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Parcours hellénique - Du bien
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DU BIENDE SA FAISABILITÉ CHEZ ARISTOTE, DE SA NÉCESSITÉ CHEZ PLATON
Dans son dernier livre intitulé « OÙ VA LHISTOIRE[1] ? », Rémi Brague nous indique qu « il y aurait peut-être des choses à tirer de Platon pour notre époque. Personnellement, il en a donné un exemple en soulignant à quel point lidée du Bien telle quelle est évoquée à la fin du Livre VI de « La République », pourrait savérer être un point dappui, plus nécessaire encore que le « bien faisable » auquel Aristote avait choisi de se limiter pour fonder son éthique. Ainsi sexprime-t-il dans un court passage dun de ses livres[2] : Le Bien en style aristotélicien suffit tout à fait là où il sagit dagir. Ce en quoi Aristote avait tout à fait raison de mettre lidée du Bien entre parenthèses quand il traitait léthique. Il cherchait en effet les règles de laction. Pour le dire en style moderne, kantien, il voulait répondre à la question : « Que dois-je faire ? ». Or, pour fournir une telle réponse, on peut se borner à poser la question du « bien faisable ». En revanche, le bien ainsi conçu savère insuffisant là où il faut produire non laction morale, mais les acteurs mêmes de la vie morale, les sujets qui seront capables, une fois produits, de se demander ce quil est de leur devoir de faire. Sur ce thème (sur la nécessité du Bien dans lacception de Platon , pour que lhumanité continue simplement à exister), Rémi Brague a eu loccasion den dire un peu plus dans certaines conférences, mais il se propose dy revenir prochainement dans le livre quil prépare. Dans lattente de cette nouvelle publication, nous avons jugé utile de fournir aux internautes le texte de Platon qui figure effectivement à la fin du Livre VI de « La République ».
Ce « LIVRE SIXIÈME » concerne effectivement « la nécessité dapprofondir la notion de philosophe-gouvernant ». [(VI, 504,505)] V. LIdée du Bien Alors, dit-il, cest donc que le plus important, nétait pas tout ce que nous avons passé en revue, la justice et le reste, et il y a quelque chose qui importe encore plus ? Qui importe encore plus, repartis-je. En outre, de ces vertus mêmes ce nest pas une ébauche que nous devons, ainsi quà présent, avoir contemplée; ce que nous devons plutôt, cest ne pas en négliger la mise en uvre la plus achevée. Nest-il pas risible que, pour dautres choses qui sont de peu de prix, (e) on fasse tout et de toutes ses forces pour quelles soient dans létat le plus exact et le plus net quil soit possible, tandis que celles qui sont les plus importantes, ne sont pas jugées dignes aussi des plus importants efforts dexactitude? Risible? Ah! je crois bien! dit-il. Quest-ce cependant que cette étude qui est la plus importante? quel en est, selon toi, lobjet? Te figures-tu, ajouta-t-il, quon va te laisser ten aller sans tavoir interrogé là-dessus ? Ce nest pas précisément ce que je me figure, repartis-je, et tu nas quà minterroger! En tout cas, cest une chose dont tu ne mas pas peu de fois entendu parler; mais à présent, ou bien tu nas pas la chose en tête[6], ou bien tu as encore[7] en tête de me susciter des embarras en me prenant à partie ! (a) Cest cela plutôt que je crois : quen effet il ny ait pas de plus important objet détude que la nature du bien, cest une chose au moins que tu as souvent entendue; car cest précisément en recourant à cette nature que toute action juste ou autre action analogue en viennent à rendre service et à être utiles. Et, à cette heure, tu nes pas sans savoir que cest cela que je vais te répondre, en y ajoutant que cette nature, nous ne la connaissons pas de façon suffisante. Mais, faute de la connaître, fussions-nous par hypothèse instruits au suprême degré de tout le reste, cette nature exceptée, alors, tu le sais bien, il ny aurait rien qui nous fût utilité! pas plus que ne nous le serait (b) la possession de quelque chose, le bien en étant excepté. À moins que tu ne croies quon gagne rien à posséder quoi que ce soit, lorsque cette possession nest pas bonne? ou à penser, à lexception du bien, tout le reste, sans avoir rien de beau ni de bon dans la pensée? Ah! non, dit-il, je ne le crois pas, par Zeus! Mais, bien sûr, voici au moins une chose que tu nignores pas, cest quau jugement de la foule, le bien est le plaisir, tandis que, pour des gens plus délicats, cest la pensée. Comment lignorerais-je ? Et même, mon cher, que les partisans de cette dernière opinion ne sont pas en état de faire voir quelle est cette pensée, mais quils sont finalement contraints de déclarer que cest la pensée du bien. Et ma foi ! dit-il, tout à fait ridiculement! Comment en effet, repris-je, ne le serait-ce pas, (c) puisque, tout en nous faisant, justement, grief de ne pas avoir de connaissance du bien, ils nous parlent comme à des gens qui en auraient la connaissance ? Car, en déclarant du bien quil est pensée du bien, ils font dautre part comme si nous comprenions ce quils disent quand ils prononcent le mot « bien ». Cest très vrai! dit-il. Que dire maintenant de ceux qui définissent le bien comme étant le plaisir ? Y a-t-il chez eux moindre plénitude de divagation que chez les autres ? Est-ce que, pareillement, ils ne sont pas contraints de convenir quil y a des plaisirs qui sont mauvais ? Oui, absolument! Ce qui leur arrive en conséquence, cest donc, je crois, de convenir (d) que les mêmes choses sont bonnes et mauvaises; nest-ce pas en effet cela? Sans conteste! Ainsi, que sur ce sujet il sélève en foule dimportantes contestations[8], cest chose claire ? Comment ne le serait-ce pas ? Mais quoi ? Ceci nest-il pas clair, que, en matière de justice et de moralité, ce que bien des gens choisiraient de faire, de posséder, de sen donner réputation, ce serait ce qui est réputé tel, quand bien même cela ne serait point? tandis quen matière de biens nul ne se contente plus de posséder ceux quon répute tels, mais tout le monde recherche ceux qui sont réels, et, à partir de ce moment, dédaigne la réputation de les posséder ? Ah! je crois bien! dit-il. Cela donc, que recherche toute âme, (e) cest aussi en vue de cela quelle fait tout ce quelle fait, conjecturant que cest vraiment quelque chose, mais embarrassée et incapable de saisir suffisamment ce que ce peut bien être; non moins incapable de se faire à ce sujet une conviction aussi solidement confiante quà propos des autres objets (ce qui dailleurs est cause aussi quelle natteint pas ce quil pouvait y avoir dutilité dans ces autres objets); faut-il donc que de cet objet-là, étant tel et ayant une si grande importance, (a) nous disions quil doit conserver une pareille obscurité, même pour les hommes dont il sagit, qui sont les meilleurs dans lÉtat et aux mains desquels nous mettrons toutes choses ? Non, dit-il, il ne le faut pas du tout! Je crois tout au moins, repris-je, que justice et moralité, quand le rapport est ignoré, sous lequel ce sont des choses bonnes, ne possèdent pas pour elles-mêmes de gardien qui mérite beaucoup destime, si cest un gardien ignorant ce rapport! Or, je conjecture que, avant de le connaître, nul ne connaîtra suffisamment justice et moralité. Tu as en effet raison de le conjecturer, dit-il. Ainsi, il y aura eu parfait arrangement de notre régime politique, (b) quand aura lil sur lui un gardien de cette sorte, celui qui a la science de ces choses. Cest forcé ! dit-il. Mais encore, Socrate, que prétends-tu, toi, que soit le bien ? est-ce le savoir ? est-ce le plaisir ? ou quelque autre chose en dehors de celles-là ? Le voilà bien, le gaillard ! mécriai-je : il y a longtemps que cétait parfaitement clair pour moi, que tu ne te contenterais pas de lopinion des autres là-dessus! Cest, dit-il, quil ne mapparaît pas non plus, Socrate, quil soit équitable dêtre à même de parler des doctrines dautrui, quand on ne dit rien des siennes propres, alors quon a si longtemps travaillé ces questions? Quest-ce à dire? repartis-je : (c) est-il équitable selon toi quon parle de ce quon ne sait pas comme si on le savait? En aucune façon, bien sûr, comme si on le savait! dit-il; mais quon accepte néanmoins de dire ce que lon croit, en tant quon le croit! Que dis-tu là? repartis-je. Ne tes-tu pas rendu compte quelle laideur il y a toujours dans les opinions que le savoir naccompagne pas ? Parmi elles, les meilleures sont aveugles : serait-ce ton avis quentre un aveugle qui suit le bon chemin, et celui qui a sur quelque chose une opinion vraie sans que celle-ci soit accompagnée dintelligence, il y ait quelque différence à faire[9]? Aucune, dit-il. Mais souhaites-tu contempler ce qui est laid, aveugle, tors, (d) quand tu as la possibilité dentendre, dautres bouches que de la mienne, des choses aussi brillantes que belles? GLAUCON reprend la parole. Au nom de Zeus ! Socrate, sécria alors Glaucon, ne va pas te détacher de la question comme si tu en avais atteint le terme ! Nous nous en contenterons en effet, quand bien même la méthode qui ta servi en parlant de la justice, de la tempérance et du reste[10], tu lemploierais aussi pour parler sur le bien! Moi aussi, répondis-je, je men contenterai tout à fait, mon camarade ! Cependant prends garde que je nen sois pas capable, sans que, par mon inconvenance et malgré ma bonne volonté, je prête à rire à mes dépens! Du moins, ce que peut être le bien en lui-même, voilà une question, hommes bienheureux, à laquelle il nous faut donner son congé (e) pour le moment; car (ce point est pour moi évident) cest trop attendre de la façon dont présentement nous nous y attaquons, quon parvienne, au moins pour le moment, jusquà ce quil men semble[11]. Mais le rejeton du bien, lêtre qui a le plus de ressemblance avec lui, je consens à vous parler de lui, si de votre côté vous lavez pour agréable. Sinon, bonsoir! Allons! dit-il, parle! Une autre fois tu nous revaudras lhistoire du père ! Jaimerais bien, repris-je, que nous fussions capables, moi, (a) de vous payer cette dette, et vous, de la recouvrer! au lieu de nous en tenir, comme cest pour le moment le cas, aux seuls intérêts[12]! Recouvrez donc, tout au moins, le fruit, le rejeton du bien lui-même; prenez garde néanmoins que je naille vous tromper, sans le vouloir, en macquittant, parce que jaurais mal calculé pour le produit! Nous serons sur nos gardes, dit-il, dans la mesure de nos moyens! Allons! tu nas quà parler. Oui, dis-je, après mêtre mis daccord avec vous et avoir fait appel à vos souvenirs sur des phrases dont nous nous sommes servis précédemment et que nous avons déjà maintes fois prononcées en dautres occasions[13]. (b) Quelles phrases ? dit-il. Quil y a, répondis-je, une pluralité de choses belles, une multiplicité de choses bonnes, dont nous énonçons lexistence à ce titre de choses multiples et nommément distinctes... Nous lénonçons en effet, dit-il. Et aussi, quil existe un beau qui est cela précisément, un bon qui est cela précisément, et semblablement pour toutes les choses que nous posions naguère dans leur multiplicité ; en les posant maintenant, au rebours, selon ce quil y a dun dans la nature de chacune, alors, comme si cette nature existait dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination : « ce que cela est[14] ». Cest cela. En outre, des premières nous déclarons quon les voit, mais quon nen a pas lintelligence; tandis quau contraire les natures unes, on en a lintelligence, (e) mais on ne les voit pas. Hé! oui, parfaitement. Or, quelle est en nous la fonction qui nous permet de voir ce qui est visible? La vue, dit-il. Mais, repris-je, cest aussi louïe pour les audibles, et les autres sens pour la totalité des sensibles ? Belle question ! Et maintenant, as-tu réfléchi sur lexcès de dépense qua exigé du fabricateur de nos sens la fabrication, par lui, de la propriété aussi bien de voir que dêtre vu? Je ny ai guère réfléchi, dit-il. Eh bien! examine la chose de cette façon : y a-t-il quelque réalité dont louïe et la voix aient un besoin complémentaire, et qui, appartenant à un autre genre[15], permet à lune dentendre, à lautre dêtre entendue ? troisième terme, (d) faute de lapparition complémentaire duquel la première nentendra pas, la seconde ne sera pas entendue ? Ils nont, dit-il, absolument besoin de rien dautre. Or, je crois bien que dautres propriétés en grand nombre, pour ne pas dire toutes, nont pas davantage besoin dun semblable complément. Peut-être, toi, es-tu à même den nommer une? Non, pas moi! dit-il. Mais ne réfléchis-tu pas que la propriété de voir et dêtre visible comporte ce besoin? Comment? Voici, je suppose, lexistence de la vue dans les yeux, voici lhomme doué de la vue entreprenant de sen servir, voici la couleur présente au-dedans des yeux[16] : faute de lapparition complémentaire dun troisième genre de chose, (e) naturellement approprié à cette fin même, la vue, tu ne lignores pas, ne verra rien, les couleurs seront invisibles. Quest-ce, dit-il, que ce genre de chose dont tu parles ? Précisément celui, répondis-je, que, toi, tu appelles lumière. Cest la vérité ! fit-il. Tu le vois, ce nest pas à la mesure dune misérable sorte de chose que le lien qui lie entre elles la sensation de voir et la propriété dêtre vu lemporte en valeur (a) sur les autres modes de liaison..., sil est vrai que ce ne soit pas une chose sans valeur, que la lumière ! Une chose sans valeur? dit-il; mais non certainement, il sen faut de beaucoup! Mais auquel des Dieux qui sont dans le Ciel peux-tu rapporter la maîtrise sur ce dont la lumière[17] fait que, le plus parfaitement possible, la vue voie et que les visibles soient vus ? Celui-là même, répondit-il, auquel tu la rapportes, toi comme les autres, car cest manifestement le Soleil que concerne ta question. Le Soleil, image du Bien Dis-moi, le rapport de ce Dieu envers la vue nest-il pas, de nature, comme voici ? Ce nest pas la vue qui est le soleil, ni la vue elle-même, ni ce dans quoi la vue se produit, ce que précisément nous nommons lil... (b) Non, en effet! ... cependant, de tous les organes qui se rapportent à nos sensations, du moins ny en a-t-il pas qui, plus que lil, soit, je pense, apparenté au soleil. Et même de beaucoup ! Aussi bien, en outre, la propriété quil possède, nest-ce pas de celui-ci quil la tient, la mettant en réserve comme un trésor qui se coule en lui[18]? Hé! absolument. Mais est-ce que le soleil, sil nest pas la vue, en étant, dun autre côté, la cause, nest pas aussi vu par celle-ci ? Exactement, dit-il. Voici donc, repris-je, la déclaration à faire : cest le Soleil que je dis être le rejeton du Bien, rejeton que le Bien a justement engendré dans une relation semblable à la sienne propre : (c) exactement ce quil est lui-même dans le lieu intelligible, par rapport à lintelligence comme aux intelligibles, cest cela quest le Soleil dans le lieu visible, par rapport à la vue comme par rapport aux visibles. Quest-ce à dire? fit-il ; recommence ton exposé. Les yeux, repris-je, quand on ne les tourne plus vers ces objets sur les couleurs desquels sépandent, au lieu de la lumière du jour, les feux nocturnes, nont-ils pas alors une vision affaiblie, proche évidemment de ce quils seraient étant aveugles et comme si la vue nexistait plus en eux dans son intégrité ? Ah ! je crois bien ! dit-il. Mais, quand cest vers les objets dont le soleil illumine les couleurs, (d) alors ils voient clair et lexistence de la vue en ces mêmes yeux est évidente. Sans conteste ! Eh bien! conçois aussi, semblablement, de la façon que voici, lil de lâme : quand ce dont il y a illumination est la vérité aussi bien que lexistence[19], et que là-dessus sest appuyé son regard, alors il y a eu pour lui intellection et connaissance, et.il est évident quil possède lintelligence. Mais, quand cest sur ce qui a été mélangé dobscurité quil sest appuyé, sur ce qui naît et périt, alors il opine, sa vision est affaiblie, cest un bouleversement sans arrêt de ses opinions, et, inversement, il a lair de ne point posséder lintelligence. Il en a lair en effet. Eh bien ! ce principe (e) qui aux objets de connaissance procure la réalité[20] et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que cest la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue; mais, en dépit de toute la beauté de lune et de lautre, de la connaissance comme de la réalité, si tu juges quil y a quelque chose de plus beau encore quelles, correct sera là-dessus ton jugement ! Savoir et réalité, dautre part, sont analogues à ce quétaient, dans lautre cas, (a) lumière et vue : sil était correct de les tenir pour apparentés au soleil, admettre quils soient le soleil lui-même manquait de correction; de même, ici encore, ce qui est correct, cest que savoir et réalité soient, lun et lautre, tenus pour apparentés au Bien; ce qui ne lest pas, cest dadmettre que nimporte lequel des deux soit le Bien lui-même; la condition du Bien a droit au contraire dêtre honorée à un plus haut rang ! Beauté inimaginable, à tentendre, dit-il, si savoir et réalité en sont les produits et que le Bien lui-même les surpasse en beauté ! Au moins, il est bien sûr que, daprès toi, le bien ce nest pas le plaisir... Surveille ta langue[21]! mécriai-je. Approfondis plutôt, de la nouvelle façon que voici, lexamen de limage que je me fais du bien, (b) Comment? Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas aux visibles, je crois, la propriété seulement dêtre vus, mais encore celle de venir à lexistence, de croître, de subsister, quoique venir à lexistence ne soit pas son fait[22]. Comment en effet le serait-ce ? Eh bien! pour les connaissables aussi, ce nest pas seulement, disons-le, dêtre connus quils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et lexistence et lessence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais quil soit encore au-delà de lessence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir[23] ! » (c) Glaucon eut alors une exclamation tout à fait risible : «Apollon ! dit-il, quelle prodigieuse supériorité ! En fait, repartis-je, cest toi le responsable, en me contraignant à dire là-dessus ce quil men semble[24] ! En tout cas, dit-il, ne tinterromps pas du tout, ou, si tu le fais en quelque point, que pourtant en revanche ce ne soit pas dans lexposé de la comparaison relative au soleil, si tu y vois quelque omission... Mais en vérité, dis-je, ce que jy omets ne se compte pas ! Eh bien! dit-il, ce nest pas non plus une petite chose que je tenjoins de ne pas laisser de côté ! Je crois, repartis-je, que cest même beaucoup ! Malgré tout, dans la mesure au moins où cest possible à présent, je ne ferai point domission volontaire. Garde-ten bien en effet, dit-il. (a) Alors, repris-je, mets-toi donc dans lesprit quil existe deux maîtres, à ce que nous disons; que lun deux règne sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible, lautre, de son côté, sur lhoraton, disons le visible, pour éviter quen disant sur louranos, sur le ciel, je ne te semble jouer subtilement sur le mot[25] ! Quoi quil en soit de cela, tu as là deux espèces, nest-ce pas ? lespèce visible, lespèce intelligible. Je les ai. Sur ce, prends, par exemple, une ligne sectionnée en deux parties, qui sont deux segments inégaux[26] ; sectionne à nouveau, selon le même rapport, chacun des deux segments, celui du genre visible comme celui du genre intelligible. Ainsi, eu égard à une relation réciproque de clarté et dobscurité, tu obtiendras, dans le visible, ton deuxième segment, (e) les copies : par copies, jentends premièrement (a) les ombres portées, en second lieu les images réfléchies sur la surface de leau ou sur celle de tous les corps qui sont à la fois compacts, lisses et lumineux[27], avec tout ce qui est constitué de même sorte. Je suppose que tu me comprends. Mais oui, je te comprends ! Pose alors lautre segment auquel ressemble celui-ci, les animaux de notre expérience et, dans son ensemble, tout le genre de ce qui se procrée et de ce qui se fabrique. Je le pose, fit-il. Accepterais-tu en outre, repartis-je, de parler dune division du visible sous le rapport de la vérité et de labsence de vérité ? Ce que lopinable est au connaissable, la chose faite en ressemblance le serait à ce dont elle a la ressemblance ? (b) Je laccepte, dit-il, et de tout cur ! Examine maintenant de quelle façon aussi la section de lintelligible devra, à son tour, être sectionnée. De quelle façon ? De cette façon : dans une des sections de lintelligible, lâme, traitant comme des copies les choses qui précédemment étaient celles que lon imitait, est obligée dans sa recherche de partir dhypothèses[28], en route non vers un principe, mais vers une terminaison; mais, en revanche, dans lautre section, avançant de son hypothèse à un principe anhypothétique, lâme, sans même recourir à ces choses que justement dans la première section on traitait comme des copies, poursuit sa recherche à laide des natures essentielles, prises en elles-mêmes[29], et en se mouvant parmi elles. Le langage que tu tiens, dit-il, je ne le comprends pas pleinement. Eh bien! repartis-je, recommençons! (c) Après les explications que voici, tu comprendras en effet plus aisément. Ceux qui travaillent sur la géométrie, sur les calculs, sur tout ce qui est de cet ordre (tu dois, je pense, le savoir), une fois quils ont posé par hypothèse lexistence de limpair et du pair, celle des figures, celle de trois espèces dangles, celle dautres choses encore de même famille selon chaque discipline, procèdent à légard de ces notions comme à légard de choses quils savent; les maniant pour leur usage comme des hypothèses, ils nestiment plus avoir à en rendre nullement raison, ni à eux-mêmes, ni à autrui, comme si elles étaient claires pour tout le monde ; puis, les prenant pour point de départ, (d) parcourant dès lors le reste du chemin, ils finissent par atteindre, en restant daccord avec eux- mêmes, la proposition à lexamen de laquelle ils ont bien pu sattaquer en partant. Hé! oui, absolument! dit-il ; voilà bien une chose que je nignore pas ! Aussi bien, dois-tu savoir encore quils font en outre usage de figures visibles et que, sur ces figures, ils construisent des raisonnements, sans avoir dans lesprit ces figures elles- mêmes, mais les figures parfaites dont celles-ci sont des images, raisonnant en vue du carré en lui-même, de sa diagonale en elle-même, mais non en vue de la diagonale quils tracent; et de même pour les autres figures. (e) Celles quils façonnent et peignent, objets qui produisent des ombres ou qui se réfléchissent à la surface de leau, à leur tour elles sont traitées par eux comme des copies quand ils cherchent à voir les figures absolues, objets dont la vision ne doit être possible pour personne (a) autrement que par le moyen de la pensée. Cest vrai, fit-il, ce que tu dis là. Ainsi donc, tandis que je disais intelligible cette façon de penser, dun autre côté je disais que, pour y conduire sa recherche, lâme est contrainte de recourir aux hypothèses, de ne point aller vers le principe, en tant quelle est impuissante à dépasser le niveau des hypothèses, et traitant en copies ces objets, qui sont à leur tour copiés par ce qui vient au-dessous deux, les objets dont je parle ayant par rapport auxdites imitations, obtenu dans notre sectionnement le renom de réalités évidentes[30] . Je le comprends, dit-il: tu veux parler de ce qui relève (b) de la géométrie et, aussi bien, des disciplines qui sont de la même famille que celle-ci. Eh bien! comprends-moi encore quand je parle de lautre section de lintelligible, celle quatteint le raisonnement tout seul, par la vertu du dialogue[31], sans employer les hypothèses comme si elles étaient des principes, mais comme ce quelles sont en effet, savoir des points dappui pour sélancer en avant; afin que, en allant dans la direction du principe universel jusquà ce qui est anhypothétique[32], le raisonnement, une fois ce principe atteint par lui, sattachant à suivre tout ce qui suit de ce principe suprême, descende ainsi inversement vers une terminaison, sans recourir à rien absolument qui soit sensible, (c) mais aux natures essentielles toutes seules, en passant par elles pour aller vers elles, et cest sur des natures essentielles quil vient terminer sa démarche. Je comprends, dit-il (à la vérité pas complètement, car cest à mon avis dun grand ouvrage que tu parles!), que ton intention certaine est.de préciser quil y a plus de certitude dans cette sorte de réalité, dintelligibilité, dont la contemplation par lesprit est leffet de la connaissance dun art de dialoguer ; plus que dans cette autre sorte, relevant de ce qui, sous le nom de sciences, prend ses principes dans les hypothèses, et où, chez celui qui contemple, la contemplation par lesprit est bien luvre dune discursion forcément relative à des objets pris en eux-mêmes et sans recours aux sensations, (d) mais où lexamen, faute pour eux, qui partent au contraire des hypothèses, de remonter au principe, les laisse à ton avis incapables davoir lintelligence de ces objets, bien que ceux-ci, accompagnés de leur principe, soient intelligibles. Ce nom de discursion, tu le donnes, je crois, à la manière de penser propre aux géomètres et à leurs pareils, au lieu de lappeler intellection, dans lidée que la discursion est quelque chose dintermédiaire entre lopinion et la pure intellection.
CONCLUSION Tu ne pouvais, repris-je, entrer plus complètement dans mes vues ! Admets en outre quà mes quatre sections corresponde lexistence, dans lâme, de quatre états : « intellection » pour la section supérieure; (e) « discursion » pour la seconde; à la troisième, attribue le nom de « créance », et à la dernière, celui de « simulation ». Ordonne-les ensuite suivant une proportion, en te disant que le degré de possibilité, pour les sections, de participer à la vérité est le même que, pour les états correspondants de lâme, de participer à la certitude. Je comprends, dit-il, je partage tes idées et jordonne le rapport de la façon que tu dis. --
[1] Rémi Brague, Où va lhistoire ? Entretiens avec GiulioBrotti, Salavator, mai 2016. [2] Rémi Brague, Les ancres dans le ciel. Linfrastructure métaphysique de la vie humaine, Seuil, 2011, p. 119. [3] Glaucon et Adimante sont les deux interlocuteurs de Socrate. [4] Les trois parties de lâme, la partie désirante, la partie ardente et la partie rationnelle sont donc distinguées en fonction de lattitude quelles adoptent à légard dun seul et même objet, comme lexige le principe sur lequel se fonde toute largumentation. Chacune de ces structures comporte essentiellement deux aspects : un mode de fonctionnement particulier et un objet de désir qui lui est propre. Ces deux aspects ne sont dailleurs pas indépendants lun de lautre, lobjet du désir propre à chaque partie nétant jamais que la figure sous laquelle le bien se manifeste à cette partie, figure qui est elle-même fonction du mode de fonctionnement de cette partie. En dautres termes, lobjet du désir de chaque partie correspond à ce que cette partie peut atteindre du bien en vertu de son mode de fonctionnement propre (argumentation du livre IV de la République où Socrate établit la tripartition de lâme (434 d1 sq.) [5] Entre ce qui est nécessaire à un Etat bien constitué et les conditions de la moralité individuelle. [6] Formules analogies dans Phédon, 72 e sq., 100 ab. [7] Peut-être allusion aux objections soulevées par Adimante au livre II et au livre V ; mais peut-$être le sens est-il simplement celui de « au contraire ». [8] Cette question est lobjet du Philèbe. [9] Comp. Ménon, 97 a-c ; Théétète, 201 bc. [10] Cf. 504 b et note 5, p. 1090. [11] Ou bien (ce qui est linterprétation de Proclus) : « quon parvienne jusquà ce quil men semble pour le moment au moins ».Mais, si Socrate recourt , par la suite à une image, nest-ce pas précisément faute de pouvoir atteindre alors le modèle lui-même ? [12] Ici un intraduisible calembour sur le mot grec qui signifie à la fois le fruit de largent placéet le fruit de la génération ; calembour appelé limage du père et de son rejeton. [13] Cf. V, 476 a sqq. ; VI, 403 e, 504 e. [14] Autrement dit chacune de ces choses est envisagée dans sa nature essentielle, qui est unique : ce quon appelle dun terme qui est la décalque du grec, son « Idée ». (Cf. Phédon, 75 d). [15] Voir cependant Timée, 67 b. [16] Ces derniers mots traduisent un texte contesté ; cf. toutefois Timée, 68 a. [17] Cest-à-dire le Dieu qui meut le soleil (Apollon , cf. 509 c et note 5, p. 1098) ; voir Phèdre, 246 e sq. et lastronomie du Timée. [18] Cest le feu intérieur à lil qui par sa conjonction avec le feu extérieur produit la vision. [19] Ou bien « est produite par » Mais on verra plus loin que la vérité et lêtre sont précisément ce que le Bien illumine. [20] Platon dit « la vérité », mais au sens de vérité de lexistence ou réalité. [21] Après ce que Socrate a dit, ce serait un « blasphème » de songer encore que le bien pût être identifié au plaisir. [22] Réserve faite de la théogonie et de la cosmogonie du Timée, le Soleil, dieu et astre, peut être considéré comme nayant pas commencé dexister, par opposition aux choses générales et corruptibles. [23] Les réalités vraies étant celles qui sont intelligibles, et rien que cela (les « Idées »), le Bien est donc au-dessus des Intelligibles et séparés deux. Cf. 507 bc (note 2, p. 1095), 508 e (note 2, p. 1097). [24] Cf. 506 b-e Quant à linvocation de Glaucon à Apollon, elle sexplique, puisque Apollon est le Dieu du Soleil (cf. 508 a) et que Socrate a attribué au Bien, dont le Soleil est limage, une réalité supérieure « en dignité et en pouvoir » à toute existence. Ce quil y a de risible en cette invocation, cest quil a lair de voir dans le langage de Socrate une sorte dimpiété et quaprès tout, cest son insistance qui en est seule responsable. [25] Jeu de mot intraduisible en français. La ressemblance de or avec our donne lieu dans Cratyle, 396 bc, à un étymologie de ouranos, le ciel. [26] Ou bien, suivant le texte adopté, « selon, deux segments égaux » : interprétation moins probable, puisque lun des segments comprend toujours des modèles, lautre toujours des copies, et que, nécessairement, dun seul modèle, il peut y avoir une infinité de copies. 22 Miroirs de toute nature. 23 Proprement « des positions de base », sans rapport avec le sens que nous donnons au mot dans la théorie de la méthode expérimentale. La procédure indiquée ici est, pou Platon, celle des mathématiciens (cf. Ménon 86 e sq ; Phédon, 101 de). 24 Ce sont les « Idées » (cf. 507 b et la note 2, p. 1095). [31] Lart dinterroger et de répondre, voilà justement la méthode dialectique (Cratyle, 390 c, et ici, VII, 534 d fin), en opposition à la controverse sophistique (cf. VI, 498 a et note 2, p. 1082). [32] Cf. 510 b et Le Banquet, 21 c.
Date de création : 03/07/2016 @ 22:51 Réactions à cet article
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