identifié comme tel par quiconque se présente comme artiste’.

Cette définition de l’art, que l’on peut qualifier de ‘déclarative’ représente une énigme sociologique intéressante, non seulement parce qu’elle rompt avec une tradition séculaire, mais parce qu’elle a, si l’on peut dire , un côté ‘endogamique’ : elle est acceptée et cultivée par le ‘monde de l’art’, mais elle l’est moins par le public général auquel la production artistique s’adresse pourtant en principe.

Serait désormais artiste celui qui se déclare tel et reçoit l’estampille des ‘mondes de l’art’ : galeristes, directeurs de musée et critiques d’art influents. On ne lui demande rien d’autre que de produire du nouveau ou, plus modestement encore, d’inventer un signe immédiatement reconnaissable permettant d’identifier ses productions. Il contribue alors à renforcer le relativisme diffus sur lequel se fonde la théorie déclarative de l’art.

A travers sa réflexion sur l’Amérique, Tocqueville a jeté pour nous un regard prémonitoire sur de telles conditions de production, considérées par lui comme bien peu propices à l’essor d’œuvres artistiques de valeur réelle.

Le ‘monde de la poésie’ n’ayant pas une inscription sociale et une implication économique aussi importantes que le ‘monde des arts plastiques’, on accepte sans trop de difficulté aujourd’hui, semble-t-il, l’idée du déclin de cette forme d’art, laquelle naguère passait pourtant pour éternelle. Tocqueville se montre moins pessimiste sur son destin que sur celui de l’art ou de la littérature en général, parce que, pour lui, la poésie est une catégorie artistique qui exclut que la forme puisse être négligée. Il pronostique que les sociétés démocratiques, du fait qu’elles placent l’être humain au centre du monde, la poésie est appelée à se pencher surtout sur le cœur humain. « Il voit dans le personnage de René de Chateaubriand, de Jocelyn de Lamartine ou de Childe Harold de Byron des symptômes de l’épanouissement envahissant du souci de soi qu’entraîne le développement de l’égalité » (DAII, 480).

Les sociétés modernes en proie à l’idéologie, 113

– Autre loi (concernant la sociologie des idées) : la complexité du marché des idées, la multiplicité des publics, le scepticisme caractéristique des sociétés démocratiques, entraînent l’homo democraticus à avoir tendance à apprécier les idées générales et abstraites qui lui fournissent à moindres frais des repères qui lui permettent de s’orienter.

C’est le lieu de rappeler ici le néologisme – les actualités – auquel Tocqueville prête une valeur symptomologique. « Il [l’homme démocratique] parle des actualités pour peindre d’un seul coup les choses qui se passent en ce moment sous ses yeux » (DAII, 474-475). La remarque n’indique pas seulement que l’homme moderne est immergé dans l’éphémère, mais aussi qu’il tente de transgresser l’éclatement auquel il est par là exposé en se donnant pour repères des mots abstraits et des idées générales. Tocqueville paraît pressentir dans ses développements sur ce thème la prolifération des mots en isme, si caractéristique de la pensée moderne. En évoquant cette tendance il songe sans doute aux physiocrates, aux socialistes, aux philosophes de l’histoire et généralement à tous ceux qui défendent une vision fataliste de l’histoire ou une vision planificatrice de la politique. Chacun étant habilité à avoir son idée sur à peu près tout et l’opinion de chacun valant par principe celle de quiconque (…) « l’on dirait que les opinions humaines ne forment plus qu’une sorte de poussière intellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se fixer » (DAII, 432). Il ajoute dans la première Démocratie que : « ce qui arrive dans le monde intellectuel n’est pas moins déplorable » (DAI, 47). Les mots abstraits et les idées générales permettent de se donner l’illusion de maîtriser ce désordre.

– Autre loi. L’égalité affecte le style de la discipline historique elle-même.

Tocqueville explique que l’historien des époques aristocratiques a tendance à attribuer les grands évènements à l’initiative et à l’action des grands hommes. A l’inverse, l’historien des époques démocratiques a tendance à rendre responsables du cours de l’histoire des groupes mal définis d’individus agissant anonymement (le peuple acteur de l’histoire). Aurait-il pensé à Michelet lorsqu’il évoque ces historiens qui « donnent des grandes causes générales à tous les petits faits particuliers » (DAII, 485), mais aussi à Marx et à sa théorie de la lutte des classes lorsqu’il reprend la même critique dans ses Souvenirs.

Tocqueville repousse énergiquement le dilemme selon lequel l’histoire devrait être considérée comme produite soit par des individus, soit par des mouvements de masse, car l’histoire est l’effet selon lui, de tous les hommes et non des seuls grands hommes. Elle n’est pas non plus le produit des seuls ‘mouvements sociaux’ comme on dit aujourd’hui, et encore moins de forces occultes. Tout comme Guizot, il adhère à l’idée que la ‘lutte des classes’ joue un rôle essentiel dans certains développements historiques, mais ‘l’idée générale’ selon laquelle elle serait le moteur de l’histoire, cette idée dut-elle avoir la vie dure, lui apparaissait comme une billevesée. Ce thème qui ambitionne de maîtriser la complexité du réel est encore présent, de façon subliminale dans les déclarations devenues des lieux communs pour certains responsables politiques ou certains journalistes français contemporains, selon lesquelles toute mesure prise par les pouvoirs publics pour abaisser le coût du travail est un « cadeau aux entreprises ». Il est encore présent dans cet autre lieu commun selon lequel le progrès des pays du Nord ne saurait se faire qu’aux dépens des pays du Sud.

La cruauté et le sentiment de l’honneur, 117

Dans de nombreuses lois conditionnelles du type, ‘si A, alors B’, que Tocq. identifie dans la seconde Démocratie, le facteur causal A est représenté tantôt par le trait distinctif des sociétés démocratiques, à savoir l’égalité, tantôt par le caractère distinctif des sociétés aristocratiques, l’inégalité. Cette stratégie comparatiste lui permet d’expliquer une multitude de caractéristiques des deux types de société.

L’honneur, explique-t-il, est un sentiment propre aux sociétés aristocratiques : « Il existe, entre l’inégalité des conditions et ce que nous appelons l’honneur, un rapport étroit et nécessaire » (DAII, 593). Il s’appuie sur un sentiment d’appartenance au groupe désigné par le pronom nous, et un sentiment d’exclusion de ceux que désigne le pronom eux. Le meilleur exemple, bien qu’on ne le rencontre pas chez Tocqueville est le duel. Lorsque prévalent des structures hiérarchiques caractéristiques des sociétés aristocratiques, apparaissent des comportements qui heurtent l’homme démocratique. Ainsi sommes-nous déconcertés par l’idée que l’on ait pu facilement mettre sa vie en jeu dans ces sortes d’affrontements. De même, sommes-nous scandalisés, d’après Tocqueville, par le fait que l’Américain du Sud des Etats-Unis se serait jugé déshonoré s’il avait dû épouser une Noire, mais n’aurait guère vu d’inconvénient à abuser d’elle : « Débaucher une fille de couleur nuit à la réputation d’un Américain, l’épouser le déshonore » (DAII, 586).

Car si le sentiment du bien et du mal est, selon lui, universel, s’il est inscrit dans la nature humaine, en revanche, le contenu de ces valeurs est affecté par le contexte, par ‘l’état social’. « Lorsque les conditions sont fort inégales [celles des sociétés aristocratiques], on dirait qu’il y a autant d’humanités distinctes qu’il y a de classes (…) on n’envisage que certains ‘hommes’ et non pas l’homme » (DAII, 437). D’où l’insensibilité à la cruauté dont témoignent Cicéron et Mme de Sévigné ; d’où le fait que le déploiement de l’égalité dans les sociétés démocratiques, en abaissant les frontières entre groupes, ait entraîné un adoucissement des mœurs.

D’où aussi le fait que dans les sociétés grecques, dans la société romaine et dans d’autres sociétés aristocratiques, l’esclavage apparaisse comme une institution parfaitement acceptable.

Mort de l’esclavage, 121

L’esclavage a été longtemps en effet considéré comme normal. Les sages de l’Antiquité ne conçoivent pas qu’on s’en passe. « Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la Grèce n’ont jamais pu arriver à cette idée si générale, mais en même temps si simple de la similitude des hommes et du droit que chacun apporte, en naissant, à la liberté ; et ils se sont évertués à prouver que l’esclavage était dans la nature et qu’il existerait toujours » (DAII, 438).

Mais la sensibilité des hommes à l’égard de l’esclavage était appelée à se modifier avec le passage du modèle de société ‘aristocratique’ au modèle ‘démocratique’.

Dans la seconde moitié du 18ème siècle, Montesquieu n’a en effet plus aucun doute sur le fait que l’esclavage est moralement inacceptable, qu’il est ‘contre-nature’ ; c’est que, « à la différence des génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la Grèce », on ne pouvait plus ignorer à l’époque de Montesquieu qu’une société peut fort bien prospérer tout en renonçant à l’esclavage. Montesquieu a donc des raisons empiriques d’être convaincu qu’une société sans esclavage est viable et des raisons morales de juger qu’elle est préférable à une société esclavagiste . Mais il estime irréaliste de vouloir abolir l’esclavage aux Antilles, en raison du bouleversement que cela risquerait d’entraîner dans le commerce du sucre. Dans le langage de Weber, raisons instrumentales et raisons axiologiques ne paraissent pas à Montesquieu pouvoir converger facilement. Sa suppression s’imposa progressivement au cours du 19ème siècle un peu partout : en France en 1848, aux USA en 1865, au Brésil enfin en 1888. On a là une illustration canonique du jeu entre le hasard et la nécessité auquel Tocqueville accorde tant d’attention et dont il a fait un thème central de la ‘nouvelle science’. Mais il a fallu pour cela que les raisons de cette condamnation soient exprimées : que le message selon lequel l’esclavage est condamnable fût lancé. Les philosophes des Lumières et Montesquieu en principe le firent par des mots, Toussaint Louverture par des actes. Leur message fut sélectionné parce que l’abolition de l’esclavage obéissait au principe de la rationalité axiologique et que l’on savait depuis longtemps que des sociétés pouvaient fort bien prospérer sans esclavage : la rationalité instrumentale ne contredisait plus la rationalité axiologique, à l’inverse de ce qu’avaient cru « les plus grands sages de la Grèce et de Rome ».

Poches aristocratiques dans les sociétés démocratiques, 123

Les mécanismes d’exclusion du eux par le nous, caractéristiques des sociétés aristocratiques qu’a identifiés Tocqueville, existent toujours. Sur ce point aussi, l’auteur de la seconde Démocratie nous fournit des instruments puissants pour comprendre le monde moderne.

Il nous éclaire sur les comportements qu’on observe dans les sociétés où la femme est perçue comme inférieure à l’homme et comme devant par suite se soumettre à son autorité (lapidation des femmes adultères – décapitation des femmes infidèles). Il nous éclaire aussi sur les comportements qu’on observe dans les poches de caractère ‘aristocratique’ qui se forment dans nos sociétés démocratiques. Des groupes cherchent à s’isoler de la société environnante, développant une langue originale ayant pour fonction de créer une distinction entre eux et nous, des codes d’honneur, des valeurs particularistes. Sont concernées aussi bien les couches élevées des sociétés modernes (artistes, philosophes d’avant-garde) que les couches plus frustes (‘bandes’ de jeunes). Mais la distinction entre le eux et nous peut aller ici jusqu’à la ségrégation et donner naissance à des phénomènes de violence, voire de cruauté, comme on le constate aujourd’hui dans les banlieues américaines ou françaises. Le sociologue américain William Whyte, dès 1965, soulignait que les bandes de jeunes ont les caractéristiques d’une société aristocratique au sens idéal-typique que Tocqueville prête à cet adjectif : ils sécrètent des codes et des jargons ésotériques, déclarant se comprendre entre eux et trouvent flatteur de n’être compris que par une cour d’initiés, du fait qu’ils se voient comme ayant le monopole de l’accès à une réalité qui échappe au commun des mortels.

Les phénomènes de cruauté qui se développent dans le cadre des guerres s’expliquent de la même façon (distinction sévère entre le eux et le nous) sans bien entendu les justifier plus que les actes de cruauté des bandes. Tocqueville lui-même avait observé la cruauté dont avait fait preuve l’armée française en Algérie : « J’ai rapporté d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre de manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes (…). Ce n’était pas la peine de nous mettre à la place des Turcs pour reproduire ce qui en eux inspirait la détestation du monde » (VAlg, 704).

L’honneur, aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, n’a plus qu’une place résiduelle et se réduit, selon Tocqueville. au patriotisme, au sentiment national : la distinction entre le eux et le nous tend désormais à s’appliquer aux seuls groupes nationaux. Tocqueville, sans les avoir vécus, nous fournit cependant ici un outil efficace pour comprendre toutes sortes de phénomènes sociaux énigmatiques comme les passions développées de nos jours par les ‘supporters’ à l’occasion des rencontres sportives. Le caractère gratuit que ces compétitions présentent aux yeux du public fait que le sport ouvre l’un des rares espaces où la distinction entre le eux et le nous soit autorisée à s’exprimer dans les sociétés démocratiques au sens de Tocqueville. C’est pourquoi les comportements des spectateurs d’un match de foot-ball sont traités comme un phénomène normal tant qu’ils ne franchissent pas les frontières de la délinquance.

Ces manifestations fusionnelles lors des compétitions internationales ont inspiré à certains l’idée un peu naïve que le sentiment national serait une sorte d’antidote à l’individualisme – au sens tocquevillien du terme – des sociétés modernes. Or, on voit bien qu’elles sont limitées aux circonstances très particulières où la distinction entre le eux et le nous est perçu comme ‘politiquement correct’.

Conditions de vie et mécontentement, 129

Non seulement dans la seconde Démocratie, mais également dans l’Ancien Régime, on relève plusieurs lois conditionnelles dont certaines sont célèbres ; notamment celle qui énonce qu’une amélioration des conditions de vie peut paradoxalement entraîner une augmentation du mécontentement ; d’où il suit qu’une amélioration de vie peut faciliter les révolutions. La Révolution française s’est en effet déclenchée dans une conjoncture favorable sur le plan économique et politique : les années qui précèdent la Révolution sont une période de réformes et de relative prospérité.

De cette loi, Hirschman (1981) a tiré l’idée de son « effet tunnel » : lorsque l’une des deux files de voitures ralenties sous un tunnel se met à avancer plus vite que l’autre, le mécontentement des automobilistes de la file la plus lente s’accroît, bien que dans le même temps ils aient eux-mêmes progressé. Il en serait de même pour les classes sociales : lorsque la condition sociale de la classe A s’améliore, mais moins vite que celle de la classe B, le mécontentement des membres de A risque de croître, même si leur condition n’est pas sans s’améliorer.

Mancur Olson (1963) a montré dans le droit fil de Tocqueville qu’une croissance économique peut avoir des effets déstabilisateurs sur le plan social et politique. Mohamed Cherkaoui (2000-2004) a précisé la nature des mécanismes de ‘frustration relative’ qui sous-tendent la loi de Tocqueville, et confirmé qu’on pouvait les interpréter, dans la ligne de Hirschman, comme des effets complexes de données simples de la psychologie ordinaire.

L’EVOLUTIONNISME DE TOCQUEVILLE

Le refus du culturalisme, 133

L’explication du passage des valeurs caractéristiques des « sociétés aristocratiques » à celles des « société démocratiques » revêt une grande importance . La théorie de l’évolution morale esquissée par Tocqueville repose sur l’idée centrale qu’elle résulte de la combinaison de deux facteurs : d’une part, la sélection rationnelle d’idées mises sur le marché par des novateurs, et d’autre part, le succès ou l’échec rencontré par ces idées dépendant du contexte social (combinaison subtile entre l’universel et le singulier). Tocqueville était bien conscient du fait qu’il avait à convaincre le lecteur que des facteurs universels sont en œuvre par-delà les singularités de l’histoire des idées et de la sensibilité morales.

D’où l’expérience mentale proposée au lecteur d’imaginer, pour notre monde, une ‘globalisation’ radicale (un monde sans frontières). Dans ce cas, impossible d’imaginer le sentiment de l’honneur : « S’il était permis de supposer que toutes les races se confondissent et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point d’avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins (…) on cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actions humaines (…) on ne rencontrerait plus dans le monde que les simples et générales notions du bien et du mal, auxquelles s’attacheraient par un lien naturel et nécessaire, les idées de louange et de blâme » (DAII, 504). D’où il résulte a contrario que, dans la réalité, l’universel et le singulier doivent être conçus comme organiquement liés l’un à l’autre. On tire en effet de l’expérience mentale proposée par Tocqueville la conclusion que, dans les cas réels, le contenu des « notions simples et générales du bien et du mal » est affecté par le contexte social (différence marquée entre les types de sociétés –‘aristocratiques’ ou ‘démocratiques’). La pensée de Tocqueville exclut que les notions du bien et du mal, et plus généralement les valeurs, soient des formes vides que les cultures viendraient remplir chacune à sa façon. Elle exclut aussi la pensée qu’il n’existerait que des valeurs propres à chaque culture, à chaque milieu ou chaque groupe social (assertions du sociologisme ou du culturalisme. En bref, pour Tocqueville le contenu des valeurs dépend bien dans une certaine mesure du contexte social, mais les effets du contexte viennent se greffer sur des valeurs universelles.

Tocqueville a produit, outre ceux déjà évoqués, de nombreux exemples de ces effets de contexte. Les mécanismes d’adaptation qui interviennent dans les différents contextes sont en effet essentiels, mais non exclusifs, pour expliquer les différences de valeurs qu’on observe non seulement d’un groupe professionnel à l’autre, mais aussi d’une nation à l’autre par exemple. Ainsi, ils expliquent pour une part, mais une part seulement, que la confiance en autrui apparaît comme plus grande dans les pays à forte culture industrielle et commerciale où le négoce implique la confiance. D’après des données récemment recueillies, cette dernière s’avère en effet plus forte aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni qu’en France : 52% des Américains, 44% des Anglais, contre seulement 23% des Français estiment qu’on peut en général faire confiance à autrui.

Tout en reconnaissant que certaines valeurs propres à certains groupes ou à certaines sociétés émanent de processus adaptatifs, il avance un autre principe de sélection et d’installation des valeurs : « la passion générale et dominante » de l’égalité. En d’autres termes : par la valeur centrale de l’égalité, c’est-à-dire de la dignité de chaque homme, indépendamment de ses qualités et de ses mérites. Aussi, puisque la demande d’égalité apparaît comme étant mieux satisfaite par exemple par tel changement institutionnel, le changement en question tendra à être irréversiblement sélectionné : il sera considéré comme bon, et ce, de manière tendanciellement irréversible. L’universel – l’universel de la demande d’égalité que Tocqueville voit inscrit dans la nature humaine – s’introduit donc organiquement dans le singulier, du fait qu’il gouverne la sélection du contenu des valeurs.

C’est la raison pour laquelle, alors que « les plus grands sages de la Grèce et de Rome » ne concevaient pas une société sans esclavage, l’esclavage est universellement condamné dans les sociétés modernes, même s’il est loin d’être éradiqué.

Personne n’affirmerait (même le culturaliste le plus fervent) que l’esclavage peut indifféremment être perçu comme bon ou mauvais selon que l’on appartient à une « culture » qui le pratique ou à une « culture » qui ne le pratique pas (dito pour l’excision, la lapidation, etc.).

C’est donc ce processus de sélection qui donne non seulement un contenu aux « simples et générales notions du bien et du mal », mais c’est aussi sous l’effet de ce processus que le contenu de ces notions varie. Dès lors qu’il fallut bien admettre qu’une société pouvait fort bien prospérer sans l’esclavage, contrairement à la conviction des « plus grands sages de la Grèce et de Rome », celui-ci fut marqué d’un signe d’opprobre et se trouva condamné à terme. On a ici une illustration concrète de la formule mystérieuse selon laquelle « le hasard entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde : mais je crois fermement que le hasard ne fait rien qui ne soit préparé à l’avance ».

Lorsqu’on eut constaté que l’installation du suffrage universel n’avait pas conduit au chaos que beaucoup avaient prédit, cette institution tendit à être considérée comme bonne, car plus respectueuse du principe de l’égale dignité de tous que le suffrage censitaire ; par suite elle tendit à se diffuser dans l’ensemble des nations démocratiques. Malgré l’ironie grinçante que les évènements de 1848 devaient inspirer à Tocqueville dans ses Souvenirs, il était clair pour lui que ces évènements avaient contribué à faire que le suffrage censitaire cher à son maître Guizot fût désormais mort et enterré.

Rationalité instrumentale et rationalité axiologique, 141

En filigrane, Tocqueville discerne donc ici un mécanisme essentiel de la sélection rationnelle des idées en matière sociale et politique qui sera formalisé par Weber dans les termes suivants :

– dès lors qu’il est démontré que l’application à travers l’institution A d’un principe considéré comme bon (rationalité axiologique) n’est pas susceptible d’entraîner des conséquences négatives non maîtrisables (rationalité instrumentale), l’institution A tend à être considérée comme bonne et à être appliquée, l’institution B tendant, elle, à être perçue comme irréversiblement caduque.

Exemple : Le suffrage universel est une bonne chose dans la mesure où il respecte le principe de l’égale dignité de tous (rationalité axiologique). Mais il faut l’aménager de manière à éviter les risques qu’il comporte. Ainsi Tocqueville estimait que le système électoral utilisé aux Etats-Unis avec ses deux degrés et l’effectif raisonnable de ses collèges électoraux était de nature à éviter le risque de voir l’élu abuser de son pouvoir et en même temps à lui assurer une légitimité . Il permettait en outre, dans l’esprit de Tocqueville de garantir la stabilité des institutions (rationalité instrumentale).

Exemple : pour bien illustrer le distinguo entre ces deux types de rationalité, imaginons qu’un juge condamne un délinquant à une forte peine, non parce que l’acte qu’il a commis est très grave, mais parce qu’il y voit un moyen efficace de dissuader d’autres délinquants potentiels de commettre des actes semblables. Dans ce cas, son comportement serait inspiré par la « rationalité instrumentale », mais il serait à bon droit considéré comme choquant du point de vue de la « rationalité axiologique », celui qu’adopteraient normalement dans ce cas la plupart des observateurs.

Cette distinction est rarement soulignée dans la vie courante au point qu’elle donne parfois l’impression d’avoir disparu des sciences sociales contemporaines. A contrario, certains confondent sans toujours le savoir la notion de « rationalité » et celle de « rationalité instrumentale », et d’autres encore veulent que cette dernière (représentative de l’homo oeconomicus) explique indistinctement tout type de comportement, allant jusqu’à prétendre réaliser une unité des sciences sociales autour de ce principe. Ils ne voient pas par exemple que le scientifique qui choisit une théorie de préférence à une autre obéit non pas à la rationalité instrumentale, mais à une autre forme de rationalité, qu’on peut qualifier de « cognitive » : il la choisit exclusivement parce qu’il a de bonnes raisons de la juger supérieure (plus juste, plus vraie, etc.).

Quant à la « rationalité axiologique », elle est une forme particulière de la rationalité cognitive. On condamne la décision du juge qui vient d’être évoquée parce qu’on a des raisons fortes de l’estimer mauvaise, exactement comme on choisit une décision scientifique parce qu’on a des raisons fortes de la juger vraie.

Ainsi Tocqueville a proposé, comme Durkheim et Weber le feront aussi après lui, une théorie évolutionniste qui explique pourquoi une modification institutionnelle comme celle de l’esclavage éveille normalement un sentiment de progrès.

En même temps, la version tocquevillienne de l’évolutionnisme échappe au piège du fatalisme dans lequel sont tombées toutes les philosophies de l’histoire. Car le processus de sélection rationnelle des idées n’implique en aucune façon que les idées s’inscrivent dans le réel sans rencontrer l’obstacle des « forces historiques » sur lesquelles insiste Weber. Tocqueville a énoncé la même idée dans d’autres termes, notamment dans le passage déjà évoqué : « le hasard entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde : mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien qui ne soit préparé à l’avance ».

L’évolutionnisme de Tocqueville échappe aussi aux difficultés de toutes les théories qui, de Spencer à Dawkins (1976) s’inspirent directement des théories biologiques de l’évolution, se condamnant ainsi nécessairement à ignorer le rôle des idées dans l’évolution culturelle (Guillo, 2004). En traitant les idées comme des choses, en ignorant leur sens pour le sujet social, elles aussi « suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain ».

Comme Maxime Parodi l’a montré, cette tendance à la naturalisation de l’être humain représente une tendance lourde des sciences sociales contemporaines et contribue pour une grande part à expliquer leurs insuffisances et leurs échecs (Parodi, 2004).

Les valeurs : conventionnelles ou rationnelles ?, 146

Si l’explication de la différence entre les valeurs du commerçant et celles du guerrier nous rassure, il n’en reste pas moins que l’insensibilité de Cicéron ou de Mme de Sévigné continue à nous déconcerter. C’est bien parce que cette insensibilité est perçue à partir de nos valeurs et que nous avons de bonnes raisons de les préférer à celles de Cicéron ou Mme de Sévigné. Le mécanisme essentiel de la sélection rationnelle des idées, tel qu’il est proposé par Tocqueville, permet d’expliquer maintes irréversibilités qu’on ne saurait expliquer autrement (retour impossible de l’esclavage, retour impossible d’autres types de suffrage que « l’universel » dans les nations à régime démocratique). La réversibilité (rétablissement) de la peine de mort est jugé comme impossible, en tout cas plus que dommageable ; toute exception attire sur elle l’opprobre des peuples qui ont eu le courage de la supprimer. .

Il est clair que certaines valeurs dérivent de mécanismes adaptatifs et peuvent par conséquent être différents d’une culture à l’autre, mais on ne peut affirmer que les valeurs soient exclusivement installées sous l’action de mécanismes adaptatifs : on ne saurait juger que la peine de mort relève d’une préférence de caractère « culturel » ou que l’Occidental jugerait les pratiques de l’excision, de la lapidation comme insupportables, du seul fait qu’elles n’aient pas cours en Occident. Ce qui n’empêche pas la thèse culturaliste, relayée par Huntington, (1996), d’asséner que la croyance de l’Occidental en l’universalité de ses valeurs, serait une particularité culturelle.

C’est pourquoi il est important de souligner ici que l’on trouve par avance chez Tocqueville et ses successeurs, une réfutation convaincante de la théorie culturaliste des normes et des valeurs : si on les suit la croyance de l’Occidental pour l’excision ou pour la lapidation de la femme adultère provient non d’un simple effet de la socialisation aux valeurs particulières des sociétés occidentales, mais bien plutôt de ce que ces pratiques apparaissent à l’Occidental comme incompatibles avec les formes douces du « contrôle social » qui se sont imposées sous l’effet du mécanisme de la sélection rationnelle des idées.

Sans aucun doute possible, Tocqueville a en l’esprit ce mécanisme de la sélection rationnelle des idées lorsqu’il s’interroge sur les raisons d’être des irréversibilités qu’il analyse dans la seconde Démocratie. C’est ce processus que Weber évoque aussi lorsqu’il parle de « rationalisation diffuse » à propos de l’évolution des formes de l’autorité, de la tendance à la sécularisation, à la privatisation des religions et à la laïcisation et de divers autres traits caractérisant les sociétés occidentales. Il y a « rationalisation » selon lui, lorsque par exemple une assertion, une théorie ou une institution fondée sur certaines raisons est remplacée par telle ou telle fondée sur des raisons dominant les premières. La substitution d’une théorie scientifique à une autre est l’exemple le plus simple de ce processus de rationalisation. Une intuition fondamentale de Weber est que ce processus caractérise non seulement les théories scientifiques, mais toute théorie au sens le plus large du terme.

Le même type d’intuition est présent derrière toutes les analyses où Tocqueville rend compte des irréversibilités qui caractérisent l’évolution morale. Il voit bien qu’il est impossible de les expliquer dans le cadre de quelque théorie conventionnaliste ou culturaliste des normes et des valeurs qui soit.

L’autorité dans les sociétés ‘démocratiques’ et ‘aristocratiques’, 151

On a parfois l’impression que, sous l’effet de mécanismes aléatoires, le sentiment d’autorité tendrait à disparaître des sociétés contemporaines. Plutôt que de vérifier cette assertion, certains s’engouffrent dans la brèche pour proposer la réhabilitation de l’autorité de jadis, d’autres, au contraire pensent qu’il y a mieux à faire en proposant de nouvelles formes d’autorité, mieux adaptées aux sociétés modernes, sans toutefois parvenir à leur donner un contenu bien précis.

S’ils prenaient le soin de se référer aux analyses de Tocqueville (et de Weber), ils verraient que si les formes d’autorité qualifiées par Weber de « traditionnelles » ou de « charismatiques » tendent à disparaître dans les sociétés « démocratiques » au sens de Tocqueville – c’est sous l’effet de la « passion générale et dominante » de l’égalité et des effets de rationalisation auxquels elle a donné naissance. De plus en plus on ne se soumet à telle ou telle manifestation de l’autorité que si l’on a le sentiment que celle-ci est justifiée (Boudon, 2002b).

On est surpris de constater que, dans les poches « aristocratiques » où prévaut toujours une conception (charismatique et /ou traditionnelle) de l’autorité, les citoyens sont prêts à suivre aveuglément telle fatwa ou tel oukase ; il faut reconnaître là, l’une des conséquences de l’opposition entre le eux et le nous qui, selon Tocqueville, caractérise ce type de sociétés.

Tocqueville inventeur de la notion de « type-idéal », 153

Dans la seconde Démocratie, on mesure pleinement le fait que Tocqueville utilise, avant la lettre, la méthode des types-idéaux de Weber : en effet, en dépit du titrage, le lecteur se trouve dans l’incapacité de déterminer si, dans nombre de ses développements, il traite de l’Amérique ou de la France. C’est qu’il n’y est question en fait ni de l’une ni de l’autre, mais d’une société « démocratique » de caractère idéal, le mot idéal pris strictement au sens de « simplifié », de « réduit à l’essentiel ». Cette distinction idéal-typique a fait florès depuis cette époque, jusqu’à la retrouver de nos jours dans la désignation d’ensembles tels que les pôles militaro-industriels ou dans divers couples forgés à partir du préfixe post (société moderne – société postmoderne).

Selon R. Boudon, le caractère abstrait des types-idéaux utilisés par Tocqueville dans son second ouvrage de la Démocratie, explique sans doute pour une part l’incompréhension durable à laquelle ce chef d’œuvre scientifique a été confronté : succès d’estime seulement, lors de sa publication, puis, par la suite, ouvrage plus respecté que lu.

On mesure l’incompréhension à laquelle a donné lieu la pensée de son auteur aux contresens que l’on commet constamment à propos de la « passion générale et dominante de l’égalité » ou encore aux discussions alambiquées auxquelles a donné lieu le fait qu’il classe la cité démocratique grecque parmi les sociétés « aristocratiques ». C’est que la démocratie grecque reposait sur une distinction essentielle entre le nous (les citoyens) et le eux (les esclaves, les métèques) et illustrait par suite le type-idéal des sociétés « aristocratiques ».

Pour Tocqueville, les sociétés « démocratiques » sont celles qui attribuent une valeur négative à la relation de domination. Il s’écarte sur ce point fondamental de Benjamin Constant (1819) qui conçoit la liberté des Modernes comme « négative », comme excluant autant que faire se peut l’interférence du politique dans la vie du citoyen, tandis qu’il voit la liberté des Anciens comme « positive », comme impliquant la participation du citoyen à la vie politique.

Tocqueville dépasse par avance cette distinction. Sa conception de la « liberté des Modernes » implique non pas l’interférence du politique, mais l’exclusion de la domination : l’élimination de principe de la distinction entre le eux et le nous. Ainsi conçue, la liberté dont jouissent les citoyens des sociétés démocratiques n’est pas exclusive d’une emprise complexe et multiforme du citoyen sur le politique (et réciproquement), comme Tocqueville le souligne avec insistance.

Il semble que cette conception de la liberté dans les sociétés démocratiques soit redécouverte par la philosophie politique contemporaine (Pettit – Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, New-York, Oxford University Press, Paris Gallimard 1997). Mais Tocqueville a eu le mérite de voir clairement qu’on ne saurait séparer ici sociologie et philosophie. Car les idées sélectionnées sous l’égide du principe d’égalité s’inscrivent dans une réalité qui les enregistre, mais qui peut aussi les contrecarrer, les déformer et être source d’effets non voulus, comme la tyrannie de l’opinion et l’installation du « pouvoir social », dont nous allons traiter.

On lit principalement aujourd’hui dans la seconde Démocratie une critique négative de l’égalitarisme et l’on n’hésite pas à réduire Tocqueville à une simple antiquité, à en faire le saint patron du libéralisme faisant pendant au saint patron du marxisme. On hésite à reconnaître que sa fécondité est due à ce que sa méthodologie lui a permis de mettre en évidence des mécanismes sociaux essentiels, encore à l’œuvre dans des horizons divers.

PROCESSUS SOCIAUX

Processus diachroniques, 161

Tocqueville a réussi en effet à identifier non seulement des lois conditionnelles simples de forme, « si A, alors B », mais des processus plus complexes se développant dans le temps et combinant des mécanismes élémentaires.

Ce chapitre est consacré à l’étude des trois types de processus les plus souvent rencontrés : les processus à dynamique exogène, les processus circulaires, les processus en cascade (dits encore de réaction en chaîne).

1/ Processus à dynamique exogène: il sont caractérisés par le fait que l’évolution des données contextuelles incite à des innovations progressant dans le même sens.

Il en est ainsi de l’égalité favorisant telle critique dont on voit l’effet se déployer dans le temps : « Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la même méthode » (DAII, 430). Tous trois affirment le droit à la critique des croyances religieuses, mais chacun va l’exercer dans un cadre différent :

Luther, dans sa critique des institutions religieuses, pouvait choisir de s’en prendre à l’autorité du Vatican, sans jamais se heurter aux princes allemands sur l’autorité bienveillante desquels il devait compter :

« Si Luther (…) n’eut point eu pour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de mal à changer la face de l’Europe »(DAII, 606).

Descartes agissant dans le même sens que Luther va cependant plus loin que lui : il soumet toute croyance à l’autorité de la raison, en exceptant seulement la croyance en Dieu.

Le message de Voltaire prolonge celui de Descartes, mais le contexte dans lequel il s’inscrit l’encourage à franchir un pas supplémentaire en n’exceptant plus la croyance en Dieu.

Le message de ces trois grands novateurs en idées est semblable en ce qu’il affirme le droit de chacun à juger par lui-même, qu’il concourt à l’installation de la raison comme une notion centrale et qu’in fine il plaide pour les droits de celle-ci. Mais « l’état social » fait que le message peut s’appliquer à un domaine de plus en plus vaste de Luther à Voltaire. C’est au 18ème seulement que les progrès de l’égalité permettent l’installation de la « méthode philosophique », en France et aux Etats-Unis : une méthode de portée générale. Elle a finalement été admise dans toute l’Europe, mais son installation a été progressive en raison des limites que lui imposait le contexte politique.

Cet exemple permet de rappeler un thème de la ‘nouvelle science’ telle que la concevait Tocqueville, à savoir que les innovations s’implantent lorsqu’elles répondent à une attente et d’autant mieux qu’elles respectent les conditions que le contexte leur impose.

2/ Processus circulaires : ce sont ceux où les effets d’une cause viennent renforcer l’action de la cause en question. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui de l’autorenforcement de la demande d’égalité : plus l’égalité se développe, plus elle renforce la demande d’égalité. Parallèlement, plus l’égalité se développe, plus les inégalités sont perçues comme inacceptables :

« Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité est toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (DAII, 522).

3/ Processus en cascade (ou processus de réaction en chaîne) : A favorise B, mais aussi C, mais aussi D ; B de son côté favorise C, mais aussi D, mais aussi E, mais aussi F, etc.

Ce type de processus fait l’objet du chapitre qui suit.

Un processus de réaction en chaîne : les nouvelles sources de l’autorité, 165

Le déploiement de l’égalité a par ailleurs pour effet de favoriser la complexité des sociétés démocratiques et la perte des repères religieux qui, à leur tour, produisent des effets de réaction en chaîne. Ces causes multiples suscitent une demande, celle de l’identification de nouvelles sources de l’autorité. Car un individu ne peut se déterminer à l’aide de sa seule raison que sur un nombre très restreint de sujets : « Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui » (DAII, 433). Sur maints sujets, l’individu doit donc faire appel à une autorité qu’il ait de bonnes raisons de reconnaître comme telle. De surcroît plus le savoir s’enrichit, plus cette demande s’intensifie. A la fin du 18ème siècle, la conjoncture a fait, selon L’Ancien Régime, que la place tenue précédemment par l’Eglise et toutes les élites traditionnelles ait été prise par les ‘philosophes’. Leur message entrant en consonance avec une demande latente, ils furent écoutés en France, plus qu’ailleurs.

En outre, Tocqueville remarque que les repères des sociétés modernes, sur tous les sujets de caractère non strictement technique, sont fournis par ‘l’opinion’. Elle s’exprime via les intellectuels et la presse qui fonctionnent comme une caisse de résonance : « C’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde » (DAII, 434). « Ce sont les ‘gros lieux communs’ qui mènent le monde » (DASMP, 1216). Ainsi, par un processus de réaction en chaîne, le développement de l’égalité a installé de nouvelles sources d’influence et de nouveaux pouvoirs. Mais l’important pour Tocqueville est que ce déterminisme ne soit pas appelé à régner en maître sur l’esprit de l’homme. Lui-même et bien d’autres ont montré que, sachant prendre leurs distances par rapport à la tyrannie de ‘l’opinion’ et du ‘pouvoir social’, ils purent échapper à ce conformisme.

Le « pouvoir social », 167

Dans la seconde Démocratie, cette notion de « pouvoir social » est dépeinte comme l’ensemble des mécanismes et des relais qui imposent sur tel ou tel sujet une opinion dominante devant laquelle le pouvoir politique se sent comme paralysé ou qu’il doit du moins tenir pour un paramètre essentiel de son action ; nouveau tabou devant lequel la critique s’avère sans grand effet, voire même impuissante. Il est de nos jours un leitmotiv du ‘pouvoir social’ selon lequel toute mesure prise pour alléger ou supprimes des charges pesant sur les entreprises est conçue non comme une disposition qui serait en faveur de leur compétitivité, et par suite de l’emploi, mais comme un ‘cadeau’ qui leur est fait ; aux yeux de ce nouveau pouvoir protéiforme, le pouvoir politique est complice du patronat. L’organisation syndicale patronale est ainsi devenue le bouc-émissaire des salariés, dans toutes les sphères où ils sont réellement ou abusivement représentés. Toujours aux yeux du ‘pouvoir social’, tout allègement d’impôts revient à faire un cadeau « aux riches ». Ce slogan, dont l’autorité repose sur le ‘gros lieu commun’, toujours vivace en France, de la lutte des classes, est non seulement inacceptable mais profondément désobligeant pour les Français. Il suppose en effet que, sous l’influence sans doute d’une puissante ‘force culturelle’, les Français, plus que les Allemands, les Néerlandais ou les Anglais, obéissent à cette passion, ravageuse s’il en est, qu’est l’envie.

Au fond des choses, le ‘pouvoir social’ se fait le bravache gardien de la justice sociale. Par lui, sans qu’il puisse être parfaitement éclairé (et éclairant par conséquent), s’exprime le conglomérat des inégalités et de leur poids réputé sans cesse grandissant !! Bien que le public soit peu sensible aux inégalités fonctionnelles ou à celles qui s’en rapprochent, le ‘pouvoir social’ chausse ses verres grossissants pour les inégalités dont il est clair qu’elles ne sont pas fonctionnelles : celles qui ont la caractère de faveurs ou de privilèges. Reste à regretter sans détour qu’elles soient si importantes en France (Merlin, A la recherche de la société juste, Sociétal, n° 45, 2004). Au total, comme le niveau global des inégalités agrège leurs différentes formes et que la pondération entre elles s’avère impossible, toute quantification est illusoire. Ce serait néanmoins utile d’être mieux éclairé, car ce qui compte le plus dans les discussions qui s’y rapportent, c’est leurs variations dans le temps et si, au plan européen, par exemple, elles sont plus élevées ici que là.

Si le ‘pouvoir social’ est moins prédominant aux Etats-Unis qu’en France, cela ne veut pas dire qu’il soit inexistant. Dans les deux pays, s’agissant par exemple des politiques d’éducation, il est assis sur de puissants syndicats d’enseignement dont l’influence est relayée par des intellectuels et des ‘experts’. Ces derniers viennent légitimer des politiques d’éducation contre-productives à l’aide d’enquêtes et d’analyses se présentant comme investies de l’autorité de la science. Quant à l’attitude des syndicats, des intellectuels et des ‘experts’, elle est due, dans les deux cas à des intérêts corporatistes , mais aussi à ce que les uns et les autres confèrent le statut de vérités d’évangiles à de « gros lieux communs » : à l’idée par exemple que la pédagogie détient les recettes à tous les maux dont souffre l’ école.

La notion de ‘pouvoir social’ évoque clairement par avance, la thèse des réseaux chère à la sociologie d’aujourd’hui. Mais elle va plus loin dans la mesure où elle indique que les réseaux constitutifs du ‘pouvoir social’ sont consolidés par leur adhésion à des ‘lieux communs’. L’appartenance des acteurs sociaux à des réseaux , leur sens de l’intérêt bien compris et la présence sur le marché des idées de ‘gros lieux communs’ font apparaître un effet de coordination spontanée. Tous « portent leur esprit de ce côté plutôt que d’un autre » (AR, 179).

La police des esprits, 175

C’est pourquoi le ‘pouvoir social’ entraîne aussi l’apparition dans les sociétés démocratiques modernes, d’une police des esprits. Il établit une liste des thèmes que l’on ne peut développer sous peine d’être exposé à une censure plus ou moins sournoise. Ainsi il veut qu’aujourd’hui le ‘libéralisme’ soit tabou, qu’il représente une doctrine néfaste visant seulement à servir l’intérêt des « dominants ». Peu importe que les pays du Sud souffrent surtout non que les pays du Nord soient trop libéraux d’un point de vue économique, mais de ce qu’ils ne le soient pas assez. Alors que le libéralisme économique est né en Angleterre d’un combat de la gauche britannique ( le parti whig) contre le protectionnisme, le Nord contribue grandement aujourd’hui à la pauvreté du Sud en lui interdisant par des mesures protectionnistes de commercialiser sa production. Aucune objection ne saurait suffire à lever le tabou et permettre par suite que l’on substitue une mesure efficace d’inspiration libérale aux mesures d’assistance qui ont la préférence du ‘pouvoir social’. Pourtant ces mesures d’assistance sont souvent non seulement inefficaces et de caractère symbolique, comme l’aide financière extérieure qui atteint rarement ses destinataires et alimente la corruption, elles témoignent de surcroît d’une attitude de condescendance de l’assistant à l’égard de l’assisté.

Mais le ‘pouvoir social’ ne prend pas seulement position sur des questions économiques ou des questions d’éducation. Il légifère aussi sur les questions philosophiques.

Hier, selon Tocqueville, il accordait la préséance au « matérialisme » et au « panthéisme ». Aujourd’hui, il veut aussi par exemple que toutes les philosophies et toutes les religions se valent, non parce qu’il tient la tolérance pour une valeur centrale, mais au contraire parce qu’il considère le relativisme – la philosophie selon laquelle la vérité est une illusion – comme la seule acceptable, par suite comme la seule méritant d’être prise en compte, sa tolérance se limitant à en accepter sans distinction ni restriction toutes les variantes : culturalisme, sociologisme, nihilisme, postmodernisme, etc. Tocqueville vit ces variantes illustrer admirablement ces « idées générales » de validité douteuse, ces « idées fausses mais claires » qui caractérisent la modernité. Elles doivent en effet leur succès plus à leur simplicité qu’à leur validité. Selon le culturalisme l’individu croit à une vérité ou une valeur simplement parce qu’on y croit dans son environnement culturel. Selon le sociologisme, toute croyance relative à ce qu’est ou à ce que doit être le monde est l’effet de la socialisation ; selon le nihilisme, les notions de vérité et de valeur sont des leurres ; selon le postmodernisme les notions d’évolution et de progrès sont périmées (alors que c’est le fatalisme de la philosophie de l’histoire et de la sociologie d’hier qui le sont)… Le dénominateur commun à ces mouvements est l’idée selon laquelle c’est par illusion que l’individu croit à telle proposition, telle théorie ou telle valeur comme objectivement fondée. Comme on le vérifie facilement, c’est bien sur le même « gros lieu commun » que repose une bonne partie de la production philosophique ou sociologique qui est proposé sur le marché des idées depuis les années 1960-1970 : celle qu’a avalisée et que continue d’avaliser le ‘pouvoir social’. Elle se signale plus par la conformité avec ce lieu commun que par sa solidité et par son apport à la réflexion et à la connaissance. Observable en France, ce phénomène l’est également dans le reste du monde occidental. Tocqueville obéit donc bien à un instinct scientifique sûr lorsqu’il érige les « sociétés démocratiques » en un type-idéal transcendant la singularité des nations et lorsqu’il voit dans le « pouvoir social » une caractéristique de ces sociétés.

C’est ainsi que le ‘pouvoir social’ consacre avec enthousiasme tel ‘penseur’ abscons, voire tel franc imposteur, pourvu qu’il donne des signes suffisants pour laisser supposer que ses oracles confirment bien les « gros lieux communs » en vigueur. La section ‘culturelle’ du ‘pouvoir social entonnera alors son éloge avec ensemble par l’effet de coordination spontanée qu’identifie la formule éclairante qui vient d’être citée : tous les « écrivains (…) portent leur esprit de ce côté plutôt que d’un autre » (AR, 179).

De façon générale, Tocqueville a bien vu dans ses analyses des divers phénomènes idéologiques qu’il a abordés, que la combinaison de l’ignorance et du conformisme suffisait à expliquer l’installation de bien des ‘lieux communs’, y compris lorsqu’ils débouchent sur de franches inepties. Il a montré que point n’est besoin de recourir à la théorie du complot pour expliquer ce phénomène courant. Il suffit de faire appel au mécanisme de la coordination spontanée. Quant à la séduction du conformisme , elle s’explique par ses avantages en terme d’utilité : le conformisme représente une stratégie facile à mettre en œuvre et qui peut rapporter gros. Il est inutile de faire entrer en scène ici la psychologie des profondeurs sous la forme par exemple d’on ne sait quel ‘désir mimétique’. Le calcul d’utilité benthamien suffit. Mais comme on a pu le constater, les analyses de Tocqueville sont loin de conclure à quelque forme de fatalisme qui soit. Encore faut-il que la discussion puisse s’ouvrir librement. « Pour combattre les maux que l’égalité peut produire, il n’y a qu’un remède efficace : c’est la liberté politique » (DAII, 501). Or, l’une des dimensions essentielles de la liberté politique est la liberté de circulation des idées . Elle cohabite difficilement avec le ‘pouvoir social’ et avec la political correctness qu’il suscite.

Du politiquement correct, 181

En tout cas, Tocqueville ne croit pas lui, à l’un des dogmes essentiels de la ‘rectitude politique’ d’aujourd’hui, celui selon lequel toutes les cultures, toutes les philosophies et toutes les religions se vaudraient. Il se réserve le droit de leur appliquer une démarche critique. Le « matérialisme » et le « panthéisme » qui occupent la scène intellectuelle de son temps, lui paraissent inacceptables. Hegel ou Victor Cousin, Henri de Saint-Simon, Pierre Leroux ou Joseph Proudhon, témoignent effectivement, en des doses variables d’une inspiration « panthéiste » ; plusieurs grandes figures des Lumières, comme La Mettrie, Diderot, Helvétius ou d’Holbach, d’une inspiration « matérialiste ».

Par contre, Tocqueville voit l’utilitarisme comme une philosophie peu élevée mais juste. Elle est juste et bien adaptée aux sociétés démocratiques, mais elle a de la peine à donner aux valeurs la place qui leur revient. C’est en cela qu’elle peut donner lieu à des réactions ‘spiritualistes’ s’exprimant dans ‘l’exaltation’ là où, comme en Amérique, elle est solidement installée. Et l’on ne saurait réduire le comportement humain à un calcul d’utilité, car, « outre les intérêts matériels, l’homme a encore des idées et des sentiments » (DAI, 173).

Selon Tocqueville, il n’y a pas davantage de raisons de mettre les religions sur le même plan que les ‘cultures’ ou les philosophies (…). Pourquoi le ‘pouvoir social’ interdit-il, aujourd’hui, d’évoquer les différences évidentes, ne serait-ce que sur le plan de la sécularisation ? Qui ne sait que l’Islam est peu propice à son développement, alors qu’elle se trouve contenue en puissance dans l’affirmation par le christianisme de l’égalité de tous les hommes. Or la sécularisation est tenue par Tocqueville et ses successeurs pour une dimension essentielle de la modernisation. Ainsi, sous l’effet d’une confusion élémentaire, le ‘pouvoir social’ méconnaît ou feint d’ignorer qu’on peut accepter l’idée de ‘l’égale dignité de tous’ sans accepter pour autant l’idée que les croyances de tous sur tous les sujets se valent. Je peux respecter celui qui croit que deux et deux ne font pas quatre sans en tirer la conséquence que la somme de deux et deux est une affaire d’opinion. Mais comme le voit Tocqueville, l’égalitarisme caractéristique des sociétés modernes a pour effet que, sous couleur de respecter les opinions de tous, on souscrit facilement à la philosophie sceptique selon laquelle tout serait affaire d’opinion, à l’exclusion tout de même de quelques vérités, comme celles de l’arithmétique.

Ces mécanismes du ‘pouvoir social’ sont spontanément désignés aujourd’hui par des expressions devenues familières : la ‘rectitude politique’, le ‘politiquement correct’. Ces néologismes se sont largement imposés parce qu’ils désignent un phénomène nouveau, caractéristique des ‘sociétés démocratiques’, au sens de Tocqueville. Le ‘political correctness’ et ses variantes se sont diffusés dans les sociétés occidentales au cours des dernières décennies du 20ème siècle, avec la même facilité que les mots « actualités » au milieu du 20ème ou « hobereau » et « raison » à la fin du 18ème siècle. Car elles expriment, elles aussi, de façon immédiatement intelligible, une réalité à la fois nouvelle et complexe.

Tocqueville a clairement anticipé ces effets de tyrannie douce, de censure hypocrite et d’intolérance déguisée en bienveillance, qui caractérisent les sociétés modernes. Par avance, il a bien vu que la doctrine dite aujourd’hui, selon l’expression qui a fait mouche, du « tout se vaut », du « anything goes », (expression de Feyerabend, in Contre la méthode, Paris, Seuil, 1979), impliquait le rejet de la « critique » au sens de Kant. Le mot lui-même de ‘critique’ est devenu synonyme de ‘dénigrement’ ; quant à la sociologie qui se présente comme ‘critique’, loin d’attacher l’importance qu’elles méritent à la vérification de ses assertions et à la démarche, elle est plutôt celle qui se saisit de tel ou tel trait peu acceptable des sociétés modernes – comme tel type d’inégalités injustifiables, pour prononcer à leur endroit une condamnation sans nuances. Par contraste, Tocqueville a toujours pris soin de tenir compte à la fois des traits positifs et des traits négatifs qui distinguent les sociétés « démocratiques » et les sociétés « aristocratiques ».

Exception française ?, 186

Dès qu’on fait le rapprochement entre la seconde Démocratie et L’Ancien Régime, on voit Tocqueville suggérer fortement qu’il existe une « exception française ». La France s’inscrit dans le mouvement libéral qui caractérise la modernité, un mouvement qui tend à reconnaître de plus en plus pleinement l’autonomie de l’individu. Mais elle ne renonce pas pour autant à une tradition étatiste qui n’a fait qu’embellir depuis l’Ancien Régime. Le ‘pouvoir social’ pèse partout sur la politique, mais plus encore en France que dans les pays comparables. C’est que la centralisation rend le pouvoir politique plus fragile et le conformisme des détenteurs du ‘pouvoir social’ plus probable. Car tous adhèrent aux mêmes « lieux communs » et ainsi les renforcent.

Les nouvelles autorités, 187

Au total, la complexité sociale, la perte des repères, l’installation de ces autorités nouvelles que sont le ‘pouvoir social’ et ‘l’opinion’, donnent naissance à une activité de production d’idées qui ont d’autant plus de chances d’attirer l’attention qu’elles sont plus sommaires.

Pour revenir au temps de Tocqueville, les uns, les physiocrates et les socialistes, affirment les vertus de la planification et du dirigisme, les autres, les saint-simoniens, veulent confier la politique aux ingénieurs et aux industriels ; d’autres encore veulent la confier aux savants ou à ceux que, depuis Zola, nous appelons les « intellectuels ». Pour en avoir côtoyé plusieurs de près, Tocqueville, dans ses Souvenirs, doute que tel ou tel soit plus éclairé sur le bien public que le commun des mortels et surtout qu’il soit plus soucieux de le servir. Pourtant leurs idées ‘ennuyeuses et dangereuses’ ont connu un grand succès, car elles étaient simples, suffisamment abstraites et générales pour avoir été facilement comprises par un large public et pour n’avoir pas le plus souvent été confrontées à la critique de la réalité qu’après de larges délais et beaucoup de dégâts.

Car le seul juge des idées, c’est l’avenir, juge éclairé et intègre, mais qui arrive, hélas ! toujours trop tard.

Les voies du progrès, 189

Le ‘pouvoir social’ est bien le mécanisme essentiel responsable de cette lenteur. L’efficacité de la critique tend à être neutralisée parce que, tant qu’elles ne sont pas brutalement démenties par la réalité, les idées abstraites et générales – les idéologies – permettent à l’intellectuel de s’inscrire dans les réseaux d’influence qui constituent le ‘pouvoir social’ et d’accroître ainsi sa visibilité. « Le goût (…) pour les succès faciles (…) se retrouve dans les carrières intellectuelles (…) ; ils veulent obtenir sur-le-champ de grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts. Ces instincts contraires les mènent directement à la recherche des idées générales, à l’aide desquelles ils se flattent de peindre de très vastes objets à peu de frais, et d’attirer les regards du public – sans peine » (DAII, 439).

En même temps, ces ‘idées générales’ rendent au politique qui s’en saisit le service de lui suggérer des lignes d’action. Grâce à ces « idées générales », il est en mesure de concevoir des messages compréhensibles et séduisants à destination du public. C’est pourquoi les idéologies nuisibles sont démantelées beaucoup plus souvent « grâce », si l’on ose dire, aux effets négatifs et éventuellement désastreux qu’elles produisent, que sous l’action de la critique. Ce mécanisme explique que la connaissance apparaisse très généralement comme « inutile » : que la critique des idées même appuyée sur l’évocation des données de fait les plus irrécusables, se révèle sans grand effet sur la politique. Il explique aussi que les intellectuels les plus en vue soient souvent ceux qui ont le plus franchement versé dans les « théories ennuyeuses et dangereuses » dont parle Tocqueville, et qui, leur talent mis à part, se sont fait un nom notamment parce qu’ils étaient portés par le ‘pouvoir social’ en vigueur, y compris dans leurs phases d’égarement. C’est cette situation qu’aux beaux jours de l’existentialisme traduisait cet adage ironique selon lequel il « valait mieux avoir tort avec Sartre, que raison avec Aron ».

Comme Tocqueville le souligne avec force, la recherche de la vérité ne se marie pas toujours bien avec la vie sociale et politique ou même avec la vie intellectuelle. Car le producteur d’idées le sait bien : « une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe » (DAI, 171). Surtout peut-on ajouter, si elle est « utile » ; si elle sert les intérêts d’une puissante corporation ou du ‘pouvoir social’.(…) S’agissant de l’homme d’action, Tocqueville va même jusqu’à affirmer qu’il peut avoir avantage à s’appuyer sur de faux principes : « Il y a moins de risque pour lui à faire usage de quelques principes faux qu’à consumer son temps à établir la vérité de tous ses principes » (DAII, 456). Ainsi le joueur d’échecs applique le principe « une tour vaut plus qu’un fou » faute de pouvoir effectivement anticiper les conséquences qu’entraîne, dans telle partie, l’une ou l’autre pièce. Ce faisant, il peut se tromper et réciproquement viser juste en se décidant pour le principe opposé.

Les idées simples et générales doivent aussi leur succès à ce qu’elles sont facilement acceptées par ceux qui ne sont pas directement concernés, explique Tocqueville. Le commerçant a son opinion sur toutes sortes de sujets qui ne le concernent pas directement et à propos desquels sa compétence est limitée. Mais son opinion n’est pas dépourvue d’influence sociale ; elle se trouve relayée par des intermédiaires ; en se composant avec d’autres, elle contribue à la formation de l’opinion générale sur le sujet en question. C’est seulement sur les questions du commerce que les opinions du commerçant ont quelques chances d’être fondées sur l’expérience. Mais elles auront à se confronter sur ce sujet aux opinions d’autres corporations non directement concernées et peu compétentes. Ces processus contribuent à expliquer pourquoi les idées fragiles ou fausses se diffusent facilement.

Tocqueville introduit ici l’idée importante qu’il existe un marché des idées, ou plutôt une pluralité de marchés des idées plus ou moins segmentés. L’opinion, quant à elle, est la résultante complexe du fonctionnement de ces marchés et de leur filtrage à travers les relais constitutifs du « pouvoir social ». Le résultat de ce processus de décantation réside dans l’installation de ces « gros lieux communs qui mènent le monde », lesquels sont soumis, Dieu merci, au verdict qu’avec le temps finit tout de même par rendre ce « juge éclairé et intègre » que représente l’avenir.

Au total, c’est bien tout une cascade d’effets qui émane de cette cause première qu’est le déploiement de l’égalité et de ses effets immédiats : perte des repères, installation d’un « pouvoir social » aux ramifications complexes et substitution de l’opinion aux autorités traditionnelles.

Mais il ne faut lire ici aucune nostalgie de la part de Tocqueville. Les « sociétés aristocratiques » soumises aux autorités traditionnelles présentent d’autres inconvénients, non moins graves.

Les limites de la connaissance, 196

Les analyses de Tocqueville en matière de sociologie des idées introduisent une variable intermédiaire récurrente chez lui, celle de la finitude de la connaissance humaine : de la limitation de la capacité de l’homme à produire des représentations valides de la réalité. Certes, la production et la consommation d’idées générales sont encouragées par la complexité croissante des sociétés et par les effets de la « passion générale et dominante » de l’égalité ; mais le penchant de l’être humain pour les idées générales est dû aussi aux limites de son accès à la connaissance.

Tocqueville revient à plusieurs reprises sur ce thème : faute de pouvoir saisir le présent dans sa complexité et l’avenir dans son indétermination, obligation nous est faite d’évaluer la connaissance à partir du passé. C’est rétrospectivement qu’on parvient à s’expliquer les tenants et les aboutissants. Tocqueville était passé maître dans cet exercice. Ainsi, dans ses Souvenirs, il explique que Louis XVI a tissé lui-même son destin tragique parce qu’il était obsédé avant tout par l’idée d’éviter celui de Charles 1er d’Angleterre : « C’est Louis XVI déterminé à tout souffrir parce que Charles 1er avait péri en ne voulant rien endurer ; c’est Charles X provoquant la révolution, parce qu’il avait eu sous les yeux la faiblesse de Louis XVI » (S1, 115). Le régime de Louis-Philippe sombrera, de même, parce que le roi était hanté par le souci d’échapper au destin de Charles X. « Le grand Frédéric » contribua, lui, à bouleverser le monde en accordant aux idées des Lumières, la caution de son influence, déclare Tocqueville dans L’Ancien Régime ; mais il ne mesurait pas les conséquences de ses prises de position et ne percevait même pas qu’il vivait dans un monde qui n’avait plus grand-chose de commun avec celui de Frédéric-Guillaume 1er, son père. Tocqueville évoque ici des thèmes qui seront abondamment développés par la sociologie ultérieure (…)

Selon Ernest May (1973), bien des grandes décisions politiques sont surtout inspirées par le souci de ne pas répéter les erreurs du passé (Roosevelt, à la fin de 2ème Guerre mondiale, soucieux qu’il était, pour régler le sort du Japon et de l’Allemagne, de ne pas commettre les mêmes erreurs que le Président Wilson à la fin de Première). Hayek a insisté à la suite de Tocqueville sur le fait que les déboires auxquels est exposée toute tentative de planification s’expliquent essentiellement par le fait que la connaissance ne peut dominer la complexité des processus sociaux. C’est pourquoi, à toute planification de la production, il faut préférer les ajustements spontanés du marché entre l’offre et la demande.

Croyant à la sélection rationnelle des idées, Tocqueville ne repousse en aucune façon la notion de progrès, Mais au vu de ses analyses sur les limites de la connaissance, il ne pouvait évidemment adhérer aux vues naïves des philosophes des Lumières sur le le progrès. Il ne pouvait notamment accepter que les « croyances dogmatiques » soient vouées à être remplacées par des croyances fondées sur la science. Les « croyances dogmatiques » – les croyances religieuses – sont appelées à céder la place plutôt à des opinions peu assurées, et à se combiner de façon plus ou moins éclectique avec des idées générales ; bref avec ce que nous appelons les idéologies, considérées à la longue comme des composantes normales de la politique dans les sociétés à régime démocratique. Car la politique ne peut se passer de slogans et d’idées générales au sens de Tocqueville.

Processus cumulatifs : le développement de l’égalité, 199

Le moment est venu de revenir sur le processus diachronique cumulatif qui domine toute la seconde Démocratie : l’affirmation de plus en plus grande de l’égalité ou du moins de la demande d’égalité au cours du temps. Ce déploiement continu de l’égalité a provoqué en lui, confesse Tocqueville, une « terreur religieuse ». D’où provient-il ?

A la fin de la seconde Démocratie, Tocqueville évoque à ce propos la main de Dieu et feint de ne pas en comprendre les desseins (DAII, 658). Pourquoi « l’Etre tout-puissant et éternel » veut-il cette égalisation ? On comprend toutes les réserves qu’il a rassemblées dans ce document : à côté des effets positifs (adoucissement des mœurs), l’égalisation entraîne des effets négatifs comme le développement du repli sur soi ou l’apparition d’une production culturelle superficielle et éventuellement vulgaire.

En fait, ce que Tocqueville ne comprend pas, c’est pourquoi il faudrait se féliciter de ces effets. Le fait que l’apparition de produits culturels de faible valeur soit un trait de la modernité n’entraîne pas ipso facto qu’on doive s’extasier devant eux. Il aurait sans doute refusé de placer sur un pied d’égalité Rembrandt et Baselitz ou Mozart et le rappeur Eminem. Car, toujours fidèle à son inspiration critique, Tocqueville refuse d’approuver sans juger. Il n’accepte pas que l’être et le devoir-être doivent nécessairement se recouvrir ; que ce qui est soit tenu comme forcément acceptable, voire admirable du seul fait qu’il est ; que le monde des faits et le monde des valeurs coïncident. Le non-conformisme lui paraît au contraire comme une posture indispensable pour l’observateur qui entend contribuer à la compréhension du monde.

En même temps, Tocqueville voit bien que le conformisme est la posture qu’il faut s’attendre le plus communément à observer de la part des intellectuels (des « écrivains », dit-il) dans les sociétés démocratiques. En effet, non seulement ils sont, eux aussi soumis à la tyrannie de l’opinion, mais ils sont exposés à la tentation de profiter des avantages qu’il peut y avoir à s’assurer du soutien du ‘pouvoir social’.

En dépit de ce qu’il cherche à laisser entendre, Tocqueville sait fort bien d’où provient la tendance constante à l’égalisation.

L’idée de l’égalité assume dans les Démocraties le rôle d’une « pensée mère » (DAI, 51) parce que cette idée reflète la demande de reconnaissance caractéristique de la nature humaine et aussi « le goût naturel et instinctif que tous les hommes ressentent pour le bien-être » (DAII, 516). Benjamin Constant avait employé des mots fort proches en 1796 : « L’égalité est une idée mère qui n’a jamais été tout à fait expulsée du cœur de l’homme ».

Dès que la situation, le contexte ou « l’état social » est favorable, un individu ou un groupe qui a l’impression de pouvoir améliorer sa position, son bien-être, ou encore la reconnaissance par autrui de sa dignité, cherche à en profiter : telle est la source du déploiement de l’égalité. Le même mécanisme tendant à se répéter indéfiniment, l’égalité est vouée à se développer. C’est en ce sens qu’on peut évoquer la Providence : les processus sociaux qui tendent vers un approfondissement constant de l’égalité ont leur cause ultime dans des désirs fondamentaux inscrits dans la nature humaine.

Dans la première Démocratie et à plusieurs reprises dans les œuvres qui suivent, Tocqueville explique que, dans le but de servir leurs intérêts propres tels qu’ils les voyaient, afin d’affirmer le pouvoir royal contre les nobles, les rois ont contribué à élever les bourgeois. « En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs » (DAI, 42). Louis XIV lui-même croit encore que la noblesse est son principal adversaire. La division des terres et l’enrichissement des bourgeois ont également contribué à élever la bourgeoisie au rang de la noblesse. Plus précisément, la politique royale et divers autres facteurs ont offert aux bourgeois toutes sortes d’occasions leur permettant d’accroître leur influence, leur bien-être et la reconnaissance des élites traditionnelles.

La classe ouvrière elle-même peut, dans bien des circonstances, chercher à améliorer sa situation, explique Tocqueville. En tout cas, dès qu’elle en a l’occasion, elle met en œuvre les moyens dont elle dispose pour le tenter. Selon la seconde Démocratie, l’ouvrier cherche à mettre son salaire au plus haut prix et il y parvient dans certains types d’entreprises. Les petits industriels ne peuvent facilement se liguer, avance Tocqueville ici : ils ne peuvent sérieusement envisager de s’unir pour défendre leurs intérêts communs, les coûts de la coordination étant trop élevés en raison de leur nombre et de leur dispersion…Anticipation très nette sur le théorème de Mancur Olson (1978).

La situation est différente s’agissant de la grande industrie. Ici, les dirigeants ont à un plus haut degré, selon Tocqueville, la capacité de comprimer les salaires. Il résulte de cette analyse que, « dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs » (DAII ;557).

Pas plus que Marx, Tocqueville n’a vraiment anticipé l’importance que devait prendre le phénomène du syndicalisme, bien qu’il évoque, dans les passages auxquels il est fait allusion ici, l’idée de l’association des intérêts. L’absence de ce paramètre rend sans aucun doute fragile le modèle qu’il propose. Mais il fournit une illustration parlante, même si elle est empiriquement contestable, du caractère non intentionnel des multiples mécanismes qui conduisent à l’approfondissement de l’égalité : selon les circonstances, les ouvriers ont à des degrés divers la capacité d’améliorer leur condition. Cette vue est assurément mieux confirmée sur le long terme que les prévisions de Marx.

Ainsi, de multiples mécanismes contribuent à l’affirmation constante de l’égalité. La vente des charges royales, explique L’Ancien Régime, a été généralisée dans le but d’équilibrer les dépenses de l’Etat. Or elle a eu pour effet d’offrir aux roturiers des occasions de s ‘enrichir et de s’élever socialement . Cette politique présentait des avantages pour le Trésor public, mais elle a rendu l’Etat dépendant de la bourgeoisie. Voyant dans la noblesse leur principal rival, les rois ont élevé les roturiers. Les ouvriers, eux aussi, agissent en vue d’améliorer leur condition, et dans bien des cas parviennent à rejoindre la classe à laquelle ils aspirent.

Il résulte de ces facteurs divers mais convergents un effet non intentionnel d’importance considérable, à savoir la formation d’une classe moyenne, à la fois de plus en plus vaste et dominante. On observe bien cette évolution dans la France d’Ancien Régime, et les Etats-Unis la font apparaître de façon particulièrement nette, explique Tocqueville. Les observations qu’il pouvait faire à ce sujet du temps de la monarchie de Juillet, au moment où il compose les deux Démocraties, ne pouvaient que confirmer à ses yeux l’importance de cette évolution.

De plus, sous l’effet du processus circulaire, comme l’égalité croît du fait du développement de la classe moyenne, la demande d’égalité augmente à son tour, favorisant en retour l’insistance de la demande d’égalité.

On est surpris du caractère nuancé de la théorie tocquevillienne de la « lutte des classes » lorsqu’on la compare à la théorie marxiste. On mesure surtout à quel point Tocqueville se montre, sur le thème des classes sociales, meilleur futurologue que Marx lui-même et aussi que tous ceux de ses successeurs qui, au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, étaient encore à rechercher cette « nouvelle classe ouvrière » porteuse de l’avenir des sociétés modernes. Meilleur analyste aussi que tous ceux qui, aujourd’hui même, continuent de voir les sociétés modernes comme divisées en classes antagonistes. Sans doute cette situation caractérise-t-elle encore certaines sociétés duales du monde occidental comme la société brésilienne ; certainement pas les sociétés occidentales modernes. Plus proche des faits que la théorie marxiste, la théorie tocquevillienne mériterait largement sa place au chapitre de la « lutte des classes », dans les manuels de sociologie ; ce qui n’est toujours pas le cas.

A l’origine du déploiement de l’égalité, on trouve donc un principe : le principe selon lequel l’être humain obéit à un souci primordial de dignité – de reconnaissance, pour parler comme Hegel – et de bien-être.

L’origine de l’évolution morale des sociétés , 202

Ainsi, par-delà les divergences dans le vocabulaire qu’ils emploient, Tocqueville et Durkheim placent à l’origine de l’évolution morale des sociétés un même principe : le souci présent chez tout individu de voir son autonomie et sa dignité reconnues et son bien-être s’améliorer. Bien entendu, le contenu des notions de « bien-être », de « dignité » et d’« autonomie » n’est pas déterminé une fois pour toutes. Au contraire, il est évolutif. Ces idées désignent en d’autres termes des idées directrices.

Comme dans la plupart de ses analyses Tocqueville affirme ici, une fois de plus, un principe essentiel, à savoir que les processus sociaux résultent toujours de l’effet combiné du hasard et de la nécessité. Nécessité, dans la mesure où ils sont toujours issus d’une cause profonde, inscrite dans la nature humaine. Hasard dans la mesure où les occasions qui permettent à tel groupe ou à tel individu d’améliorer sa position ne relèvent pas toujours, loin de là, de la nécessité.

Rien n’obligeait, encore une fois, Louis XVI à croire qu’il fallait prendre le contre-pied de la rigueur de Charles 1er. Mais, ce faisant, il a sans le vouloir contribué à déclencher la Révolution. Rien n’obligeait Louis XIV à à se lancer dans ds guerres interminables et coûteuses et, ce faisant, à mettre à mal les finances de la France. Il y avait sans doute d’autres réponses possibles au déficit des finances publiques que la création d’emplois vénaux, mais cette solution a été adoptée pour des raisons de facilité ? Ces processus ont entraîné des conséquences non recherchées d’une importance considérable, puisqu’ils ont profité de façon décisive à l’ascension de la bourgeoisie.

L’inévitable combinaison entre contingence et nécessité résulte aussi de ce qu’une demande potentielle n’existe qu’à partir du moment où apparaît un « novateur » qui la formule et qui l’exprime. L’idée de l’égalité de tous les hommes a de tout temps correspondu à la demande d’une multitude d’individus et de groupes. Cela résulte du fait que le désir de reconnaissance et de bien-être est inhérent à l’être humain. Mais cette demande reste virtuelle tant qu’elle était informulée : « Il fallut que Jésus-Christ vint sur la terre pour faire comprendre que tous les membres de l’espèce humaine étaient naturellement semblables et égaux » (DAII, 438). Bien sûr, ce message ne s’est pas inscrit aussitôt dans les faits, loin de là. Mais il n’a plus été oublié à partir du moment où il a été formulé dans des termes nin pas spéculatifs, mais symboliques et par suite compréhensibles par beaucoup.(…)

Après la remarque de Tocqueville sur le novateur Jésus-Christ, c’est Weber qui accorde une importance décisive au passage de l’Epître aux Galates où, pour la première fois selon lui, saint Paul affirme le principe de l’égale dignité de tout homme indépendamment de ses origines et de ses croyances. Ce message devait se révéler efficace parce qu’il est exprimé, fait remarquer Weber, non pas en des termes abstraits, mais à travers une anecdote mettant en scène deux figures centrales des débuts du christianisme : saint Paul réprimande vertement saint Pierre parce que celui-ci avait cru devoir s’écarter discrètement des Gentils avec lesquels il était attablé à l’arrivée d’un groupe de Juifs. De ce message date, déclare Weber, « la naissance de la notion de citoyenneté en Occident ». Quant à la réalisation de ce programme, elle est décrite par Weber comme ayant été affectée par des « forces historiques » en grande partie contingentes qui selon les cas sont venues la faciliter ou la contrecarrer.

A la différence de bien d’autres figures des sciences humaines, Tocqueville, Durkheim et Weber ne se sont pas égarés dans les théories niant l’existence la nature humaine et faisant de l’homme un produit intégral de son environnement, comme les marxistes et les culturalistes. Car comment comprendre le comportement d’individus appartenant à des cultures très différentes de la nôtre, si l’on doit prendre au pied de la lettre l’idée d’un conditionnement intégral de l’être humain par son milieu ? La notion même de « compréhension » suppose des processus cognitifs et des mécanismes affectifs transcendant les « cultures ».

Ces trois mêmes figures ne se sont pas davantage égarées dans les théories faisant de telle ou telle catégorie de besoins les ressorts principaux de l’être humain, qu’il s’agisse des besoins économiques comme le veut Marx, des besoins sexuels comme le veut Freud ou d’autres types de besoins comme le « besoin d’imitation » qui tend à redevenir plus ou moins régulièrement à la mode dans les sciences humaines lorsque la prééminence accordée aux besoins sexuels ou aux besoins économiques commence à se lasser.( …) On doit considérer que le contexte détermine l’existence d’occasions, mais non le comportement même des individus, lequel est l’effet de motivations et de raisons ; l’analyse doit prendre en compte les innovations, mais aussi voir qu’une innovation vraie est par nature imprévisible, et qu’elle est efficace seulement à la double condition de rencontrer une demande et de ne pas se heurter à un contexte défavorable.

Le réalisme dont se réclament Tocqueville et ses successeurs exclut une vision déterministe du devenir historique. Une approche scientifique du devenir historique implique donc non pas qu’on adhère au postulat du déterminisme, mais au contraire qu’on l’écarte. L’hypothèse du déterminisme est, en d’autres termes, non une condition du développement d’une « science politique nouvelle », mais un obstacle majeur à ce développement.

CONCLUSION

Dans le discours important qu’il prononce à la séance publique annuelle de L’Académie des sciences morales et politiques en date du 3 avril 1852, Tocqueville déclare qu’il n’a aucun doute sur le caractère scientifique des sciences morales et politiques. Elles sont capables, dit-il, d’énoncer des lois aussi solides que les sciences de la nature : « Le gouvernement ne peut pas plus faire que le salaire s’élève quand la demande de travail diminue, qu’on ne peut empêcher l’eau de se répandre du côté où penche le verre » (DASMP, 1225). Comme les sciences de la nature, les sciences morales et politiques ont le devoir de chercher à énoncer des lois conditionnelles.

Bien que la capacité de prédiction ne soit en aucune façon le trait distinctif des sciences en général, « il est d’autant plus remarquable que la méthodologie mise en œuvre par Tocqueville et que la théorie selon laquelle la demande d’égalité gouverne l’ensemble des processus sociaux lui aient permis d’identifier une multitude de tendances sociologiques lourdes des sociétés modernes. Il a pu ainsi anticiper et expliquer des phénomènes que nous observons plus d’un siècle et demi après lui : la constante prise de poids de l’Etat français, la difficulté de le réformer, la sécularisation des sociétés modernes, l’éclatement, la privatisation et la tendance à l’immanentisation des religions, l’affaiblissement des sources traditionnelles de l’autorité, le règne de l’opinion, la concurrence entre le ‘pouvoir social’ et le pouvoir politique, l’apparition d’une production culturelle superficielle, le succès de ces idées abstraites et générales que nous dénommons idéologies, le développement du relativisme et du scepticisme , l’adoucissement des mœurs, l’ « humanisation » des procédés de « contrôle social », le culte des droits de l’homme, le développement de l’individualisme ou le déploiement d’une vaste classe moyenne. Et la liste n’est pas close.

On comprend qu’en faisant résonner des vérités parfois désagréables, Tocqueville ait eu à payer, dans une certaine mesure, les vertus de liberté d’esprit et de franchise qu’il avait su exprimer : nombre de ses thèses ont été et restent mal acceptées par les ‘mondes de l’art ou ceux de la philosophie’, encore qu’un certain regain d’intérêt pour sa théorie politique soit perceptible aujourd’hui, (P. Manent, 2004, Tocqueville philosophe politique, Commentaire). »

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

3

LOIS SOCIOLOGIQUES

Lois conditionnelles, 85

5

Qu’est-ce que comprendre ?, 95

7

Les effets de l’égalité, 101

Le déclin culturel des sociétés modernes, 106

9

Les sociétés modernes en proie à l’idéologie, 113

10

La cruauté et le sentiment de l’honneur, 117

11

Mort de l’esclavage, 121

12

Poches aristocratiques dans les sociétés démocratiques, 123

13

Conditions de vie et mécontentement, 129

14

L’EVOLUTIONNISME DE TOCQUEVILLE

Le refus du culturalisme, 133

17

Rationalité instrumentale et rationalité axiologique, 141

19

Les valeurs conventionnelles ou rationnelles, 146

20

L’autorité dans les sociétés démocratiques et aristocratiques, 151

21

Tocqueville inventeur de la notion de type-idéal, 153

22

PROCESSUS SOCIAUX

Processus diachroniques, 161

25

Le pouvoir social, 167

27

La police des esprits, 175

28

Du politiquement correct, 181

30

Exception française, 182

31

Les nouvelles autorités, 187

Les voies du progrès, 189

32

Les limites de la connaissance, 196

33

Processus cumulatifs : le développement de l’égalité, 199

34

L’origine de l’évolution morale des sociétés, 202

37

CONCLUSION

41

TABLE DES MATIÈRES

43


Date de création : 11/12/2006 @ 17:42
Dernière modification : 17/02/2007 @ 15:15
Catégorie : Sociologie
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