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Parcours braguien - L'ordre d'être
L’ORDRE D’ÊTRE[1]
Dans cette dernière partie, Rémi Brague entend procéder à une seconde vague de lecture du premier récit de la création, non plus en se plaçant à l’intérieur du texte mais en envisageant le contexte. Son fil conducteur va être la question suivante : qu’est-ce que ce récit vient faire au début du Pentateuque ? Il en constitue certes une attaque parfaitement grandiose, mais, s’il s’agit d’une ouverture, on a du mal à en retrouver les thèmes dans ce qui suit. Commandements, peuple, terre Les cinq premiers livres de la Bible, dans l’ensemble qu’ils forment, sont connus depuis la traduction grecque des Septante, au IIe siècle avant Jésus-Christ, sous le nom de la « Loi » (nomos) de Moïse. Il se peut que le terme de « loi » ne soit pas parfaitement adéquat, comme on le fait souvent remarquer. Toujours est-il que le plus clair des cinq livres qui ouvrent la Bible est constitué de commandements. On peut alors se demander ce que viennent faire les récits qui interrompent les textes législatifs, et surtout ceux qui les précèdent et qui occupent la totalité du premier livre, la Genèse. Et de fait, les « Sages », les rabbins du Talmud, en particulier Rabbi Isaac, se sont demandé pourquoi la Torah ne commençait pas avec le premier commandement, qui est celui d’avoir à observer la Pâque (Exode, 12, 2), ou à la rigueur avec le Décalogue. Le commentaire classique de Rachi reproduit une des réponses : l’histoire racontée légitime la possession de la terre sainte par le peuple d’Israël qui, s’il ne pouvait produire ce titre de propriété, serait facilement accusé de vol par les nations dépossédées, voire exterminées. Il ne s’agit pas uniquement de la justification idéologique d’une conquête, même si nous possédons des traces d’une accusation de ce genre, qui ont pu appeler une réponse 2. En effet, la terre occupée n’est pas qu’une exploitation agricole ou le domaine d’exercice d’une autorité politique. Elle est avant tout le lieu où la Loi peut s’accomplir dans sa plénitude, à la différence des terres d’exil où l’application de celle-ci ne peut être que mutilée. La Loi demande la terre, elle est la loi d’un pays. La propre réponse de Brague sera analogue. Le récit de la création n’est pas étranger au leitmotiv du « commandement ». Il en constitue au contraire la première apparition, qui fournit la clé de tous les autres. L’histoire sacrée qui est ici racontée est rythmée justement par le déploiement du commandement. Cette histoire est celle d’une loi qui cherche un peuple qu’elle puisse revendiquer. Plusieurs bordées de commandements y sont lâchées, dont chacune correspond à un récepteur et un exécuteur déterminé. Finalement, la salve décisive rencontre un peuple porteur. L’histoire, que désigne en hébreu un mot qui signifie originellement « générations » (toledoth), est celle de la généalogie du peuple qui pourra accepter de recevoir la Loi. L’idée est restée vivante dans la conscience juive, depuis la gravité du Talmud jusqu’à une foule de plaisanteries qui présentent Dieu comme cherchant un peuple à qui il puisse refiler la morale un peu embarrassante qu’il vient de formuler. Le rythme des commandements Le Pentateuque nous présente un grand nombre de commandements négatifs et positifs, d’ordres et d’interdictions. Ils se répartissent en groupes successifs. Rémi Brague en a distingué cinq. Parcourons-le dans l’ordre inverse de leur apparition.
Les commandements positifs et négatifs s’adressent à Israël établi sur une terre qu’il cultive, vivant sous l’autorité d’un roi, offrant des sacrifices au Temple. Ils constituent la charte du peuple d’Israël. Ils forment ensuite celle du peuple juif dispersé, privé des autres repères de son identité : le pays, la langue, le roi, le Temple. Ils permettent à celui-ci de se distinguer des autres peuples, les « nations[3]. » Le Dieu d’Israël se présente comme le libérateur (Exode, 20, 2). Il interdit que l’on prenne pour référence suprême qui (ou quoi) que ce soit d’autre que le Libérateur lui-même (ibid., v. 3). La liberté acquise exige sa réciproque : il est exclu que l’on prive de sa liberté le Dieu qui libère en l’enfermant dans une image (v. 4-6) ou dans une formule (v. 7). Il demande de faire déborder la liberté en l’accordant à son tour à qui (ou quoi) que ce soit qui dépend de soi : serviteurs, voire animaux domestiques (v. 8-11). Il demande le respect envers les parents qui assurent notre légitimité et font de nous des enfants libres (v. 12). Il interdit que l’on traite son prochain comme un animal que l’on peut immoler (v. 13) ou un objet que l’on peut dérober (v. 14-15).
Vu leur contenu, et sa pertinence pour le présent propos de Rémi Brague, il lui faut leur consacrer une attention redoublée. Ils sont en effet censés concerner l’espèce humaine en tant que telle et dans la totalité des individus qui la composent. Parmi ces sept commandements, six, déjà révélés à Adam, n’auraient été que réitérés à Noé ; le septième, qui interdit de manger un membre d’un animal vivant (eyvar min hay), aurait été ajouté, puisque Adam n’avait de toute façon droit qu’à un régime purement végétarien[5]. Plus que d’une simple interdiction de la vie de chasseur[6], il s’agit d’un trait fondamental de l’humain. Tous ces commandements définissent ainsi les conditions de base de l’humain et esquissent de la sorte une anthropologie. Ils comportent notamment les deux caractéristiques que Claude Lévi-Strauss a identifiées comme constitutives de l’humain, à savoir la prohibition de l’inceste et la préparation des aliments (cuisine)[7]. L’humain doit par là se distinguer de l’animal qui copule avec le premier partenaire venu sans se soucier d’éventuels liens de parenté, et qui dévore sa proie toute crue. On peut interpréter dans le même sens le commandement d’avoir à établir des tribunaux. Il distingue l’homme des animaux mâles qui se disputent une femelle. Il le distingue même des deux adversaires encore préhumains que met en scène Hegel dans la préhistoire qu’il imagine, et dont la lutte décidera qui sera maître et qui esclave. L’homme pleinement humanisé connaît en effet le droit. Son apparition dans les rapports humains se concrétise par l’introduction, entre les deux adversaires, d’un troisième partenaire qui devra les départager de façon impartiale[8] L’émetteur de ces commandements est nommé elohim (Genèse, 9, 1.6.8). Ce qui, bien entendu, ne veut rien dire d’autre que « Dieu ». Mais un dieu qui apparaît sous un angle particulier. Non pas comme le Dieu « historique », dont le nom de YHWH s’explique comme garantissant qu’il « sera ce qu’il sera » tout au long de l’aventure qu’il commence avec son peuple (Exode, 3, 14), mais plutôt comme un dieu « naturel », référence et garant des règles de base de la correction. C’est la crainte de ce dieu qu’Abraham redoutait de ne pas trouver chez les Amalécites, lesquels n’auraient donc pas respecté son mariage (Genèse, 20, 11). Ou encore : c’est de ce dieu que ne tient pas compte dans son « cœur » (quelque chose comme sa conscience) celui que nous comprenons comme 1’« insensé » (Psaume 14, 1). Il s’agit en fait de 1’« égoïste » (naval), qui ne songe qu’à son propre intérêt, ignore les lois de l’hospitalité, se refuse à devoir quoi que ce soit à autrui. La « sagesse » dont l’absence le rend « insensé » est la ma’at à l’égyptienne comme exigence fondamentale de réciprocité entre humains[9]. Rémi Brague n’inclut pas dans la liste des jets successifs de commandements tous les impératifs que l’on rencontre dans la Genèse entre le premier récit de la création et la sortie de l’arche ou, au-delà, dans l’histoire des Patriarches. Il s’agit en effet d’ordres adressés à des individus singuliers comme Abraham ou Moïse, non de commandements à portée universelle. Dans le second récit de la création (Genèse, 2, 4b - 3, 24), « Adam » désigne bien l’Homme en général plus qu’une personne déterminée. Mais l’on comprend l’injonction qui lui est adressée de ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse, 2, 17) non pas comme une interdiction suivie de la menace d’une sanction, mais bien comme un avertissement mettant en garde contre les conséquences d’une action dangereuse.
La bénédiction divine n’est pas une façon d’ajouter du sacré à ce qui autrement resterait profane et platement biologique. Elle est ce par quoi Dieu suscite la fécondité latente en chaque créature. En même temps, le léger ajout sans lequel deux phrases seraient strictement parallèles indique discrètement l’abîme qui sépare les choses à propos desquelles on parle et les personnes auxquelles on s’adresse.
Ce qui est en effet à la fois le contenu et le destinataire encore à venir de ce premier commandement n’est autre que la lumière. C’est à elle qu’il est commandé d’être, ainsi qu’aux objets qui l’émettent : la voûte céleste comme lampadaire (v. 6) et les deux « luminaires » qui y pendent (v. 14). Comment rendre compte de cette affinité entre la lumière et le « Sois ! » ? Peut- être faut-il y voir une manière préphilosophique de prendre en vue une analogie entre la lumière et l’Être que la philosophie mettra plus tard en évidence. La lumière qui nous fait voir est elle-même invisible ; elle ne se donne à voir qu’indirectement, sur les surfaces quelle éclaire et dont elle révèle les couleurs qui s’y étalent. De même, l’Être se refuse à une saisie directe et ne se donne qu’à même les étants qu’il fait être. Une éthique de la distinction Chaque série de commandements campe une réalité en face et sur le fond de son contraire. Il s’agit de se détacher de ce que Ton n’est pas : des nations du monde, des esclaves et des hommes serviles, quel que soit leur statut social, des animaux, des minéraux inanimés, enfin du néant pur et simple. Le premier récit de la création est traversé par un thème essentiel, celui de la séparation : Dieu sépare la lumière des ténèbres, le firmament sépare les eaux d’en haut et celles d’en bas[10]. La morale sous-jacente est une morale de la distinction, ce terme devant être pris en son sens social, mais aussi en son acception la plus générale. La Bible commence par distinguer l’être du néant. Pour paraphraser un peu librement saint Bonaventure : « L’être ne survient en personne et sans mélange que dans la pleine déroute du non-être » (ipsum esse purissimum non occurrit nisi in plena fuga non esse)[11]. On peut en tirer une conséquence importante en ce qui concerne la sanction attachée au non-respect des commandements. A la limite, celle-ci n’est autre que la sortie du domaine de ce que l’on est, la perte des caractéristiques qui le définissent et l’entrée dans un néant déterminé : cesser d’être juif et devenir goy, cesser d’être un homme libre et devenir esclave, cesser d’être un être humain et devenir un animal, cesser d’être un vivant et mourir, cesser d’être un existant et disparaître. De la sorte, chaque groupe de commandements a envers le groupe qui le reçoit la fonction d’une définition. Être juif, c’est obéir à la Torah. De même, être un homme libre vivant en société, c’est respecter les dix commandements ; être un homme, c’est vivre selon les sept commandements donnés à Noé, et ainsi de suite. Toute la « morale » biblique est ainsi aristocratique. On pourrait s’amuser à lire bien des aspects du Décalogue dans une clef aristocratique, comme un portrait du gentleman idéal : un homme bien né ne va pas s’incliner devant une image sculptée ou peinte (Exode, 20, 5) ; il ne raconte pas de bobards (v. 7, 16) ; il accorde à son valet un jour de congé (v. 8-10) ; il a une vive conscience du respect dû à son lignage, voire visite régulièrement la galerie des ancêtres dans son château (v. 12) ; il ne se mêle pas à de sales affaires comme tuer, tromper sa femme ou dévaliser une boutique (v. 13- 15) ; il ne s’abaisse pas à regarder ce que possèdent les autres (v. 17). Il est arrivé que cette dimension « aristocratique » soit réfléchie. Ainsi, dans la formule de Rabbi Yehoshua ben Levi, d’ailleurs peut-être dirigée contre une certaine compréhension du message de saint Paul, selon laquelle il n’est d’homme libre, c’est-à-dire d’homme noble, bien né (ben hôrin), que celui qui tient à la Torah. Cette morale n’est pas à l’impératif, comme celle de Kant, ni non plus, comme le disait joliment Victor Brochard de la morale grecque, à l’optatif[12], mais tout simplement à l’indicatif. Les équivalents sociaux, dans le monde humain, de cette morale biblique sont eux aussi à l’indicatif. « Un gentleman ne triche pas aux cartes. » Et non pas : un gentleman ne doit pas tricher... Il s’agit d’une description. Faillir à la règle, ce que l’on appelle « pécher », c’est au fond déroger; c’est perdre par le fait même la qualité à laquelle on était appelé ou pouvait prétendre. Ce qui rend d’ailleurs la formule comme tautologique : un gentleman se reconnaît à ce qu’il se refuse de faire ceci ou cela ; celui qui s’abaisse à le faire se révèle quelqu’un qui n’est pas ce qu’il s’imaginait être. Dans une telle éthique, l’impératif, s’il apparaît, est au service de l’indicatif. Il ne vise rien de plus qu’un simple rappel à l’ordre, à tous les sens de ce dernier mot. Les réfractions du « Sois ! » Le premier commandement n’en est pas encore vraiment un, puisqu’il ne s’adresse à rien ni personne qui pourrait l’entendre et lui obéir. Le « Sois ! » est plutôt un « Qu’il y ait ! » Et pourtant, ce quasi-commandement confère leur forme au contenu de tous ceux qui le suivent. Etre ce que l’on est, voilà le contenu du commandement qui engendre les autres : « Sois ce que tu es ! » à savoir, selon le cas : (a) un étant ; (b) un vivant ; (c) un homme ; (d) un homme libre ; (e) un juif. Respecte ce qui te constitue comme ce/celui que tu es ! Il n’y a donc pas d’« obéissance » à autre chose qu’au principe de ce que l’on est. Regardons de plus près le premier (quasi-) commandement : « Sois ! » Un abîme le sépare du second : « Croissez et multipliez. » Ce gouffre n’est autre, pour parler la langue de la métaphysique traditionnelle, que la différence ontologique entre l’existentiel et l'essentiel. Le second commandement porte sur ce qui est déjà pourvu d’une essence et qui est, par exemple, animal marin ou oiseau, voire homme mâle et femelle. Dans un travail antérieur, Rémi Brague a tenté de dégager ce qui lui semblait une caractéristique fondamentale du Dieu biblique. Pour résumer en une formule ce qu’il croyait avoir acquis : Dieu ne nous demande rien, mais il attend de nous que nous produisions les effets spontanés, « naturels », de ce que nous sommes. Ainsi, puisque nous sommes des êtres raisonnables et sociaux, il attend de nous la justice, qui constitue l’effet de la raison et la condition de la vie en société. Il n’attend donc rien de plus de nous que d’être ce que nous sommes. Il n’avait alors prétendu établir le fait qu’au seul niveau de l’agir humain. Il peut ici développer et généraliser à l’ensemble du créé. Les commandements se ramènent au fond à un seul dont ils sont tous la monnaie ou, si l’on préfère une autre image, les réfractions qui varient avec le milieu traversé. Le premier commandement, celui de la création, ouvre une série de commandements qui réfractent le premier en passant par divers prismes. La réfraction en tant qu’image lumineuse est d’ailleurs empruntée à Genèse 1, bien entendu au prix d’un anachronisme, puisque l’auteur de Genèse 1 n’avait pas la moindre idée, et pour cause, de l’optique de Newton. La lumière est créée en toute première place. C’est en elle que Dieu peut « voir » que ce qu’il a créé est bon. L’être qui est ainsi enjoint est réfracté et décomposé à travers le vivant, l’humain, l’humain libre, le juif. Cet unique commandement fondamental est le premier de tous les « ordres » que donne le Créateur selon le récit de la Genèse : « Sois ! » (yehï). L’être est un commandement. Ce commandement est gros de tous les sens de « être » : en termes techniques latins, il contient tout aussi bien l’existentia (être présent, exister) que l’essentia (être ce que l’on est). Plus simplement, il implique non seulement qu’il est bon d’exister, mais qu’il est bon, pour chaque être, de coïncider avec ce qu’il est. En particulier, l’homme est tenu d’être humain. Tenu par quel engagement ? Par rien d’autre que la logique de son être propre. Comment être humain, comment se distinguer du préhumain, comment se garder de l’inhumain ? C’est ce que déclinent toutes les formules que l’on appelle un peu maladroitement des « commandements ». La Parole créatrice Dans d’autres textes, la Bible a médité sur le commandement créateur. Ainsi, les Psaumes reprennent par deux fois « il parla et ‘’ce’’ fut, il commanda et ‘’cela’’ se mit debout » (Psaume 33, 9) et « il commanda et ils furent créés » (Psaume 148, 5). De telles représentations d’une parole créatrice sont d’ailleurs attestées dans le Moyen-Orient ancien, avant même les écrits bibliques. La parole de certains dieux, évidemment à chaque fois les plus puissants dans un panthéon déterminé, est censée se réaliser automatiquement. Les penseurs de l’islam ont eu à réfléchir sur une formule analogue, qui se trouve à plusieurs reprises dans le Coran. Dieu y dit « Sois ! » et ‘’la chose’’ est »[13]. Certains d’entre eux en ont déduit que l’impératif était le premier de tous les modes. C’est le cas du propagandiste ismaélien Nasir-i Khusraw. La première parole divine, « que la lumière soit », a fourni l’exemple clé du sublime au pseudo-Longin, l’auteur du traité antique qui a fait de ce terme un concept central de la critique d’art[14]. Et dans son oratorio La Création (1798), Joseph Haydn a donné de l’apparition de la lumière une illustration musicale de génie. On sait que la théologie chrétienne a interprété la parole créatrice du Dieu de la Genèse en y voyant une annonce de la personne (hypostase) du Verbe dans la Trinité. Les premiers mots de l’Évangile selon Jean annoncent cette interprétation en s’ouvrant par les mots mêmes, en arkhê, qui ouvrent la traduction grecque du premier récit de la création, en un parallèle tout à fait conscient. Et Milton a magnifiquement replacé l’idée dans un dialogue intérieur à Dieu entre le Père et le Verbe : « Et toi, mon Verbe, fils que j’ai engendré, c’est par toi que j’accomplis ceci ; parle, toi, et que cela soit fait. [...] Ainsi parla le Tout-Puissant, et à ce qu’il dit, Son Verbe, la divinité filiale donna effet » (And thou my Word, begotten Son.> by thee / This Iperform ; speak thou, and be it done. [...] So spake the Almighty, and to what he spake / His Word, the Filial Godhead, gave ejfect)[15]. S’il en est ainsi, on comprend encore mieux une caractéristique de Jésus de Nazareth, en lequel les chrétiens confessent que le Verbe s’est fait chair (Jean, 1, 14). Celui-ci n’ajoute aucun commandement nouveau aux ordres et interdictions déjà présents dans la Loi de Moïse. Il se contente de leur donner un enracinement nouveau dans sa passion et sa résurrection. On saisit désormais la raison d’une telle attitude : elle n’est rien de moins que le fait que le commandement créateur que Jésus « incarne » récapitule déjà la totalité des injonctions qui monnaient celui-ci d’un bout à l’autre du Pentateuque. Être, pourtant... Alors, pourquoi le commandement ? Ne pourrait-on se laisser aller et simplement être ce que l’on est puisque de toute façon, et par définition, on l’est déjà ? pourquoi redoubler l’être en un devoir-être ? C’est par exemple ce que fait Machiavel. Toute son œuvre nous commande de faire ce que, de toute façon, nous faisons et que tout le monde fait depuis que le monde est monde et, sans doute, fera tant qu’il y aura des hommes[16]. Mais justement, au contraire de ce qui se passe chez le Florentin, ce n’est pas l’être qui se redouble en un devoir-être au fond superflu. C’est bien plutôt l’être qui émane d’un devoir-être originel. L’écrivain allemand Erich Kästner, auteur en particulier du mondialement célèbre Emile et les détectives, a frappé un vers qui, dans son pays, est presque devenu un proverbe : « Il n’est pas d’autre bien que celui que l’on fait » (Es gibt nichts gutes außer : Man tut es). Belle et noble formule. Mais elle admet une exception de taille. Que faut-il dire, en effet, du bien que constitue (peut-être) notre propre existence ? C’est un bien que nous ne pouvons pas faire, parce que nous ne sommes pas encore là pour le faire, mais qui, pour ainsi dire, nous fait nous-mêmes. L’être doit devenir l’objet d’un commandement, parce que être n’est pas ce que nous voulons et doit nous être enjoint. Nous voulons certes continuer à vivre, parce que continuer à faire quelque chose est une forme d’inertie, c’est-à-dire de mort. Nietzsche entrevit cela jusqu’à un certain point dans sa critique de l’idée de la « volonté de vivre », qu’il avait trouvée chez Schopenhauer et qu’il rejette en faveur de sa « volonté de puissance ». Le désir d une vie qui est déjà la nôtre (voir la Jemeinigkeit de Heidegger) est en fait le désir de la mort - non pas de mourir, mais d’être mort. Freud a vu cela quand il a introduit l’idée d’un instinct de mort[17]. Leibniz parle d’une tendance des possibles à se réaliser en passant à l’existence (conatus ad existentiam), et Nietzsche reprend l’idée en faisant dire à son Zarathoustra : « Toutes les braves choses se portent volontaires et plongent de joie dans l’existence » (Aile guten mutwilli- gen Dinge springen vor Lust ins Dasein). Belles formules, là aussi. Mais avons-nous les moyens de les réaliser, s’il n’y a personne pour appeler à l’être ? Seul le commandement divin légitime l’être en le déclarant « bon ». Cela implique que Dieu est au-delà de l’Être, comme le Bien de Platon[18] . Primat du logos Du point de vue de l’histoire des idées, il est bien connu que l’énoncé « au commencement était le Verbe » (logos) (Jean, 1, 1) est sorti d’une exégèse de la Genèse (1, 1). On a dépensé énormément d’énergie à méditer sur le sens de ce Verbe, et on en a proposé des interpré' tâtions profondes. En particulier, on a fait valoir que faire de la création une œuvre du Verbe revenait à affirmer la rationalité de l’univers, et donc à le rendre en principe intelligible et accessible à la raison humaine. Cela me semble parfaitement sensé. C’est pourtant une autre dimension du logos que j’aimerais faire ressortir ici, dimension qui me semble fidèle au primat de la raison pratique découvert par Kant. Selon le philosophe, la raison (Vernunfl) n’est vraiment elle-même que quand elle est pratique[19]. Dans le texte biblique, le logos existe d’abord comme commandement. Le premier commandement, celui de la création, est tout aussi pratique que ceux qui le suivent, il est même la forme la plus pure de la moralité. Le logos existe d’abord comme liberté créatrice, les autres formes de celui-ci sont dérivées. « Sois ce que tu es » apparaît de la sorte comme le commandement premier. Avec cette précision que la relation du devoir-être à l’être y est retournée : on n’y trouve pas cette prétention à dériver ce qui doit être de ce qui est, déjà dénoncée par Hume, et que l’on appelle, par une formule devenue classique depuis le philosophe anglais George E. Moore, le « paralogisme naturaliste » (naturalistic fallacy)[20]. Au contraire, le premier commandement est purement moral, et même la forme la plus pure de la moralité, à savoir : « Sois ce que tu dois être ! » Non pas : « Suis ta nature ! » selon la maxime stoïcienne (homologoumenôs te physei zen), mais bien plutôt : « Suis ce qui a appelé ta nature dans l’être ! » Le Bien peut se définir comme ce qui est comme il doit être, comme la conformité de l’Être (is/Sein) au Devoir- Etre (ought/Sollen). Or, c’est exactement le cas de ce qui est créé, dans la mesure où il sourd du commandement « Sois ! ». Comme Dieu n’est limité par rien, ce qu’il fait ne peut être que bon. Ce qui est créé est donc nécessairement bon. De la sorte, la constatation « il vit que cela était bon » devient une sorte de tautologie. Faire pour être Un problème préoccupe depuis Platon la réflexion des philosophes sur la religion. Celui-ci, dans l’Euthyphron, faisait demander à Socrate si ce qui est saint (to hosion) l’est parce qu’il plaît aux dieux ou si, au contraire, c’est parce qu’il est saint qu’il plaît aux dieux[21]. Le problème s’est reposé sous une forme modifiée dans le judaïsme, le christianisme et l’islam : le bien est-il bien parce que Dieu le commande, ou Dieu cornmande-t-il le bien parce qu’il est le bien ? Les penseurs de l’apologétique islamique (Kalâm) en sa tendance dominante et, en terre chrétienne, certains nominalistes extrêmes répondent que Dieu décide souverainement et arbitrairement de ce qui est bien et l’impose. D’autres penseurs, à mon avis mieux inspirés, répondent que bien que Dieu commande n’est autre qu’un aspect de Dieu lui-même. De la sorte, Il n’a pas à se prononcer en faveur de « valeurs » qui Lui seraient extérieures et auxquelles II serait comme obligé de Se soumettre. C’est ce que les théologiens qui penchaient pour la première solution voulaient à tout prix éviter, et non sans raison. Lesdites « valeurs » sont des propriétés de Dieu lui- même, et ne sont pas autres que Lui. Elles sont Dieu réfracté dans le prisme de notre optique de créatures. Cette alternative disparaît dans le cas du commandement créateur. En lui, les deux coïncident. Et au fond, Dieu ne commande rien d’autre que ce qu’il « est » : «Je suis » (Exode, 3, 14). « Tu diras à Israël : “JE SUIS m’a envoyé” ». Cette dénomination a le rapport le plus étroit avec le genre de discours qui sera placé dans la bouche de Celui qui vient ainsi de se présenter, à savoir des commandements. Le nom « Je suis » annonce la tonalité dans laquelle il faudra lire tous les commandements encore à venir. Du coup, l’accomplissement d’un quelconque commandement est, du fait même, une imitation de Dieu. Non pas en ce sens que la vertu humaine se modèlerait sur la vertu de Dieu. Les dieux ne sont pas vertueux, comme le disait déjà Aristote, et comme le redit à sa façon Plotin[22]. On peut dire la même chose du Dieu au singulier de la Bible. L’imitation de Dieu consiste, non pas à faire, mais bien à être. Cela ne débouche sur aucun quiétisme paralysant. Car en ce qui nous concerne, nous autres hommes, nous ne sommes que dans la mesure où nous agissons. On récupère par ce biais l’intuition qu’exprimaient inadéquatement les formules de Sartre citées plus haut. Il est bien possible qu’il y ait, selon la formule célèbre d’Étienne Gilson, une « métaphysique de l’exode[23] ». Mais il importe d’observer quelle est aussi, voire avant tout, une morale. Rémi Brague ne veut pas assener cette évidence que le contenu du livre de l’Exode, en sa partie législative, peut fournir des règles de comportement qui relèvent pour nous de la « morale ». Il s’agit bien plutôt de souligner que c’est en tant que morale que la « métaphysique de l’Exode » mérite le nom de métaphysique. Au-delà de l'opposition autonomie/hétéronomie De ce point de vue, il importe de jeter un coup d’œil sur un concept dont on fait souvent la clé herméneutique de notre compréhension du Nouveau Testament, celui d’obéissance de la foi (hypakoë tes pisteôs). Il apparaît en toutes lettres chez saint Paul (Romains, 1, 5 ; 16, 26). Il est placé au centre même du christianisme chez certains théologiens, avant tout d’obédience calviniste. Ceux-ci se heurtent alors à l’objection d’inspiration kantienne de soumettre la liberté humaine à une hétéronomie. Auquel cas, soit ils cherchent à contourner le reproche, soit ils se vantent au contraire de briser la volonté corrompue du pécheur. En fait, répétons-le, « Sois ! » est antérieur à « Fais ! ». Le véritable commandement « Fais ! », à la différence de la simple demande d’avoir à obtempérer, vulgairement de « s’écraser », n’est que la monnaie du commandement originel « Sois ! » : respecte les conditions de ton être, sois conforme à ce que tu es. « Deviens ce que tu es ! » se lisait déjà chez Pindare. Le poète grec conseillait au « tyran » Hiéron : « Deviens tel que je t’apprends que tu es » (genoï hoios essi mdthôn), c’est-à-dire : « Montre-toi digne des qualités que je te révèle à toi-même. » Nietzsche, en bon philologue classique, connaissait la formule et l’avait simplifiée en « Deviens ce que tu es » (werde, was Du bist !). Seulement, dans le cas qui nous intéresse ici, il ne s’agit pas uniquement de qualités adventices, et qui sont donc à acquérir, mais de l’essence même de ce qui est. On commence à comprendre quelque chose à ce qu’est la Loi quand on récapitule tous les commandements en « Fais ! » ou « Ne fais pas ! » dans l’unique commandement « Sois ! », qui est gros de tous les autres et qui les laisse sourdre de lui selon les circonstances. Une fois que l’on s’est placé de ce point de vue, autonomie et hétéronomie cessent de s’opposer et deviennent au contraire complémentaires. La loi cesse d’être hétéronome et devient au contraire la garantie de la véritable autonomie. De la même façon, les deux acceptions habituelles du mot « loi », le sens propre, juridique et politique, et le sens métaphorique qui nous fait parler des « lois de la nature », se rejoignent jusqu’à coïncider. La loi positive se ramène à l’injonction, pour chaque être, d’observer une absolue fidélité aux conditions de sa propre existence. Les commandements postérieurs au tout premier de ceux-ci constituent les conditions de l’existence de ce sur quoi ils portent, puis de ceux à qui ils s’adressent. Les hommes sont parfaitement capables de saisir ce qui leur permet de mener une existence paisible et harmonieuse. Ils n’ont pas besoin pour cela d’une référence à un fondement divin. Il leur suffit de comprendre, grâce à leur raison, que certaines façons de « faire » leur permettent de s’établir dans l’« être ». Mais on en reste à un impératif hypothétique : si, pour l’homme, il doit y avoir de l’être, alors un certain « faire » est requis. Mais qui peut nous dire qu’il doit y avoir de l’être ? Qui peut, en particulier, nous dire qu’il est bon que nous soyons là, que notre présence, que notre possession des caractéristiques qui font de nous des hommes est légitime ? Qui d’autre que Dieu ?
CONCLUSION De toute cette requête, on peut tirer quelques conclusions, ainsi que l’indication de plusieurs tâches. La plus importante des constatations est de nature négative : l’athéisme est incapable de donner une réponse argumentée à la question de la légitimité de l’existence de l’homme. S’il était conséquent, il aboutirait à la destruction de son substrat, à savoir l’espèce humaine ; et du coup à sa propre négation. Si, en revanche, il s’en remet à la « nature » ou à « l’instinct », il maintient bien l’existence de son substrat humain. Mais cette démission le ferait renoncer au projet des Lumières qu’il prétendait accomplir. Pire : elle le mènerait à abandonner l’affirmation de l’homme que recherchaient les Temps modernes en trahissant la raison, qui constitue ce qu’il a en propre. Quant aux tâches que, selon Brague, il nous faut désormais affronter, il les a résumées, un peu par goût de la provocation, par le slogan d’un « nouveau Moyen Âge. Il entend par là l’établissement d’un rapport à la transcendance, en clair une religion. Mais cet accès à la transcendance y passerait par la rationalité, rendant ainsi possible l’élaboration rationnelle de la religion par une théologie. Ce passage par la médiation de la raison permettrait de respecter l’homme en ce qui constitue son humanité. La transcendance à laquelle la religion nous fait accéder se manifesterait comme le Bien qui accède à l’être tout ce qui est, et plus précisément tout ce qui aboutit à l’homme. Elle se déclinerait comme la Providence qui équipe toute chose de ce qu’il lui faut pour être ce qu’elle doit être. Une pensée du Bien et de la Providence, voilà donc ce qu’il devient indispensable de produire, si du moins l’homme doit pouvoir continuer à être, et à être ce qu’il est.
[1] RÉMI BRAGUE, document extrait de « Le propre de l’homme », éd. Champsessais , octobre 2015, p. 219-244. [2] bMakkot, 23b. [3] Voir Maïmonide, Le guide des égarés, III, 49, p. 418. [4] Voir bSanhédrin, 56a. [5] Voir Midrash Bershit Rabba, XVI, 6, éd. J. Theodor et Ch. Albeck [hébreu] Jérusalem, Wahrmann, 1965 (2e éd). tI, p. 149-151. [6] E. Kant, Zum ewigen Frieden, 1re Addition in Werke, t. VI, p. 221. [7] C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF 1949 ; Mythologiques, t. I : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964. [8] Voir G. W. E. Hegel, Phénoménologie des Geistes, éd. J. Hoffmeister, Hambourg Meiner, 1937, p. 141-150. [9] Voir J. Assmann, Ma’at Gerechtigkeit und Unsterblichkeit im altem Ägypten, 1995, p. 58-91. [10] Voir Beauchamp, Création et séparation . Étude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Paris, DDB, 1969, p. 50, 58, 294, et 372. [11] Saint Bonaventure, Itinerarium mentis ad Deum, V, 3, dans Opera Omnia, Ex Typographia Cillegii S. Bonaventurae, t.5 (1891) p. 308b. [12] V. Brochard, « La morale ancienne et la morale moderne » [1901], Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, Alcan, 1912, p. 492. [13] Coran, 36,82 ; voir aussi 2, 117 ; 3, 59 – à propos de la création de Jésus. [14] Longin, Du sublime, IX, 9, éd. Et trad. H. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1939, p.14. [15] Milton, Paradise lost, VII, 163-164, 173-175. [16] Voir P. Manent, Naissance de la politique moderne, Paris, Payot, 1977, p. 10. [17] S. Freud, Jenseits des Lustprinzips [1920], chap. V-VI. [18] Platon, République, VI, 509b. [19] E. Kant, « Primat der peaktischen Vernunft », Kritik der peaktischen Vernunft, p. 138-140. [20] G. E. Moore, PrincipiaEthica, I, § 10p. 62 et passim. [21] Platon, Euthyphron, 10d. [22] Aristote, Ethique à Nicomaque, X, 8, 1178b8-18 ; Plotin, Ennéades, I, 2 [19], 1. [23] E. Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1989, p. 50, n.1.
Date de création : 26/12/2015 @ 18:34 |