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    Parcours ricordien - L'image de Dieu et l'épopée humaine

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    L’IMAGE DE DIEU ET L’ÉPOPÉE HUMAINE

    PRÉAMBULE

     

    Resituer cet ouvrage dans son temps

    Que se passait-il en 1960, l’année où Ricœur publiait « L’image de Dieu et l’épopée humaine », attaché qu’il était au thème de l'homme individuel et collectif [1] ? La France de la Ve République que venait juste de fonder le général de Gaulle tentait de sortir de la guerre d’Algérie, dans un contexte de guerre froide et de menace nucléaire. La scène intellectuelle française était dominée par Sartre, et c’est l’année de la mort accidentelle de Camus, que Ricœur avait rencontré à Chambon sur Lignon quelques années plus tôt. Ricœur est alors professeur à la Sorbonne. C’est dans le contexte du Congrès du Mouvement du Christianisme Social les 6-8 avril 1960 à Versailles, que Ricœur présente cet exposé. Il s’adresse à eux dans un langage qui évoque celui de l’apôtre Paul : « mes amis ». Son propos adressés à des « protestants sociaux » (c’est de ce mouvement qu’est aussi issu Michel Rocard), vise l’individualisme protestant, une manière de réduire le péché à une catégorie morale, et propose une éthique dont le sujet soit « nous » et non pas « je ».

     

    POURQUOI L’ IMAGE DE DIEU ?*

    Le sujet de « L’image de Dieu » vient de la question du soi : « Qui suis-je ? »« Quelle est l’identité de l’homme ? » En ce qui concerne la compréhension du « je », celui-ci se trouve devant un miroir, dans une relation humaine et dans une situation limitée par le temps et le lieu. En outre, l’interprétation du soi se conjugue à tous les temps, au passé, au présent et au futur : « Qui étais-je ? » « Qui suis-je ? » et « Qui serai-je ? » Le parcours menant à l’interprétation du « je » nous conduit vers le Créateur. La Genèse énonce l’origine de l’humain : « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » (Genèse 1,27). Seul l’humain, selon la Bible, est créé à 1 ’’image de Dieu. C’est là que nous trouvons l’indication essentielle nous permettant de comprendre l’homme. L’homme est un être ressemblant à son Créateur ; telle est son identité.
    Cette image du miroir, qui apparaît dans le texte de Ricœur « Le soi au miroir des écritures [2]», est très fréquemment utilisée, dans l'ensemble de la tradition calviniste, qui commence par le renvoi à la question « Qui suis-je ? » à la question du « devant Dieu », comme si le plus court chemin de la connaissance de soi était la connaissance de Dieu. Calvin lui-même écrivait : « Toute la somme de notre sagesse est comprise en deux parties à savoir la connaissance de Dieu et de nous-mêmes [...] Il est notoire que l'homme ne vient jamais à la claire connaissance de soi-même, sinon que premièrement il ait contemplé la face du Seigneur, et après l'avoir considéré, condescende à se regarder »[3].
    Cependant que signifie exactement l’image de Dieu ? En effet la question du soi ne peut pas être ancrée dans celle de l’origine de l’homme, avec le thème de l’image de Dieu, car la chute de l’homme se présente dès le chapitre suivant de la Genèse, qui nous barre l’accès à cette     « origine ». C’est là que la question se pose : « Qu’est-ce que le mal ? » « Comment le mal influe-t-il sur l’humain créé à l’image de Dieu ? » Ce sont des questions difficiles qui tourmentent les hommes depuis des siècles et dureront des siècles encore, en laissant diverses interprétations. L’interprétation de la Bible elle-même est diverse, elle dépend de l’individu, de la communauté, du temps et des circonstances.

     

    Dans une perspective dualiste : le mal et la grâce

    Selon une certaine tradition chrétienne, influencée par Augustin et Luther, l’homme est compris dans trois schémas : la création, la chute, la rédemption. A cause du mal, l’homme, même créé à l’image de Dieu, devient pécheur et le monde est cédé à la main du Malin, jusqu’à la venue du Christ, le Rédempteur. A cet égard, l’existence du mal est un obstacle qui empêche le projet de Dieu. Dans cette perspective, il y a tendance à distinguer le monde en deux : le monde cédé au Malin et l’Église appartenant à Dieu, c’est-à-dire la cité profane et la cité sacrée. Dans le contexte de cette théologie, on aura tendance à s’occuper de la seule église des fidèles sauvés, en abandonnant la société profane à la condamnation. On peut trouver un exemple extrême chez les anabaptistes du 16e siècle, et même aujourd’hui, on peut trouver facilement une telle tendance « pharisienne » dans l’église, selon laquelle il n’y a de grâce que pour les croyants et pour l’église. C’est une perspective duale et étroite dans laquelle deux royaumes s’affrontent. En outre, d’après cette dernière vision, le mal est, dans l’œuvre de Dieu, comme une tache ou une erreur qui ne devrait pas exister.
    Où se trouvent les signes de la rédemption ?
    En quoi l’homme est-il différent avant et après avoir obtenu son salut, pour ce qui est de sa capacité à agir ? Autrement dit, si l’image abîmée de Dieu, à cause du péché, est restaurée dans la rédemption du Christ, quels sont les signes de l’image de Dieu chez l’homme ? Une question se pose concernant la portée de la rédemption du Christ. Bien que chez l’individu croyant, on puisse trouver le signe du salut, n’y a-t-il pas un tel signe dans le monde profane, après la grâce de Jésus-Christ ? Le rétablissement de l’image de Dieu dans la rédemption du Christ n’est-il que pour l’individu croyant ? Le chrétien ne s’enferme-il pas trop dans le souci du salut personnel, intérieur, existentiel et dans celui de son église locale ? Si le chrétien rêve du rétablissement de l’image de Dieu dans le monde, s’agit-il de la croissance de l’église ? Ou d’un changement du monde ? C’est presque la même question que celle que Ricœur pose dans son article « L’image de Dieu et l’épopée humaine ». A ce sujet, Calvin et Luther n’insistent pas sur les mêmes thèmes. Luther met l’accent sur le salut individuel, alors que selon Calvin, le salut du monde est également important.
    L’article de Ricœur « L’image de Dieu et l’épopée humaine » permet de sortir d’une impasse, pour ceux qui s’intéressent à ces questions. Ricœur, qui a vécu, depuis sa naissance, dans une tradition protestante calviniste, a une vision ample et vaste du concept de la Création et de la portée du signe de la Rédemption. D’abord, il est frappant qu’il place le mal dans la providence de Dieu. Même le mal, selon lui, n’est pas une erreur, et il sert à la croissance de l’humanité. Cette idée rappelle la seigneurie et la grandeur du créateur[4]. A travers tous ces textes, Ricœur propose encore une théodicée, c’est-à-dire une justification du mal : le mal fait partie du plan de Dieu pour l’homme. C’est un point de vue qui ne sera plus vraiment le sien dans Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie[5]. Mais ici ou là Ricœur se situe sur les frontières, avec un esprit d’ouverture et de prudence, pour découvrir, dialoguer et échanger. L’étendue et la diversité de ses études le prouve. Bien que certains pensent qu’il a « une attitude synthétisante », il se montre « très sensible à la pluralité des systèmes de pensée ».
    En deuxième lieu, Ricœur tente de trouver le signe de la Rédemption dans la société, et toutes ses dimensions économique, politique et culturelle. Il insiste sur la responsabilité sociale et l’engagement social. Son message donne l’alarme à l’individu et à l’église, qui ne sont préoccupés que par le salut individuel et les affaires de l’Eglise. Le commandement de la domination du monde (Genèse 1,28), oublié et abandonné sous prétexte de la chute, doit renaître dans la rédemption du Christ. On peut dire que l’Église a toujours tenté de rendre le monde à Dieu, mais d’une manière violente et par contrainte, comme avec les Croisades et l’Inquisition au Moyen Age où il n’y avait pas de la liberté religieuse. Malheureusement, ce n’est pas le signe de la rédemption, bien au contraire : La Vérité affranchit l’homme (Jean 8,33), au lieu de contraindre et d’obliger l’homme d’avoir la foi.
    Or, bien que l’Eglise, dans la tradition courante, en mettant l’accent sur le salut individuel et ecclésiastique, sur le dévouement pour l’église, ignore relativement la responsabilité sociale, Ricœur insiste sur cette responsabilité et les engagements sociaux et actifs, jusqu’au changement de l’institution dans le domaine économique, politique et culturel. L’institution du monde n’est pas l’œuvre de l’Adversaire, mais elle appartient à Dieu. Ricœur n’est pas seulement l’homme de la réflexion, mais aussi celui de l’engagement. Influencé par André Philip, membre de la Fédération des étudiants chrétiens, Ricœur devient «militant actif» en 1933-1934, en essayant de « conjuguer sa double appartenance au socialisme et au protestantisme[6] ». Ricœur, qui est issu de la tradition de l’Église Réformée calviniste, est soucieux de « l’éthique sociale», c’est-à-dire qu’il insiste sur la responsabilité sociale et la solidarité[7]. Il s’est engagé dans le courant du socialisme chrétien, dans sa manière d’écrire et d’agir. Parce que le monde aussi appartient à Dieu, le chrétien en est responsable. La pensée et l’engagement de Ricœur ouvrent une autre porte du monde, celle de l’institution où se trouve le signe de la Rédemption du Christ.

     

    • Texte de HyeJeong Seo in Paul Ricœur Image de Dieu Tome 2  Introduction pp.15-19

               

    DÉVELOPPEMENT**

    Paul  RICŒUR nous propose un dessin à grands traits réparti en deux grands panneaux.
    –         Sur le premier nous lirons la déchéance de l’avoir, du pouvoir et du valoir.
    –         Sur le second, nous lirons le travail rédempteur, la pédagogie divine travaillant en pleine pâte économique, politique et culturelle, brassant les attitudes individuelles et la vie des groupes avec leurs structures et leurs institutions.

    I. Déchéance de l’avoir, du pouvoir et du valoir

    Que le mal passe par l’individuel et le collectif, notre exemple initial du langage le suggère : le mythe de Babel c’est le mythe de la destruction du langage comme instrument de communication ; or le langage est frappé à la fois comme pouvoir de l’individu par mensonge, bavardage, flatterie, séduction - et comme institution, par dispersion des langues et par malentendu à l’échelle des ensembles culturels, des nations, des classes, d’es milieux sociaux. Nous avons là un exemple qui nous encourage à nous engager hardiment dans l’analyse de l’avoir, du pouvoir et du valoir, sans nous laisser inquiéter par l’opposition entre péché individuel et péché collectif : l’homme est mauvais non seulement en son « cœur » mais dans la part non personnalisée de son humanité, dans les divers collectifs qui sont comme le tissu essentiel de son humanité.

    Commençons par le mal de l’avoir :

    En son fond l’avoir n’est pas mauvais : c’est la relation de l’Adam primordial avec le terroir qu’il cultive, relation familière d’appropriation par laquelle le moi se prolonge dans un mien, sur lequel il s’appuie, qu’il humanise et dont il fait sa sphère d’appartenance. Mais l’avoir, innocent en son fond, est an des plus grands pièges de l’existence.
    Il y a une malédiction de la possession que nous pouvons suivre sur le plan collectif comme sur le plan individuel ; les moralistes l’ont assez dit : en m’identifiant à ce que j’ai, je suis possédé par ma possession, je perds mon autonomie ; c’est pourquoi le jeune homme riche doit vendre tous ses biens pour suivre Jésus ; « malheur aux riches », tonne le Christ de l’Évangile. Ce malheur du cœur dur est tout de suite un obstacle à la communication : le mien exclut les tiers et ainsi les individus s’exproprient mutuellement en s’appropriant les choses ; c’est de là que vient notre représentation des existences humaines comme séparées les unes des autres. Mais en leur fond les êtres sont liés par mille liens de similitude, de communication, d’appartenance à des tâches, à des « nous » ; ce sont leurs zones possessives qui s’excluent et les excluent les uns des autres.
    Mais ce même malheur personnel et interpersonnel a aussi une expression communautaire; l’avoir en effet n’existe nulle part en dehors d’un régime de la propriété ; c’est ici que notre réflexion peut s’enrichir de celle de Marx; sans aucun souci d’orthodoxie marxiste. La grandeur de Marx, en un temps où le Réveil protestant oubliait les structures sociales et se fixait sur la conversion individuelle, sa grandeur irremplaçable c’est de n’avoir pas été un moraliste; tous les efforts pour en faire un moraliste nous font perdre le bénéfice de son analyse; sa grandeur c’est d’avoir tenté une description et une explication de l’aliénation – c’est-à-dire du retournement de l’humain dans l’inhumain – au niveau des structures, c’est d’avoir écrit un livre qui ne s’appelle pas le Capitaliste, mais Le Capital.
    Certes, le capital c’est de l’humanité abolie, faite chose, réifiée; c’est le grand fétiche dans lequel l’humanité s’est déshumanisée ; à partir de là le marxisme est vrai : la pensée, la parole, dans un monde dominé par la catégorie de l’argent, sont des variables du grand fétiche; le      « matérialisme » est la vérité d’un monde sans vérité. Faux comme dogmatisme (il y avait d’abord la matière, puis vint la vie, puis l’homme, puis viendra l’homme communiste), ce matérialisme est vrai comme phénoménologie de la non-vérité. Quoi qu’on puisse penser par ailleurs du reste du marxisme, de sa théorie des classes, du prolétariat comme classe universelle, de la dictature du prolétariat, le fleuron de sa couronne restera la théorie de l’aliénation. Le bon usage de cette théorie, c’est de nous restituer une vision du mal à l’échelle non de l’individu moral ou immoral, mais à celle des institutions de l’avoir. Par là peut être retrouvée la dimension historique du péché qu’ont bien connue les prophètes, de ce péché que nul ne commence mais que tous continuent, dans quoi ils sont pris sans le réinventer chaque fois : en naissant j’entre dans des relations d’avoir qui sont perverties au niveau même du collectif, quoiqu’elles soient sans cesse relancées par des actes individuels d’appropriation et d’exploitation moralement scandaleux.

    Ce qui vient d’être dit de l’avoir peut l’être du pouvoir :

    Le pouvoir est la structure fondamentale du politique : elle met en jeu toute la gamme des relations de gouvernant à gouverné ; même dans le cas limite d’une communauté qui se gouvernerait elle-même sans interposition ou délégation de pouvoir, une distinction demeurerait entre commander et obéir; c’est en passant par le pouvoir inconditionnel d’exiger et de contraindre physiquement qu’une communauté historique s’organise en Etat et devient capable de décision.
    Or, quelle relation est plus fragile que celle-là ? Le pouvoir institue de l’homme à l’homme une communication inégale et non réciproque, hiérarchique et non fraternelle. Et pourtant cette relation est fondamentale et fondatrice d’histoire humaine. C’est à travers le pouvoir que l’homme fait de l’histoire. C’est donc la même relation qui, au sens propre, institue l’homme et l’a toujours déjà égaré : on connaît la plainte des sages contre les grands et les puissants ; l’Ancien Testament abonde en critiques violentes contre les rois ; le Magnificat annonce l’abaissement des grands et l’élévation des petits; Jésus lui-même rappelle que « les chefs des nations les asservissent ». Les tragiques grecs ont connu le même problème : Œdipe-roi, Créon, Agamemnon sont les figures de la grandeur orgueilleuse et foudroyée ; Socrate dresse le portrait du tyran et y résume l’antiphilosophie avant de succomber victime de la cité injuste. Alain résume : « Le pouvoir rend fou. »
    Or, les passions du pouvoir ont ceci de remarquable qu’elles ne sont pas tendues vers la jouissance ; le véritable amour du pouvoir a quelque chose d’ascétique ; pour lui la puissance mérite le sacrifice de la jouissance.
    Est-ce à dire qu’une réflexion sur le pouvoir s’épuise dans une méditation purement morale sur les passions du pouvoir, leur correction, voire leur extirpation ? Chacun sent qu’ici la pensée tourne court si elle se laisse enfermer dans la considération de l’usage du pouvoir par les individus; le problème du « tyran » n’est que la projection subjective du problème du        « pouvoir » ; il y a une pathologie du pouvoir irréductible à la mauvaise volonté des individus, à la violence du Prince et à la lâcheté des sujets. La violence d’un seul et la lâcheté de tous conspirent dans une unique figure vicieuse, dans une forme coupable qu’elles engendrent et entretiennent mais qui, en retour, modèle le tyran et son vis-à-vis humilié.
    C’est cette figure du pouvoir, cette forme aliénée, qui est justiciable d’une réflexion spécifique et autonome; ainsi saint Paul parle mythiquement des « autorités » comme de puissances démoniaques ; saint Jean de même avec la « Bête » de l’Apocalypse. Le langage mythique est ici le plus vrai pour énoncer le pouvoir sans loi, ni partage, ni contrôle, ni procédure et pour dire la séduction dont sa violence s’enrobe. C’est le langage mythique qui préserve le mieux la puissance de révélation contenue dans l’ imago dei ; il rend manifeste ce fait que la substance de l’homme ne s’est pas seulement abîmée dans les individus, mais dans le collectif. Il y a des lois infâmes, des lois scélérates ; une législation mauvaise est toujours le relais nécessaire pour les passions mauvaises d’un individu, d’un groupe ou d’une classe au pouvoir ; par exemple, actuellement, il est bien vain de dénoncer en moraliste les tortures suscitées par la guerre d’Algérie - comme si on pouvait rendre propre une sâle guerre - si l’on ne dénonce pas en même temps les pouvoirs spéciaux, la législation d’exception et finalement la guerre elle-même en tant qu’elle est devenue une sorte d’institution destinée à perpétuer les rapports de colonisateurs à colonisés.
    Ici, le chrétien a tout à apprendre de la critique du pouvoir développé par la pensée « libérale » de Locke à Montesquieu et par la pensée « anarchiste » de Bakounine, des communards, des marxistes non staliniens. Je pense en particulier au groupe de Socialisme ou Barbarie qui s’est attaché à analyser et à élucider la structure du pouvoir dans les sociétés planifiées du XXe siècle et à poser en termes précis le problème de la gestion ouvrière, de la démocratie directe dans les petites unités économiques et celui de la composition du pouvoir politique de bas en haut et non plus seulement de haut en bas comme dans les démocraties autoritaires de l’Est et même de l’Ouest.
    Ces quelques exemples suggèrent l’idée d’une continuité entre une anthropologie théologique inspirée par l’interprétation patristique de 1’« imago dei » et une critique concrète du pouvoir, ajustée aux réalités de notre temps. Par son ampleur, cette vision théologique de l’image de Dieu devrait pouvoir réintégrer les membres épars d’une critique de l’homme historique et politique que la chrétienté historique a laissé se développer hors du champ de sa conception étriquée et individualiste.

    La rencontre de l’homme avec l’homme dans le troisième cycle de relations sera-t-elle plus exclusivement personnalisée que dans les deux cycles précédents ?

    On le croirait volontiers. De quoi s’agit-il ici ? Il s’agit de cette recherche que nous poursuivons chacun, la recherche de l’estime d’autrui qui est essentielle à la consolidation de notre existence propre ; car nous existons pour une part par la grâce de la reconnaissance d’autrui, qui nous valorise, nous approuve ou nous désapprouve et nous renvoie l’image de notre propre valeur ; la constitution des sujets humains est une constitution mutuelle par opinion, estime et reconnaissance ; autrui me donne sens en me renvoyant la tremblante image de moi-même.
    Or, quoi de plus fragile que cette existence en reflet ? Cette relation de la reconnaissance mutuelle est vite parasitée par toutes les passions de la vanité, de la prétention, de la jalousie. Le moraliste, le romancier, le dramaturge sont ici les témoins précieux de cette lutte des êtres pour « l’image » réfléchie d’eux-mêmes. Voici donc une relation interpersonnelle par excellence, massacrée par des maux et des vices qui atteignent les « reins et les cœurs » des personnes singulières.
    C’est vrai ; mais cette même lutte pour la reconnaissance se poursuit à travers des réalités culturelles qui n’ont pas sans doute la consistance des appareils économiques et des institutions politiques, mais qui constituent néanmoins une réalité objective, au sens où Hegel parlait de l’esprit objectif. C’est à travers des images de l’homme que se poursuit cette requête d’estime mutuelle ; et ces images de l’homme font toute la réalité de la culture. J’entends par là la coutume, les mœurs, le droit, la littérature, les arts ; et ces multiples images de l’homme charriées par la culture sont incorporées dans des monuments, dans des styles, dans des œuvres ; quand je visite une exposition comme celle de Van Gogh, je suis en face d’une vision du monde qui a pris corps dans une œuvre, dans une chose, l’œuvre d’art, véhicule de communication; et même lorsque ce n’est pas le visage humain qui est représenté, ce qui est véhiculé c’est encore une représentation de l’homme ; car l’image de l’homme, ce n’est pas seulement le portrait de l’homme, c’est aussi l’ensemble des projections du regard de l’homme sur les choses ; en ce sens une nature morte est une image de l’homme.
    Or toutes ces images de l’homme sont incorporées à nos relations interpersonnelles ; ce sont des médiations silencieuses qui s’insinuent et s’intercalent entre les regards que deux êtres humains échangent ; nous nous voyons mutuellement à travers des images de l’homme; et la culture vient lester de ses significations les relations que nous croyons les plus directes, les plus immédiates.
    Or si nos rencontres sont ainsi médiatisées par les images de l’homme incorporées dans des œuvres de culture, les relations interhumaines peuvent être abîmées au niveau de ces images médiatrices; c’est ce qui arrive lorsqu’un courant esthétique ou littéraire vient détruire ou pervertir les représentations fondamentales que l’homme se fait de lui-même, au plan de la sexualité ou du travail ou du loisir. On peut même dire qu’il y a là une source fondamentale d’ébranlement de la relation interhumaine ; car la littérature et les arts ont peut-être une fonction permanente de scandale : en représentant le mal avec insistance, voire avec complaisance, l’artiste déchire l’image conventionnelle et hypocrite que les bien-pensants tentent de se donner d’eux- mêmes et ainsi l’artiste est toujours accusé de pervertir l’homme en abîmant l’image de l’homme; et il est nécessaire que son rôle demeure ambigu, comme maître de véracité et comme maître de séduction. Mais vous voyez du même coup qu’une méditation sur les aspects déchus de la relation interhumaine ne peut laisser de côté ce drame et cette crise qui se jouent au niveau des représentations culturelles, des phantasmes collectifs et des médiations esthétiques. Toujours l’homme se fait et se défait au fond du cœur de chacun, mais aussi par l’intermédiaire de tous ces « objets » qui soutiennent la relation de l’homme avec l’homme, depuis l’objet économique jusqu’à l’objet culturel, en passant par l’objet politique.

     

    II. L’élan de la rédemption

    Je voudrais maintenant lire avec vous l’autre panneau du diptyque sur lequel est écrit en lettres de feu et de joie : « rédemption ». Les Pères grecs lisaient divinisation. Et je voudrais d’abord dire que ce second panneau n’est pas simplement la réplique du précédent. Il y a quelques années, K. Barth commentant Romains 5 (12-21) mettait l’accent sur une expression décisive de saint Paul : « Si la faute d’un seul a entraîné la mort des autres, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don de cette grâce venant d’un seul – Jésus-Christ – ont-ils abondé pour les autres. » Et plus loin : « Si par la faute d’un seul et du fait de ce seul la mort a régné, combien plus ceux qui du fait du seul Jésus-Christ reçoivent dans toute leur abondance la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie. » A plus forte raison, combien plus ... Voilà la mesure divine, la démesure divine : si le péché abonde, la grâce surabonde.
    Je vous le demande, sommes-nous fidèles à cette lecture ? Savons-nous chercher la surabondance de la grâce par laquelle Dieu réplique à l’abondance du mal ? Oui, bien sûr nous savons dire en toute orthodoxie que cette surabondance c’est Jésus-Christ ; mais quels signes en discernons-nous dans ce vaste monde ? Les signes de cette « surabondance », nous n’osons pas les chercher ailleurs que dans l’expérience intérieure d’un surcroît de joie, de paix, de certitude. Nous croyons que le péché abonde dans l’extériorité, mais que la grâce ne surabonde que dans l’intériorité. N’y aurait- il donc pas de signes de la surabondance de la grâce hors de la vie intérieure, hors des petites communautés-refuge ? pas de signes sur la grande scène du monde? Il faut l’avouer, dès Augustin, la bifurcation était prise; pour la théologie dominante, le péché - est peut-être collectif, mais la grâce est sûrement privée et intérieure. La cité de Dieu se recrute à travers la massa perdita, la massa iniquitatis, irae, morts, perditionis, damnationis, offensionis – massa, tota vitiata, damnabilis, damnata. Seule l’Église émerge et surnage comme « corps » de salut de cette masse agglutinée des damnés.
    Je vois bien qu’il y a une difficulté à parler du salut pour une réalité collective et je veux V aborder de front sans dissimuler la difficulté de l’entreprise ; le salut passe par la rémission des péchés, disons-nous à juste titre ; peut-on annoncer la rémission des péchés à une réalité anonyme et celle-ci peut-elle la reconnaître? C’est très embarrassant et j’hésite; c’est donc en tâtonnant et avec le sentiment de m’aventurer que j’essaie de pousser plus avant ma réflexion.
    Je me demande ceci : sommes-nous sûrs de bien comprendre toute l’ampleur de la rémission des péchés? ne l’avons-nous pas elle-même rétrécie à cause de notre idée atomistique du salut? La vision grandiose des Pères grecs sur la croissance de l’humanité que Dieu oriente, à travers le mal et par la grâce, vers la divinisation, ne nous incite-t-elle pas à faire éclater notre conception individualiste de la rémission des péchés, parallèle à celle du péché lui-même ?
    Je voudrais essayer de reconnaître les signes de cette rémission des péchés en un sens non moraliste du mot, en un sens que j’oserais appeler architectonique et qui soit à la mesure de l’ imago dei prise dans toute son ampleur. Je ne suivrai pas l’ordre précédent : économique, politique, culturel. Je partirai du politique. En effet nous avons la chance de pouvoir prendre appui ici sur la doctrine paulinienne du magistrat ; à partir de là nous pouvons peut-être essayer de dire aussi quelque chose des autres sphères de relation humaine.
    Saint Paul, dans Romains 13, développe une théorie du magistrat dont tous les aspects ne nous importent pas ici mais seulement celui-ci : c’est par son caractère d’institution et non par son caractère personnel que l’autorité est dite « venir de Dieu ».
    Toutes les autorités sont «constituées », instituées par Dieu : résister à l’autorité, c’est résister à « l’ordre » que Dieu a établi . « Le magistrat est ministre de Dieu pour ton bien » ; c’est à leur « fonction » que va notre respect. Tous ces mots : institution, ordre, bien, fonction, se situent au niveau de ce que j’appelais tout à l’heure le collectif humain. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut-il dire que Gengis Khan, Napoléon, Hitler, Staline ont été personnellement investis par une sorte d’élection de droit divin ? Non, cela veut dire, je crois, que là où l’Etat est Etat, à travers ou malgré la méchanceté du titulaire du pouvoir, quelque chose fonctionne qui est bon pour l’homme. Je prends ce crédit fait à l’État comme un pari. C’est le pari qu’au total l’État - à travers et malgré la méchanceté des individus au pouvoir -, l’État est bon.
    Or, il faut le dire, saint Paul a gagné son pari ; les empires, à travers et malgré leurs violences, ont fait avancer le droit, la connaissance, la culture, le bien-être et les arts ; l’humanité a non seulement survécu, elle a grandi, elle est devenue plus mûre et plus adulte, plus responsable : d’une façon secrète, et qui restera secrète jusque dans la Jérusalem céleste, la pédagogie violente du magistrat porte-glaive se coordonne à la pédagogie de l’amour fraternel. Il ne faut pas l’oublier, le chapitre 13 s’insère entre deux hymnes dédiés à l’amour réciproque; ce qui prouve bien que saint Paul ne s’embarrasse pas de la distinction entre rapports personnels et rapports publics : « Ne rendez à personne le mal pour le mal », a-t-il dit au chapitre précédent ; et après le paragraphe sur l’Etat il reprend : « L’amour ne fait point de mal au prochain, l’amour est donc l’accomplissement de la loi. » Ainsi la théorie du magistrat est insérée entre deux appels à l’amour fraternel; cela ne va pas sans paradoxe car le magistrat, au contraire du commandement d’amour, rend le mal quand il punit; comment comprendre que c’est la même économie de la rédemption qui se déploie à travers les deux pédagogies ? Nous vivons dans le déchirement des deux pédagogies.
    On objectera que la doctrine paulinienne du magistrat n’invite guère à rechercher les signes de rédemption au niveau des communautés historiques, puisque la magistrature ne porte pas la marque de l’amour fraternel; la théologie réformée n’a-t-elle pas préféré parler bien souvent de la politique comme ordre de conservation plutôt que comme ordre de rédemption ? Mais que gagne-t-on à cette distinction ? L’humanité n’est pas seulement conservée, elle est promue, instituée, éduquée par la politique. Si cette éducation tombe en dehors de la rédemption, qu’a-t-elle à voir avec l’Évangile et pourquoi saint Paul en parle-t-il ? Et si la rédemption laisse hors de soi l’histoire effective des hommes, qui est politique pour une part, n’est-elle pas abstraite et irréelle ?
    Trois remarques nous permettront peut-être d’atténuer le disparate entre la rédemption, en tant qu’elle a pour signe l’amour fraternel, et cette espèce de pédagogie du genre humain que l’apôtre dit instituée de Dieu pour notre bien : nous répugnons à parler de rédemption au niveau du développement politique de l’humanité parce que nous avons perdu un des sens fondamentaux de la rédemption qui est la croissance de l’humanité, son accès à la maturité, à l’âge adulte. « Il faut être fait homme pour être fait Dieu », disait Irénée. Or, l’institution la plus laïque, la magistrature la moins ecclésiastique, si elle est juste, si elle est conforme à la fonction, comme dit Paul, coopère à cette croissance ; en ce sens, elle est une des voies de la rédemption en corps des hommes. Kant lui-même comprenait encore quelque chose que le théologien post-augustinien comprend rarement.
    –        Première remarque : « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société, pour autant que celui-ci est néanmoins en fin de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette société. » Cette «insociable sociabilité», qui devient l’instrument de la société civile, n’est-elle pas l’expression laïcisée de la théologie des Pères? Et n’est-ce pas à juste titre que cette expression est laïcisée, s’il est vrai que la rédemption emprunte la voie tortueuse des magistratures instituées de Dieu, non point quand elles sont cléricales mais lorsqu’elles sont justes ?
    –        Deuxième remarque : la pédagogie violente du magistrat se rattache à l'ordo amoris, à l’ordre fraternel de l’amour, par le fil ténu de l’utopie. L’utopie, en effet, a une grande portée théologique : elle est une des voies détournées de l’espérance, un des chemins contournés sur lesquels se poursuit l’humanisation de l’homme en vue de sa divinisation. Il y a un service de l’utopie aujourd’hui en un temps où la société a beaucoup de moyens et peu de buts ; je songe en particulier à l’utopie du dépérissement de l’Etat chez les grands libéraux, chez les anarchistes, les communards, le Lénine de L’Etat et la Révolution ; c’est en effet par le moyen de l’utopie de la fin de l’État - du moins de l’État répressif tel que nous le connaissons aujourd’hui - que nous rêvons de la réconciliation de la politique et de l’amitié ; oui, nous rêvons d’un État qui ne serait plus que l’administrateur des choses et l’éducateur des personnes à la liberté. Cette utopie est vitale pour le destin même de la politique : elle lui donne sa visée, sa tension, j’ose dire le mot : son espérance. Je reconnais mon Évangile chez « l’anarchiste » qui prêche la dissolution de l’État coercitif, belliqueux et policier; c’est mon Évangile, tombé de mes mains et relevé par un homme qui ne sait pas qu’il confesse Jésus-Christ. N’est-ce pas sous le signe de l’utopie qu’il faut lire saint Paul lui-même ? « Le magistrat, dit-il, est ministre de Dieu pour ton bien. » Car quel État est ministre pour mon bien, avant l’avènement de l’État universel, pacifique et éducateur? Nul État existant ne satisfait à l’utopie, mais à tout État elle donne sens et direction.
    –        Troisième remarque : le fossé entre la pédagogie violente de l’État et l’amour fraternel n’est pas seulement diminué par le moyen de l’utopie, ce qui reporte le signe de réconciliation au-delà de l’histoire, mais aussi par le témoignage des non-violents qui inscrivent ce signe dans le présent. Je pense expressément à Gandhi, aux formes non-violentes du mouvement des Noirs américains et aux expressions variées de la résistance non-violente en Europe. Que fait le non-violent? A première vue, il s’exclut de la sphère politique, puisqu’il désobéit à l’autorité, mais en réalité dans la profondeur des choses c’est lui qui sauve l’État en lui rappelant qu’il n’est État que pour conduire les hommes à la liberté et à l’égalité; la non-violence, c’est l’espérance de l’État vécue à temps et contretemps; c’est l’espérance « intempestive » au sens propre du mot. En effet, les moyens du non-violent, ce sont les moyens accordés avant terme aux fins de tout État, donc de l’État violent lui-même ; c’est par ces moyens que le non-violent annonce à cet État son appartenance à la rédemption, c’est-à-dire son institution pour le bien des hommes.
    Voilà quelques remarques qui peut-être feront comprendre en quel sens les magistratures humaines sont les organes de la rédemption, de la grande rédemption qui ne se poursuit pas seulement par le canal de l’amour fraternel, mais aussi par la voie du « gros animal »,
    Je m’étais proposé de parler de la rédemption dans les trois sphères de l’avoir, du pouvoir, du valoir. Je n’ai pas suivi l’ordre : j’ai tenté une percée au niveau politique et esquissé le thème d’une rédemption en corps par le moyen d’institutions dont nous osons dire avec saint Paul qu’elles sont instituées de Dieu.
    Ne peut-on trouver l’analogue d’une rédemption par l’institution dans l’ordre économique et dans l’ordre culturel qui encadrent en quelque sorte la politique ? Il est alors besoin d’élargir et de généraliser cette notion d’institution de manière à lui faire couvrir tout le champ des médiations stables et durables, des outils aux œuvres d’art, par lesquels les hommes communiquent entre eux.
    L’extension de notre réflexion du politique à l’économique est aisée : nous l’avons dit, le rapport de l’homme à ses possessions n’a aucune existence en dehors d’un régime de propriété et d’une organisation du pouvoir économique. Or, une espérance précise est attachée par la Bible elle-même à la pleine maîtrise de la nature ; je lis dans le Psaume 8 :
    « A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas, qu’est donc le mortel, que tu en gardes mémoire, le fils d’Adam, que tu en prennes souci ? A peine le fis-tu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et de splendeur; tu l’établis sur l’œuvre de tes mains, tout fut mis par toi sous ses pieds, brebis et loups, tous ensemble, les bêtes même sauvages, oiseaux du ciel et poissons de la mer, parcourant les sentiers des eaux. »
    La domination sur les choses est ainsi une des voies d’accès à la maturité, au stade adulte de l’homme; et à ce titre une des expressions de l’imago dei. Or, nous savons aujourd’hui que cette domination est instituée par l’organisation du travail, la prévision économique et toutes les formes « constituées » du pouvoir économique. Ce n’est donc pas seulement le rapport personnel de l’individu à son avoir, mais l’ensemble des institutions économiques qui est appelé à la rédemption. C’est donc à cet ensemble institué qu’il faut tenter d’appliquer nos remarques antérieures, limitées aux magistratures politiques.
    –        Il faut d’abord noter que la signification plénière de la notion (l’autorité civile n’apparaît que lorsqu’elle est dégagée de sa fonction purement répressive et pénale ; nous le savons mieux aujourd’hui, la fonction répressive ne manifeste l’ordre que comme « ordre établi », c’est-à-dire aussi « désordre établi » ; l’institution n’est signe du Royaume qu’en tant qu’elle édifie la communauté humaine, qu’elle construit la cité ; le châtiment ne fait que conserver un ordre déjà institué; il est en quelque sorte la retombée de l’institution, son choc en retour contre les « méchants », lesquels pour une part portent le destin d’institutions à venir plus justes et plus fraternelles. C’est pourquoi, en élargissant la notion d’institution aux dimensions du social et de l’économique, nous faisons apparaître non seulement le sens humain de la justice mais la signification théologique de l’institution ; le développement de l’État moderne est, à cet égard, comme une exégèse vivante et concrète de la notion paulinienne d’institution .
    –        D’autre part ce que nous avons dit de la fonction de l’utopie, comme expression purement humaine, raisonnable et civile de l’espérance, trouve ici non seulement une application essentielle mais un point d’appui très concret. L’utopie purement politique du dépérissement de l’Etat répressif est une utopie abstraite, tant qu’elle n’est pas coordonnée à une utopie du travail désaliéné; c’est peut-être même ici l’utopie par excellence, celle qui répond à la malédiction de l’avoir, de l’avarice qui sépare; car c’est en termes de richesse (richesse matérielle, richesse intellectuelle et spirituelle) que toute malédiction s’exprime: «Malheur aux riches ! » Toute bénédiction doit donc trouver sa projection dans ce même registre. Quel sens cela peut-il avoir, sinon une révolution qui bouleverse les rapports d’expropriation et d’exclusion mutuelle institués par la propriété? La réappropriation de l’essence de l’homme perdue dans l’avoir, ou, ce qui revient au même, la réconciliation des hommes séparés par leurs possessions est, avec l’utopie du dépérissement de l’État, l’utopie régulatrice de toute pensée économique soucieuse de donner les signes du Royaume qui vient.
    Et si je continue le parallélisme avec la rédemption par le moyen des magistratures, ne devrais-je pas dire que la non- violence sur le plan politique a, elle aussi, son symétrique dans la pauvreté franciscaine ? La pauvreté franciscaine n’annonce-t-elle pas de manière intempestive – intempestive par rapport à toute économie raisonnable et réglée – la fin de la malédiction qui s’attache à l’appropriation privée et jalouse, génératrice d’endurcissement et de solitude? Une vision ample et généreuse de la rédemption ne nous apprend-elle pas à lire quelques signes du Royaume qui vient dans les plus folles entreprises attachées au dépérissement du Monstre-Capital comme de la Bête-Etat ?
    Mes amis, je m’avance timidement sur ces voies périlleuses et je vous demande si c’est l’espérance qui nous y appelle ou seulement la séduction du monde... Peut-être quelques perles d’espérance sont-elles égarées dans la paille des faux espoirs.
    Il est plus insolite de parler d’« institutions » à propos de la culture qu’à propos de la vie politique, sociale ou économique. Pourtant le sens profond de l’institution n’apparaît que lorsqu’elle s’étend jusqu’aux images de l’homme dans la culture, la littérature et les arts. Ces images, en effet, sont constituées ou instituées ; elles ont une stabilité et une histoire propres qui dépassent les hasards de la conscience individuelle; leur structure est justiciable d’une psychanalyse de l’imagination qui porterait sur la thématique de ces images de l’homme, sur leurs lignes de force et d’évolution : c’est en ce sens que la culture est instituée au niveau même de la tradition de l’imaginaire. C’est donc à ce niveau qu’il faut aussi rechercher les signes du Royaume à venir.
    Or l’imagination a une fonction métaphysique qu’on ne saurait réduire à une simple projection des désirs vitaux inconscients et refoulés ; l’imagination a une fonction de prospection, d’exploration à l’égard des possibles de l’homme. Elle est par excellence l’institution et la constitution du possible humain. C’est dans l’imagination de ses possibles que l’homme exerce la prophétie de sa propre existence. On comprend dès lors en quel sens il peut être parlé d'une rédemption par imagination : c’est à travers les rêves d’innocence et de réconciliation que l’espérance travaille en pleine pâte humaine ; au sens large du mot, les images de réconciliation sont mythes ; non pas au sens positiviste du mythe, au sens de légende ou de fable, mais au sens de la phénoménologie de la religion, au sens d’un récit significatif de la destinée humaine tout entière ; mythos veut dire parole; l’imagination en tant que fonction mytho- poétique est aussi le siège d’un travail en profondeur qui commande les changements décisifs de nos visions du monde ; toute conversion réelle est d’abord une révolution au niveau de nos images directrices ; en changeant son imagination, l’homme change son existence.
    Quelques exemples tirés de la littérature et des arts feront comprendre ces révolutions de fond. J’ai dit plus haut que l’homme peut être perverti au niveau des images qu’il se donne de son propre visage ; j’ai évoqué à cette occasion la fonction de scandale de la littérature et parfois des arts plastiques et l’ambiguïté qui séduit et dit le vrai. Je voudrais dire maintenant que les signes de la rédemption ne sont pas toujours à chercher dans un contraire du scandale ; bien au contraire; c’est par le scandale, bien souvent, que le salut est annoncé ; c’est sous les apparences les plus destructrices que l’image se fait « édifiante » ; il y a des dérisions qui purifient, comme il y a des apologies qui trahissent; de même que le magistrat châtie, la littérature châtie par le glaive de la dénonciation et du scandale.
    Mais le scandale n’est lui-même que l’envers de la fonction utopique de la culture; l’imagination, en tant qu’elle prospecte les possibilités les plus impossibles de l’homme, est l’œil avancé de l’humanité en marche vers plus de lucidité, plus de maturité, bref vers la stature adulte. L’artiste est ainsi dans la sphère culturelle ce qu’est le non-violent dans la sphère politique ; il est « intempestif » ; il prend les plus grands risques, car il ne sait jamais s’il construit ou s’il détruit; s’il ne détruit pas en croyant construire; s’il ne construit pas en croyant détruire ; s’il ne plante pas quand il faudrait arracher, s’il n’arrache pas quand il serait temps de planter.
    Mais alors, faut-il s’effrayer du risque énorme d’être homme ? Peut-être faut-il rapporter à la générosité même de Dieu cet écolage périlleux de l’homme par le bien et le mal et se confier à sa générosité.
    Je finirai par où j’ai commencé, puisqu’aussi bien j’ai risqué moi-même cette causerie sur l’interprétation que les Pères donnaient de l’image de Dieu ; je reviendrai donc une dernière fois aux Pères de l’Église. Lorsque les gnostiques les embarrassaient avec le problème du mal, ils n’hésitaient pas à inclure dans la grandeur de la création la production de l’homme libre capable de désobéir; le risque du mal était ainsi inclus à leurs yeux dans cette venue à maturité de la création tout entière :
    « Dieu manifestant sa générosité, déclare Irénée, l’homme a connu et le bien de l’obéissance et le mal de la désobéissance, afin que l’œil de son intelligence recevant l’expérience de l’un et de l’autre fasse le choix des choses les meilleures avec jugement et ne soit jamais paresseux ni négligent en ce qui concerne le précepte de Dieu...» Pour Tertullien aussi, l’homme est constitué image de Dieu par son adhésion libre : « Il fallait donc que l’image et la ressemblance de Dieu soient constituées libres et autonomes en son vouloir, puisque c’est dans cette liberté que se définissent l’image et la ressemblance de Dieu. » Et encore : « Par la liberté l’homme cesse d’être esclave de la nature ; il s’approprie son propre bien et assure son excellence, non comme un enfant qui reçoit mais comme un homme qui consent. »
    Peut-être faut-il croire que Dieu, voulant être connu et aimé librement, a couru lui-même ce risque qui s’appelle l’Homme.

    **Texte de Paul Ricœur in Histoire et vérité, Éditions Du Seuil,1955,1964,1967,pp.133-149.


    [1] Paul Ricœur  étend le concept de l'image de Dieu aux trois ordres institutionnels de l'économique, du politique et du culturel. Il élabore une synthèse harmonieuse entre le principe de la Création et celui de la Rédemption dans le domaine collectif et social. Cette conviction motive son engagement social dans une perspective progressiste.
    [2]  L’une des dernières de ses « Gifford lectures » d'Edimbourg ayant préparé la rédaction de Soi-même comme un autre.
    [3] Jean CALVIN, Institution de la religion chrétienne (1541), 1,1,1. Texte établi par Jacques Pannier, Paris, Les Belles Lettre, 1961, chapitre 1 : « De la connaissance de Dieu », pp. 39-40.
    [4] « Je forme la lumière, et je crée les ténèbres, je donne la prospérité, et je crée l’adversité ; moi l’Etemel, je fais toutes ces choses » (Esaïe 45,7). Et « Toutes choses concourent au bien ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein » (Romains 8, 28).
    [5] Genève, Labor et Fides, 1986.
    6  François DOSSE, Paul Ricœur: Les sens d’une vie (1913-2005), Edition revue et augmenté, Paris, La Découverte/ Poche, 2001, 2008, pp. 47-48. Dans les années trente, le christianisme social est courant.

    7 Ibid., p. 54.

     


    Date de création : 01/10/2017 @ 17:07
    Dernière modification : 01/10/2017 @ 18:20
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