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    LA SILICOLONISATION DU MONDE

    L’IRRÉSISTIBLE EXPANSION DU LIBÉRALISME NUMÉRIQUE

     

    SOMMAIRE

    Introduction

    Malaise dans la civilisation et

    lumière éclatante du Pacifique

    I-   Essor de la Silicon Valley

    II- La Silicon Valley : une « vision du monde »

    III-  Le technolibéralisme sans limites

    IV-  Une politique de nous-mêmes

    Conclusion

    V-  Gloire de la limite

     

    INTRODUCTION

    Cet ouvrage, de l’écrivain et philosophe Éric SADIN[1], dont sont présentés ici de larges extraits, décrit ce qui constitue le berceau des technologies numériques (Google, Apple, Facebook, Uber, Netflix, etc.) , la Silicon Valley se voulant l’incarnation de l’insolente réussite industrielle de notre époque.
    Cette terre qui fut celle des « chercheurs d’or », est devenue après-guerre le cœur du développement de l’appareil militaire et de l’informatique. Elle est aujourd’hui le lieu d’une frénésie innovatrice qui déclare œuvrer pour le bien de l’humanité.
    Malgré son intérêt intrinsèque, n’a pas été retenue ici la psyhopathologie de la Silicon Valley où se trouvent successivement développées plusieurs pathologies :
    Le « syndrome de Sherlock Holmes »ou la névrose du temps réel,
    Entrepreneurs Super-Héros et toute-puissance
    La furie transhumaniste et le délire de la « singularité »
    L’ère de l’individu-tyran
    Malaise de la civilisation robotisée
    L’auteur, l’un des penseurs majeurs du numérique, conclut le dernier de ces chapitres en déclarant qu’il est « probable que ce soit là le nouveau malaise dans la civilisation, celui de la société robotisée et de l’intelligence artificielle susceptibles de générer des troubles mentaux d’un nouveau type dans les sociétés opposant indéfiniment volontés de puissance et volontés de domination.

     

    MALAISE DANS LA CIVILISATION

    Le cyclone des « subprimes » qui, en son temps, a fait trembler la planète ne représente pas un phénomène isolé, mais s’inscrit dans un contexte global hau­tement sismique qui. voit poindre d’autres catastrophes déjà tangibles ou en germe. Telle la dette des États dont les montants colossaux pèsent sur les budgets publics et font planer le risque de défauts de paiement. Ou le chômage de masse qui, depuis des décennies, pousse à une lutte sans fin, attestant des limites du politique à pouvoir agir sur le cours des choses. Le coût de la vie, les inégalités de revenus, la précarité des situations for­ment des faisceaux convergents d’instabilité qui érodent peu à peu le socle commun d’existence et fragilisent les liens sociaux. La montée des mécontentements et des frustrations n’entraîne plus seulement à la marge l’adhésion à des partis populistes ou d’extrême droite, elle rend dorénavant possible l’élection de gouvernements se détournant de certains principes démocra­tiques fondamentaux. Les replis identitaires menacent le prin­cipe de la cohésion sociale autant que les relations entre certains pays ou régions, générant des tensions géopolitiques ou en ravivant certaines, qui semblaient révolues.
    Le terrorisme a changé d’échelle, opérant autrefois de façon épisodique et ciblée, pour frapper aujourd'hui de façon récur­rente et indifférenciée. La furie djihadiste fait planer le spectre virtuellement permanent du meurtre aveugle, suscitant de partout un climat d'effroi. Menace indistincte qui a conduit les agences de renseignements à délaisser le suivi d’individus ou de groupes préalablement identifiés pour privilégier une sur­veillance indiscriminée menée à l'échelle globale. Cette stratégie fut emblématiquement à l’œuvre dans les pratiques de la NSA (l’Agence américaine de sécurité nationale), dont F ampleur astronomique de la récolte de données à caractère personnel fut divulguée par Edward Snowden.
    D’autres périls concernent, eux, l’état de la biosphère. Les signes patents qui, chaque jour, confirment le réchauffement climatique se multiplient : fonte des calottes polaires et des glaciers, violentes et fréquentes tempêtes, éradication d'espèces due à l’acidification des océans... De nombreux cas témoignent de l’état d’urgence, tels les atolls du Pacifique dont la montée des eaux réduit la superficie, entraînant d’ores et déjà F exode de leurs habitants. En outre, les particules fines corrompent l’atmosphère, causant chaque année des millions de morts prématurées. Pollution sensible à l’excès dans les métropoles chinoises qui se trouvent frappées par un fléau d’un nouveau genre : l’airpocalypse.
    Autant de faits parmi d’autres, moins caractérisés par leur radicale nouveauté -la plupart sont connus et ont déjà été éprouvés depuis l’après-guerre, que par trois traits dominants : leur cadence davantage répétée; leur démesure, et l’ampleur des dégâts provoqués qui excédent notre capacité de maîtrise. Il semble que de nombreux phénomènes franchissent un seuil, atteignant un palier qui modifie leur nature - à l’instar des phé­nomènes de la physique qui, à l’chelle atomique, ne répondent plus aux lois de la physique newtonienne, mais à celle de la mécanique quantique. Ce franchissement de seuil qui affecte diverses sphères s’impose comme la vérité imparable de notre temps, elle en est même devenue la marque majeure.
    Les millénarismes délirent sur la fin des temps et l’avènement fantasmé d'un ordre idéal. Plus circonspects, nous savons que la grande catastrophe n’adviendra pas, celle ultime renvoyant à un imaginaire eschatologique ou à celui d’une science-fiction apocalyptique. En revanche, nous saisissons, plus ou moins consciemment, que nous sommes entrés dans le temps des catastrophes, des multiples catastrophes, de toute nature, dif­fuses et imprévisibles. Désormais, nous vérifions au quotidien, dans nos corps et nos esprits, le principe physico-mathématique d’incertitude et la théorie du chaos. S’il existe un inconscient collectif, alors il est aujourd'hui hanté par la conscience tragique de la vulnérabilité de l’existence, palpable dans l’angoisse sourde qui a gagné les sociétés, engendrant une inflation de plaintes somatiques, de souffrances psychiques et de troubles psychia­triques. Nous nous trouvons, collectivement et individuellement, toujours plus désemparés, éprouvant l'impuissance et le vertige comme une condition récente et généralisée de l’existence.

     

    LUMIÈRE ECLATANTE DU PACIFIQUE

    Mais les choses ne sont jamais totalement sombres, aucune situation ne demeure figée et close. L’humain sait, dans des circonstances difficiles et dans l’adversité, créer des brèches, envisager des trajectoires divergentes, s’engager positivement dans des actions jugées opportunes et possiblement vertueuses, Partout se manifestent des volontés qui cherchent à adopter d'autres styles de vie, à renouer des liens, à lutter contre les précarités, à expérimenter des conditions de travail moins coercitives et plus épanouissantes, à valoriser le rôle de la culture. Autant de personnes et de communautés agissantes qui, par des réalisations concrètes, certes éparses, modestes et fragiles, forgent de tenaces motifs d’espérance.
    À l’écart de ces innombrables initiatives salutaires se dé ­ployant malgré tout, et pour la plupart, encore à la marge et dans l'inquiétante obscurité de l’époque, luit une vive lumière d'espoir, mais d’un tout autre genre. Celle qui émane d'une région presque toujours baignée par un doux soleil et frappée par les embruns stimulants de l’océan : la Silicon Valley.

    La Silicon Valley

    C’est la surpuis­sante région de San Francisco qui incarne l’insolente réussite entrepreneuriale et industrielle de notre époque, qui va de succès en succès, remporte des victoires sans cesse plus éclatantes.
    Ce phare mondial, historique et contemporain de la haute technologie. Qui concentre plus de six mille entreprises du secteur, dont nombre d'entre elles jouissent d’une renommée planétaire. Les Apple, Google, Cisco, Facebook, Oracle, Netflix, Hewlett-Packard, Tesla, Instagram, Twitter, Intel, Snapchat.. Figures majeures parmi tant d’autres, dont certaines se sont constituées relativement récemment, occupant presque aus­sitôt une position dominante ou quasi monopolistique sur le marché global. Cette terre qui héberge les laboratoires de recherche des grands groupes de l’industrie du numérique, venant prendre le pouls des tendances dont la plupart éclosent sur ses rivages fertiles. Cette terre qui abrite deux des meilleures universités du monde, Stanford et Berkeley, et bien d’autres.
    La Silicon Valley, c'est la nouvelle Amérique de notre temps, le sacre planétaire de la Californie - le « Golden State » -, non pas celle d’Hollywood, du glamour, du simulacre et du stuc, de Disneyland et de la frivolité, de la pollution automobile ou de la violence de ses quartiers déshérités, Mais celle d’un urbanisme à taille humaine, ayant su préserver son héritage architectural, sensible dans ses « Cable Cars vintage » (tramway à traction par câble), donnant à ses rues une atmosphère conviviale de carte postale, celle de sa communauté gay emblématique de son esprit historique de « tolérance », ou celle de ses maisons colorées postées sur ses collines et bénéficiant de l'air revigorant de l'océan. Aujourd'hui, San Francisco est orné d’une nouvelle aura, grâce aux milliers de start-up qu'elle abrite et qui ne cessent de se démultiplier, contribuant à revivifier cette « ambiance bon enfant». Ces nouveaux foyers d’utopie qui entendent « inventer le futur » incarnent l'éternelle jeunesse du capitalisme et insufflent une cure de jouvence au monde, en déployant un modèle économique fondé sur l’« agilité », le « collaboratif », 1’« apport créatif de chacun » et en faisant miroiter la promesse de ressources financières intarissables.
    Ce modèle, c’est celui qui est à l’œuvre en cette fin de deuxième décennie du XXIe siècle, porté par le franchissement d'une nouvelle étape dans l'histoire continuellement évolutive des systèmes computationnels, aujourd'hui marquée parle croisement d’un double processus.
    –         La génération exponentielle de données, particulièrement favorisée par la dissémination actuellement en cours et tous azimuts de capteurs,
    –        et la sophistication sans cesse croissante de l’intelligence artificielle.
    La Silicon Valley a non seulement participé dès l’origine au développement du calcul automatisé, manifeste dans son nom – le silicium, élément chimique semi-conducteur essentiel aux composants électroniques –, mais ce qui encore la caractérise, c’est qu’elle a toujours su garder une ou plusieurs longueurs d’avance. Car c’est elle qui comprit avant tous les autres, vers le milieu de la première décennie du nouveau siècle, que l’économie du présent et de l’avenir serait celle de l’accompagnement algorithmique de la vie, destiné à offrir à chaque être ou entité, et à tout instant, le meilleur des mondes.

    économie de la donnée : un eldorado infini

    Désormais, le monde génère une copie sans cesse plus fidèle de lui-même. Ses états se trouvent dupliqués et détaillés en code binaire, témoignant en temps réel de situations toujours plus nombreuses et variées. Les phénomènes du réel sont saisis à la source et aussitôt mesurés, ouvrant un horizon virtuellement infini de fonctionnalités. L’extension de capteurs sur nos surfaces corporelles, domestiques et professionnelles, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de notre époque et de la troisième décennie du XXIe siècle. Il n'y a pas de limite à la mise en données du monde et aux usages qui pourront être conçus : «Y a-t-il rien de plus parfumé, de plus pétillant, de plus enivrant que le possible ? » (Soren Kierkegaard). Nous vivons le temps euphorique d’une économie numérique en plein épanouissement, appelée à monétiser chaque occurrence spatiotemporelle singulière. Car ce qui est nommé « économie de la donnée » -s’appliquant à terme à tous les phénomènes du monde et de la vie- est inépuisable. C’est le constat des limites structurelles de la croissance que balaie avec insolence ce modèle, et qui participe de l’enthousiasme planétaire à son égard.
    Cette impression d’ouverture infinie est encore indissociable de l’essence du numérique qui suppose des jeux combinatoires illimités, liés à l’augmentation exponentielle des puissances de stockage et de traitement, et à la variété croissante des types de données disponibles. C’est ici que la logique computatiomieîle contemporaine se croise ou se confond avec la logique propre du libéralisme, qui aspire sans fin à la conquête de nouveaux marchés, à arpenter un   « Ouest » indéfiniment repoussé. Velléité « naturelle » aujourd’hui exaltée comme jamais, faisant mue sur le régime libéral en un technolibéralisme qui réalise son aspiration ultime : celle de n’être entravé par aucune limite et de n'être exclu d’aucun domaine. L’économie de la donnée aspire à faire de tout geste, souffle, relation, une occasion de profit, entendant ne concéder aucun espace vacant, cherchant à s’adosser à chaque instant de la vie, à se confondre avec la vie tout entière. L’économie de la donnée, c’est l’économie intégrale de la vie intégrale.
    « Ce serait être fou de n’être pas fou » (Pascal, Pensées), face à l’étendue des potentialités en germe, de ne pas succomber au vertige suscité par ce puits sans fond. Les chercheurs d’or de notre temps se prosternent devant cette perspective miraculeuse, entendant bâtir leur propre Golden Gate qui les fera accéder à l’eldorado d’un marché global et synchrone. « Portes d’or » qui désormais pullulent sur les cinq continents ; chaque pays ambitionnant de reprendre ce modèle, rêvant d’un destin glorieux de «start-up nation ».

    L’esprit de la silicon valley

    La Silicon Valley ne renvoie plus seulement à un territoire, au foyer ardent du libéralisme numérique, elle a également généré un esprit : ce qu’Éric SADIN nomme « l'Esprit de la Silicon Valley »,
    C’est avec une secrète jalousie, que le monde dans sa large majorité, du moins le monde occidental, et les responsables économiques en particulier, percevaient l’Amérique de l’après-guerre jusqu’au début des années 1970, comme le parangon d’un capitalisme couronné de succès. Modèle qui forçait l’admiration, qu’on cherchait souvent à imiter, mais de façon nécessairement partielle, entendu que sa pleine mesure restait hors de portée.
    Maintenant, cette longue frustration s’achève, c’est le temps de la revanche. « L’Amérique entière est devenue californienne », écrivait Jean Baudrillard en 1986. Aujourd’hui, c’est la Terre entière qui, à grands pas, devient californienne – siliconienne, plus précisément. Une nouvelle ruée vers l’or s’ouvre à tous, mais cette fois-ci sur le territoire de chacun, sa « propre Californie en puissance », et personne n’entend « rater le train ». Cette aspiration fait tourner les têtes, allant jusqu’à vouloir égaler le maître, voire le dépasser. Il faut saisir la part émotive et psychologique qui se joue ici. Un volontarisme mêlant ressentiment et admiration béate cherche à se défaire de ses frustrations passées et à bâtir avec vigueur le « rêve siliconien», chez soi, avec fierté et en mobilisant toutes ses forces.

    La silicolonisation

    Si la Silicon Valley fut depuis son origine attentive à des recherches et productions développées sur d’autres territoires, autant qu’ouverte à l’accueil de compétences exogènes, sa structure d’ensemble résulte d’une tradition propre. Celle qui a su aménager et consolider depuis de nombreuses décennies un environnement institutionnel et industriel apte à maintenir sa prépondérance dans le secteur des technologies de pointe et à soutenir son continuel essor.

    Il est temps de saisir le fait qu’Internet ne constitue désormais qu’une part relative de l’environnement numérique, qu’il a débordé du strict cadre frontal de l’écran pour gagner progressivement tous les champs de la vie. Or, nous restons prisonniers de cette représentation, celle de « l’âge de l’accès » qui a caractérisé le « moment Internet » de l’histoire du numérique, qui nous procurait depuis nos terminaux des masses d’informations à un coût presque nul et facilitait les échanges communicationnels. Cet élargissement du champ de la perception et de certains registres de l’action a forgé notre mode d’appréciation de la Toile, suscitant un enthousiasme quasi généralisé compréhensible, Si « l’âge de l’accès » demeure et ne cesse de s’intensifier, une autre phase, depuis le début des années 2010, se développe en parallèle : « l’ère de la mesure de la vie ». La nature du numérique se modifie, jusque-là structurée en vue de principalement assurer la gestion de données pour être maintenant dotée d’une aptitude interprétative et décisionnelle. Mutation massivement en cours, rendue possible par l’extrême sophistication de l’intelligence artificielle

    L’intelligence artificielle en première analyse

    C’est elle qui entraîne un renversement, de la relative maîtrise à observer des informations sur un écran, vers la licence concédée à des systèmes computationnels de suggérer des solutions ou d’engager des actions de façon autonome. Nous passons de fonctionnalités administratives, communicationnelles ou culturelles à une puissance de guidage algorithmique de nos quotidiens et d’organisation automatisée de nos sociétés. La vocation du numérique franchit un seuil, qui voit une extension sans commune mesure de ses prérogatives, octroyant un pouvoir hors-norme et asymétrique à ceux qui le façonnent.
    C’est une vision du monde qui est à l’œuvre, fondée sur le postulat techno-idéologique de la déficience humaine fondamentale que les pouvoirs sans cesse variés et étendus affectés à l’intelligence artificielle vont être à même de combler.
    En cela, elle représente la plus grande puissance politique de l’histoire, appelée à personnifier une forme de surmoi à tout instant doué de l’intuition de vérité et orientant le cours de nos actions individuelles et collectives pour le meilleur des mondes. Dans les faits, il s’agit là d’un nihilisme technologique ou d’un antihumanisme radical. Car ce sont les principes fondateurs de l’humanisme européen, affirmant l’autonomie du jugement et le libre choix, et induisant leur corollaire, soit le principe de la responsabilité et le droit des sociétés à décider en commun de leur destin, que l’esprit de la Silicon Valley a détruit en l’espace d’une génération et à une vitesse exponentielle.
    Thomas KUHN, dans son ouvrage sur les révolutions scientifiques, distingue différents régimes qui séparent les évolutions, voire les révolutions, scientifiques et politiques, à l’écart de tout effet causal direct et immédiat. Désormais, « l’innovation » numérique, cette nouvelle idole de notre temps, modifie et façonne selon sa mesure et sans débat public le cadre de la cognition, mais surtout celui de l’action humaine, ou de ce qu’il en reste. Mouvement industriel qui affaiblit la possibilité de l’action politique, entendue comme l’implication volontaire et a priori libre des individus à contribuer à l’édification du bien commun.
    Nous vivons le temps des catastrophes, que l’on imagine en partie contenir grâce au mirage d’un horizon salvateur, sans saisir que nous vivons d’ores et déjà une catastrophe majeure, progressive, évolutive, gagnant la Terre entière, et qui de surcroît n’en a pas l’allure, tout le contraire même, et qui conduit au brusque démantèlement de nombre d’acquis juridico-politiques. Ceux édifiés sur les pouvoirs de l’entendement humain, la capacité de décision, le droit fondamental à la contradiction et celui plus informel de la préservation de la part sensible qui nous constitue. Norbert ÉLIAS évoquait un effondrement de la civilisation durant le nazisme. Aujourd’hui, il se produit des processus de « décivilisation » actionnés par un rassemblement de forces qu’il faut savoir identifier.
    Une singulière alliance se noue entre la pointe avancée de la recherche technoscientifique, le capitalisme le plus aventureux et conquérant, et des gouvernements sociaux-libéraux qui voient dans l’algorithmisation des sociétés l’occasion historique de parfaitement répondre au cœur de leur « projet »: celui d’une « administration optimisée des choses » (Saint-Simon). La vérité, c’est que les responsables politiques, toutes tendances confondues, pressés par un puissant lobbying mené par le monde numérico–industriel qui assène des discours laissant entrevoir des solutions expéditives et miraculeuses, se rangent au dogme de l’économie de la donnée, qu’il s’agit dans une forme de précipitation et par tous les moyens de soutenir. Dans la mesure où elle est-à tort-perçue comme pouvant répondre aux deux critères majeurs qui, aujourd’hui, conditionnent la réélection : la croissance et l’emploi. Au nom de ces deux impératifs catégoriques, les conséquences civilisationnelles ne sont pas à ranger au rayon des priorités, on laissera cela à de stériles débats publics ou à quelques philosophes anxieux. Cette collusion coupable – cette soumission, plutôt – institue la classe politique comme le vecteur majeur de la silicolonisation actuellement en cours, qui témoigne plus largement de l’absorption sans cesse croissante de la res publica par le secteur privé et du triomphe d’une forme extrême du libéralisme : le technolibéralisme, désormais libre d’agir sans entraves et comme bon lui semble.
    Alignement entre le technique, l’économique et le politique vers un même point d’horizon, dont profite à plein un groupe relativement restreint de personnes qui détiennent un pouvoir démesuré sur un nombre sans cesse étendu de nos activités, dont certaines relèvent du domaine régalien, telles l’éducation ou la santé, et qui entendent instaurer une marchandisation intégrale de la vie et façonner le monde à partir de leurs seuls intérêts. Et ce, sans être confrontés à de franches contradictions et oppositions. Comment un tel aveuglement a-t-il été rendu possible ? Probablement que ce déficit de conscience relève d’une forme d’enthousiasme béat, d’ignorance, de cynisme, mais aussi de passivité des citoyens. Nous vivons un moment critique. Car c’est maintenant, et durant la troisième décennie du XXIe siècle, qu’il est manifeste que se jouera,
    –         soit le développement frénétique d’« innovations » capitalisant sur le moindre de nos souffles,
    –        soit la manifestation de salutaires contestations et l’émergence d’autres modalités d’existence pleinement soucieuses du respect de l’intégrité humaine et entendant se soustraire à la prédation siliconienne et à son emprise totalisante.

    Impératif critique

    Puisque nous vivons un moment hautement critique, c’est une impérieuse critique de cet environnement que nous devons engager. L’historien Howard ZINN avait relevé, dans le contexte spécifique américain, que « l’histoire avait été écrite par les vainqueurs et les dominants », mais le présent est autant écrit – dans tous les sens du terme – par la doxa dominante, qui impose un régime de vérité invalidant ou excluant tout énoncé divergent. Mécanismes de délégitimation a priori de toute discordance, que Michel FOUCAULT s’était efforcé d’analyser: « Il s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système des interdits. » À cet enrégimentement forcé, il convient d’opposer des contre-expertises et des contre-discours qui, eux, ne s’exercent ni ne s’expriment
    La posture coupable serait de ne pas nommer la désolation et de ne pas œuvrer posi­tivement à la fabrication d’instruments de compréhension et d’action, portant des germes d’espérance. Le livre d’Éric SADIN entend tracer les lignes de partage et fournir des armes pour les déplacer

     

    I- ESSOR DE LA SILICON VALLEY  (SILICON DREAM)

    L’avènement d’une industrie de la vie

    En cette fin de deuxième décennie du XXIe siècle, la Silicon Valley n’existe plus seulement en tant que territoire, elle a débordé de son lit tel un fleuve sans cesse grossissant. C’est un double débordement qui actuellement s’opère, prenant la forme d’une double conquête : celle du monde et celle de la vie.
    –         D’un côté, l’infrastructure industrielle, institutionnelle et financière de la Silicon Valley tend à être reproduite plus ou moins à l’identique dans de nombreuses régions de la planète.
    –         De l’autre, le modèle qu’elle a engendré vise à exploiter chaque impulsion de la vie. La conjonction entre l’expansion territoriale et l’avènement d’une « industrie de la vie ».
    C’est ce qui rend possible ce modèle économique, qui au-delà de la BayArea entend, de par le monde, être exploité. Il se trouve, à l’instar du globe terrestre, formé de quatre couches concentriques :
    –        En son cœur se situe le « noyau solide », soit la génération de données dont les volumes sont appelés à s’accroître selon des courbes de progression exponentielle, notamment par le fait de l’extension des objets connectés au sein de nos environnements domestiques et professionnels.
    –        Un « noyau liquide, « encerclant le « noyau solide », – interprétatif et réactif formé par l'intelligence artificielle en continuelle sophistication, dotée d’aptitudes interprétatives et d’autonomie décisionnelle.
    Deux noyaux en interaction croissante qui rendent possible la constitution d’une troisième couche
    –        un « manteau », soit l’élaboration de systèmes destinés à répondre à terme à chaque occurrence de la vie et à instituer une organisation automatisée du monde.
    Enfin la « croûte » qui recouvre le manteau – « notre croûte» –, composée de la totalité de nos usages qui assurent le dynamisme ininterrompu et sans cesse intensifié de la structure.
    Cette architecture est claire ; elle est appelée à rester longtemps en place. L’incertitude, qui était à la fois le moteur et la limite de la « nouvelle économie », n’a plus cours. Ce qui prime, maintenant, c’est la netteté d’un chemin dont les contours sont virtuellement tracés et qu’il reste à paver par une infinité d’« innovations ». Cet horizon, porteur de richesses intarissables, fait l’objet d’une ruée qui engage des bataillons de pionniers pullulant depuis peu sur les cinq continents, cherchant à s’inspirer directement de la Silicon Valley, sorte de    « mère patrie » originelle.

    Tout ce qui pourrait constituer un prochain point de connexion central de l’entrepreneuriat technologique.

    –        Ce sont d’abord les autres États des États-Unis qui érigent la Silicon Valley comme la référence absolue qu’il faudrait reproduire, voire à terme supplanter. Beaucoup de villes rêvent de devenir la prochaine Silicon Valley . Seattle, Los Angeles, Miami, Dumbo, Brooklyn, New York, Boston, cette dernière ambitionnant de fournir un cadre urbain. agréable susceptible de battre la Silicon Valley.
    –        De nombreuses forces économiques et politiques d’Amérique du Sud rêvent de rivaliser avec le puissant voisin du Nord et sa région phare : Santiago du Chili, Sao Paulo au Brésil,. rêvent de devenir la Silicon Valley de l’Amérique du Sud.
    –         Ce sont aussi l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie, qui aspirent à la même ambition : Le Cap en Afrique du Sud, Lagos au Nigeria, Nairobi au Kenya, Tel-Aviv et Haïfa en Israël, Dubaï deuxième grande ville des Émirats arabes unis, Bangalore en Inde.
    –        De même, les responsables chinois appellent à un grand changement : ils souhaitent que les entrepreneurs du pays deviennent également des innovateurs, l’objectif étant de supplanter la production de biens manufacturiers. Dalian est la prochaine Silicon Valley. » « Zhongguancun, un quartier de Pékin, est une nouvelle Silicon Valley. Il s’y dresse de nouveaux buildings autour de la prestigieuse université Tsinghua, l’ensemble devenant un incubateur de rang mondial. ».
    –        Hsinchu, « la Silicon Valley taiwanaise. »
    –        Incheon en Corée du Sud ;
    –        Sydney en Australie.
    –        L’Europe, enfin, qui a vu son tissu industriel se dissoudre depuis le milieu des années 1970, et qui fonde ses espoirs de revitalisation sur la startupisation du continent :        – « Dublin, la réponse irlandaise à la Silicon Valley. Le rêve du gouvernement est de favoriser l’émergence d’un écosystème capable de rivaliser avec la SiliconValley californienne, afin de permettre à des personnes créatives de créer à terme l’équivalent de Google, Oracle ou Facebook. »
    – « Entre Glasgow et Édimbourg se trouve la Silicon Glen, soit la plus grande concentration d'industries high-tech d'Europe qui emploient plus de monde que l'industrie du whisky. »
    – « Berlin, la prochaine Silicon Valley ? Il y a tant de personnes créatives dans cette ville qui vont construire des start-up incroyables, »
    –        « La Russie envisage de faire de Moscou une Silicon Valley, Le gouvernement russe souhaite copier le modèle californien fondé sur la libre culture entrepreneuriale. »
    – La France se situe maintenant aux avant-postes de ce mouvement pavlo-mimétique global. Elle soutient par des fonds publics l’« économie de la donnée » et octroie un label, « La French Tech », à des villes soutenant le développement de « pôles d'innovation » : Grenoble, Bordeaux, Nantes, Lille, Rennes, Montpellier, ou encore    « Loire Vallée », parmi d'autres agglomérations. Certaines d'entre elles ont chargé des agences publicitaires de concevoir un slogan, «Toulouse, so start-up ! » par exemple. La municipalité a affecté à cet effet un bâtiment d'une valeur de plusieurs dizaines de millions d'euros situé dans le centre historique, entraînant une augmentation des loyers et une reconfiguration sociale similaires à celles à l'œuvre à San Francisco et dans toutes les autres métropoles silicolonisées.
    À Paris, a été aménagée la Halle Freyssinet, le « plus grand incubateur au monde », qui vise à « faire de Paris la nouvelle Silicon Valley ».

    L’objectif déclaré consiste à transformer le pays, d’après la novlangue officielle, en un «vaste accélérateur de start-up » en construisant un « réseau d’écosystèmes attractifs ». Depuis 2016, le label a été complété par celui de « French Tech Culture », dont Avignon a été le premier « bénéficiaire ».

    La mondialisation

    La Silicon Valley ne représente pas une « économie-monde » telle que définie par Fernand BRAUDEL. Celle qui nommait les grandes places historiques, qui successivement déterminaient les contours de l’industrie ou du commerce depuis un cœur central et unique, d’où tout partait et vers lequel tout revenait sous la forme de produits de toutes sortes et de capital. En revanche, la «  Silicon Valley» (version dream) renvoie à un « concept-monde ». La silicolonisation le réalise en acte, engageant un modèle industrialo-civilisationnel érigé sur des bases structurelles identiques, qui achève, dans un même mouvement aux allures paradoxales, le processus historique de la mondialisation. Elle lui porte ses coups de grâce au moment même de son apogée, marginalisant un schéma fondé sur la circulation de biens manufacturés, au profit de la mise en ligne globale et synchrone de protocoles aussitôt utilisés de façon tout aussi synchrone par des entités privées ou publiques ou par les individus. La «Silicon Valley» (version dream) s’inscrit dans le prolongement du principe de l’échange de marchandises et de flux financiers à l’échelle globale, mais lui fait franchir un seuil qui modifie sa nature et amplifie, suivant une tout autre portée, sa puissance de pénétration. Elle se fonde sur un axiome qui ne fait plus de la mobilité des actifs le rouage principal de son moteur, mais qui capitalise sur l’offre d’innovations de partout accessibles.
    Un modèle économico-industriel se déploie, reposant sur le primat d’équations mathématiques et de l’instantanéité temporelle. Au poids et à la nécessaire latence des choses, se substituent progressivement des séquences algorithmiques chargées de fournir des solutions à l’attention de tous les points de la planète et de chaque séquence du quotidien. Il ne s’agit pas là d’un schéma qui, selon la vulgate, s’adosserait à une illusoire immatérialité et se jouerait des frontières. Non, c’est que la numérisation tendanciellement intégrale instaure un nouveau paradigme, fondé sur l’exploitation de la connaissance en temps réel et ultra-détaillée d’un nombre sans cesse étendu de phénomènes, prenant la forme d'une infinité de fonctionnalités accessibles de toute part.
    La réduction du monde à des données opère une mise en boucle sur lui-même qui n’abolit pas les distances, mais qui en fait un même terrain de jeu arpenté par des myriades d’entités. La Terre, au moment de l’achèvement d’une mondialisation faite de différés et de différends, s’unifie, car ce sont d’innombrables systèmes situés hors-sol ou dans les « nuages » qui déterminent à l’unisson le comportement de milliards d’individus. Le rythme de nos quotidiens est scandé par les mêmes grilles logiques qui agissent de partout et dont le rayon d’action n’est pas fonction de leur localisation, mais de leur puissance interprétative et suggestive.
    La « Silicon Valley» (version dream) détient l’extrême privilège d’entretenir un lien direct et virtuellement continu avec les usagers. Rapports soutenus et « désintermédiés » en quelque sorte, qui lui permettent de faire valoir, au plus près des corps et des consciences, et dans une liberté sans entrave, sa «vision du monde ». Celle qui, en vue de la seule quête du profit et d’après de mêmes principes réducteurs, entend infléchir toujours plus fermement, à tout instant et en tout lieu, le cours de nos existences individuelles et collectives.

     

    II- LA SILICON VALLEY : UNE « VISION DU MONDE »

    Une vision du monde qui correspond à un changement de cycle

    L’Esprit de la Silicon Valley porte une vision du monde qui estime que la technique a dorénavant atteint un tel degré de sophistication que sa nature s’est en quelque sorte transmuée. Elle ne correspond plus à celle qui accablait les corps au cours de la révolution industrielle et ne profitait qu’aux classes aisées (Charles Dickens), ni non plus à celle standardisée et encombrante du XXe siècle qui requérait des manipulations plus ou moins fastidieuses (Jacques Tati). Désormais, l’extrême légèreté des dispositifs et la réactivité algorithmique prévalent, favorisant l’accès à tous les savoirs du monde, l’accroissement de l’ « autonomie individuelle », l’instauration de « structures collaboratives », la mise en concordance robotisée et opportune de toute chose avec toute autre. La puissance et l’évanescence du computationnel répondent à la vitalité organique des sociétés tout en étant garantes d’un monde mieux organisé et pacifié.
    Conception qui semble empreinte de bonne foi, venant d'une Californie qui sait jouir avec mesure de la vie sous un soleil quasi permanent et qui célèbre les valeurs cardinales de la tolérance et du mol Et qui cultive les pratiques du surf, du yoga, de la méditation, exposant des êtres en bonne santé au teint hâlé prêts à s’engager pour le bien commun. Ethos qui s’épanouit librement dans une ville dont l’origine du nom témoigne d'une dette à l’égard de saint François d’Assise, figure insoumise vivant dans le dénuement et venant en aide aux pauvres. Tout au long de son histoire, San Francisco ne s’est jamais contenté de l'ordre existant, cherchant continuellement à expérimenter des modes de vie supposés plus vertueux, portés par le désir de convivialité et l’audace créative. Il semble presque difficile de ne pas être pris au jeu de ces bonnes intentions, de ne pas être sensible à cet « esprit caritatif», et de ne pas leur accorder quelque crédit.
    Cette mentalité s’inscrit dans une double généalogie historique.
    –         Elle correspond d’abord à une tradition spécifiquement américaine imprégnée par un « protestantisme vernaculaire » qui a glorifié, au nom de l’ampleur du projet de la construction du pays, l’initiative individuelle. Les entrepreneurs, et plus encore les ingénieurs, incarnant les forces capables de contribuer à l’amélioration des conditions générales de vie et, plus largement, conformément à une perspective téléologique, d’œuvrer de façon décisive au « salut de l’humanité». John ETZLER, un émigrant allemand installé aux États-Unis, voit l’Amérique comme un nouvel Éden où l’homme, être rationnel, peut construire, grâce aux machines, une société pacifiée et heureuse. » On peut comprendre l’histoire du gigantesque développement industriel et économique des États-Unis durant deux siècles à la lumière de cette croyance, qui conduisit notamment le pays à élire, en 1928, un ingénieur à la Maison Blanche, Herbert HOOVER.
    –        Cette foi prend aussi son origine dans une tradition européenne. Celle inaugurée durant les Lumières au XVIIIe siècle, manifeste dans les planches de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT, peignant avec minutie la structure des objets techniques, dont les vertus civilisatrices devaient être enseignées au plus grand nombre. Ou chez CONDORCET, philosophe et mathématicien, qui cherchait à instituer une organisation administrative mieux coordonnée et planifiée grâce, notamment, à l’usage des statistiques naissantes. Lignée qui s’est prolongée et renforcée au siècle suivant chez SAINT-SIMON qui, dans le Catéchisme des industriels, envisageait le développement des machines et de la grande industrie comme condition de la liberté et du bonheur des sociétés. Et qui a connu une sorte d’apogée dans le positivisme d’Auguste COMTE, aspirant à une disposition ordonnée et optimale des choses grâce aux pouvoirs rationalisant des techniques.
    Mode de perception qui s’est progressivement inversé depuis la crise économique des années 1970, vite aggravée par l’intensification de la mondialisation qui a entraîné des délocalisations et des destructions d'emplois. Les risques associés au nucléaire civil et militaire, la conscience de l’épuisement des ressources naturelles, ainsi que les dégâts dus à la pollution, plus tard rendus manifestes par la destruction de la couche d'ozone, ont parachevé la décrédibilisation de l’idée de « progrès », lui ôtant toute connotation positive.

    Le « meilleur des mondes » est de nouveau à notre portée

    L’Esprit de la Silicon Valley entend clore cette dernière période de désenchantement, redonner tout son éclat à l’« optimisme technologique » historique et réintroduire cette confiance en la « perfectibilité indéfinie de l’homme », caractéristique» selon TOCQUEVILLE, du credo américain. Mais non plus en faisant valoir l’idée de « progrès », qui supposait dans son nom même une temporalité saccadée inhérente aux développements technologiques, autant que les délais nécessaires à leur imprégnation, parfois génératrice de résistances ou de conflits, dans la société. Car l’époque est tout autre, elle est aux technologies de l’exponentiel et de l’intégral. Leur vitesse de développement sans cesse augmentée, leur sophistication indéfiniment amplifiée et leur vocation à gagner tous les pans de la vie sont appelées à continuellement emporter le monde et la condition humaine vers le   « meilleur ». « Quand les technologies du XXIe siècle convergeront, l’humanité pourra enfin, grâce à elles, atteindre un état marqué par la paix mondiale, la prospérité universelle et la marche vers un degré supérieur de compassion et d’accomplissement », indiquait le document officiel américain lançant, en 2002, le programme interdisciplinaire de recherche sur la convergence entre nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives.
    La vision siliconienne du monde représente l’acmé du positivisme, tenant la rationalité technoscientifique comme le vecteur privilégié du perfectionnement de l’organisation des sociétés et des conditions de vie. Mais elle lui fait franchir un seuil, en lui attribuant une position omnipotente. D’abord, dans la mesure où elle ne peut être confrontée à aucun doute ou opposition, qui seraient aussitôt repoussés par le souffle « immaîtrisable » des évolutions techniques. Celles-ci s’imposent à la vie humaine comme un fait structurel inéluctable. Ensuite, dans la mesure où elle fait de ce tourbillon technologique la source exclusive de tout espoir, accaparant le monopole des notions de « bien » et de « bonheur », et opérant un coup d’État sur les conditions de leur réalisation. Enfin, ces nobles objectifs légitiment toutes les innovations, autant que toutes les pulsions des entrepreneurs qui ne font que témoigner de leur vive passion à œuvrer sans attendre au bien de l’humanité.

    Le technolibéralisme est en rupture avec le capitalisme classique

     Il est « sans doute la seule, ou au moins la principale forme historique ordonnatrice de pratiques collectives à être parfaitement détachée de la sphère morale au sens où elle trouve sa finalité en elle-même ». Car la vision siliconienne du monde est implicitement garante d’une morale, assurant l’accomplissement prochain d’une vie idéale. En cela, elle relève d’un millénarisme, car à l’instar de toute vision du monde, elle dessine l’unique « voie de salut ». Dimension exclusive et ultime que Carl JUNG avait relevée au cours des années 1930 :          « Avoir une vision du monde [Weltanschauung], c’est se former une image du monde et de soi-même, savoir ce qu’est le monde, savoir ce que l’on est. [...] Toute vision du monde a une singulière tendance à se considérer comme la vérité dernière sur l’univers.»

    Technologies de l’exponentiel et élan vital

    Le monde est constitué de substances en transformation continue et interagissant à tout instant entre elles, Le principe explicatif premier renvoie à la perpétuelle tension dynamique entre ses éléments qui assurent dans l'attirance ou la répulsion le maintien de l’édifice. L’incessante circulation des flux structure son ossature, Plus ils sont nombreux et denses, plus ils participent naturellement de son meilleur équilibre. Vivre en pleine adéquation avec le milieu consiste à faire corps avec ce mouvement.
    L'Esprit de la Silicon Valley mêle une vision zen, panthéiste et quantique du monde. Il ne faut pas faire barrage à son « élan vital », juste s’y accorder et l’entretenir au rythme le plus intense, afin de concourir à l’harmonie universelle et à celle des êtres qui y participent. La raison et l’action humaines doivent tendre vers cet objectif.
    Mais le tragique, c’est qu’elles se situent toujours à la traîne en regard de la vitesse des choses. Cependant, une merveille a été offerte à l’humanité : les technologies de l’exponentiel et de l’intégral qui offrent l’occasion quasi miraculeuse de s'y raccorder continûment et avec aisance. C’est leur mission fondamentale, celle de pouvoir nous confondre avec le tempo du monde, qui conditionne la plénitude de l’existence. Elles nous font éprouver le « sentiment océanique », réalisant l’unité avec l'univers ou opérant un perpétuel « retour au tout » (Lou Andreas- SALOMÉ). En cela, elles représentent un don du Ciel : « Les miracles portent un nom : la technologie. » Formule énoncée par un des lumineux       « visionnaires » de la Silicon Valley, Peter THIEl, fondateur de PayPal et serial startupper.
    Si le monde est fait d’incessantes circulations de flux, c’est parce que sa structure est en réseau: c’est dans ses nœuds et l’infinité des « lignes de fuite » qu’ils dégagent que réside sa vitalité dynamique. C’est ce principe fondamental qui avait été occulté par toute une tradition scientifique, philosophique et politique, fondée sur un ordre statique, privilégiant les principes de centralité et de hiérarchie, et dont leur envers -le réseau- deviendra le mantra de l’idéologie californienne New Age et technolibérale des années 1990 : « L’atome est l’icône de la science du XXe siècle. L’atome tournoie seul, il est le symbole même de la solitude. Il est la métaphore de l’individualité : atomique. Il est l’indéfectible place forte. L’atome représente le pouvoir, le savoir, la certitude. [...] L’atome, c’est le passé. »

     Le symbole de la science pour le siècle prochain, c’est le Réseau dynamique

    «  Le réseau n’a pas de centre, c’est une multitude de points connectés à d’autres points, une toile d’araignée de flèches déferlant les unes sur les autres, se contorsionnant ensemble comme des serpents dans leur nid. Il représente tous les circuits, toute l’intelligence, toute interdépendance, toute chose économique, sociale, écologique, toute communication, toute démocratie, tout groupe, tout système de grande taille. »
    Certains avaient su pressentir cette vérité physico-ontologique, tels SAINT-SIMON et les saint-simoniens qui, au cours du XIXe siècle, avaient cherché à favoriser l’extension des voies de circulation et à ériger de nouveaux canaux de communication, envisagés comme des vecteurs d’amélioration des conditions de vie, des relations entre les humains, et indispensables à un plein essor économique. C’est sur ce postulat que s’est développé le capitalisme industriel jusqu’à la mondialisation à l’œuvre au tournant des années 1980, fondée sur une intensification des échanges de biens et d’informations entre un nombre toujours plus important de points de la planète. L’avènement de l’interconnexion globale, au milieu des années 1990, a laissé entrevoir la réalisation universelle de ce principe, qui allait toucher        « toute chose économique, sociale, écologique, toute communication, toute démocratie », comme l’augurait Kevin KELLY. Une architecture technologique se confondait avec un axiome physique fondamental. La puissance de cette concordance allait déchaîner tous les fantasmes d’une économie « déhiérarchisée », d’une démocratie « horizontale », et d'une fin « fukuyamesque » de l’histoire.
    Deux décennies plus tard, il ne reste plus grand monde pour croire encore à la rhétorique de la vérité rhizomatique du monde qui demanderait à être exaltée afin de lisser toutes les aspérités du réel. À l’exclusion des forces économiques qui continuent de miser leur expansion sur l’infrastructure du réseau, qui se voit plus que jamais parée de propriétés bienfaitrices, capables de « réconcilier» ad vitam ceternam l’humanité avec elle-même, « Thérapeutique de la connectivité » sensible dans de nombreuses formules empreintes d’une confondante naïveté, telle celle de Mark ZUCKERBERG affirmant que « les animosités au Moyen-Orient ne proviennent pas d’une haine profonde envers quiconque, mais plutôt d’un manque de connexion et de communication, d’empathie et de compréhension ».

    La connexion

    C’est d’après ce brillant constat que Facebook a développé le projet Internet.org, qui vise à permettre aux populations du globe les plus démunies de se connecter et dont le slogan initial affirmait : « Plus nous nous connectons, mieux les choses se passent», et qui fut ensuite remplacé par « Connecter le monde suppose de le faire pour le monde entier, pas seulement pour certains d’entre nous ». L’initiative cherche à intensifier la « noosphère » de TEILHARD DE CHARDIN, cette « pellicule de pensée enveloppant la Terre, formée des communications humaines ». C’est pour mieux répondre à sa vocation universaliste que la firme a inauguré un laboratoire, le Connectivity Lab, rassemblant notamment des experts de la Nasa. En son sein a été conçu un prototype de drone géant appelé à se maintenir à dix-huit kilomètres au-dessus du sol pour des durées de trois mois.
    D’autres projets sont développés, tel celui d’Elon MUSK, OneWeb, qui compte déployer une constellation de quatre mille minisatellites en orbite, ou celui conçu par l’unité de recherche Google X, Loon, consistant en un réseau de ballons gonflés à l’hélium suspendus dans la stratosphère. Ici, des entreprises privées se parent des atours de sauveuses des nouveaux         « damnés de la Terre », œuvrant à leur libération à l’échelle du globe. San Francisco sort de son Ombrie natale et vient offrir à tous les peuples relégués les instruments de leur libération par les ondes.
    Mais la connectivité, aujourd’hui, ne doit plus seulement être entendue comme faisant appel à des gestes délibérés, elle a été agrégée à une autre fonction qui lui est corollaire, celle de mettre en relation toute chose avec toute autre de façon robotisée. Disposition qui renvoie à un stade ultérieur ou supérieur de la connectivité, celui de la concordance algorithmique.   « La moindre chose qui se forme au monde est toujours le produit d’une formidable coïncidence. » Mais les concordances, considérées comme toujours potentiellement fructueuses, ne se produisent jamais autant qu’il le faudrait. Car le monde est le résultat d’une imperfection primordiale, tout ne coïncide pas systématiquement, conformément à une tradition gnostique qui considère que Dieu n’a pas eu le temps de parachever la Création.

    Les technologies de l’exponentiel

    Elles vont automatiser les conjonctions, appelées à terme à rectifier le défaut fondamental de l’univers. L’Esprit de la Silicon Valley entretient un lien non dit avec l’antiquité gréco-égyptienne, celle de la philosophie hermétique d’Hermès TRISMEGISTE qui était à la recherche du code universel. La philosophie siliconienne, grâce à sa science avancée de la combinatoire faite de 0 et de 1, va pouvoir rectifier le manque de perfection, en résolvant l’intégralité des énigmes du réel et en corrigeant toutes les anomalies. De la composition du génome à la naissance des étoiles, jusqu’aux secrets les plus reculés de l’esprit et de la vie. C’est pourquoi les tenants des technologies de l’exponentiel ambitionnent « légitimement » de renouer avec la réalité parfaite d’avant la Chute et d’instaurer un ordre idéal des choses.
    D’ici là, la « route est longue » comme le proférait LAO TSEU. Elle sera jonchée d’une infinité d’« innovations » destinées à combler toutes les lacunes de la Création. Raison pour laquelle cette vision du monde s’accompagne d’un appareil rhétorique érigeant 1’                   « augmentation» comme un axiome technico-ontologique cardinal. De la réalité qui serait pauvre en elle-même, et qui devrait être « augmentée », à l’enseignement trop restreint par la seule figure du professeur et qui appelle des interfaces « enrichies », aux livres dont les lignes seraient ternes dans la sécheresse de leur linéarité et qui demanderaient des ajouts d’images ou de vidéos, jusqu’à l’infiltration du corps par des « prothèses augmentatives », ou du cerveau par des implants de silicium.
    Mais le cœur de l’imperfection fondamentale du monde, le vecteur majeur qui asphyxie sa dynamique en fusion, qui s’attache à la neutraliser, c’est l’humain. Car l’humain, selon la Weltanschauung siliconienne, dans sa finitude cognitive, ses croyances, ses hésitations, ses doutes, ses erreurs de jugement, constitue le facteur d’inertie majeur. Il représente l’ennemi. Mais un miracle a lieu. L’humanité vit un moment exceptionnel de son histoire. Elle a érigé un instrument capable de le racheter et de le guider pour le meilleur et en toute occasion, étant bientôt appelé à être délivré de son misérable Dasein heideggerien.
    Ce sésame magique, cette force plus grande que l’humain et néanmoins conçue par lui, c’est la puissance surnaturelle de l’intelligence artificielle.

     

    L’intelligence artificielle

    L'intelligence artificielle se trouve aujourd’hui dotée d’une triple faculté :
    –         D'abord, celle de pouvoir interpréter des situations de tous ordres. Disposition inaugurée au tournant des années 1990 par les systèmes experts, capables d'évaluer de façon automatisée des états de fait au sein d’un corpus de données. Dispositif utilisé par exemple à l’occasion de l'établissement d'un diagnostic portant sur l'état d’un réacteur dans le cadre de la maintenance aéronautique.
    Au cours de la décennie suivante s'opéra un saut qualitatif par le data mining, qui nomme la capacité acquise par des programmes à saisir, à de hautes vitesses, des corrélations entre des séries de faits faisant apparaître des phénomènes qui demeuraient jusque-là non immédiatement sensibles à la perception humaine. Par exemple, l'état de solvabilité d’une personne voulant souscrire un crédit, projeté sur des années et établi en fonction d’une multitude de critères.
    –        Ensuite, l’intelligence artificielle détient un pouvoir de suggestion. Telle la formulation de « solutions » conseillant, par exemple, à une entreprise de passer commande à tel sous-traitant plutôt qu’à tel autre, en fonction de multiples paramètres traités de façon automatisée, ou la transmission de notifications à un smartphone, signalant, via la géolocalisation, des offres situées alentour et supposées correspondre au profil de l’utilisateur.
    –        Enfin, elle est capable d’une autonomie décisionnelle. Soit la capacité d’engager des actions sans validation humaine préalable, à l’instar des robots numériques qui, dans le trading à haute fréquence, procèdent d’eux-mêmes à l’achat ou à la vente de titres.
    Autant de dispositions qui ne cessent de se perfectionner, grâce notamment à la faculté autoapprenante des systèmes : le machine learning. Récente aptitude qui conçoit le langage de programmation, non plus comme déterminant de part en part le « comportement » d’un système, mais comme un premier socle à partir duquel son niveau de compétence va régulièrement s’améliorer au long de ses « expériences ».
    Dans le champ de l’intelligence artificielle, ce sont principalement les puissantes entreprises de la Silicon Valley qui se situent aux avant-postes des recherches et des développements, disposant des budgets, des équipes et des infrastructures. Particulièrement Alphabet qui, au sein de ses laboratoires Google Brain et Google DeepMind, travaille, parmi bien d’autres chantiers, sur l’interprétation automatisée du langage naturel.
    Ou IBM qui, avecWatson, conçoit des architectures d’expertise robotisée s’appliquant à divers domaines.
    Ou encore Facebook et Microsoft qui élaborent des programmes capables de décrire des images ou de mener des conversations avec les utilisateurs via les chatbots (agents conversationnels), sortes de logiciels qui entendent détenir la maîtrise de « l’informatique cognitive » actuellement en plein essor. Elle fait suite à celle « de la programmation » et antérieurement à celle « du calcul », voyant aujourd’hui l’émergence de l’ère d’une suprématie symbolique de l’évaluation et de la décision algorithmiques dans les affaires humaines.

    Les systèmes de récolte et de traitement des données

    Ils  ne se limitent pas à la seule interprétation des conduites, ils sont maintenant dotés de la faculté de commander la nature et le rythme de certains gestes. Dimension à l’œuvre dans la data driven manufacture. Mécanique industrielle complexe, orchestrée par un « cerveau électronique » réagissant continuellement en feedback, chargé de suivre et d’harmoniser en temps réel la marche des différents « process ».
    – Protocoles automatisés d’ingénierie organisationnelle implantés dans un nombre croissant d’entreprises, dont la plupart sont conçus par IBM, Microsoft, SAP, Accenture.
    – Groupes opérant à l’échelle mondiale, fixant le cadre général du travail en fonction de critères similaires, strictement établis sur les seules recherches de la maximalisation de tous les secteurs d’activité et de la plus haute réactivité du personnel.
    – Guidage robotisé des gestes, à l’œuvre par exemple dans les « drives » ou dans la gestion logistique des entrepôts, qui voit des personnes équipées de casques audio recevant l’ordre de se diriger vers tel rayon en vue de saisir tel produit et de le déposer dans tel chariot ou telle palette, en fonction des instructions et des cadences dictées par les systèmes. Ici, les individus n’agissent pas d’après leur faculté de jugement et d’action, ils ne font que rétro agir à des signaux.
    – Neutralisation de la spontanéité naturelle qui correspond, selon Hannah ARENDT, à l’une des caractéristiques majeures du totalitarisme : « C’est à une abolition et même à l’élimination de toute spontanéité humaine en général que tend la domination totalitaire, et non simplement à une restriction, si tyrannique qu'elle soit, de la liberté. »
    – Disqualification du jugement subjectif instaure, au profit d’un management algorithmique tendant à tout instant à l’efficacité maximale. Et ce via des paramètres ne faisant l’objet d’aucune publicité, généralement définis par des consultants ou des cabinets extérieurs : « Ces dispositifs mettent en rapport un prescripteur et un opérationnel, mais sans qu’ils entrent en interaction : les prescripteurs encadrent à distance l’activité humaine. Ils exercent un management désincarné. »
    – Dispositifs impersonnels qui agissent sur les conduites recouvrant l’apparence d’un « management sans manager». Or, jusque-là, une figure occupait une place centrale dans l’entreprise, le contremaître, chargé de s’assurer, sur le terrain, du « meilleur» respect des instructions fixées par la direction. Corps de chair et d’os auprès de qui il était possible d’exprimer des réticences, des récriminations, des différends, et dont la nature des ordres ou la manière de les donner pouvaient générer des conflits. Toutes sortes de frictions plus ou moins importantes, qui débouchaient généralement sur de la concertation, de la négociation, voire générant de nouveaux règlements intérieurs plus avantageux, éventuellement repris dans la loi, devenant alors des acquis sociaux valables pour toute une communauté nationale.
    Si ce personnage, autrefois honni, permettait d’engager de salutaires rapports de force lorsque nécessaire, sa disparition entraîne celle de la possibilité même du rapport de force. Car il est autrement plus ardu, voire impossible, d’aller s’opposer à des résultats d’équations pour large partie déterminés par des planners (agendas organisateurs) situés on ne sait où et dont on ne sait rien. KANT, dans son traité Vers la paix perpétuelle (1795), faisait de la publicité l’un des critères décisifs de la légalité, soutenant qu’à chaque fois qu’elle n’est pas à l’œuvre, c’est un divorce entre la politique et la morale qui se manifeste. Il s’opère à grands pas une décomposition de ce qu’Erwin GOFFMAN a qualifié de « monde commun » entre ceux qui planifient et ceux qui exécutent, autant que du « sens attribué à une situation ». Or, en démocratie, toute contrainte suppose l'assentiment de celui qui est contraint, induisant corrélativement la possibilité du refus, voire de la plainte en justice. On voit ici le dessaisissement de la faculté à se déterminer en pleine conscience des choses qu'entraîne la généralisation des systèmes organisationnels robotisés en entreprise, engendrant une               « subjectivité diminuée » (MARX), ou des « processus sans sujet » (ALTHUSSER).

    Le dessaisissement humain redoublé par l’« invisibilité du computationnel »

    Aucune théorie du complot ici, il s'agit d’un fait technique structurel interdisant à la perception de saisir le fonctionnement interne des systèmes autant que les intentions à l’œuvre.  
    Dimension qui a été exemplifiée en 2015 dans le « Dieselgate », le scandale des logiciels truqués de Volkswagen dont les résultats des tests antipollution ne correspondaient pas à la réalité. Cette affaire, et d’autres apparues à la suite, ont tout autant révélé la difficulté d’identifier les coupables, due à l’imbrication des différentes compétences élaborant les protocoles. Enchaînement indistinct des interventions qui entraîne une troublante dissolution de la responsabilité relativement à toutes sortes de programmes interférant de façon toujours plus décisive dans les affaires humaines. Principe d’invisibilité et hyper-complexité des processus de conception qui neutralisent ou annihilent à terme notre droit d’agir en pleine conscience : « La complexification des processus de production menace le droit de l’homme à la parole, c’est-à-dire à la politique » Jamais autant qu’aujourd’hui nombre de mécanismes participant de la vie des sociétés sont à ce point soustraits à l’exigence démocratique de la publicité. On pensait que cette opacité relevait des seuls régimes autoritaires, alors qu’elle est massivement instituée et entretenue par le technolibertarisme qui sait parfaitement en jouer et en profiter.
    Le guidage robotisé des gestes, appelé à s’étendre à de nombreux champs de la vie, sape le régime politique de la démocratie fondé sur l’autonomie du jugement des personnes. Celui dont SPINOZA avait fait le socle de son Traité politique (1677) : «Nul ne peut céder sa faculté de juger. » À l’autonomie du jugement est substituée une hétéronomie croissante, via des systèmes algorithmiques chargés d’administrer le cours de nos existences individuelles et collectives. En cela, c’est un soft-totalitarisme numérique qui s’impose, nous défaisant in fine de notre droit d’agir en conscience et d’après notre libre arbitre.
    Le plus grand paradoxe de notre temps veut que ce soft-totalitarisme soit célébré par tous les acteurs dits « progressistes » ou libéraux, puisque relançant l’idéal du progrès, mais sous une version dorénavant « égalitaire », permettant à quiconque d’y contribuer grâce à sa           « créativité », ou d’en bénéficier sous la forme d’applications, à coût quasi nul, « augmentant » la vie. L’obsolescence de l'homme, théorisée par Günther ANDERS, est parachevée par les banderilles de la Weltanschauung siliconienne, qui entend instituer une marche automatisée du monde à de seules fins de profits, et œuvrer au bien de l’humanité, en bannissant à jamais son ennemi : l’être humain et ses intolérables limites et vulnérabilités.

     

    III-  LE TECHNOLIBÉRALISME SANS LIMITES

     

    La création de la structure Alphabet par Google

    En août 2015, Google annonce la création d’Alphabet, une unité englobant le moteur de recherche ainsi que tous les autres départements de la firme. Cette décision visait à clarifier, aux yeux de la Bourse et des investisseurs, le statut de l’ensemble des unités de recherche créées depuis la naissance de l’entreprise. Cette nouvelle structure permet l’établissement de bilans comptables séparés, ne mettant pas en danger l’activité principale, tout en autorisant le développement, présent et futur, de nombreux autres projets. Mais au-delà de ces impératifs statutaires, ce qui alors n’a pas été relevé, c’est qu’Alphabet témoigne de l’ambition du monde numérico-industriel à vouloir dorénavant s’immiscer dans tous les champs de la vie.
    Le groupe comprend un moteur de recherche et sa régie publicitaire (AdWords) ; une plateforme de vidéos en ligne (You-Tube) ; un système d’exploitation (Android) ; des services de cartographie (Google Map et Street View) ; des départements de recherche sur la santé, sur l’éducation, sur les objets connectés et la domotique, sur les infrastructures réseau, sur la robotique, sur l’urbanisme, sur l’intelligence artificielle ; un laboratoire dédié aux «projets les plus fous», impliqué notamment dans les développements sur les véhicules autonomes ; ainsi qu’un fonds de placement (Google Capital), et un autre d’investissement (GV), spécialisé dans le soutien aux start-up.

    L’avènement d’une « industrie de la vie »

    Alphabet, doit être pris « au pied de la lettre » en quelque sorte, attestant d’une aspiration à jouer avec l’alphabet de la vie, à envahir et à maîtriser toutes les sphères de l’existence. Alphabet-Google, autant que d’autres sociétés de l’économie de la donnée, ne cherche pas à reproduire les schémas caractéristiques des grands conglomérats historiques, tels General Electric ou Mitsubishi, fondés sur la multiplication d’activités industrielles et commerciales sans rapport direct entre elles. C’est une tout autre étendue qui est visée: capitaliser sur les moindres manifestations de la vie, faisant émerger une économie adossée aux flux ininterrompus de la vie et du monde : une « industrie de la vie ».
    Objectif aujourd’hui rendu possible par l’extension des objets connectés s’agrégeant aux surfaces corporelles, domestiques, urbaines, professionnelles. Mouvement conduisant, à terme, à ce que la quasi-totalité des gestes individuels et collectifs génère des données, traitées en vue d’ériger une connaissance approfondie des comportements et de nombre de phénomènes du réel, faisant l’objet de multiples exploitations, d’ordre prioritairement commercial. Une brosse à dents connectée signalera des inflammations de la gencive, des dégradations de l’émail, et suggérera par exemple des dentifrices ou des bains de bouche supposés adaptés, ou une consultation auprès d’une clinique dentaire. Une tétine équipée de capteurs sera reliée au carnet de santé de l’enfant, procédera en continu à un examen salivaire, préconisera un lait « approprié » ou quelques produits alimentaires ou paramédicaux. Le téléviseur suivra les pratiques de visionnage, analysera les conversations tenues à proximité par chacun, et recommandera des programmes personnalisés, autant que des produits ou services en fonction des différents profils.
    Soudainement, un horizon économique virtuellement infini se dessine. Comme la vie ne cesse de se manifester à tout moment, c’est une source inépuisable de richesse qui jaillit. C’est la vie dans ses flux physiologiques, dans ses différentes actions, dans ses états émotionnels, qui est appelée à être captée et traitée par des systèmes rétroactifs offrant à des milliards d’individus des produits ou services ajustés à chaque instant. Jusqu’au sommeil, continent jusqu’ici inaccessible, qui peut désormais être quantifié et faire l’objet d’une exploitation commerciale. Le technolibertarisme aura abattu cette limite, ainsi que bien d’autres digues cognitives supposées jusque-là infranchissables : « Après quelques années de pouvoir et de mise au pas systématique, les nazis pouvaient proclamer avec raison : “La seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne, c’est celui qui dort”. » La route aura été longue, dans l’histoire du capitalisme, avant que plus rien ne résiste à la possibilité de faire feu de tout bois.
    Le capitalisme industriel entendait produire le plus grand volume possible de biens et les écouler dans les délais les plus courts. La publicité devait susciter l’attrait, et le crédit faciliter l’acte d’achat. Mais cette ambition était limitée par le fait que nombre d’activités humaines ne pouvaient faire l’objet d’une marchandisation. C’est l’extension croissante de l’offre à l’attention de territoires sans cesse plus variés de la vie qui a été nommée « société de consommation ». Mais la vie, à un moment ou un autre, reprenait ses droits à agir comme bon lui semble, hors de toute incitation. On ne force pas une personne si facilement, même en cherchant par de subtils procédés à la séduire, surtout si elle doit au bout du compte sortir son porte-monnaie. La grande machine capitaliste rencontrait irrémédiablement des formes de résistance à son insatiable appétit d’expansion.
    À partir du tournant des années 1980, le libéralisme a cherché à repousser ces contraintes, en élargissant sans cesse son rayon d’action. Par la création permanente de nouveaux produits et services, par l’instauration de logiques de production abaissant les coûts et de modes de distribution déployés à l’échelle globale, autant que par une financiarisation progressive de l’économie, jouant de titres boursiers circulant à toute heure entre les cinq continents et dégageant des perspectives de profits infinis. Malgré cette extension continue de la logique du marché, des « angles morts » demeuraient : une promenade à la campagne, des dîners et conversations entre amis, les moments de soins intimes, ou encore le sommeil. Registre non exhaustif d’activités rétives à une exploitation commerciale, représentant des volumes considérables du temps d’une journée, et cela multiplié par des milliards d’individus. C’est une perte incommensurable. Elle incarne la part maudite du libéralisme qui, malgré ses airs de terrible prédateur, est finalement pour partie circonscrit et rappelé à ses limites par la structure, jusque-là incontournable, de la vie humaine.
    Le libéralisme de la fin du XXe siècle, tout comme la nature, avait horreur du vide, et s’en accommodait tant bien que mal, s’efforçant malgré tout de continuellement le combler. Le technolibertarisme, lui, annule ce vide, supprimant tout espace vacant et réalise le rêve ultime du capitalisme historique : se lancer à l’assaut de la vie, de toute la vie. La récolte permanente de données relatives à nos gestes menace à terme l’activité du marketing, qui témoignait de la distance entre le producteur et le consommateur, devant bientôt laisser place à la formulation d’offres rapportées, en temps réel, aux flux de l’existence.
    Car l’industrie de la vie procède d’une continuelle mise en adéquation robotisée entre l’offre et la demande.
    L’industrie de la vie ambitionne de s’affranchir de toute limite, se lançant d’ores et déjà à l’assaut de la psyché humaine, à l’aide de programmes d’interprétation émotionnelle via l’analyse des fréquences vocales et de l’expression des visages. Tel le « miroir intelligent » de Microsoft, qui «comprend» notre condition physiologique ou psychologique, et formule en retour, sous la forme de lettres incrustées à sa surface, des conseils, ou suggère l’achat de produits pouvant être commandés sur l’écran tactile.

    La start-up : son développement , son esprit et son attractivité

    Dès qu’elle se développe, la start-up procède à une division du travail induisant inévitablement des formes de hiérarchisation, mais supposées dissoutes par les séances de brainstorming, le tutoiement généralisé, ou les parties de ping-pong jouées à l’improviste au milieu des rangées d’ordinateurs. Malgré son apparence joviale, la start-up reproduit les schémas à l’œuvre dans l’entreprise classique. Plus encore, elle ignore certains acquis sociaux ou règles élémentaires, infligeant continûment une pression horaire par le fait de l’obligation de résultat rapide, manifeste par exemple dans le terme « bootcamp». Vocable inspiré des camps d’entraînement militaire américains qui nomme des sessions intensives de regroupement et d’émulation collective, se déroulant durant une semaine, destinées à              « accélérer » un projet. Les «Start-up week-end» s’inscrivent dans le même esprit, se tenant sans discontinuer sur deux ou trois jours. Car la norme se manifeste également dans le vocabulaire utilisé.
    « Bootstrapper » désigne le développement d’un projet avec le minimum de ressources possibles ; « burn rate», le volume de liquidités dont dispose une start-up avant le prochain appel de fonds ; « runway», le moyen de calculer le temps de survie d’une start-up avant qu’elle ne fasse faillite, en se basant sur la valeur de ses avoirs en banque ; « scalable », l’aptitude à adapter son business model à une forte augmentation de son activité. Autant de termes et d'expressions qui témoignent de cadrages, tous fondés sur la vitesse de réaction et la nécessité de franchir le plus rapidement possible des paliers, au risque de mourir en chemin. Le quotidien d’une start-up s’apparente moins au cliché d’une continuelle garden-party regroupant des jeunes gens « rêvant de faire du monde un endroit meilleur », qu’à une version contemporaine des Temps modernes, voyant des individus scotchés devant leurs écrans, pressés de toute part, et rêvant d’une subite hausse du cours de leurs stock-options.
    Car, au-delà des apparences de camaraderie et de l’esprit joyeusement iconoclaste qui semble y régner, il y a du prédateur enfoui dans la start-up - aussi bien dans son modèle organisationnel que dans son fantasme plus ou moins déclaré à vouloir devenir une « licorne » (valorisation à plus d’un milliard de dollars). La start-up, c’est un petit animal mignon, qui à sa naissance semble affable, et qui, dès qu’il grandira, cherchera à écraser toute concurrence et à conquérir le monde. Syndrome qui a frappé Google, qui naquit « dans un garage » en 1998, et qui depuis, telle une pieuvre impitoyable, étend ses tentacules sur la totalité de la Terre et de la vie, symbolisant le modèle ultime, conscient ou inconscient, de toute start-up.
    Le « bébé », lorsqu’il a grandi, peut, à l’adolescence, faire l’objet d’une acquisition par de grands groupes, manifestant une forme de vampirisme juvénile ou de pédophilie industrielle, destinée à endiguer 1’« enlisement» qui inévitablement les frappe et à les revivifier. Le rachat de start-up constitue dorénavant un mode de gouvernance économique, permettant d’importer une autre « culture » de R&D (recherche et développement), susceptible de « dynamiter de l’intérieur » les vieilles habitudes et d’engager des axes d’«innovation» inédits. Les ex-startuppers voient leur activité se stabiliser, intègrent éventuellement les locaux, profitent de ressources et d’une expertise, apportant en retour la fougue et la « niaque » de leur jeunesse, qui insuffleront une nouvelle dynamique à l’entreprise.
    La start-up, dont l’activité est exclusivement tendue vers la réalisation d’« innovations de rupture » et mue par des énergies acharnées, représente aujourd’hui le parangon dont s'inspire toute l’économie. L’intuition, l’ultra-réactivité, la ténacité-qua-lités caractérisant les unités militaires de commandos d’élite- spécifient tout autant 1’« esprit start-up », devenu en quelques années la référence mondiale célébrée et adoptée par le libéralisme. Elle ouvre à des pratiques managériales, entrepreneuriales et commerciales en prise avec l’esprit du temps, emportant l’adhésion générale et garantissant une expansion optimale. Qu’elle échoue, qu’elle grandisse ou qu’elle soit rachetée, la start-up imprime désormais le tempo de l’économie du monde. Elle se trouve portée par l’extrême vitalité de la jeunesse, continuellement au bord de la rupture par son trop-plein d’énergie, mais seule capable de s’engager pleinement dans l’ultime ambition industrielle de notre temps : la conquête de l’intégralité de la vie.

    De l’innovation à vocation utilitariste à une innovation disruptive

    Elle répond à une stricte vocation utilitariste visant uniquement le profit, qui, depuis l’après-guerre jusqu’à récemment, requérait néanmoins des formes d’inventivité. Par exemple, le Mac de Steve JOBS et Steve WOZNIAK est le résultat de leur talent à avoir su élaborer un micro- ordinateur à la configuration pour une bonne part inédite. L’innovation pouvait créer de la surprise, de l’étonnement, faire surgir des objets littéralement inouïs. Or, dans le cas de l’économie de la donnée et des applications, contrairement à ce qu’affirme la doxa, il ne s’agit pas d’innover, mais simplement de concrétiser une idée en exploitant des ressources technologiques disponibles. Même une voiture autonome ne découle pas d’une innovation, mais de l’intégration de capteurs et de programmes à un ensemble mécanique déjà existant.
    L’innovation moderne cherchait à dépasser des cadres, se fixant comme but ultime de produire une originalité radicale. En cas de réussite, elle pouvait aller jusqu’à exercer de la fascination. À l’instar de l’avènement de l’iPhone en 2007, qui représenta le pic symbolique et historique de cette forme d’innovation. L’« innovation disruptive », elle, n’essaie en aucune manière de dépasser un cadre, elle se soumet à un cadre technologique et l’exploite de façon quasi mécanique. Elle relève d’un conformisme revêtant l’apparence trompeuse d’une nouveauté. À chaque annonce d’une nouvelle application ou d’un nouveau système, peut désormais être systématiquement dressé le constat que les choses s’inscrivent comme dans un « cours normal », qu’elles sont écrites d’avance» en quelque sorte. Une start-up s’enorgueillit d’avoir mis au point un matelas connecté, une autre un bikini connecté, une autre un ours en peluche connecté, demain une chevelure connectée ou un tampon hygiénique tout autant connecté ? En dépit de ce que l’expression laisse supposer, l’innovation disruptive témoigne de l’extrême banalité de l’économie de la donnée et des plateformes.
    L’état actuel de la technique impose sa loi aux prétendus innovateurs qui ne sont que de piètres exécutants soumis à sa puissance et cherchant sans imagination créative à platement la capitaliser. Dans les faits, l’innovation dite « de rupture » opère une fracture avec l’innovation prévalant jusqu’à récemment, en ce qu’elle ne s’efforce plus d’élaborer de nouvelles techniques, mais se laisse porter par celles existantes. Elle atteste d’une forme de paresse et d’automatisme non dits, voyant des startuppers pavloviens saisis par une énième « idée » relevant d’un même registre et s’évertuant à la réaliser. Stade ultime de l’innovation numérique, avant qu’elle ne soit probablement prise en charge par des robots « concevant » de nouvelles applications en fonction de leur connaissance de l’infrastructure technologique disponible. Ceux qui actuellement, dans la boucle, innovent sont les concepteurs de systèmes de traitement de données et d’intelligence artificielle. Ce ne sont pas les mêmes.
    –        Les premiers développent dans une forme d’irresponsabilité des protocoles.
    –        Les seconds ne font que les appliquer à des domaines de la vie. C’est un subit rétrécissement de 1’«imaginaire industriel» qui s’opère au moment même où est célébré le « génie de l’innovation numérique ».

    Sauvagerie entrepreneuriale et criminalité en sweat-shirt

    La conjonction entre la génération exponentielle de données et le continuel perfectionnement de l’intelligence artificielle ne conditionne pas seulement la naissance et le développement de l'industrie de la vie, ses potentialités laissent présager l’instauration future de modes organisationnels, au sein de l’entreprise, fondés sur une automatisation quasi intégrale. Néanmoins, avant de réaliser ce but suprême, il est besoin de prophètes avisés sachant judicieusement mettre en place les conditions de sa réalisation prochaine, par une rigoureuse distribution des différentes forces de travail. Tout en haut, presque au ciel, loge la race des seigneurs, celle des « entrepreneurs visionnaires ». Ce ne sont plus les grands industriels plus ou moins paternalistes du passé, ce sont des personnes qui ont parfaitement intégré l’esprit de l’époque et toutes les « virtualités » qu’elle contient, et qui ont conçu des méthodes managériales hautement sophistiquées destinées à donner le plus grand essor à l’industrie de la vie. Ils représentent les empereurs du techno-libertarisme qui ont su instituer un système néoféodal.

    Un « changement d’intensité» a brusquement modifié la fonction du numérique

    Il a consisté à la faire passer d’un stade « normal », celui d’une conformité à notre condition ontologique – consciente et décidante –, à un état pathologique, par le fait de son autonomie décisionnelle perturbant, dans son fondement même, notre constitution humaine. L’âge de l’accès portait quelque chose de l’encyclopédisme. L’âge de la mesure de la vie et de la capacité rétroactive des systèmes procède tant d’une « variation quantitative », que d’une        « variation qualitative ». Les premiers indices de ce « changement d’intensité » se sont manifestés dans les paroles des responsables de Google qui, dès le début des années 2000, clamaient vouloir « organiser toute l’information du monde ».
    –        L’âge de l’accès devait porter en germe l’âge de l’excès, pourrait-on dire en un facile jeu de mots. C’était une ambition unilatérale et folle dont on n’a pas su saisir la valeur symptomatique au moment où la formule a été énoncée. Elle fut le premier signe, non immédiatement visible, comme toute formation initiale d’une maladie, de ce passage du « normal» au pathologique. Soit la volonté de ne plus seulement élaborer des systèmes permettant, par exemple, une indexation efficace des corpus logés dans les serveurs, mais de viser à terme « l’organisation de toute l’information du monde », qui a vite franchi un stade encore supérieur, et qui aujourd’hui n’est plus uniquement portée par Google, celui de piloter la vie entière à l’aide de systèmes algorithmiques   « intuitifs » et « autoapprenants ».
    –        Le technolibertarisme sait faire jouer les affects en parant la technique d’un pouvoir salvateur, répondant à une inquiétude et à un trouble de l’époque. Les pouvoirs des technologies numériques, croisés à l’infinité des profits qu’elles autorisent, confirment l’adage du philosophe stoïcien SENEQUE (Ier siècle après J.-C.), selon lequel             « l’esprit n’a pas un siège à part et n’observe pas de l’extérieur les passions, mais se change lui-même en passion ». La toute-puissance de la technè contemporaine excite une pathologie de toute-puissance auprès de ceux qui la maîtrisent et en tirent profit, et qui à leur tour excitent, bon gré, mal gré, et à d’autres échelles, un même sentiment de toute-puissance chez les individus. Deux pathologies aujourd’hui coexistent.
    –  Celle de Daech
    – et celle du technolibertarisme.
    L’une comme l’autre promettent la suppression de toutes les imperfections du monde et de la vie. Toutes deux relèvent d’un millénarisme. Elles agissent à distance, se nourrissant parfois mutuellement, à l’instar de l’usage de nombre de ces mêmes techniques par les tenants de la première et de l’instauration d’une « data-surveillance » intégrale implicitement portée par les seconds. L’une vise une domination tyrannique, infligeant une violence gratuite et pratiquant le crime aveugle. L’autre est mue par la cupidité, et atteste, dans son refus de toute défectuosité et dans son dessein d’instituer une organisation algorithmique et parfaite du monde, d’une passion névrotique à vouloir asseoir une emprise absolue sur le cours des choses.
    Volontés de toute-puissance qui sont pour large partie générées en réaction à un sentiment généralisé d’égarement. Ces deux pathologies en sont l’expression et l’exploitent. L’une est à juste titre considérée comme une maladie mortelle, l’autre comme un remède à tant de nos maux. Il y a des moments dans l’histoire où certaines pathologies du temps présent ne sont pas identifiées. Ce n’est qu’un peu plus tard, lorsque le passage du normal au pathologique devient patent, par des symptômes douloureux et souvent irréversibles, que le « changement d’intensité » et tous ses effets néfastes sont avérés. À la vérité, toute époque manifeste une folie propre, individuelle et collective, mais les sociétés s’organisent de façon, à la fois à la laisser s'exprimer sous une infinité de formes, et à la contenir par l’imposition salutaire de limites formelles ou tacites. Lors de la période de la contre-culture aux États-Unis, les excès étaient tenus comme relevant d’une forme de folie « solaire » et bienvenue, une démesure ouvrant au bout du compte de nouvelles perspectives. La SiliconValley se pare des mêmes atours, faisant de la libération sans limites de son énergie libidinale la condition d’une formidable avancée de l’humanité, ouvrant à tous un horizon continuellement radieux: «Le psychiatre Ronald LAING avait rendu une idée populaire : la folie n'est pas fatalement un “effondrement" ; ce peut être aussi une “percée”, un envol vers l’ailleurs de terres inconnues – une Nouvelle Frontière. »

     

    IV-  UNE POLITIQUE DE NOUS-MÊMES

    La soumission sociale-libérale

    L’époque est à l’instabilité, à l’inquiétude, à la colère plus ou moins enfouie. Les gouvernements, s’ils veulent se maintenir, sont tenus à l’obligation du résultat. Et le résultat, de nos jours, ne dépend que d’un seul critère, stimuler la croissance, seule à même, suppose-t-on, de générer de l’emploi et de contenir les crises de toute sorte : « La croissance économique est la religion du monde moderne. Elle est l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini. » L’adoption du modèle siliconien est dorénavant considérée comme le moyen privilégié de s’en assurer. Les gouvernements ne déterminent plus leur action en fonction de choix affirmés résultant de convictions propres et engageant de facto l’expérimentation et le risque. Ils ne font plus que se ranger à une option unique, à une sorte de « style international » comme on dit en architecture, adoptant systématiquement des mesures visant à libérer l’activité économique, et en misant prioritairement sur 1’« innovation numérique ».

    Le techno-libertarisme

    C’est une nouvelle alliance qui se noue entre responsables politiques et industriels. Elle n’est plus supposée être formée de liaisons douteuses confinant parfois à l’illégalité, telles celles unissant le complexe militaro-industriel et l’administration de George W. BUSH au cours des années 2000, voyant par exemple le vice- président Dick CHENEY et le secrétaire à la Défense Donald RUMSFELD détenir des parts dans des sociétés de haute technologie. De nos jours, il ne s’agirait même plus de liens plus ou moins honteux et dissimulés, mais d’un partenariat volontariste et affiché mené au nom de l’intérêt de tous, qui entérine les vertus dont se pare le techno-libertarisme désormais intégrées comme un fait entendu par les ministères et les administrations des États.
    En France par exemple, la Banque publique d’investissement (Bpifrance) soutient, grâce à des fonds s’élevant à plusieurs milliards d’euros, dont une part provient de dotations de l’État, le développement de start-up. Le label French Tech vise à faire de toutes les régions des pôles de « compétitivité numérique ». En 2013, le président de la République a annoncé les trente-quatre « plans industriels » supposés « redynamiser » le pays. On trouve dans la liste : les big data, le cloud computing, les objets connectés, la réalité augmentée, les logiciels et systèmes embarqués, les services sans contact, la e-éducation, la nanoélectronique, la robotique, les textiles et techniques intelligents, et les véhicules à pilotage automatique. Deux ans plus tard, en 2015, le ministère de l’Économie publia un document édifiant intitulé « Réunir la Nouvelle France Industrielle », qui présente l’économie de la donnée et le développement des objets connectés comme les nouveaux axes majeurs, portés main dans la main par les responsables politiques et ceux des grandes sociétés du secteur, unis dans une même cause nationale. Rien dans tout cela sur l’économie solidaire par exemple, ou sur le soutien à une agriculture se souciant de la qualité de la production et respectueuse de l’environnement. Soit la duplication siliconienne envisagée comme l’unique perspective, viable et réjouissante, d’avenir.
    Orientations qui se sont aujourd’hui systématisées dans la quasi-totalité des pays, tant ceux du Nord que du Sud, et qui sont adoubées par l’immense majorité des économistes. Parmi eux, on trouve le français Jean TIROLE, prix de la Banque de Suède en sciences économiques (et non pas prix Nobel d’économie comme il est souvent dit à tort), qui ne veut voir, en de fautifs raccourcis et omissions, que les formidables bénéfices offerts par l’innovation siliconienne. Exemple patent d’un économisme strictement soucieux de croissance et de points de PIB, et aveugle à l’ensemble des conséquences induites par le modèle : « Cette volonté de dépolitisation a conduit à l’abandon, par une majorité d’économistes, de la tradition savante de “l’économie politique”, au profit d’une “Science économique” singeant les sciences exactes et parvenant même à placer sous l’égide d’Alfred NOBEL les prix d’excellence qu’elle s’attribue à elle-même. »
    Car c’est cela, le cœur de la question : se soucier de stricts enjeux économiques dans le mépris des incidences civilisationnelles. L’organisation algorithmique de la société, la marchandisation intégrale de la vie, le dessaisissement de la décision humaine ne sont jamais vus. Tous les « décideurs » restent figés dans une représentation des technologies numériques comme favorisant 1’« accès au savoir », l’émergence d’une société plus « décentralisée », la mise en place de pratiques managériales « souples » et « horizontales ». Soit une vision forgée vers la fin des années 1990 et, qui vingt ans plus tard, reste inchangée, alors que le numérique garde le même nom, mais qu’il n’a à peu près plus rien à voir avec ce qu’il était à cette période. On peut appeler cela des formes d’ignorance, de naïveté et d’aveuglement mêlées et coupables.

    Avènement de la République-entreprise

    Historiquement, les grandes démocraties se sont régulièrement efforcées, en vue de se renforcer, de procéder à un travail de séparation entre les différents pouvoirs et forces qui les composent. Aujourd’hui, nous assistons à une brusque régression de ce long processus. Lorsque les contre-pouvoirs, checks and balances (contrôles et contrepoids), n’agissent plus comme ils le devraient, alors s’opère de facto un recul de l’activité démocratique. Ce qu’avait dénoncé, en 1956, Charles Wright MILLS dans son livre, The Power Elité, à la vue de l’influence démesurée exercée par le complexe militaro-industriel sur la politique de la Maison Blanche ; et il concluait à un déni de démocratie. Sorte de mainmise sur l’État par des intérêts privés que l’économiste James GALBRAITH a identifiée sous la notion de                  « Corporate Republic » (République-entreprise). Mais plutôt qu’à un retrait de l’État, cette     « République-entreprise » chercherait à favoriser la « mise en place juridique et politique d’un ordre mondial de marché ».
    Car le législateur soutient fermement le modèle siliconien. Les responsables politiques sciant la branche sur laquelle ils sont assis en quelque sorte, puisque son expansion conduira à terme à la fin de la politique, entendue comme le libre exercice de la décision issue de la délibération. La « loi pour une République numérique », votée en France en 2016, représente l’un des cas les plus exemplaires de cet « ordotechno-libertarisme » sévissant à l’échelle globale. L’objectif principal vise à faciliter l’open data, soit la mise à disposition des informations collectées et traitées par les administrations publiques ou apparentées, sans contrepartie financière, destinée à « libérer l’économie de la donnée », c’est-à-dire à être exploitées par les start-up en vue de faire l’objet d’applications marchandes. Pour faire passer la pilule, ou camoufler ce scandale, on parle de « biens communs informationnels », consistant in fine à transformer toute information en service monétisable et à générer des profits à partir d'une connaissance précise et évolutive d’un grand nombre de nos pratiques. Dispositif qui a été préparé en amont par le Conseil national du numérique (CNNum) qui, depuis sa création, est composé pour les deux tiers de responsables d’entreprises de l’Internet et des données. Que cette assemblée soit un organe de préconisation de la République constitue un autre scandale qui doit être dénoncé, vu que se joue ici ce qu’il convient d’appeler un conflit d’intérêts.

    Le monde numérico-industriel à l’assaut de l’Éducation nationale

    En France, s’il y a un domaine où l'État s'en remet corps et âme à toutes les « solutions » prescrites par le monde numérico-industriel et par ce « CNNum », c’est bien celui de l’enseignement. Nous savons que l’école publique traverse depuis des décennies une grave crise due à de multiples causes. La numérisation des établissements et des pratiques éducatives est dorénavant envisagée comme la panacée miraculeuse et est érigée au rang de priorité nationale. L’inspection pédagogique et les récents ministres de l’Éducation éprouvent une peur bleue à l’idée de passer « à côté de l’Histoire ». Parmi de nombreux exemples, le ministère de l’Éducation nationale et Microsoft ont signé, en 2015, un accord de partenariat « afin de contribuer à la réussite du Plan numérique à l’école. Microsoft accompagnera les enseignants et des cadres de l’éducation ; la mise à disposition de plateformes collaboratives offrira des solutions pour une utilisation pertinente, facile et optimale des équipements mobiles. Cette démarche passe notamment par l’accès à l’offre Microsoft Office 365 pour l’éducation pour tous les établissements scolaires du Plan numérique à l’école qui le souhaiteraient. La mise à disposition de ces outils va permettre aux enseignants qui le souhaitent de développer des approches pédagogiques innovantes ».
    Difficile d’imaginer un plus haut degré d’infiltration du régime privé au sein d’un service public, de surcroît celui supposé être le plus sanctuarisé, opérée par une entreprise exerçant dans ce cas, non seulement une activité de quasi-monopole, mais encore mue par la seule recherche du profit et ignorant à peu près tout de la complexité des enjeux éducatifs. Et cela sans concertation menée avec les professeurs et les parents d’élèves.

    L’apprentissage en fait également les frais

    Autre scandale dans la République, et autre forme – inacceptable – d’une silicolonisation imposée, alors que l’importance des enjeux aurait dû conduire à la consultation de l’ensemble des acteurs concernés et à la tenue de débats citoyens. Oublie-t-on l’importance de l’attention profonde dans l’apprentissage? Le livre imprimé, instance historique privilégiée de formation du savoir, est-il appelé à être relégué au rayon des objets obsolètes, remplacé par des tablettes encourageant les élèves à continuellement réagir et quantifiant de surcroît le moindre de leurs gestes ? C’est ici que l’on voit de façon particulièrement saisissante la constitution d’un nouvel environnement civilisationnel prioritairement façonné par des intérêts économiques et soutenu par le pouvoir politique.

    Car jamais autant qu’aujourd’hui le lobbying n’avait exercé une telle pression. Ce que pratique vigoureusement le techno-libertarisme, qui profite de sa puissance financière, use de son aura et sait offrir des solutions toutes faites aux responsables politiques. Soit un composé idéalement favorable pour qu’il puisse déterminer un grand nombre de décisions publiques. La silicolonisation du monde est indissociable d’un gigantesque travail de lobbying mené de partout. Auprès de la Commission européenne et du Parlement européen, et ce malgré certaines actions louables menées par Margrethe VESTAGER, commissaire européen à la Concurrence depuis 2014, mais qui représentent peu de choses en regard de l’implication active des instances européennes à favoriser, sous diverses formes et à toutes les échelles, le développement du modèle siliconien sur le continent. Aux États-Unis, les entreprises de la Silicon Valley font partie des plus importants financeurs des partis politiques. Lors de la campagne de Barack OBAMA, en 2012, Google fut l’un des trois donateurs les plus généreux. Ses représentants sont reçus en moyenne une fois par semaine à la Maison Blanche. Le responsable de la première campagne de Barack OBAMA œuvre désormais pour Uber. Mark ZUCKERBERG a mis en place, avec d’autres entrepreneurs, un groupe de pression baptisé FWD.us, visant à s’attirer tous les soutiens nécessaires à l’essor de l’économie de la donnée.
    Même l’ultralibéral Friedrich HAYEK fustigea les « démocraties de marchandage » soumises à la pression des lobbies divers. Ce à quoi un demi-siècle plus tôt le président EISENHOWER ne voulait pas se résoudre, ayant dans son discours d’adieu à la nation rappelé, sur un ton solennel, des exigences qui plus que jamais devraient nous inspirer : « Dans les assemblées du gouvernement, nous devons nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. »
    EISENHOWER, qui savait de quoi il parlait, signalait là un enjeu majeur qui non seulement          « persisterait », mais qui depuis n’a cessé de s’aggraver.

    Car de nos jours, ce sont, comme jamais, « nos libertés et nos processus démocratiques qui sont mis en danger ».
    Plus seulement par le complexe militaro-industriel, mais par cette soumission du social-libéralisme au techno-libertarisme qui entend, à terme, éradiquer toute vie démocratique au profit d’une administration algorithmique et définitive des choses. Dorénavant, le technopouvoir occupe une place hégémonique, exerçant de plus en plus sa souveraineté. Il s’agit là d’une autre forme de ce soft-totalitarisme numérique, en sus de celui qui oriente, subrepticement ou manifestement, un nombre sans cesse étendu de nos gestes. Jusqu’à récemment, certaines forces de la société civile voulaient se prémunir contre une trop grande puissance de l’État, aujourd’hui, nous serions en droit de nous plaindre de la limitation délibérée de son action.
    Mais l’heure n’est pas à la lamentation. Puisque le pouvoir politique ne remplit plus son rôle, qu’il fait défaut, pire encore, qu’il s’agenouille devant des puissances qui le fascinent et dont il croit qu’elles détiennent la vérité du temps, alors il ne reste qu’un seul choix: remplacer la politique par le politique. Soit la réappropriation par les citoyens, par les associations, par les syndicats, par des groupements institués ou non, de leur droit inaliénable d’exercer, individuellement et collectivement, leur liberté de jugement et de décision. De notre degré d’implication dépendra rien de moins que l’avenir de notre civilisation.

    Pour un « choc de civilisations »

    Il est plus que temps de nous réveiller et d’élargir notre conception de l’action politique. La question cruciale n’est pas la défense de l’anonymat de ses navigations, soustraites à l’emprise des agences de renseignement et des entreprises prédatrices. Elle ne concerne pas notre « vie privée », à laquelle certes nous tenons tous, mais qui représente si peu en regard de ce qui actuellement se forme et qui devrait autrement nous mobiliser. Car cette question n’est pas une question de société, c’est une question de civilisation. Celle qui entend à terme tout automatiser et orienter la vie des personnes en fonction de seuls intérêts privés. Et cette civilisation se déploiera quand bien même – et surtout – si les données sont parfaitement protégées, instaurant une « confiance dans l’économie numérique » nécessaire à son expansion. Il est marquant de constater que ce sont souvent les questions décisives d’une époque qui sont occultées et qu’on en revient toujours, particulièrement à l’heure actuelle, à ses petites affaires personnelles. L’addiction numérique, par exemple, plutôt que de voir les phénomènes de puissance qui se jouent, ou la protection de la vie privée, sans voir que ce n’est pas celle-ci qui est aujourd’hui menacée, mais notre droit à vivre comme des êtres libres.
    Leo STRAUSS, tout comme TOCQUEVILLE, estimait que l'inattention est le fait des sociétés démocratiques modernes et pensait qu’une juste attention portée aux phénomènes déterminants témoigne à la fois d’une bonne santé cognitive collective et d’un souci moral. Savoir observer les abus de pouvoir exercés par le techno-libertarisme et s’efforcer de reconquérir notre autonomie, c’est cela l’un des enjeux politiques majeurs. Il nous somme de renouer avec l’impératif kantien : « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. [...] Il faut que la raison pratique (la volonté) ne se borne pas à administrer un intérêt étranger, mais qu’elle manifeste uniquement sa propre autorité impérative, comme législation suprême. »
    « Impératif catégorique » de notre temps qui requiert l’implication active des citoyens et de toutes les forces de la société qui, ensemble, et plus que jamais, doivent faire œuvre de démocratie : « Si, en effet, le mot “démocratie” doit être, à présent, affecté à la seule définition du libéralisme, il faut nécessairement un terme nouveau pour désigner ce “gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple” où chacun voyait encore, il y a peu, l’essence même de la démocratie. » Perspective qui doit faire valoir « l’aspiration à la liberté » comme l’écrivait Hannah ARENDT. Elle suppose, vu l’état d’urgence civilisationnel de privilégier aux ambitions d’esprit libéral (au sens américain de libéral, soit progressiste), des positions radicales (au sens américain de radical), menant des actions sur le terrain qui entendent rompre, sans concession, avec un certain ordre des choses.
    En d’autres termes, elle appelle la mise en place d’une « entreprise insurrectionnelle organisée». Ce que Hannah ARENDT, encore, nommait le « trésor perdu » de la tradition révolutionnaire, soit les expériences concrètes manifestant, en toute liberté, le pouvoir de l’action et ne se résignant pas au discours propagandiste de l’inexorable : « Telles tendances que l’on tenait pour inéluctables ont été souvent, au cours de l’histoire de l’humanité, balayées et remplacées par d’autres. » Il ne tient qu’à nous d’exprimer nos capacités à écrire autrement le cours annoncé des choses. Exigence qui nécessite l’élaboration d’une méthode associant bon sens et créativité. Elle appelle, d’abord, à s’opposer frontalement à cet antihumanisme radical, par des gestes identifiables et simples à adopter, faisant de chacun de nous rien de moins que des «héros ordinaires ».

    Le « grand refus » à l’ère des objets connectés

    Il existe, en général, deux temps distincts qui rythment les livres de théorie critique.
    –         Durant le premier, l’auteur s’attache à décrire et à analyser des faits. Au cours de son déploiement, il en arrive inévitablement à condamner certaines conditions.
    –        Vient alors un second temps où il en appelle à s’opposer à des situations jugées abusives et illégitimes. Il finit souvent par signaler d’autres perspectives possibles et par proposer quelques préconisations qui, si elles étaient appliquées, seraient susceptibles de modifier vertueusement les choses.
    Il se trouve que, la plupart du temps, on se souvient davantage du moment de la dénonciation que des solutions substitutives suggérées. Peut-être parce que c’est sur cette charge que l’auteur a d’abord voulu s’investir et attirer l’attention et que c’est elle qui suscitera avant tout un écho auprès du lecteur. Peut-être aussi que certaines recommandations pèchent par excès d’abstraction ou par manque de réalisme, n’offrant pas suffisamment de points d’appui concrets à la vie des personnes.
    Nous devrions, à force d’exemples répétés, tirer un enseignement de ces déficiences et envisager une sorte de « révolution méthodologique ». Il faudrait alors désamorcer quelques instants le strict régime théorique et s’investir dans le champ du concret, du plus concret. Visée qui suppose d’établir un registre d’actions pragmatiques, entendues comme telles car pouvant non seulement être immédiatement et aisément réalisées, mais s’avérer aussitôt d’une redoutable efficacité. Actuellement, les technologies numériques franchissent un seuil. Elles en viennent, sans le consentement des personnes et de la société civile, à bouleverser de part en part, tant nos existences, que nombres de nos principes fondateurs. À la vue du constat que certaines digues, jusque-là supposées garantir les modes de vie auxquels nous aspirons, sont en train d’être brisées, alors nous devons, à l’instar de l’homme révolté d’Albert CAMUS, dire « non » : « Quel est le contenu de ce “non” ? Il signifie, par exemple, “ les choses ont trop duré”, “jusque-là oui, au-delà, non”, “vous allez trop loin”, et encore, “il y a une limite que vous ne dépasserez pas”. En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l’autre “exagère”, qu’il étend son droit au-delà d’une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. »
    Aujourd’hui, nous nous devons de reprendre les paroles de l’homme révolté et d’affirmer que «les choses ont trop duré », «jusque-là oui, au-delà, non», «vous allez trop loin», « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». Cette limite que vous franchissez actuellement est identifiable : c’est celle de l’extension en cours de capteurs intégrés à nos corps, à nos environnements domestiques, professionnels, urbains, et à terme, si nous n’y prenons pas garde, à la quasi-totalité des surfaces du monde. Nous devons non seulement affirmer haut et fort: « vous allez trop loin », mais surtout : « cette limite-là, vous ne la dépasserez pas ».Vous ne la dépasserez pas, parce que son franchissement va entraîner une quantification généralisée, une marchandisation intégrale de la vie et une organisation algorithmique de la société. Dimensions qui sont foncièrement contraires à nos principes. Elles bafouent les valeurs qui constituent le socle de notre vie en commun. Soit le respect partagé et mutuel de notre intégrité et de notre dignité. Vous ne la dépasserez pas parce que cela nous ne l’acceptons pas et qu’en conséquence nous allons nous y opposer.
    Alors, vous, les acteurs de l'économie siliconienne, penserez: ce ne sont que des paroles, des poussées de testostérone sans conséquence. Vous aurez tort, car nous avons appris du passé que, dans certains cas, il convient d’abord d’arrêter des décisions concrètes, faciles à mettre en œuvre. En l’occurrence: le refus simple et catégorique de ces protocoles de mesure de la vie que vous élaborez et que vous voulez nous faire acheter. Alors, d’un coup, en l’espace de quelques mots, c’est nous qui inversons le rapport de force et détenons le pouvoir. Ce qui semblait n’être qu’une risible manifestation de testostérone se transforme subitement en une menace tangible qui, à coup sûr, déjà vous ébranle. Aujourd’hui, au moment où vous franchissez cette limite, au moment où, de façon intolérable, vous terrassez certains de nos principes fondamentaux, nous allons renouer avec le Great Refusal, le « Grand Refus », prôné par Herbert MARCUSE au cours des années 1960. Grand Refus qui entendait s’élever contre l’expansion massive de ce qui, depuis peu, était nommé « société de consommation ». Elle faisait émerger de nouveaux modes de vie qui, à ses yeux, entraînaient des comportements « unidimensionnels » parce que déterminés par les mêmes logiques réductrices étouffant la potentialité plurielle des êtres. Posture radicale qui rencontra un large écho, mais qui « sur le terrain » ne connut qu’un succès mitigé, très mitigé même. Peut- être parce que cette « société de consommation» exerçait, consciemment ou inconsciemment, une fascination sur les esprits. Le Grand Refus marcusien relevait d’une belle intuition et intention. Mais il a échoué, car les armes du langage s’avérèrent trop faibles pour contrecarrer la puissance de séduction exercée par le capitalisme, sachant user de savantes techniques destinées à parer ses productions de contours éclatants.
    Ce Grand Refus, c’est dans son esprit que nous le reprenons. Aujourd’hui, notre refus ne sera pas « grand », mais restreint, vu qu’il porte sur une cible précisément identifiée : les capteurs et les objets connectés. Cette fois-ci, ce mot d’ordre sera suivi d’effet, car, au contraire des produits rutilants qui, au cours des «Trente Glorieuses », séduisaient tant de monde, quels que soient les tropismes politiques, ici nous n’éprouvons aucun attrait. Non seulement nous n’éprouvons aucun attrait pour vos biberons ou vos maillots de bain connectés, mais ils nous dégoûtent. Nous n’en ferons pas l’acquisition et alors vous serez fort embarrassés et à coup sûr désemparés face à ce désintérêt radical de notre part. Nous ne nous contentons pas de constater que vous allez beaucoup trop loin, que vous franchissez une limite que nous jugeons inacceptable, nous rendons vain son franchissement. Car tous, nous sommes des citoyens-consommateurs, et jamais autant qu’aujourd’hui le refus de l’acte d’achat n’aura revêtu une telle portée politique, civilisationnelle même. Plutôt que de briser les machines, nous mettons en échec le modèle qui les conçoit et invalidons leur raison d’être, les envoyant par avance, par notre refus, à la casse. À un siècle et demi de distance, nous nous inspirons de la position de l’écrivain anglais Samuel BUTLER qui, en 1872, affirmait : « Nous ne demandons pas la destruction totale des machines. Mais nous devrions détruire toutes celles qui ne nous sont pas absolument indispensables, de peur qu’elles n’étendent plus complètement encore leur domination tyrannique sur nous. »
    Mais il ne suffit pas d’affirmer notre refus radical, il faut encore identifier tous les endroits où il doit s’exercer, sous quelle forme et avec qui. Car notre refus n’est pas spontané, il est méthodique et organisé. Commençons à détailler notre plan.
    –        Nous refusons la pose de compteurs électriques dits « intelligents » au sein de nos domiciles. Tel le dispositif Linky, piloté par ERDF, qui n’a donné lieu à aucune concertation avec des associations indépendantes d’usagers, et qui va participer d’une connaissance précise et évolutive de notre consommation d’énergie, qui de surcroît portera, à terme, sur celle particulière de chaque objet connecté. Nous dénonçons haut et fort cette soudaine et illégitime intrusion au sein de notre vie domestique, soutenue par la puissance publique. Systèmes appelés à faire l’objet d’une marchandisation permanente via des plateformes qui auront acheté l’accès aux informations, afin de proposer des offres supposées adaptées à chaque instant de nos quotidiens.
    –         Nous refusons les téléviseurs connectés qui analysent non seulement nos usages, mais également nos conversations, procédant à une intolérable surveillance de notre intimité. Nous nous opposons à ce que toutes les choses de la maison soient appelées, si nous n’y prenons garde, à être équipées de puces électroniques : lit, pèse-personne, brosse à dents, miroir dit « intelligent», cafetière, réfrigérateur, fourchette...
    –         Nous refusons la voiture « autonome », non pas parce qu’elle nous priverait du           « plaisir de la conduite», mais parce qu’elle représente l’un des dispositifs emblématiques instituant un guidage robotisé de la vie. Ce ne sera pas un véhicule, mais une épave signalant à chaque instant la mort de notre jugement par le fait d’une administration automatisée de quantité de nos actions. Principe qu’aurait fermement dénoncé la grande figure du techno-libertarisme, Ayn RAND, qui a fait dire à son personnage principal, John Galt, dans son roman La Grève : « Qu’un homme qui s’en remet à autrui pour décider de son destin n’est qu’une épave bonne pour la casse. »
    –        Nous refusons les « assistants numériques » qui, sous couvert de nous « faciliter » le quotidien, vont représenter une autre forme, en quelque sorte complémentaire, de ce guidage algorithmique de la vie, et qui contribuera à nous défaire de l’usage de nos capacités sensibles.
    –         Nous refusons de porter des « lunettes connectées» – comme tout protocole de réalité dite «augmentée», qui devrait plus précisément être dite « orientée » –, destinées à manœuvrer nos esprits et nos corps et à mémoriser un nombre subitement étendu et infiniment varié de nos comportements.
    –        Nous annonçons que nous refuserons toute lentille connectée, déjà en cours de développement au sein des laboratoires siliconiens.
    –        Nous refusons l’implantation tous azimuts de capteurs au sein des espaces professionnels, faisant de nous des êtres toujours plus réduits à rétroagir à des signaux, et entraînant une visibilité en temps réel des « mesures de performance ». Les syndicats doivent opposer un refus catégorique à la quantification sans cesse expansive des gestes, instituée au nom de l’accroissement supposé de l’efficacité et des gains de productivité. Ces exigences doivent figurer dans les conventions collectives et constituer une limite à ne pas franchir, faute de quoi se manifestera une résistance massive ne pouvant faire l’objet d’aucun compromis. Car on ne bafoue pas impunément l’intégrité humaine. La préservation d’une part inviolable de nous-mêmes dans l’exercice de notre activité fait partie du Code du travail, et à ce titre elle doit être défendue.
    –        Nous refusons la numérisation systématique des pratiques éducatives et l’usage généralisé des tablettes numériques, reléguant la figure de l’enseignant à un rôle subalterne, et appelé à voir ses paroles discréditées par le recours continu aux plateformes supposées, par la séduction de leur graphisme et leur apparence « neutre et objective », incarner la vérité. On affaiblit « l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent ».
    –        Nous refusons la quantification des élèves, également celle des professeurs, qui va instaurer de nouveaux modes, insensibles et continuels, d’évaluation, ainsi qu’une connaissance des pratiques appelée à être exploitée par des entreprises privées.
    –         Nous nous opposons à l’abandon programmé du livre imprimé dans les classes, seul à même d'encourager une attention profonde (deep attention) et une lente maturation indispensables à l’exercice de la réflexion, à la constitution du savoir et à la formation d’esprits critiques.
    –        Nous refusons que l’école cherche à être le « miroir de la société», à vouloir « être dans le coup », en occultant, dans la plus grande irresponsabilité, des pratiques historiques, dont certaines sont garantes de la sauvegarde d’une part essentielle de notre civilisation.
    –        Nous nous opposons au « service de l’emprunt» de livres numériques proposé par un nombre croissant de bibliothèques, contribuant à affaiblir la chaîne du livre qui, plus que jamais, doit non seulement subsister, mais se développer, vu qu’elle constitue l’un des socles fondamentaux de notre culture. Pratique qui porte notamment préjudice aux librairies, lieux de convivialité et de rencontre dans les villes, auxquels nous nous sentons redevables et sommes viscéralement attachés.
    –        Nous n’entendons pas que le régime privé et les responsables politiques, ensemble, mettent à bas ces piliers de notre civilisation. À cet égard, nous dénonçons les aides publiques affectées au développement du « livre numérique », telles celles attribuées par le Centre national du livre (CNL) depuis le début des années 2000 et par nombre de collectivités locales en France.
    –        Nous refusons de porter des bracelets mesurant les flux physiologiques, faisant l’objet d’une exploitation par des start- up suggérant des produits et offres supposés adaptés à nos états, alors que, de surcroît, elles ne détiennent aucune compétence reconnue et validée en la matière.
    –        Nous refusons cette santé dite « mobile » pilotée par le régime privé, tel Google Fit ou Health Kit (Apple), instaurant une biopolitique d’un nouveau genre, non plus exercée par les États, mais par des entreprises uniquement mues par le souci du profit.
    –        Nous refusons farouchement l’infiltration annoncée de puces au sein de nos tissus biologiques supposée garantir un suivi médical ininterrompu ou fluidifier les achats, grâce à la dernière et géniale invention du techno-libertarisme : le paiement sans contact. Au passage, nous rions du rire satirique de DEMOCRITE à la vue de ces imbéciles heureux ravis de s’implanter des puces sous-cutanées à l’occasion d’une      « implantparty».
    –        Nous refusons catégoriquement toute robotique dite « sociale », car nous comptons répondre, quelle que soit notre situation, à l’obligation de soutenir nos proches. À ce titre, nous dénonçons toute subvention allouée à des laboratoires publics ou privés développant des recherches en ce domaine. Non seulement nous les dénonçons, mais refusons d’y contribuer financièrement. Nous ferons porter le message, individuellement et collectivement, aux élus et ferons a contrario valoir auprès d’eux la nécessité de financer, par des fonds publics, des formations destinées au soutien des personnes dépendantes.
    –        Nous nous engageons à dénoncer tout conflit d’intérêts inacceptable en République, et mènerons les actions nécessaires contre ce Conseil national du numérique dénué de toute légitimité. À cet égard, nous en appelons à la constitution d’un comité indépendant, formé pour partie de personnes tirées au sort et d’autres ayant une bonne connaissance des enjeux, mais n’étant en aucune manière impliquées dans l’économie de la donnée. Sa mission principale consistera à initier des contre- expertises, à rendre publics les résultats et à les porter devant la puissance publique.
    –        Nous nous opposons à la nouvelle lubie de l’époque. Soit le revenu de base universel, qui in fine ne vise qu’à consentir de façon passive et irresponsable à la substitution des humains dans le travail par des systèmes algorithmiques, entérinant le modèle siliconien et procédant à un renoncement institutionnalisé. Il ne relève pas du hasard que tous les techno-libertariens soutiennent cette mesure, tel le transhumaniste Zoltan ISTVAN, qui prône l’instauration d’un revenu universel, car « les robots occuperont tous les emplois». Une recommandation du CNNum, datant de 2015, a proposé de              « réaliser une étude de faisabilité du revenu de base, inconditionnel et universel ». À la place, nous voulons que des fonds publics et de solidarité soient attribués à toute personne ou tout groupement envisageant de développer des projets d’économie solidaire, coopératifs, cherchant à favoriser l’épanouissement des personnes dans leur activité et le développement de produits naturels ou manufacturés, respectueux de l’environnement et ne visant pas leur renouvellement continu.
    Nous savons que le législateur, dorénavant, s’efforce de soutenir autant qu’il le peut l’économie de la donnée. Néanmoins, nous ne désespérons pas du droit et ferons tout ce qui est possible, grâce à notre nombre et à notre pouvoir de pression, pour qu’il se décide enfin à se soucier de la sauvegarde des principes civilisationnels auxquels nous tenons. Nous nous engageons à mener des actions collectives en justice dès que nous verrons notre intégrité bafouée. À ce titre, nous ferons valoir, lorsque jugé opportun, le droit opposable. En droit public, la notion de droit opposable désigne des droits naturels appartenant aux individus dont ils peuvent se prévaloir à l’encontre d’un pouvoir, quel qu’il soit, du moment qu’il viole un de leurs droits dits fondamentaux. Plus largement, nous chercherons à faire œuvre de jurisprudence, c’est-à-dire à pallier, autant que nécessaire, par des cas portés devant les tribunaux, les manquements du législateur.
    Simultanément à une vigilance ferme et maintenue, nous nous efforcerons, sous toutes les formes possibles, de favoriser des modes d’existence et d’être en commun prioritairement soucieux de respecter la dignité et l’intégrité des personnes, cherchant l’épanouissement et le développement des capacités de chacun, sans léser quiconque. Soit un projet de vie et de civilisation exactement contraire à la vision siliconienne du monde. Autrement dit, contre la soumission sociale-libérale et l’ambition irréfrénée du techno-libertarisme, nous procéderons à un mouvement « d’auto-institution de la société », pour reprendre les termes de Cornelius CASTORIADIS. Nous n’éprouvons aucune mélancolie qui, selon FREUD, est irrémédiablement attachée à un objet perdu, car nous ne nous lamentons pas d’une chose disparue, mais agissons afin de sauvegarder les biens et les valeurs qui nous constituent et auxquels nous tenons. En cela, avec tous les êtres soucieux de faire converger d’autres luttes avec celle-ci, nous ferons œuvre de démocratie, et reprenons à notre compte les propos du philosophe belge Eugène DUPREEL qui, en 1930, s’était prononcé dans son livre Le Renoncement, pour un refus sélectif, un « renoncement positif ». Il avait écrit : « Ce n’est pas une défense spontanée de l’individu, recette d’une sagesse antique et trop élémentaire, dont nous voulons nous occuper : on sait que le renoncement accompli, c’est l’opération de plusieurs, qui tirent d’un transport de valeur, déconcertant pour le vulgaire, un trésor de satisfactions et d’avantages communs. Ce renoncement est une renaissance de la valeur, raison d’être et récompense d’un groupe. »

    Magnifiscence du sensible

    Notre expérience est appelée à se trouver emmurée au sein de procédés de réalité dite             « augmentée », étant d’ores et déjà sans cesse plus orientée par des équations algorithmiques issues de schémas logiques et abstraits, incapables de rendre compte de la pluralité des dimensions constitutives de la vie et du réel. Encadrement qui concourt à inscrire l’existence dans une seule vocation utilitariste, ce que Martin BUBER nommait le « Je-Cela » : « Dans son célèbre essai Je et Tu, publié pour la première fois en 1923, BUBER y établissait la distinction centrale entre le couple Je-Tu et le couple Je-Cela. Dans le premier, le rapport à autrui se fait sur le mode de la présence vivante immédiate, en face à face, et dans une relation de réciprocité absolue : “Mon Tu agit en moi comme j’agis en lui.” En revanche, dans le rapport Je- Cela, l’autre n’est plus perçu dans son altérité et sa singularité, mais comme un objet, une chose inscrite dans le monde environnant, un moyen en vue d'une fin. »
    Ce rétrécissement de notre horizon organisé à de seules fins de profits constitue une négation d’une part fondamentale de nous-mêmes, et à ce titre nous devons nous y opposer. Contre cette entreprise de désincarnation, la seule posture un tant soit peu conséquente consiste à continuer de jouir, sans retenue, des ressources infinies du sensible. Contre les casques de ZUCKERBERG et toutes les technologies siliconiennes apparentées, nous devons affirmer notre joie de profiter des potentialités inépuisables offertes par nos sens, dans la rencontre concrète du réel et de tous les autres corps. Celle éprouvée par Israël GALVAN et ses partenaires qui, dans la pratique de leur art et à coup sûr dans leur quotidien, ridiculisent, dans le ravissement, les tenants de l’« augmentation de la vie ». Le respect du sensible représente un facteur de dignité et d’intégrité dans la mesure où il rend hommage à la pluralité des dimensions qui nous constituent, participant de notre bon équilibre, d’ordre biologique, psychologique, existentiel et social : « J’avance ici le concept d’équilibre multidimensionnel de la vie humaine. »
    L’importance sans cesse croissante des écrans dans nos sociétés depuis les années 1990 s’inscrit dans la longue lignée historique occidentale ayant accordé un privilège suprême à la vue, considérée comme le sens majeur supposé assurer la plus grande maîtrise des choses. William JAMES, dans ses Essais d’empirisme radical, voulait rendre justice à la multiplicité des sources de la sensation, seule capable de se confronter à toute la diversité du monde, à l’écart des formules abstraites et restrictives régissant la vie des êtres dans la civilisation moderne. Il célébrait ce qu’une partie de la tradition rationaliste nous a dérobé, à savoir l’épreuve maintenue du sensible faite de repères matériels et humains grâce auxquels nous pouvons, individuellement et collectivement, nous orienter, étant pleinement au contact du réel. Il faut défendre le sensible parce qu’il représente la condition sine qua non d’une expérience non encadrée, non bornée, et de son corollaire, l’usage de notre liberté de jugement et d’action.
    Célébrer le sensible ce n’est pas, conformément à des clichés, se promener ou vivre dans les bois tel Henry David Thoreau dans Walden, ou faire de la randonnée en montagne, bien que ce soient là des modalités, parmi tant d’autres, de l’éprouver sous de multiples facettes. C’est avant tout se soucier d’accorder une pleine attention à son milieu, aux autres, à soi, sachant que certaines dimensions nous échapperaient si nous étions soumis à un registre limité de perception. Ce que Simone WEIL, dans L’Enracinement (1943), nommait le fait de « se réenraciner», c’est-à-dire prendre en compte tous les aspects concrets de son environnement immédiat. Par exemple, celui de l’atelier ou de l’usine, permettant alors de se déterminer en conscience et d’établir des relations réciproques aux autres fondées sur des référents tangibles partagés. Exactement ce dont une partie du monde du travail prive aujourd’hui tant de personnes, cherchant à orienter, de façon unilatérale et asymétrique, leurs gestes d’après des équations abstraites et impersonnelles.
    Contre ce dessein qui entend appauvrir et enrégimenter l’expérience humaine, doit être affirmée, sans concession, notre aspiration à faire valoir la multiplicité de notre être : « Nous avons parlé à plusieurs reprises d’allures de la vie, préférant dans certains cas cette expression au terme de comportement pour mieux faire sentir que la vie est polarité dynamique. » C’est cela notre civilisation, le respect de la pluralité de la vie autant que celle des modes d’existence. Cette pluralité qui est naturellement en droit de s’exprimer tant qu’elle ne porte pas atteinte à autrui. Cette pluralité que nous devons sauvegarder et chérir contre le réductionnisme mortifère du techno-libertarisme. Cette pluralité qui, selon MONTAIGNE, constitue la plus grande richesse de l’être humain « ondoyant et divers ».
    Dans nos sociétés si régulées, visant le contrôle et l’optimisation de toute situation, l’usage délibéré et revendiqué de nos sens revient à mettre à distance ces logiques toujours plus dominantes et asphyxiantes. Il revient à accepter la part d’incertitude, d’inattendu, d’ambiguïté propre au réel, et à admettre qu’il nous excède, finissant toujours par se dérober à notre acharnement à tenter de le contenir. C’est ce réel-là qui constitue le fond de notre condition. Il appelle l’engagement de l’action dans le risque, permettant in fine d’exercer sa responsabilité et de se réaliser en tant qu’être singulier et autonome. La défense du sensible et sa célébration sous toutes les formes possibles manifeste notre volonté légitime de vivre en n’étant amputé ou spolié d’aucune partie de nous-mêmes, en disposant de toutes nos facultés, aptes ainsi à agir en toute indépendance. C’est à partir de ce principe que peut avoir lieu le vivre-ensemble, dans la mesure où la société fait communauté sur des bases ne restreignant pas les possibilités de chacun.
    En cela, la sauvegarde, plus encore, l’exaltation du sensible témoignent d’une bonne santé existentielle individuelle et collective. Celle qui, par exemple, autorise, en toute liberté, Israël GALVAN à tournoyer sur lui-même en robe andalouse et à être, dans une allégresse partagée, applaudi par tous. Celle qui doit tout autant nous permettre, si nous le souhaitons et sans léser quiconque, d’oser toutes les expressions audacieuses de notre corps et de notre esprit, faisant preuve, chacun à notre mesure, de notre indomptable singularité, éprouvant la joie de pleinement exister dans toute la puissance de notre être.

     

    Conclusion

     

    V-  GLOIRE DE LA LIMITE

    L’imposition d’interdits représente la condition nécessaire à toute existence individuelle et collective viable. Pour la seule raison que la fixation de bornes offre des repères à chacun, évite de s’égarer et d’être confronté à une confusion possiblement destructrice. Claude LEVI-STRAUSS, dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), avait identifié la prohibition de l’inceste comme un principe à l’œuvre dans toutes les cultures, constituant un invariant anthropologique. Norme qui bannit les relations sexuelles entre les personnes unies par un lien de parenté, que ce soit celui de la filiation, de la consanguinité ou de l’alliance. Elle formerait l’un des soubassements de la société dans la mesure où, par son décret institué ou implicite, les individus ont été tenus d’entretenir des rapports au-delà du strict cadre endogène du clan, inscrivant une partie de leur existence à l’intérieur d’un environnement tout autant fait de liens exogamiques.
    Plus largement, de nombreux interdits structurent historiquement les civilisations. Toutes ont proscrit le meurtre, la violence gratuite et le vol. Dieu donna à Moïse, sur le mont Sinaï, les Tables de la Loi, qui comprennent, parmi les Dix Commandements, sept injonctions relevant du défendu. Préceptes fondamentaux repris par les monothéismes et supposés revêtir une valeur universelle. Dans l’Antiquité classique, les Grecs, bien avant l’avènement de la philosophie rationaliste de PLATON, considéraient l’édification de limites comme le fondement de la cité. Les tragédies d’ESCHYLE et de SOPHOCLE font état des drames qui se jouent lorsque certaines lignes, en dépit du bon sens, sont franchies. Elles racontent les malheurs qui finissent toujours par s’abattre lorsque les hommes entendent violer l’ordre naturel des choses. Il se produit, inévitablement, la catastrophe, voyant des êtres en proie à leur passion dévorante faire preuve d’hubris (démesure). et devant tôt ou tard subir la juste punition que les dieux leur infligent. Car la limite, c’est à la fois la conscience et la preuve sans cesse renouvelée que nombre de choses nous excèdent et que le réel ne peut s’ajuster à tout instant à notre volonté. Sa prise en compte revenant à se ranger au principe de réalité, nous permettant de ne pas nous illusionner quant à l’étendue de notre puissance. L’expérience des contraintes inhérentes à l’existence structure de part en part notre psyché. On sait, notamment depuis les travaux de Jean PIAGET, que l’enfant se construit grâce aux cadres définis par les parents et les autres personnes chargées de son éducation, autant que par les bordures contre lesquelles il se cogne lors de l’exploration progressive de son milieu. Lorsque les règles élémentaires sont méprisées, qu’on ne s’y conforme plus, alors le trouble psychologique gagne, la folie peut poindre, et le meurtre en est souvent l’expression formelle, à l’instar des actes commis par Raskolnikov dans Crime et Châtiment de DOSTOÏEVSKI. Il en va des individus comme des sociétés. Lorsque, au cours de l’histoire, ces dernières n’ont pas respecté les principes qu’elles avaient su se fixer, elles ont vu s’effondrer les institutions qui, jusque-là, étaient chargées de les garantir, et les peuples être spoliés ou anéantis.
    Lorsque, par exemple, la passion du pouvoir et la volonté de s’en emparer ou de le conserver à tout prix prévalent sur le fait d’exercer des responsabilités dans l’intérêt général, on voit les rois, dans les tragédies de SHAKESPEARE, se perdre dans des luttes intestines, manigancer des assassinats, déclarer des guerres et répandre la désolation. Lorsque la démesure s’empare des esprits et se propage sur toute une nation, de terribles événements, inexorablement, adviennent. Telle la Grande Guerre de 1914 voyant, quasi quotidiennement, de part et d’autre du front et durant plus de quatre années, des milliers de soldats perdre la vie. Tel le nazisme qui, à partir du moment où il se saisit des commandes, a cherché à transformer le monde d'après les fantasmes de ses chefs en niant les valeurs fondatrices qui primaient jusque-là.
    Généralement, les limites sont franchies sous l’effet de trois poussées.
    –         La soif débordante de pouvoir, qui conduit à se fourvoyer dans des actions méprisant les normes en vigueur en vue d’arriver à ses fins.
    –        L'avidité, qui pousse à ne plus se soucier des règles, à abuser des autres et à dissimuler des faits répréhensibles.
    –        Et, plus rarement, le refus d’accepter sa finitude, manifestant une sorte de « révolte métaphysique » à vouloir outrepasser la condition humaine, à l’instar du personnage de Faust. Trois pulsions qui agissent, la plupart du temps, indépendamment les unes des autres, qui parfois voient les deux premières se superposer et, lors de cas exceptionnels, les trois marcher de concert.
    Or, c’est exactement à la conjugaison de ces trois ambitions que procède le techno-libertarisme :
    –        volonté de toute-puissance,
    –        névrose de l’enrichissement perpétuel
    –        et déni de l’imprévisibilité du réel et de la mort.
    Facteurs qui ne s’additionnent pas, mais qui se potentialisent entre eux comme il est dit en médecine. C’est-à-dire que leurs effets néfastes se démultiplient au croisement des autres, faisant d’ores et déjà céder de nombreuses digues de toutes natures en un temps réduit, entraînant une conséquence majeure: la soudaine perte de repères à tous les niveaux de la société. Ce qui aujourd’hui rend possible ce tremblement de terre, c'est l'avènement des technologies de l’exponentiel. L’expression supposant que les frontières jusque- là tracées n’ont plus de raison d’être, que toutes, un jour ou l’autre, sont appelées à être franchies.
    Nous aurions tort de voir là un mouvement somme toute récent et subitement massif. Car il remonte à loin, il prend son origine dans l’humanisme européen et les Lumières. Période de l’histoire qui a cherché à faire valoir la singularité de chaque individu et la possibilité de s’émanciper de certains déterminismes à partir de la libre expression de soi. L’éducation et la diffusion du savoir en étaient les vecteurs décisifs. Ce fut le moment de rapides et continuels progrès de la connaissance. Il se produisit alors un phénomène qui, jusqu’à présent, n’a pas été pleinement saisi, et qui se déploya graduellement et presque insensiblement durant un siècle. Il eut lieu entre les débuts de la révolution industrielle, vers les années 1850, et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet événement déterminant de la modernité occidentale fut la substitution progressive de l’aspiration des humains à exprimer l’infinité de leurs possibilités et à déchiffrer les énigmes inépuisables de la vie par la volonté d’explorer tous les recoins du monde à des fins personnelles en ne s’embarrassant d’aucune limite.
    L’infinité, c’est Léonard de VINCI qui entendait, par sa curiosité insatiable et la puissance de son esprit et de son inventivité, s’aventurer dans des domaines inédits du savoir, mener des expérimentations de toutes sortes et faire profiter l’humanité de ses recherches. L’infinité, c’est Alexander FLEMING qui, par un effet de sérendipité (effet du hasard), découvrit et démontra qu’une moisissure synthétisait une substance antibactérienne, la pénicilline, qui permit par la suite de sauver un nombre incalculable de vies. L’infinité, c’est le mouvement de l’Histoire actionné par des êtres qui, par la réalisation de leur passion, modifient favorablement un certain état des choses. En d’autres termes, l’infinité, c’est la chance qui est offerte à chacun de contribuer singulièrement, grâce à sa créativité, à la richesse du bien commun. Elle libère une force positive de vie.
    Les manufactures de Manchester qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, contraignaient les corps en vue d’assurer la production la plus volumineuse de biens, ou la bombe atomique qui allait foudroyer, en quelques instants, la ville d’Hiroshima le 6 août 1945 et celle de Nagasaki trois jours plus tard, ne correspondent pas à cette glorieuse quête humaine de l’infinité. Elles témoignent de la volonté d’agir conformément au principe de l’illimité, c’est-à-dire de considérer que tout peut être fait, sans aucune restriction technique ou morale, pour assouvir certains buts particuliers. La réalisation d’une action dédaignant toute limite procédera nécessairement, à un moment ou un autre, d’une négation d’autrui. En cela, l’illimité stimule une force négative, il excite une pulsion de destruction et de mort.
    À ses prémices, l’humanisme européen manifestait une soif d’émancipation individuelle et collective appelée à se déployer et à se renouveler indéfiniment. Mais il portait en germe son contraire, car, dans le mouvement d’exploration ininterrompue qu’il a enclenché, et dans les discours qui l’accompagnaient, il ne s’est pas soucié d’opérer la subtile, mais décisive distinction entre l’infinité de la puissance de l’esprit humain et notre propension naturelle à vouloir nous affranchir de toute limite. Toute avancée était supposée être vertueuse et conduire l’humanité vers le meilleur. Credo à l’origine de l’idéologie du progrès qui a libéré, notamment par des innovations techniques, une volonté de puissance et de domination. Lewis MUMFORD, dans sa fresque Les Transformations de l’homme, publiée en 1956, soutenait que   « par sa confiance excessive dans la technique et l’automatisme, notre génération a commencé à perdre le secret d’éduquer l’humanité de l’homme. L’un des problèmes vient de la disparition de toute limite, du triomphe complet “de la démesure et de l’orgueil” ».
    Le projet humaniste a fini par se retourner contre lui-même, confondant le souhait légitime de travailler à une amélioration des choses à partir des capacités de chacun, avec la volonté de bannir toute frontière afin de répondre à de seules ambitions personnelles. Il est allé jusqu’à faire de cette libre expression du désir, quelle que soit sa visée, son ethos, cherchant à conquérir, sans ménagement, tous les territoires possibles, ceux de la Terre, de l’Espace, et de la vie, conformément à la «loi d’illimitation propre à la société moderne ».
    Les ravages écologiques dus à l’exploitation irréfrénée des ressources naturelles sont la conséquence d’un dépassement de limites. Le réchauffement climatique est la conséquence d’un dépassement de limites. L’exploitation des êtres à des fins utilitaristes, et tous les dégâts sur les corps et les esprits qu’elle ne cesse de provoquer, sont la conséquence d’un dépassement de limites. « Un homme, ça s’empêche » disait CAMUS; nous pourrions ajouter: ce n’est pas seulement chaque être qui doit s’empêcher, mais la société tout entière. Ce sont les civilisations qui doivent s’empêcher, au risque de sombrer dans le chaos.
    Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, dans La Dialectique de la Raison (1944), s’étaient, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, rendus à la conclusion que l’Aufklarung, les Lumières, s’étaient perverties. Plus d’un demi-siècle plus tard, nous devons constater que leur impulsion originelle se trouve encore et autrement défaite par le techno-libertarisme qui en est issu. Porté par les technologies de l’exponentiel, il s’engage de toutes ses forces dans un nouveau continent tenu pour illimité, celui de la vie, voulant faire de l’exploitation du moindre de nos souffles l’objet de sa conquête ultime, aux antipodes de son projet originel. Nous savons par l’exemple -même si l’Histoire ne se répète jamais à l’identique – que, lorsque de nombreuses barrières sont franchies en un temps réduit et quasi simultanément pointe le risque de voir une tragédie de Sophocle se rejouer, non plus sur les beaux rivages antiques de la Méditerranée, mais à l’échelle du monde et jusqu’à la psyché des individus.
    Cet humanisme qui s’est égaré en chemin, qui s’est laissé aller à la plus grande confusion et qui, de surcroît, a été à l’origine de tant de drames, nous ne devons pas pour autant renoncer au bel élan qui l’animait. Tout au contraire, nous devons, plus que jamais, renouer avec sa lumineuse aspiration, celle qui entendait favoriser l’autonomie des êtres et la libre expression de leurs capacités. En d’autres termes, nous devons œuvrer, contre le fatalisme, les égoïsmes et le cynisme, à l’avènement d’un nouvel humanisme. Un humanisme de notre temps, qui s’efforce de remplacer le programme de la conquête ininterrompue et à terme mortifère du monde et de la vie, par la célébration de notre puissance d’inventivité, sous toutes les formes possibles, condition première de notre épanouissement individuel et collectif. Nous devons œuvrer à un nouvel humanisme fondé sur la disposition singulière de chacun à enrichir le bien commun, qui fasse du respect de l’intégrité et de la dignité humaines, mais aussi de la diversité de notre environnement, sa charte fondamentale.
    C’est cela la common decency, cette décence qui, en théorie, réside en chacun de nous et qui était louée par George ORWELL. L’« homme ordinaire », auquel il se référait régulièrement, n’est pas une personne résignée à accepter sa modeste condition et son manque d’ambition. C’est tout simplement un être qui peut agir librement et en conscience tant qu’il ne fait pas violence aux autres, à la société, à lui-même, tant qu’il n’ébranle pas les bases fondamentales sur lesquelles repose notre équilibre. C’est cela notre décence -et notre honneur –, le fait de savoir que l’horizon de la vie et du monde est infini, que nous pouvons et que nous devons l’arpenter, mais sans porter atteinte à quiconque ni altérer l’harmonie de notre milieu. C’est la condition de l’exercice de notre liberté, mais sans que jamais nous ne confondions le ravissement d’être debout et d’exprimer toute notre puissance d’exister avec le fait de nous laisser dévorer par nos propres ambitions pour finir par emporter les autres, ou l’humanité tout  entière, dans notre démesure. Soit le fait de faire scintiller, seul ou avec ses semblables, à partir de la conscience du tragique de notre condition, toutes nos virtualités, témoignant de la
    richesse irréductible et inépuisable de chaque vie humaine et de notre amour infini de la vie.                                                                                                                                                                                                                                        


    [1] Ses interventions dans les universités du monde entier et ses livres qui explorent la nature des technologies numériques sont de plus en plus lus et commentés

     


    Date de création : 09/09/2017 @ 18:50
    Dernière modification : 09/09/2017 @ 18:50
    Catégorie : La numérisation du monde
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