PREAMBULE
 L’Islam n’a pas fini de préoccuper les nations de la terre entière, qu’il  s’agisse du Moyen-Orient , des continents africain et asiatique, des  états-nations d’Europe, jusqu’aux Etats-Unis. Les problèmes s’y posent en des  termes différents mais l’agressivité témoignée en tous lieux forme une certaine  relève aux hégémonies dont le XXème siècle a fait les frais, et quels  frais ! Les observateurs attentifs essaient de scruter les  fondements de ces nouveaux foyers de déstabilisation, pour lesquels  démocratisation est synonyme de perversion. Les uns se polarisent sur les  problèmes socio-économiques, d’autres sur les tentatives hégémoniques qui se  cachent derrière l’acquisition d’un arsenal nucléaire d’autres enfin sur le  phénomène religieux et le prosélytisme des ‘imams’. A ce propos, de peur  d’attiser les braises encore mal éteintes des conflits ancestraux, les religions  chrétiennes font preuve d’un certain angélisme. A entendre ceux qui, de tous  bords, prêchent l’apaisement, l’Islam est tout simplement la troisième en date  des religions monothéistes et, à ce titre, doit recevoir la considération des  deux premières. Pourtant, à voir la difficulté bien réelle qu’il y a sur le  terrain à se bien comprendre, il doit bien y avoir quelque part, quelque chose,  qui est loin d’être maîtrisé. 
 La lecture de l’œuvre philosophique de Franz Rosenzweig (L’Etoile de la  Rédemption)[1] qui vient d’être rééditée peut nous aider  à mettre en évidence les différences doctrinales entre le judéo-christianisme et  l’Islam. Il paraît nécessaire et urgent d’en faire le constat, hors de toutes  vues apologétiques et en préambule à toute confrontation. C’est la raison pour  laquelle nous nous proposons de passer en revue les six sujets relevés par  Rosenzweig, ceux où les priorités diffèrent le plus notablement.
  
 Premier sujet : La façon dont a été reçue la Révélation
 Les bases  idéologiques judéo-chrétiennes
 Inversion de la vitalité de Dieu en un ‘Commencement’
 « Dieu dit. C’est la deuxième étape. Ce n’est pas le  commence- ment. C’est déjà l’accomplissement, l’accomplissement à voix haute, du  commencement muet. C’est déjà le premier miracle. Le commencement, c’est Dieu  créa.
 Dieu créa. Voilà la nouveauté. Là se brise l’enveloppe du mystère. Tout ce  que nous savions jusqu’à présent de Dieu n’était que savoir d’un Dieu caché,  d’un Dieu qui se cachait, lui-même ainsi que sa vie, dans un domaine mythique  propre, une citadelle des dieux, une montagne des dieux, un ciel de Dieu. Ce  Dieu dont nous avions eu à connaître touchait à sa fin. Au contraire le Dieu  Créateur est au commencement[2]. 
 Au commencement. Ce qui semblait une fin, la vitalité de Dieu, s’inverse en  un commencement. Là encore, la naissance de Dieu hors du fondement, sa  création d’avant la Création, se manifestera comme la prédiction de sa  Révélation. Quelle est donc la différence entre promesse et  accomplissement. N’est-ce pas que celle-là reste sur place, achevée,  inébranlable, alors que celle-ci advient, ou mieux : intervient. De la promesse  à l’accomplissement, par conséquent rien n’est changé : le contenu de la  promesse et les phases de l’accomplissement sont une seule et même chose ;  seulement, ce qui était achevé s’est inversé pour devenir commencement. Mais par  là, les fragments qui contribuent à achever le contenu de l’achevé s’inversent  pour devenir la prédiction de l’événement qui surgit de cet achevé, redevenu  commencement. Comme on l’a déjà dit, cette inversion peut s’extérioriser  uniquement comme interversion des deux premiers mots-origine. Ce qui déboucha  comme Oui entra en scène comme Non, et inversement , de même qu’on déballe en  sens inverse de leur rangement les effets contenus dans une malle. Si triviale  qu’ apparaisse la comparaison, nous ne devons pas moins la prendre au sérieux.  Car si la naissance hors du fondement se dissocie en ces actes, et notamment  dans les deux premiers, ils ne se développent pas dialectiquement de sorte que  le second serait issu du premier ; le Non n’est pas l’‘antithèse’ du Oui ; au  contraire, le Non se tient dans la même immédiateté que le Oui face au Néant, et  pour sa confrontation avec le Oui, il ne présuppose pas le Oui lui-même, mais  uniquement le surgissement du Oui[3] hors du Néant. »
 Arbitraire et nécessité
  « La véritable idée de l’attribut qu’est la puissance implique celui de la  science. C’est précisément le cas de la formule : ‘le Créateur peut tout ce  qu’il veut , mais il ne veut que ce que son essence le contraint de vouloir’. En  implantant ainsi la puissance, comme un ‘attribut’, dans l’essence, on ne résout  pas seulement le problème, posé de manière scolastique, de son rapport à la  ‘science’, mais encore le problème authentique et enfoui dans l’idée de  Créateur : Dieu crée-t-il dans un acte arbitraire ou par nécessité ? Les deux  choses semblent inconciliables. Affirmer la première semble une exigence du  concept de perfection et d’absoluité appliqué à Dieu ; Dieu ne peut être  dépendant de rien, et a fortiori d’un besoin quelconque, qu’il soit  interne ou externe. Il est donc tout à fait impossible qu’il soit obligé de  créer ; il est possible qu’il se sente ‘solitaire’, comme le dit justement  Schiller du ‘Maître des mondes’ ; selon le mot du Coran, il faut qu’il soit  ‘riche sans le moindre monde’. Aussi l’idée de l’arbitraire absolu du Créateur  lors de la Création est-elle largement répandue, notamment dans la scolastique  arabe, mais aussi dans l’ancienne théologie chrétienne et juive.(…)
 Ce n’est pas dans l’œuvre créatrice du Créateur que réside l’arbitraire, non  pas en elle, mais avant elle, dans l’auto- structuration de Dieu qui précède son  acte créateur. La puissance du Créateur est attribut de l’essence, mais elle a  pris naissance dans l’arbitraire : celui-ci n’est pas attribut mais événement,  et il fait monter sa flamme perpétuellement renouvelée dans la poitrine de Dieu  avant la Création. Cette secrète auto-révélation de la liberté de Dieu avant la  Création, qui ne s’est éclairée, pour passer d’un arbitraire absolu à la  puissance pleine d’œuvres, que dans le choc avec le nécessaire destin de  l’essence divine, c’était la prédiction scellée, qui avec la puissance contenue  dans l’essence du Créateur entre dans un accomplissement visible. Il demeure  cependant que la puissance admirable du Créateur implique qu’elle soit  préfigurée dans le flamboyant arbitraire où le Créateur s’est lui-même rendu  vivant. L’arbitraire du Dieu caché repose sur le fondement de la  puissance créatrice du Dieu révélé, puissance qui se révèle dans une tranquille  vitalité. La puissance de Dieu s’extériorise avec une pure nécessité précisément  parce que dans son intime, elle est pur arbitraire, absolue liberté. En tant que  Dieu, ‘créé’, enfermé sur soi, ‘caché’, il pourrait s’abstenir de créer, si du  moins il pouvait comme tel sortir de soi et créer, chose qui n’est guère  évidente justement ; mais comme Dieu ‘révélé’, il ne peut que créer. » 
 L’Islam comme  religion de la raison
 « L’histoire universelle a fourni un contre-exemple  significatif de la connexion qui relie Révélation et Création : l’Islam. Mahomet  avait à sa disposition l’idée de Révélation, et il l’a recueillie comme on  recueille ce genre de choses, sans la produire à partir de ses présupposés. Le  Coran, c’est un ‘Talmud’ qui n’est pas fondé sur une ‘Ecriture’, c’est un  ‘Nouveau Testament’ sans l’Ancien. L’Islam n’a que la Révélation, et non  la prédiction. Aussi le miracle de la Révélation n’est-il pas ‘signe’ chez lui,  ce n’est pas une Révélation que la providence divine efficace dans la Création  soit un ‘dessein de salut’ : non, le Coran est un miracle par lui-même, un  miracle magique donc, et il acquiert une légitimité comme miracle non pas du  fait qu’il est prédit d’avance, mais qu’il est inexplicable ; c’est  pourquoi, jusqu’à nos jours, on voit la preuve du caractère divin du Coran dans  le fait qu’un livre d’une sagesse et d’une beauté si incomparables et si  admirables ne peut être sorti d’un cerveau humain ; au contraire, le Talmud et  le Nouveau Testament accréditent théoriquement leur origine divine par leur lien  avec l’‘ancien Testament’ : le Talmud affirme en être en son entier logiquement  déductible, le Nouveau Testament affirme posséder à son égard le caractère  plénier d’un accomplissement historique. Donc, lorsque Mahomet recueillit  extérieurement les concepts de la Révélation, il resta nécessairement enfoncé  dans le paganisme en ce qui concerne les concepts fondamentaux de la Création.  Car il ne reconnut point la connexion qui relie Révélation et Création.  
 Il ne pouvait donc lui venir à l’esprit que les concepts de  la Création — Dieu monde homme — ne se métamorphosent que par un retournement  interne, pour devenir, à partir de figures finies, les puissances qui font  jaillir la Révélation. Il les prit tels quels, achevés ; seulement, ce ne fut  pas, comme c’est le cas pour les concepts de la Révélation, en les tirant de la  foi en la Révélation, mais en les recueillant du monde païen. Et tels quels, il  les lança dans le mouvement qui mène de la Création à la Rédemption, en passant  par la Révélation. De prédictions en soi voilées, ils ne devinrent pas des  Révélations qui se manifestèrent au-dehors, leurs yeux fermés ne s’ouvrirent pas  pour jeter leur éclat ; au contraire, ils conservèrent leur regard tourné  au-dedans dans son mutisme, alors même qu’au-dehors ils le tournaient l’un vers  l’autre. Ce qui était Oui demeura Oui, ce qui était Non resta Non. Et dans ce  cas remarquable de plagiat historique, nous pouvons nous mettre sous les yeux —  et nous le ferons encore par la suite — à quoi devait nécessairement ressembler  une foi en la Révélation issue directement du paganisme, née pour ainsi dire  hors de la volonté de Dieu, sans le plan de sa providence, par une causalité  ‘purement naturelle’ par conséquent. En effet, l’essentiel dans une telle  survenue purement naturelle serait l’absence de retournement des ‘pré-signes’,  du renversement de la prédiction en signe, de la Création en Révélation : par là  seulement, la première se révèle comme le fondement de la Révélation, et la  seconde comme le renouvellement de la Création. En ce sens, l’Islam n’est ni  l’un ni l’autre, bien qu’il s’enorgueillisse avec tous deux tels qu’il les a  trouvés, d’une dignité dont il fait étalage.
 Comme nous l’avons déjà évoqué, le Créateur vu par  Mahomet est ‘riche sans le moindre monde’. Il est véritablement le Créateur qui  aurait pu s’abstenir de créer. Sa puissance s’avère être celle d’un despote  oriental : elle ne se manifeste pas dans l’accomplissement du nécessaire ni dans  l’autorité pour décréter la loi, mais dans la liberté pour commettre  l’arbitraire. Au contraire, chose très remarquable, notre théologie  rabbinique formule notre concept de la puissance créatrice de Dieu en posant la  question : Dieu a-t-il créé le monde en raison de sa justice, et non pas plutôt  par amour ? N’est-ce pas précisément dans la production et dans l’effectuation  du droit que se maintient la puissance que nous avons reconnue en propre au  Créateur, la puissance qui agit par une nécessité interne et qui effectue le  nécessaire ? L’antithèse évidente d’une telle puissance, c’est  l’arbitraire, qui fait ses preuves précisément en l’absence de cette contrainte  interne, dans la liberté toujours égale de faire le juste et l’injuste,  d’effectuer un acte ou de s’en abstenir. L’arbitraire ne connaît nulle  nécessité ; il ne pose pas ses opérations au-dehors comme une sorte de  nécessité égale surgie de soi avec une nécessité infinie : non, tout acte  singulier jaillit de l’humeur passagère de tel ou tel moment, uniquement lié à  ce moment et niant du même coup le moment qui vient de précéder, comme s’il se  refusait à créer, avec l’acte de ce moment, une sorte de précédent qui l’engage  pour le moment qui va suivre. Il n’éprouve son infinité qu’en accordant à tout  moment à venir la même liberté envers toutes choses qu’au moment présent. Jamais  il ne tendra le long du ciel, au-dessus de son œuvre, l’arc-en-ciel qui signe  son engagement à ne pas abroger les lois de son existence ‘aussi longtemps que  durera la terre’ ; pour l’arbitraire, créer et détruire reviennent au même ;  dans le même mouvement, il se glorifie des deux et il réclame de ses fidèles  qu’ils le vénèrent dans les deux ou plutôt : de le craindre également dans les  deux ; alors que le Dieu de la Révélation ne compare jamais directement son  jugement du monde à venir avec son œuvre créatrice, encore que ce jugement ne  soit pas non plus arbitraire ; au contraire, comme la Création elle-même, ce  jugement est suspendu à la nécessité que la Révélation a nouée. C’est ainsi que  l’action singulière de l’arbitraire jaillit du moment singulier, et dans ce  moment singulier, l’arbitraire se nie lui-même comme le principe de tous ses  autres moments, alors que l’acte de la puissance issue de l’essence est sortie  de l’essence, par une ample nécessité, pour être posée dans l’infini. Dans  l’Islam, comme tout acte arbitraire, l’acte créateur est rattaché sans médiation  à l’instant, et à l’instant exclusivement, et au sens qu’on vient d’expliciter,  c’est une autonégation pour le Créateur ; comme toute extériorisation de  l’essence due à une nécessité interne, l’acte créateur, selon la foi de la  Révélation, libère hors de soi une nécessité durable, et par conséquent le Oui  au monde du Créateur. Oui au monde…La Création est création du monde. » 
 Deuxième sujet : Le rapport entre le monde et le Créateur
 Les bases idéologiques  judéo-chrétiennes
 Le concept de providence universelle
 « Dans la Création par Dieu à l’aurore du monde, il n’est pas nécessaire que  le monde soit ‘devenu’ une Création ‘achevée’, mais avant tout, qu’il ne soit,  pour commencer rien d’autre que… créature. Ce qui du point de vue de Dieu est  Création ne peut signifier, vu de son côté, autre chose que l’irruption de la  conscience qu’il a d’être créature, de sa conscience d’être constamment créé.  Dans la Création, le monde structuré ouvrirait donc ses yeux pour reconnaître sa  condition créée. De son point de vue, être créé serait se-révéler comme  créature. Dans cette conscience d’être créature, donc dans la conscience de  n’avoir pas été créé un jour dans le passé, mais d’être constamment en situation  de créature, cette conscience est quelque chose d’absolument objectif, elle  n’est pas encore par exemple, une sorte d’événement immanent au monde mais  authentique Révélation, et donc événement qui rayonne par lui-même sur la  conscience du Créateur pour lui donner en fin de compte son ultime  détermination. La conscience du monde d’être créature, donc sa conscience d’être  constamment créé, et non d’avoir été créé, s’objective dans l’idée de providence  divine.
 Voici la démarche : le rapport que nous cherchons entre le monde et le  Créateur n’était pas, du côté du monde, le fait d’avoir été créé une fois pour  toutes ; c’était plutôt sa Révélation continue comme créature. Pour le monde, ce  n’est donc pas son entrée en scène comme Création, mais comme Révélation. Il  apparaîtra donc comme retournement du premier, et non du second acte de  structuration de soi au monde, il apparaîtra comme retournement de ce qui était  son essence durable. L’essence durable du monde structuré était l’Universel, ou  plus exactement le genre ; tout en étant lui-même universel, le genre contient  en soi l’individu, et même il ne cesse de le faire naître à partir de lui. Dans  le monde qui se révèle comme créature, cette essence durable se retourne pour  devenir une essence instantanée, ‘sans cesse renouvelée’ et cependant  universelle. (…) Pour le Créateur, les choses ne sont là que dans la connexion  universelle de tout l’être-là. C’est seulement ainsi qu’il ressaisit sa  Création, ‘chacune selon son espèce’. Mais cet universel n’est pas universel par  essence, c’est un universel qui se promeut momentanément dans le Non, comme le  montre cette saisie divine de l’être-là, qui ne se produit pas dans la Création  ayant eu lieu une fois pour toutes, mais momentanément : c’est une  providence universelle, certes, mais une providence qui se  renouvelle à chaque instant particulier, même le plus infinitésimal, pour tout  l’être-là, de sorte que Dieu ‘renouvelle de jour en jour l’œuvre du début’. En  ce sens, cette providence renouvelée tous les matins est ce qui est signifié  dans l’idée de la créature. » 
 L’Islam comme religion de la  nécessité
 « Une fois encore, on peut invoquer l’Islam à titre de contre-exemple. Là  encore, il introduit le concept issu du pré-monde, en l’occurrence celui de  l’être, dans l’ensemble du concept de la Révélation, sans opérer l’inversion  interne de son sens. L’être avait contribué à la structuration du monde, c’était  un être avec de multiples ramifications, et pourtant l’être, par essence en  repos, du logos mondain : l’Islam le désigne sans plus comme l’être du monde des  créatures. Son être n’est donc pas être-là, ce n’est pas l’être universel et,  malgré tout, seulement instantané et donc, comme totalité, en manque quotidien  de renouvellement : au contraire, dans un Oui essentiel, le monde expose  au-dehors son être et le dépose, comme marque de son être-créé, aux pieds de  Dieu. Dès lors, Allah a le choix sur la manière de faire régner sa  providence ; il peut l’avoir étendue une fois pour toutes à l’ensemble du monde,  et à toute chose singulière seulement dans la mesure où elle est incluse et  disposée dans cet ensemble d’une manière ou d’une autre. C’est l’idée du  Kismet[4], selon nos représentations habituelles.  Mais l’autre possibilité est encore plus remarquable, car elle se rapproche  davantage du concept véritable de providence, et du fait même elle s’en  distingue aussi de manière caractéristique…En effet, Allah est susceptible  de saisir directement même le singulier : n’est-il pas inclus dans  l’universel dont nous parlions ? Rappelons-nous : l’universel tel qu’il entra  dans le monde structuré, n’est pas universel sans plus, mais ‘concept’,  universel du particulier, principe de l’universel qui régit tous les  particuliers. Mais dans cet universel qui est de l’ordre de l’essence,  contrairement à la situation précédente, où il était de l’ordre de l’instant, le  particulier de même ne peut que cesser de l’être pour être de l’ordre de  l’essence. Un particulier qui est essentiel, par conséquent un particulier qui à  certains égards est un universel en miniature, un particulier qui, quoique  particulier, est cependant ‘toujours et partout’ pour autant qu’il tient à lui.  Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que seule une libération  créatrice, donc seule une ‘affirmation’ peut le susciter, et non pas la  régénération qui se nie elle-même. Aussi exige-t-on d’Allah qu’à tout  instant il crée toute chose singulière, exactement comme s’il était lui-même  l’universel. La providence réside donc dès lors dans la multiplicité infinie des  actes créateurs ponctuels : sans lien entre eux, ils ont chacun la portée d’une  Création tout entière. 
 Telle fut la doctrine de la philosophie orthodoxe qui a  dominé dans l’Islam. Sur le singulier tombe à tout instant et sans réserve  le choc de la puissance créatrice de Dieu. Il n’est pas à tout instant  ‘renouvelé’, il est à tout instant ‘créé’ de A à Z. Il est  incapable de se préserver de cette effroyable providence d’Allah, morcelée à  l’infini. L’idée du ‘renouvellement’ du monde sauvegarderait pour  l’individu son rapport à l’unique Création une et par là à l’unité de l’être-là,  précisément parce que cette idée ne ressaisit le singulier que dans l’ensemble ;  et elle fonde la providence sur la Création ; au contraire, la conception de la  providence dans l’Islam – de constantes interventions créatrices – détruit toute  possibilité d’une telle connexion ; là, la providence, comme événement de  renouvel- lement pour l’acte de Création, accomplit ce qui est déjà inauguré  dans la Création ; ici, elle est intervention de nature essentielle, en chaque  cas, dans la Création, malgré son aspect instantané, et elle représente une  concurrence permanente entre des actes créateurs et l’unité de la  Création ; c’est au fond une magie, dirigée par Dieu maître du  monde contre Dieu Créateur, et non pas un signe opéré par Dieu maître du monde  pour Dieu le Créateur. Malgré l’idée de l’unicité de Dieu, avancée avec  véhémence et superbe, l’Islam glisse de la sorte dans un paganisme moniste, si  l’on peut se permettre cette expression ; à tout instant, Dieu même est en  concurrence avec Dieu même, comme si l’on était dans le ciel bariolé des dieux  du polythéisme avec leurs conflits.
 Donc, pour résumer : l’Islam affirme la ‘providence particulière’, en  connexion immédiate avec la nature créée du monde. Par contre la vraie foi  n’affirme, en connexion avec la nature créée, que la providence universelle, et  elle renvoie l’idée de la providence ‘particulière’ au détour par la  Révélation, (qui finit d’ailleurs par rejoindre de nouveau la condition  créée puis- qu’elle mène jusqu’à la Rédemption). Avant tout, l’homme et le  rapport de Dieu à l’homme sont ainsi retirés du domaine de la Création dès le  concept même de Création, alors que dans l’Islam ce rapport est en apparence  totalement épanoui dans le concept de Création. Il est vrai que l’homme apparaît  comme créature parmi les créatures, et c’est comme créature qu’il est atteint  dans son être-là particulier par la providence qui s’adresse à tout être-là en  général ; cependant ce rapport qu’il entretient comme créature avec Dieu n’est  que ‘prédiction’. L’homme créé par Dieu est le présage de l’homme enfant de  Dieu. L’accomplissement est plus que la préparation, le signe excède le présage  – l’enfant excède la créature. Mais ne nous pressons pas d’anticiper. Nous avons  considéré les pôles de l’acte de Création, Dieu et le monde – dans leur effet  l’un sur l’autre, effet actif et passif : Dieu appelant le monde à l’existence  dans la sagesse de sa puissance créatrice, le monde qui à travers son existence  se révèle dans sa dimension créée face à la providence divine. »
 Troisième sujet : Les concepts de l’amour de Dieu
 Les bases idéologiques  judéo-chrétiennes
 L’amour de Dieu n’est pas attribut mais événement
 « ‘Dieu aime’ : c’est le présent le plus pur — s’il va  aimer ou même s’il a aimé, qu’en sait l’amour lui-même ? Il lui suffit de savoir  une chose : qu’il aime. Il ne s’étend pas davantage dans l’immensité de  l’infini, comme le fait l’attribut ; science et puissance sont omniscience et  toute-puissance ; l’amour n’est pas tout-amour ; la Révélation ne connaît pas de  père qui soit universel amour ; l’amour de Dieu est toujours totalement dans  l’instant et au point où il aime ; et c’est seulement dans l’infinitude du  temps, pas à pas, qu’il atteint chaque point après l’autre et remplit la  Révélation d’âme la totalité. L’amour de Dieu aime celui qui l’aime et là où il  aime ; nulle question n’a le droit de l’effleurer, car toute question aura un  jour sa réponse, dans la mesure où Dieu l’aime même lui, le questionneur qui se  croit délaissé par l ‘amour de Dieu. Dieu n’aime jamais que celui et ce qu’il  aime ; mais ce qui sépare son amour d’un ‘tout-amour’, c’est uniquement un  pas-encore ; c’est uniquement pas-encore que Dieu aime tout, en dehors de ce  qu’il aime déjà. »
 L’Islam comme  religion de l’humanité
 « Apparemment il y a donc une étroitesse dans le concept de  l’amour de Dieu tel que la foi le comprend : contrairement à la lumière, cet  amour ne rayonne pas dans toutes les directions, à l’instar d’un attribut  essentiel ; au contraire, dans une saisie mystérieuse, il s’empare d’individus –  hommes, peuples, temps, choses – et il est imprévisible dans cette saisie,  excepté pour l’unique certitude de saisir un jour même ce qui ne l’est pas  encore ; cette apparente étroitesse du cœur fait seule véritable- ment de  l’amour un amour, et c’est seulement ainsi, en se projetant entièrement en tout  instant, et peut-être, pour ce motif , en oubliant tout le reste, qu’il peut en  fin de compte saisir réellement tout ; s’il saisissait tout d’un seul coup, en  quoi diffèrerait-il de la Création ? Car la Création aussi a tout créé d’un seul  coup, devenant ainsi un passé perpétuel : un amour qui d’emblée aurait saisi  tout ne serait justement qu’un ‘d’emblée’, ne serait qu’un passé, et non pas ce  qui seul transforme l’amour en amour : le présent, un pur présent sans mélange.  
 Un tel passé détermine le concept du Révélateur de l’Islam. Exactement comme  pour le concept du Créateur dans le précédent livre, celui de Révélateur a  émergé sans médiation hors du Dieu vivant du mythe, sans l’inversion du Oui et  du Non que nous avons si souvent évoquée. De même qu’auparavant l’arbitraire du  Créateur ne se consolidait pas pour devenir une sagesse créatrice, de même la  Révélation demeure ici attribut divin, nécessité de l’essence divine ; l’instant  ne l’affecte pas ; elle ne devient pas une passion qui se renie elle-même ;  ainsi elle est proche de la Création, non pas de la Création d’après la notion  qu’en a l’Islam, qui est acte libre, acte non nécessaire issu de l’arbitraire  divin, mais de la Création selon le concept qu’en a la foi. C’est avec la même  nécessité, le même lien à l’essence, le même caractère d’attribut que cette  dernière, que l’Islam fait jaillir de Dieu la Révélation.
 L’essence d’Allah, c’est le ‘tout-amour’, qui ne s’offre point sans retour, à  tout instant, à l’amour ; non, il donne à l’humanité la Révélation comme un  cadeau objectif issu de soi. Le don n’est pas arbitraire : tout ce qui relève de  l’instant – ne serait-ce point là l’arbitraire ? – lui demeure étranger.  Dieu est le Miséricordieux, chaque sourate dans le Coran le répète ; la  Miséricorde est son attribut, elle jette les rayons de son essence sur tous les  hommes et sur tous les peuples. Le Coran écarte du concept de Dieu  l’idée de la préférence partisane, en faveur d’un peuple par exemple. A chaque  peuple, et pas seulement aux Arabes, Allah a envoyé un prophète ; chacun d’eux a  appris à son peuple la totalité de la vérité à croire ; cependant aujourd’hui,  cette vérité est encore réduite au silence ou fragmentaire chez la plupart des  peuples, et de cela il faut donc donner une explication ; mais celle-ci n’est  pas difficile à trouver ; les peuples n’ont tout simplement pas cru le  Prophète ; c’est leur faute s’ils n’ont pas gardé la Révélation ; Allah la leur  a donnée autant qu’au peuple de Mahomet aujourd’hui. Mais pour établir cette  fiction, il faut inventer des figures de prophètes dans le passé ainsi que leur  destin ; l’idée fondamentale l’exige : il faut qu’Allah se révèle ; c’est son  essence que d’être ‘miséricordieux’, et c’est ainsi qu’il s’est révélé. C’est  probablement ainsi qu’il faut traduire le mot du verset qui ouvre les sourates ;  il est extrait du corps vivant de la langue sainte où on peut l’employer aussi  bien pour les relations entre hommes et pour la relation de l’homme à Dieu que  pour la relation de Dieu à l’homme ; ici, il se limite au contraire au dernier  emploi nommé, spécifiquement théologique : il ne signifie plus l’amour en  général, mais uniquement un amour qui peut passer de Dieu à l’homme, et par  conséquent uniquement la miséricorde. Et cette Révélation est plénière dès le  début : à Adam déjà et à tous les prophètes qui ont suivi, Dieu a ordonné  l’‘Islam’ ! Les Patriarches, les Prophètes, Jésus : tous sont des ‘croyants’ au  sens plénier, théologique et reçu du mot. La préséance de Mahomet vient de ses  qualités personnelles, et non pas, entre autres, du fait qu’il aurait reçu la  plus grande quantité de l’amour divin ; le voyage à travers les sept ciels n’est  pas une preuve de la grâce divine, mais un acte miraculeux réalisé par le  prophète lui-même. L’abondance de cet amour ne croît plus ; une fois pour  toutes, en effet, il est voué au monde, il n’aug- mente pas en intensité. C’est  pourquoi, à ses yeux, tout ‘momentané’ est effacé, il laisse loin de soi toute  ‘position partisane’, mais également toute force aveugle, qui pourtant habite le  véritable amour. A l’inverse du Dieu de la foi, Allah ne pourrait dire en  face aux siens qu’il les a élus parmi tous les autres, au sein de leur péché, et  pour les obliger à répondre de leurs péchés. Que les manques de l’homme  éveillent plus puissamment l’amour de Dieu que les avantages de l’homme, voilà  pour l’Islam une idée impossible à ratifier, une idée absurde – et c’est  pourtant l’idée centrale de la foi : Allah a miséricorde de l’humaine faiblesse,  mais qu’il la préfère à la force, voilà une humilité divine étrangère au Dieu de  Mahomet. 
 Dans l’Islam, la Révélation n’est pas un événement vivant entre Dieu et  l’homme, un processus dans lequel Dieu lui-même entre jusqu’à totalement se nier  lui-même, s’offrir lui-même. Dans l’Islam, la Révélation est un don posé  librement, un don que Dieu met dans la main de l’homme ; on peut en voir comme  un signe dans la Révélation qui d’entrée de jeu est ici ce qui dans la foi n’est  que progressif et jamais totalement achevé : un Livre. La première parole de  Révélation à Mahomet, c’est : ‘Lis’ ! Il lui est indiqué la page d’un livre,  c’est un livre que lui apporte l’archange dans la nuit de la Révélation.  Plus ancien et plus saint que la parole écrite est, aux yeux du judaïsme  l’enseignement oral, et Jésus n’a pas laissé aux siens une seule parole écrite ;  l’Islam est religion du Livre dès le premier instant. Le Livre envoyé du  ciel…Peut-il y avoir détournement plus plénier de la représentation qui veut que  Dieu lui-même ‘descende’, qu’il s’offre lui-même à l’homme, qu’il s’abandonne à  lui ? Ici il trône dans son ciel suprême et il offre à l’homme…un  livre. » 
 Quatrième sujet : Les concepts de l’abandon à Dieu
 Les bases idéologiques  judéo-chrétiennes
 La fidélité pour vivre durablement l’amour de Dieu
 « Parce que l’âme le retient, Dieu se laisse retenir par elle. Aussi  l’attribut de la fidélité lui donne-t-il la force de vivre durablement dans  l’amour de Dieu. Et de même, il sort de l’aimé une force, non pas une force  d’impulsions sans cesse nouvelles, mais l’éclat silencieux d’un immense Oui, où  l’amour de l’amant qui ne cesse de se dénier, trouve ce qu’il ne saurait trouver  en soi-même : affirmation et durée. L’amour fidèle de l’aimée acquiesce à  l’amour de l’amant, enchaîné à l’instant, et le renforce jusqu’à en faire un  amour durable. Voilà la contrepartie de l’amour : la foi es l’aimée en l’amant.  La foi de l’âme témoigne, dans sa fidélité de l’amour de Dieu, et elle lui donne  un être durable. Si vous témoignez de moi, alors je serai Dieu, autrement non –  voilà les mots que le maître de la kabbale met dans la bouche du Dieu de  l’amour. L’amant qui s’aban- donne dans l’amour est recréé dans la fidélité de  l’aimée, et désormais, c’est pour toujours. Le ‘pour l’éternité’, que l’âme  ressent en son sein lors des premiers frissons dus à l’amour de l’amant, n’est  point duperie, il ne reste pas enclos en elle ; il s’avère être une force  vivante et créatrice en arrachant l’amour de l’amant lui-même à l’instant pour  le…rendre éternel. L’âme est silencieuse dans l’amour de Dieu comme un enfant  dans les bras de sa mère, et désormais elle peut aller au plus loin de la mer et  aux portes de la tombe – elle demeure toujours auprès de Lui. »
 L’Islam comme religion de  l’acte
 « Ce silence de l’âme, dans sa fidélité née de la nuit du défi, c’est le  grand mystère de la foi, et une fois encore, l’Islam apparaît comme la reprise  extérieure, non comprise, de ces notions ; une fois encore, il les possède  toutes – hormis la conversion interne, et une fois encore il ne les possède pas  du tout. Déjà, qu’‘islam’ signifie ‘abandon à Dieu’ est, selon Goethe, une  traduction trompeuse. Islam ne signifie pas être abandonné à Dieu, mais  s’abandonner à Dieu, se résigner. Le radical simple du mot dans la langue sainte  désigne la paix silencieuse, la paix de Dieu qui est là ; dans ‘islam’ la  syllabe antécédente trans- forme le mot comme un causatif, un faire, une  initiative, un acte. Le résigne-toi de l’Islam n’aboutit pas au  ‘silence’ !, il s’enfonce au contraire toujours plus profondément dans la  résignation, qu’il faut à chaque instant renouveler. Aussi l’humilité de l’homme  à qui survient la Révélation conserve-t-elle dans l’Islam le présage du défi  inhérent au Soi, le Non qui à chaque instant se dénie lui-même. ‘Islam’ n’est  pas une attitude permanente de l’âme, mais une suite ininterrompue de devoirs à  remplir. Et les choses ne sont pas telles que ces devoirs à remplir  soient compris, dans une certaine mesure, en un sens seulement symboliques,  précisément comme signe et expression de l’état où se trouve l’âme satisfaite,  ou comme moyen de l’atteindre : non pas, ils sont estimés en eux-mêmes et  ils sont aussi, plus ou moins, d’une rationalité telle qu’une telle estimation  puisse avoir lieu immédiatement et sans difficultés. C’est ainsi que l’Islam en  arrive explicitement à une éthique de la performance. Aux actes éthiques  singuliers, on évalue le degré d’abandon à Dieu exigible pour les accomplir.  Plus difficile est l’acte, plus il est estimé, car d’autant plus grand est  l’abandon à Dieu exigé pour le réaliser.
 Au contraire, pour la foi, l’acte éthique singulier est proprement sans  valeur et on peut tout au plus y voir le signe d’une attitude globale d’humble  crainte devant Dieu. C’est l’âme elle-même qui est ici l’objet  d’estimation, c’est l’authenticité de sa foi, la force de son espérance, et non  l’acte individuel. Il n’y a pas des tâches lourdes et des tâches légères. Toutes  sont également lourdes ou également légères, car toutes ne sont que symboliques.  Dans l’estimation qu’il fait de la difficulté de la performance individuelle,  l’Islam devient ainsi involontaire- ment héritier de l’éthique régnant dans le  paganisme finissant, l’héritier du stoïcisme, tout en étant par ailleurs un  précurseur de l’éthique néo-païenne de la virtus, qui continue de  survivre de nos jours. Chez Gazâli, le grand réformateur de l’Islam, on trouve  un débat extrêmement caractéristique, dans lequel tout ce rapport ainsi que ces  points de comparaison historiques sautent aux yeux. A la pureté de Jésus, il  oppose la sensualité de Mahomet, et l’éloge de son prophète l’emporte sur celui  des Nazaréens : il s’avérerait pas là que Mahomet est le plus grand ; car sa  ferveur envers Dieu aurait été assez grande pour s’élever au-dessus de la  satisfaction de ses pulsions ; à cette satisfaction, le prophète des Nazaréens  aurait été obligé de renoncer parce que sa piété n’a pas brûlé d’un feu assez  vif pour ne pas s’y éteindre. C’est ainsi que dans l’Islam, le plus intime, la  piété elle-même, l’aune à quoi il faudrait mesurer toute réalisation, si c’était  possible à l’homme, tout cela est entrevu sous le point de vue de la performance  et mesuré à l’aune des obstacles surmontés. 
 Voilà l’homme qui dans l’Islam se tient devant l’amour de Dieu. Il  n’accueille pas dans le silence, au contraire, il se presse d’accomplir des  œuvres toujours nouvelles. Mais même l’amour de Dieu n’était pas ici  amour au sens propre, c’était un immense jaillissement de la Révélation dans  toutes les directions. C’est ainsi que l’Islam connaît aussi peu un Dieu aimant  qu’une âme aimée. La Révélation de Dieu se fait dans une paisible expansion,  l’accueil par l’homme a lieu dans la pression orageuse et inquiète de l’acte ;  s’il fallait parler d’amour ici, il faudrait que Dieu soit l’âme et l’homme  l’amant ; mais alors on aurait réduit à néant le sens de la Révélation qui va de  Dieu à l’homme. Et de fait, dans l’Islam, c’est proprement l’homme qui finit par  produire la Révélation, dans sa situation de besoin dont Dieu a ‘miséricorde’.  Mais la miséricorde n’est pas l’amour. De même qu’il confond le Révélateur  et le Créateur, l’Islam mêle l’âme aimée et la créature qui est en manque. Là  encore, il demeure collé aux figures inchangées léguées par le monde païen, et  il croit pouvoir les mettre en mouvement telles quelles, grâce au  concept de Révélation. Mahomet était fier d’avoir rendu facile la foi à ses  adeptes. Il l’a rendue trop facile. Il croyait pouvoir s’épargner, à lui-même et  aux siens, l’inversion intérieure. Il ignorait que toute Révélation commence par  un grand Non. La conversion que subissent tous les concepts du pré-monde en  entrant dans la lumière du monde réel, ce n’est rien d’autre que ce Non. De même  que la Création est sous le signe du Oui, la Révélation est sous celui du Non.  Son mot-origine, c’est Non. Mais son premier mot sonore, son ‘mot-radical’,  s’appelle Je[5]. » 
 Cinquième sujet : L’impérieux et permanent devoir
 Les bases idéologiques  judéo-chrétiennes
 Le commandement de l’amour
 « A l’inverse de la loi morale, purement formelle par nécessité, et donc pas  seulement ambivalente, mais équivoque à l’infini quant au contenu, le  commandement de l’amour est univoque dans son contenu, et pour cet amour qui  jaillit de la liberté orientée du caractère, il a besoin d’un présupposé situé  au-delà de la liberté : fac quod jubes et jube quod vis[6] – Dieu ‘ordonne ce qu’il veut’ ; mais parce que le contenu  de l’ordre est d’aimer, il faut que le ‘déjà fait’ divin précède ce qu’il  ordonne. Seule l’âme aimée de Dieu peut accueillir le commandement de l’amour  pour l’accomplir. Il faut d’abord que Dieu soit tourné vers l’homme avant que  l’homme puisse se convertir à la volonté de Dieu.
 Or, cet accomplissement de l’amour de Dieu dans le monde  n’est pas un acte singulier, mais toute une série d’actes ; l’amour du prochain  ne cesse de resurgir à neuf ; c’est un permanent recommencement au départ ; il  ne se laisse déconcerter par ‘aucune déception’ ; au contraire même : il a  besoin de déceptions pour ne pas se rouiller, pour ne pas se figer en acte  schématique organisé et ne pas cesser de sourdre dans sa fraîcheur. Il doit  éviter d’avoir un passé et n’avoir pas en soi une volonté pour l’avenir, un  ‘but’ ; il faut qu’il soit acte de l’amour totalement perdu dans  l’instant. »
 L’Islam comme religion du  devoir
 Le concept de la voie d’Allah
 « Le concept de la voie d’Allah est tout autre chose que les voies de Dieu.  Les voies de Dieu sont un règne des décrets divins loin au-dessus des évènements  humains. Au contraire, marcher sur la voie d’Allah signifie, au sens le  plus strict, répandre l’Islam grâce à la guerre sainte. Dans le  cheminement obéissant qui parcourt cette voie, en prenant sur soi les risques  qui y sont liés, en suivant les lois prescrites à l’avance à cet effet, la piété  du musulman trouve sa voie dans le monde . La voie d’Allah n’est pas élevée  au-dessus du chemin de l’homme autant que le sont les cieux au-dessus de la  terre, au contraire, le chemin d’Allah signifie sans médiation le chemin de ses  fidèles.
 C’est un chemin d’obéissance. Voilà qui le distingue plus que son  contenu de l’amour du prochain. La guerre sainte peut et doit être menée  de manière purement ‘humaine’ ; les prescriptions de Mahomet ainsi que le droit  de la guerre et de la conquête qui s’est formé sur la base de ces prescriptions  dépassent dans cette perspective, et de loin, les usages contemporains, y  compris chrétiens, en matière de guerre ; à certains égards, l’Islam a exigé et  exercé la ‘tolérance’ bien avant que l’Europe chrétienne découvre ce concept. Et  de l’autre côté, l’amour du prochain a pu conduire à des conséquences qui  étaient non pas des perversions, mais des développements légitimes, et qui  pourtant à première vue n’entrent absolument pas dans le cadre de cet amour,  ainsi la guerre sainte et l’Inquisition. La différence n’est donc pas dans  le contenu. Elle réside uniquement dans la forme interne, qui sur la voie  d’Allah est l’obéissance de la volonté à la prescription fondée une fois pou  toutes, alors que dans l’amour du prochain, c’est la rupture sans cesse  recommencée de la forme durable du caractère par l’irruption toujours  surprenante de l’acte d’amour. En quoi cet acte consiste dans le cas  particulier, voilà ce qu’il est impossible de dire d’avance , pour cette raison  précisément : il faut qu’il soit surprenant ; s’il était possible de l’indiquer  d’avance, ce ne serait pas un acte d’amour. 
 L’Islam a pour modèle une telle image exacte et positive, qui dit comment le  monde doit être transformé grâce au parcours du chemin d’Allah ; c’est justement  là que son œuvre dans le monde s’avère être pire obéissance à une loi une fois  pour toutes imposée à la volonté. Les commandements de Dieu, du moins ceux de la  ‘deuxième Table’ qui spécifie l ‘amour du prochain, ont sans exception la  forme : ‘Tu ne dois pas’. Ils sont susceptibles de revêtir l’habit de la loi  uniquement sous forme d’interdits, uniquement comme jalons délimitant ce qui  n’est absolument pas conciliable avec l’amour du prochain ; leur caractère  positif, leur ‘tu dois’, entre exclusivement dans la forme du commandement  unique et général de l’amour. Les commandements qui sont revêtus du manteau des  lois positives concernent en majorité des lois du culte, du langage gestuel où  s’exprime l’amour envers Dieu, donc des réalisations de la ‘première Table’.  L’œuvre profane, et avant tout l’œuvre la plus haute, c’est un amour totalement  libre et imprévisible ; dans l’Islam par contre, c’est l’obéissance à une loi  une fois pour toutes décrétée. De même, le droit islamique cherche partout  à remonter à des déclarations immédiatement issues du fondateur, et développe,  pour cette raison justement, une méthode strictement historique, alors que le  Talmud comme le Droit canon tentent d’établir leurs propositions non pas en  recourant au constat historique, mais par une déduction logique. Car la  déduction donne justement le pas au présent sur le passé ; inconsciemment, en  effet, la déduction est déterminée par le point où elle aboutit, et c’est cela  le présent, alors qu’à l’inverse le constat rend le présent dépendant du passé.  C’est ainsi que même dans le monde apparemment pur du droit, on peut encore  reconnaître la différence entre commandement d’amour et obéissance à la loi.  
 Mais dans l’exercice de l’obéissance, qui est l’œuvre profane de l’Islam, son  concept de l’homme finit par apparaître en toute clarté. Le présupposé de  l’œuvre profane dans l’obéissance, c’est l’‘islam’, l’abandon de l’âme à la  volonté de Dieu, un abandon toujours recommencé, toujours laborieux et pénible.  Cet abandon est un, et même, c’est l’unique acte de la liberté que l’Islam  connaisse, et c’est pourquoi il tire à juste titre son nom de cet acte ; mais  cet abandon n’est pas à l’origine de l’œuvre profane – elle repose elle aussi  sur le caractère, sur le caractère décidé à obéir. Ce n’est pas l’origine de  l’œuvre profane qui réside là, mais son présupposé. Le rapport au monde et à  Dieu, d’où découle l’image de l’homme dans son ensemble, a dans l’Islam les  signes précurseurs exactement inverses de la vraie foi ; aussi le résultat  est-il en contradiction directe avec cette dernière. Dans l’Islam,  l’obéissance sans condition pour l’œuvre profane procède du libre abandon de  l’âme à Dieu, un abandon qu’il s’agit de reconquérir sans cesse de haute  lutte.
 Dans la sphère de la Révélation, de l’entrée simultanément humble et  fière de l’âme dans la paix de l ‘amour divin, une entrée qui a eu lieu une fois  pour toutes, procède l’acte d’amour toujours soudain, toujours  surprenant. Au saint et à la forme paradoxale de sa piété, qui trompant  et dépassant toute attente se moque de toute imitation, l’Islam substitue donc  la vie tout simplement exemplaire de l’homme pieux. Toute figure de saint  a ses traits absolument personnels : à la figure des saints appartient  la légende des saints. Dans l’Islam, on ne raconte rien sur les saints ;  on honore leur mémoire, mais cette mémoire est sans contenu, c’est seulement la  mémoire d’une piété en général. Cette piété qui simplement obéit est  fondée sur une libre auto-négation, péniblement reconquise à tout  moment : il est remarquable qu’elle trouve une fois encore son exact  correspondant dans la piété profane qui s’insère librement dans la loi générale,  comme ont essayé de le développer pour leur part, aux temps modernes, l’éthique  kantienne et ses épigones, par exemple, et même la conscience commune en  général, à l’encontre de l’immense et imprévisible surabondance du saint. » 
 Sixième sujet : La croissance du Royaume
 Les bases idéologiques  judéo-chrétiennes
 Le Royaume, la vitalisation de l’être-là, survient dès le début, il est  toujours en train de venir
 « Le monde est déterminé dès le commencement à devenir vivant. Comme pour  devenir signe distinctif de cette détermination, le commencement de l’organique  se perd dans la brume du passé, et même sur le chemin qui mène à sa fin, il est  impossible à ressaisir. Mais ce qui vit ainsi de toute éternité, ce ne sont  jamais que des centres de la vie. Il faut donc que la part de vitalité  grandisse, il le faut de par une nécessité intérieure ; cette nécessité aussi  est de toute éternité. Car si le monde n’est pas créé comme un monde achevé dès  le commencement, il l’est avec la détermination de devoir l’être. L’avenir de  son achève- ment est créé comme avenir en même temps que lui. Ou bien, pour ne  parler que de la part qui revient au monde et sur laquelle repose l’achèvement  (en effet, l’être-là n’a qu’à se renouveler constamment et non à s’achever) : le  Royaume, la vitalisation de l’être-là survient dès le début, il est toujours en  train de venir. Aussi sa croissance est-elle nécessaire. Il est toujours à venir  – mais à venir, il l’est toujours. Il est toujours tout aussi présent qu’à  venir. Une fois pour toutes, il n‘est pas encore là. Il vient éternellement.  L’éternité n’est pas un temps très long, mais un demain qui pourrait aussi bien  être aujourd’hui. L’éternité est un avenir, qui sans cesser d’être avenir, est  néanmoins présent. L’éternité est un aujourd’hui qui est cependant conscient  d’être plus qu’aujourd’hui. Et dire que le Royaume advient éternellement, cela  signifie que sa croissance est sans doute nécessaire, mais que le rythme  temporaire de cette croissance n’est pas défini ou plus exactement : que la  croissance n’a aucun rapport avec le temps. Un être-là qui est une fois entré  dans le Royaume ne peut retomber en dehors, il est devenu sous le signe du  une-fois-pour-toutes, il est devenu éternel.(…)
 Pour devenir manifeste, le monde exige donc, en plus de sa croissance  interne, de cette croissance précaire de la vie qui n’est jamais sûre de sa  durée, un effet venu de l’extérieur. Les effets de cette opération traversent sa  vitalité dans l’œuvre de la Rédemption[7]. » 
 L’Islam comme religion du  progrès
 « A ce stade, nous jetons un dernier regard comparatif sur l’Islam. Et une  fois encore, le concept de vie qui est à la base de l’idée du Royaume en  retirera davantage de clarté. L’Islam aussi fait du monde dans son individualité  l’objet de la Rédemption. La voie d’Allah conduit le croyant au sein des peuples  réels d’époques réelles. Mais comment sont pensés ici ces peuples et ces  époques ? Dans le Royaume [de Dieu] ils surgissent croissant en vie de façon  continue mais imprévisible ; on ne saurait dire avec certitude si un peuple, une  époque, un événement, un homme, une œuvre, une institution, arriveront  réellement à une vie immortelle ; nul ne le sait ; mais un accroissement de vie,  même si ce n’est point de vie éternelle, est signifié par la figure même qui  cependant finira par être de nouveau engloutie à la fin. Car la figure aussi  demeure dans le souvenir, ainsi que dans des œuvres qui finiront par entrer un  jour, quelque part, dans le Royaume. 
 Dans l’Islam, en revanche, toute individualité profane demeure sous son signe  du pré-monde, sous le Non. Elle est toujours neuve, elle ne croît pas  progressivement. Là, toute époque est en réalité immédiatement rapportée à Dieu,  et pas seulement toute époque, mais toute individualité en général. Aussi  depuis l’Antiquité, est-ce sur le sol de l’Islam, une fois encore, qu’est né le  premier intérêt réel pour l’histoire au sens moderne, un intérêt  très proprement scientifique,  sans l’arrière-plan d’une ‘philosophie de l’histoire’. Dans le  monde chrétien, l’intérêt pour cet arrière-plan prévalait, et l’aspiration à  rendre visible aux yeux de l’homme l’action de Dieu dans l’histoire grâce à la  croissance de son Royaume déterminait la présentation de l’histoire ; et  malgré les déceptions dues à la marche des évènements, qui ne cesse d’apprendre  que la voie de Dieu est impénétrable, cette aspiration ne cesse et ne cessera de  soutenir la présentation chrétienne de l’histoire. Face à cette croissance  du Royaume, qui se produit par une nécessité interne, l’Islam développe une  doctrine tout à fait caractéristique, la doctrine des Imams. Chaque époque,  chaque ‘siècle’ depuis Mahomet possède son Imam, son chef spirituel ; il guidera  la foi de son époque sur le juste chemin. Les époques ne sont donc pas du tout  rapportées l’une à l’autre : il n’y a aucune croissance de l’une à l’autre, pas  d’‘esprit’ qui les traverse toutes et les relie pour en faire une unité,  et en dehors du recours à la doctrine héritée provenant encore du prophète  lui-même, il reste à ces époques, là où cette doctrine laisse en plan les  exigences du temps, le refuge dans le consensus de la collectivité vivante –  dans l’‘ijma’ : ‘Jamais ma communauté ne communiera dans l’erreur’, aurait  promis Mahomet. Ce consensus est une fois de plus quelque chose de totalement  contemporain, impossible à comparer, ou même totalement opposé à l’idée de  l’Eglise infaillible : celle-ci n’est infaillible qu’en tant que gardienne  vivante de la doctrine reçue ; et il est tout aussi opposé au concept rabbinique  d’enseignement oral qui attribue au décret actuel, obtenu par une déduction  purement logique, une origine immédiate dans la Révélation du Sinaï elle-même.  Mais ce qui ressort clairement de cette doctrine de l’‘ijma’, comme de celle de  l’Imam, c’est l’analogie frappante avec la conception spécifiquement moderne du  ‘progrès’ dans l’histoire et de la position du ‘grand homme’ en elle.
 Dans cette analogie, l’essentiel est cependant que par rapport à la  croissance du Royaume, nécessaire et pourtant imprévisible en raison de la  collaboration de l’‘autre’ que nous avons évoquée, l’idée de l’avenir est  empoisonnée à la racine. Car au futur appartient en priorité l’anticipation, le  fait qu’à tout instant il faille attendre la fin. C’est seulement ainsi qu’il  devient le temps de l’éternité. En effet, de même que les temps en général se  distinguent l’un de l’autre par leur rapport au présent, de même l’instant  présent, qui avait recueilli du passé le don de la permanence, de la durée, qui  en tout temps avait reçu du présent lui-même l’être, cet instant présent ne  reçoit qu’ici le don de l’éternité. Que chaque instant puisse être le dernier le  rend éternel. Et justement, que chaque instant puisse être le dernier en fait  l’origine de l’avenir, comme d’une série dont chaque membre est anticipé par le  premier.
 Cependant, cette idée de l’avenir, ce fait que le ‘Royaume est au  milieu de vous’, qu’il vient ‘aujourd’hui’, cette éternisation de l’instant,  tout cela s’efface dans le concept islamique comme dans le concept moderne des  époques du temps. Là les époques représentent certes une série infinie,  mais infini ne veut pas dire éternel, infini veut seulement dire ‘toujours’.  Dans le concept islamique du temps tel qu’il est développé dans la  doctrine de l’Imam et dans la notion d’‘ijma’, la suite des temps est étirée  dans l’indifférence sans fin d’une succession : de la sorte, même si  chaque membre singulier de la succession est tout à fait instantané, leur somme,  lorsqu’on la fait, ressemblerait davantage à un passé qu’à un avenir. Que chaque  époque soit dans le même rapport immédiat à Dieu, n’est-ce pas aussi,  précisément, le pensée du pur historien, qui s’est effacé jusqu’à devenir le  simple instrument de la connaissance du passé ? Et dans l’idée de progrès, il  semble certes, de prime abord, qu’au moins la connexion, la croissance, la  nécessité soient vivantes, exactement comme dans l’idée du Royaume de Dieu. Mais  très vite, elle trahit son essence intime à travers le concept de l’infinitude ;  si l’on parle aussi d’un progrès ‘éternel’ – en vérité, on ne vise jamais qu’un  progrès ‘infini’, un progrès qui ne cesse de progresser plus loin et dont chaque  instant a la certitude assurée que son tour viendra, que donc qu’il peut être  aussi sûr de son advenue qu’un instant passé d’avoir été déjà là. Rien ne heurte  donc davantage cette authentique idée du progrès que la possibilité que le ‘but  idéal’ pourrait et devrait peut-être bien se réaliser dès l’instant qui vient,  et même à l’instant-ci. Voilà précisément le schiboleth auquel on peut  distinguer l’adorateur authentique du progrès et le croyant du Royaume, qui  emploie le mot ‘progrès’ uniquement pour parler le langage du temps, et qui en  réalité pense au Royaume : est-ce qu’il se défend ou non contre la perspective  et le devoir d’anticiper le ‘but’ dans l’instant qui vient ? Sans cette  anticipation de la pression interne pour la réaliser, sans ‘le désir de faire  survenir le Messie avant son temps’ et la tentation de ‘faire violence au  Royaume des cieux’, le futur n’est pas un futur, mais seulement un passé étiré  sur une longueur infinie, un passé projeté vers l’avant. Car sans anticipation,  l’instant n’est pas éternel, mais quelque chose qui se traîne interminablement  sur la longue route stratégique du temps. »