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Sociologie - Une sociologie délivrée de l'héritage bourdieusien
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UNE SOCIOLOGIE DÉLIVRÉE DE LHÉRITAGE BOURDIEUSIEN
Des valeurs, une approche sociologique (Nathalie Heinrich)Titulaire d'un doctorat de l'EHESS après avoir effectué une thèse sous la direction de Pierre Bourdieu, Nathalie HEINICH est sociologue, spécialiste de l'art contemporain. Elle a publié chez Galllimard, (2017), cet essai fouillé sur la formation des jugements de valeurs dans nos démocraties libérales. Ce livre lui a valu le prix Pétrarque de l'essai France Culture- Le Monde 2017. Par Eugénie Bastié publié le 04/08 FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Des valeurs, une approche sociologique, Nathalie HEINICH a accordé un entretien-fleuve au Figaro, où elle défend une conception de la sociologie délivrée de l'héritage bourdieusien, devenu un mantra idéologique. FIGAROVOX.- Vous consacrez un essai roboratif à la notion de « valeur ». « Peu de termes sont aussi polysémiques que le mot valeur », écrivez-vous, remarquant que le terme est employé aussi bien en économie qu'en mathématiques et en politique. Comment définir la notion de «valeur»?
Nathalie HEINICH.- J'ai tenté de comprendre ce que les gens entendent lorsqu'ils parlent de « valeur » ou de « valeurs », et j'ai mis en évidence trois sens assez différents. Le premier sens, au singulier (« la valeur »), renvoie à la grandeur, à l'importance, au mérite d'une chose, d'une personne, d'une action, d'un état du monde: ce que cela «vaut», quel « prix » on peut lui accorder et «la valeur» est d'ailleurs souvent confondue avec le prix au sens monétaire, notamment dans l'approche économique de la notion de valeur, très riche mais réductrice au regard de ses usages effectifs. Comment expliquer l'omniprésence du mot «valeur» dans le débat public? Lorsqu'on parle aujourd'hui de «valeurs» dans le domaine politique, c'est de façon souvent ambiguë entre deuxième et troisième sens: soit les biens abstraits qu'il s'agit de défendre (la famille, le travail, la patrie, aussi bien que la liberté, la solidarité, l'égalité), soit les principes au nom desquels on valorise ces biens (la fidélité, la moralité, l'équité ). Le passage de l'un à l'autre sens dépend des contextes dans lesquels sont produites les évaluations.
On continue à faire comme s'il fallait se battre Quoi qu'il en soit, l'invocation récurrente des « valeurs », qu'il s'agisse de biens ou de principes, s'explique par le fait que les institutions qui ont longtemps porté ces représentations collectives de ce à quoi l'on doit tenir notamment l'Église, l'Éducation nationale, voire l'institution familiale ont perdu beaucoup de leur force dans les dernières générations. Dès lors, ce qui allait de soi auparavant ne bénéficie plus de ce caractère d'évidence, et demande à être explicité, rappelé, réaffirmé: la «boîte noire» des valeurs s'est ouverte avec le délitement de la confiance dans ces institutions. D'où leur montée en visibilité dans l'espace public et, notamment, dans le domaine politique. Depuis mai 68, il y a eu une affirmation continue de la liberté individuelle contre le poids des institutions. Cela aboutit aujourd'hui à ce que Bourdieu appelait un « effet d'hystérésis », un décalage entre une disposition, individuelle ou collective, et un contexte social qui a changé: on continue à faire comme s'il fallait se battre pour davantage de liberté individuelle alors que celle-ci a été largement obtenue, et que ce sont plutôt ses effets pervers qui posent aujourd'hui problème.
La référence aux «valeurs» est très prégnant aujourd'hui Lorsqu'on écoute bien ce qui se dit à gauche, les valeurs y sont tout aussi présentes qu'à droite: par exemple l'égalité, la solidarité ou encore, en d'autres temps, la patrie (valeur révolutionnaire), le mérite (valeur démocratique), le travail (valeur prolétarienne), la laïcité (valeur radicaliste). Mais le terme de «valeurs» y est aujourd'hui suspect car assimilé à la droite. Aujourd'hui, la montée en puissance d'une gauche individualiste, systématiquement anti-État et anti-institutions, considérant qu'il est normal de donner libre cours aux fantasmes de toute-puissance et convaincue que tout désir doit faire loi tend à décrédibiliser la problématique des valeurs en la renvoyant à une sensibilité politique « réactionnaire ». Heureusement, toute la gauche ne se réduit pas à cette conception que je trouve, pour ma part, profondément ignorante de ce qui fait le fondement même de la sociologie (les nécessités du vivre-ensemble), politiquement dangereuse, et psychiquement infantilisante. Vous analysez la formation des jugements de valeurs dans nos sociétés libérales. Quelles sont les valeurs les plus partagées actuellement (les plus « tendance ») ? Ont-elles beaucoup changé par rapport à d'autres périodes ?
Il existe des mutations générationnelles dans le Tout ce que l'on peut avancer sans risquer de dire trop de bêtises, c'est qu'il existe des mutations générationnelles dans le système des valeurs, avec des évolutions de longue durée, qui rendent, par exemple, relativement «normale» aujourd'hui la revendication de liberté individuelle, notamment en matière de sexualité. Certaines valeurs sont en net déclin, comme la décence, d'autres mutent, comme la valeur d'honneur, qui est passé du duel viril à la «réputation» sur les réseaux sociaux. Mais à ce niveau de généralité, l'on ne dit guère que des banalités. Je préfère aller voir de près ce qui se passe dans des domaines bien définis: par exemple l'art contemporain, où les valeurs de jeu, de sens et de singularité ont supplanté la valeur d'authenticité, qui a été fondamentale dans l'art moderne, et la valeur de beauté, qui l'était dans l'art classique (comme je le montre dans Le Paradigme de l'art contemporain) ; ou encore le patrimoine culturel, où les valeurs de sens et d'authenticité sont devenues prépondérantes, relativisant la valeur d'ancienneté et reléguant à l'arrière-plan la valeur de beauté (comme je le montre dans La Fabrique du patrimoine). Vous mettez en garde contre la «La tentation normative des sociologues». Quelle est selon vous la vocation de la sociologie? C'est l'objet d'un débat aujourd'hui dans la sociologie, notamment française ou du moins ça devrait l'être, si les tenants de l'une et l'autre positions se parlaient, ce qui n'est guère le cas.
Le problème est que cette conception, disons «autonome», de la sociologie est devenue, pour certains chercheurs (et notamment dans la dernière génération, très marquée par un bourdieusisme qui ne connaît de l'uvre du maître que les productions médiocres des dix dernières années), synonyme de lâcheté et de mensonge nous sommes accusés de faire du « scientisme », ou de dissimuler nos opinions derrière de «soi-disant» faits scientifiques. C'était d'ailleurs toute la difficulté de mon livre sur les valeurs : parvenir à tenir une description analytique des valeurs totalement détachée de toute prise de position normative je ne prétends jamais dire s'il faut privilégier telle ou telle valeur, édicter quelles sont les «vraies» valeurs, etc... - alors que la demande en ce sens est très forte. En d'autres termes, je m'abstiens soigneusement de produire quoi que ce soit qui ressemble à de la «sociologie morale», pour m'en tenir à une sociologie «de» la morale et, plus généralement, du rapport aux valeurs.
Bourdieu, qui se vivait comme un marginal, est devenu plus On a l'impression aujourd'hui que la sociologie critique est devenue un outil politique au service d'une certaine gauche. Qu'en pensez-vous?
Il a pu exister une sociologie de droite, qui insistait sur l'ordre et les institutions. Mais c'est vrai que depuis mai 68 et, ensuite, la montée en puissance de la sociologie bourdieusienne qui est devenue un dogme de la gauche radicale, Bourdieu, qui se vivait comme un marginal, est devenue plus qu'une référence: une sorte de totem, qui tend pour certains à résumer à lui seul toute la sociologie. Il existe bien d'autres courants, pas forcément de droite (je m'inscris pour ma part dans une conception de la sociologie détachée de tout engagement politique), mais ils ne sont guère connus que des sociologues ou du moins des plus curieux d'entre eux. Moi qui, il y a quarante ans, étais totalement en phase avec la sociologie de Bourdieu, avec qui j'avais fait ma thèse, je me retrouve aujourd'hui à lutter contre son emprise, si dévoyée et caricaturée par certains de ses disciples qu'elle en est devenue un facteur d'abêtissement.
C'est justement parce que les ingrédients de la vie Quant au concept de « domination », il peut bien sûr avoir sa pertinence sociologique et Max Weber, l'un des plus grands sociologues, a fondé une grande partie de son uvre sur l'analyse des différentes formes de domination, avec des résultats extrêmement éclairants. Mais lorsqu'il devient un mantra qu'on récite d'article en article et de livre en livre, ce n'est plus un concept heuristique qui aide à comprendre mais juste un slogan permettant de partager les troupes entre «nous» et «les autres». Et lorsque, en outre, il est utilisé dans une visée militante, il tend à alimenter une culpabilisation plus ou moins explicite des «méchants» (les dominants, bien sûr), assortie d'une victimisation des «gentils» (les dominés), sans aucune contextualisation, aucune relativisation, aucune prise en compte de la façon dont les acteurs perçoivent les choses. Il devient alors un outil de règlements de comptes qui peut être dangereux, et aboutir à des absurdités ou à des injustices criantes par exemple lorsqu'un historien ayant travaillé sur les traites intra-africaines est traîné en justice au motif qu'il tiendrait un discours colonialiste Vous affirmez qu'il faut «en finir avec le « constructivisme ». Mais n'est-ce pas le rôle de la sociologie de «déconstruire»?
Bien sûr, la sociologie, en multipliant les points de vue, en replaçant les phénomènes dans leur perspective historique, produit une salutaire mise à plat de nos conceptions spontanées un peu comme lorsque Galilée mettait à mal la croyance que le soleil tourne autour de la terre grâce à ses calculs scientifiques. Mais il ne faut pas réduire ce travail de rupture avec les « prénotions du sens commun», comme disait Bourdieu, à ce qu'on nous ressasse aujourd'hui sous l'argument du « socialement construit ». C'est un lieu commun qui ne nous apprend rien (car qu'est-ce qui, dans l'expérience humaine, ne serait pas « socialement construit », dès lors que nous sommes des êtres sociaux?) ; et qui trahit une forme larvée de naturalisme, puisqu'il sous-entend que les choses ne seraient nécessaires que si elles étaient naturelles une forme de naturalisme naïf qui témoigne, chez des chercheurs en sciences sociales, d'une étonnante ignorance des nécessités sociales de la vie en commun. C'est justement parce que les ingrédients de la vie sociale sont «socialement construits» qu'ils sont nécessaires sinon on ne comprendrait pas pourquoi auraient été créées, nos coutumes, nos institutions, nos lois, etc. Vous affirmez également qu'il faut «en finir avec l'universalisme». La caractéristique de nos sociétés libérales n'est-elle pas justement le relativisme, c'est-à-dire l'acceptation dans le débat public d'une irréductible polyphonie de valeurs? Le propre des valeurs, comme je le montre dans ce livre, est d'être à la fois contextuellement relatives (elles varient selon les époques et les cultures) et considérées par ceux qui les promeuvent comme universelles: lorsque j'affirme, par exemple, que le savoir est une valeur, je dis en même temps qu'il doit être considéré, par tout un chacun, comme quelque chose de positif, dont la validité n'a pas à être remise en question. Cela ne m'empêche pas d'être consciente que ce n'est pas le cas notamment lorsque certains de mes collègues placent l'action militante au-dessus de la production de savoir , mais peu importe: une valeur est une visée, pas un fait. L'universalité des valeurs relève donc d'une croyance ou d'un souhait, ce qui la rend parfaitement compatible même si c'est apparemment contradictoire avec ce fait qu'est leur relativité.
Le problème advient lorsqu'on prétend imposer par la Ce que Weber nommait le « polythéisme des valeurs » n'est pas le propre des sociétés libérales, mais c'est vrai que cette pluralité des conceptions de « ce qui vaut » s'est accentuée dans les sociétés occidentales modernes, notamment avec la perte d'influence des religions, le «désenchantement» du monde, comme disait encore Weber. Ce n'est pas un problème tant que cette pluralité demeure conflictuelle, entraînant des débats sur ce qu'il convient de valoriser prioritairement. Le problème advient soit lorsqu'on prétend imposer par la force telle ou telle conception (c'est le cas dans les régimes autoritaires), ou bien, à l'opposé, lorsqu'on renonce à attribuer une quelconque validité aux jugements de valeur au prétexte que «tout se vaudrait» c'est le relativisme «postmoderne» qui, sous couvert d'éviter tout effet de domination, aboutit tendanciellement à la déréliction de ces contraintes partagées que sont les valeurs, et qui nous lient tout en nous divisant. Lors du « mariage pour Tous », on a assisté à une bataille très violente entre des systèmes de valeurs opposés. Comment avez-vous perçu ce moment? Cet épisode a été aussi emblématique qu'inattendu. Au-delà de la question de fond, technique ou juridique, se sont greffés des antagonismes irréconciliables, entre droite et gauche, valeurs familialistes et valeurs individualistes, conservatisme et progressisme. En outre, les partisans du mariage pour tous ont combiné deux des valeurs les plus cardinales de notre société: la liberté et l'égalité. Dans ces conditions, l'affrontement était impossible à dénouer: les implications techniques, juridiques, politiques, psycho-affectives, qui étaient très complexes, ne pouvaient plus se déplier sereinement et rationnellement dès lors qu'elles étaient surdéterminées par ces deux totems. Poser la moindre question, interroger la moindre conséquence, c'était immédiatement être «contre» l'égalité ou la liberté, donc être «réac», voire «homophobe».
Pour ma part, si j'étais hostile au mariage homosexuel, À l'époque, vous aviez écrit un article dans Le Débat intitulé « Extensions du domaine de l'égalité », où vous mettiez en garde contre les attendus implicites et les conséquences prévisibles d'une ouverture du mariage aux couples homosexuels. Pourquoi ? J'étais sur des arguments dépassant largement la question spécifique de cette loi: les questions politiques, juridiques, psychologiques de cette réforme, qui font par ailleurs l'objet de réflexions approfondies chez les politistes, les juristes, les psychanalystes. Ce que je disais entre autres dans l'article, c'est qu'on a tort de considérer l'égalité comme une valeur en soi, pertinente dans n'importe quel contexte, alors qu'elle est plutôt un critère de l'équité : un critère parmi d'autres puisque, selon les contextes, le sentiment d'équité peut aussi s'obtenir par le critère du mérite, le critère de l'ordre, le critère du besoin, ou même, dans certains cas, le critère du hasard. Le critère d'égalité ne peut pas s'appliquer de la même façon aux droits civiques, aux droits civils ou aux droits sociaux. Pour ma part, si j'étais hostile au mariage homosexuel, ce n'était pas, comme une certaine droite catholique, au nom de la nature (qui ne peut pas fonder des règles sociales acceptables: si l'on s'en tenait à la nature en matière de filiation, les femmes devraient faire un enfant par an de quatorze à cinquante ans), mais au nom des nécessités symboliques et institutionnelles, qui font que nous ne sommes pas seulement
Pour une certaine gauche sectaire, empreinte de des êtres de chair et de désir, mais aussi des êtres de sens, de noms propres, de généalogies - ce pourquoi l'on a institué, notamment, l'état-civil. Je crois avec beaucoup d'autres que la dualité de la filiation et la différence des sexes sont constitutives, symboliquement, de notre rapport au monde. Et cela n'a rien à voir avec un fondement naturel des valeurs. Vous avez été qualifiée d'«homophobe» et une pétition a même été lancée contre vous lorsque vous avez reçu le prix Pétrarque. Comment jugez-vous ce sectarisme? Pour une certaine gauche sectaire, empreinte de bourdieusisme mal digéré, les adversaires sont des ennemis, avec qui l'on ne doit même pas discuter. C'est dans la culture de l'extrême-gauche, à laquelle s'ajoute aujourd'hui une tendance à la censure de tout ce qui ne serait pas conforme à une certaine bien-pensance politique une tendance qui nous vient des États-Unis, et qui est de plus en plus prégnante et inquiétante. Toute expression d'une opinion qui pourrait heurter les sentiments d'une communauté serait à bannir, et cet appel à la censure ne provient plus des États mais des milieux intellectuels. C'est très inquiétant. Il existe heureusement des conceptions plus libérales et plus intelligentes de la liberté d'expression, y compris à gauche. Il faut qu'elles se fassent entendre.
Date de création : 04/11/2017 @ 11:20 Réactions à cet article
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