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Phénoménologie - Le sentiment
LE SENTIMENT[1]
Constat de Paul Ricur Il nest pas aisé de trouver de trouver la place juste du sentiment dans lensemble de la méditation philosophique. Deux périls nous guettent, entre lesquels, il nous faut avancer hardiment. Dun côté une philosophie dentendement réduit le sentiment au rôle de déchet ; cest le nous (la partie intellective de lâme), que le topos (principe actif) doit sans cesse évacuer. De lautre côté une philosophie du sentiment demande au « cur » des révélations sur ce que lentendement ne connaît pas ; elle lui demande un second immédiat, une intuition pure, par-delà tout discours.
Projet de Paul Ricur Je voudrais explorer une vue intermédiaire entre la hargne dune philosophie de lentendement et les complaisances dune philosophie du sentiment : une voie qui ne soit pas celle dun facile éclectisme, mais un vrai milieu cest-à-dire un extrême. Cette voie intermédiaire, pour la désigner vaguement avant de la parcourir, serait celle dune genèse réciproque de la raison et du sentiment ; une genèse telle que le pouvoir de connaître, en de hiérarchisant, engendre véritablement les degrés correspondants du sentiment ; mais telle aussi quen retour le sentiment engendre véritablement lintention de la raison. Cest donc la double spirale du sentiment et de la raison que je voudrais dérouler tout à lheure.
La légitimation de son entreprise par Paul Ricur Mais avant dentamer ce parcours, je voudrais dire ce qui me donne le droit de lentreprendre. Ce qui men donne le droit cest le rôle général du sentiment. Il y a en effet une fonction universelle du sentiment, du Fühlen, du feeling, qui fait lunité de la notion à travers les manifestations que nous parcourerons plus loin.
Ier ChapitreRôle général du sentiment selon Paul Ricur : intentionnalité et intériorité Cest avec les ressources de lanalyse intentionnelle que nous chercherons à établir ce rôle. Nous laissons de côté la question de savoir sil y a plusieurs degrés ou niveaux du sentiment : ce sera précisément la tâche dune genèse réciproque du sentiment et de la raison. Nous nous demanderons plutôt ce quest à chaque niveau la visée du sentiment.
La plongée dans lembarras décrite par Paul Ricur Or, tout de suite nous sommes plongés dans lembarras : le sentiment par exemple lamour, la haine est sans aucun doute intentionnel : il est un sentir quelque chose : laimable, le haïssable. Mais cest une intentionnalité bien étrange : elle vise des qualités senties sur les chose ou sur les personnes ; mais en même temps, elle révèle la manière dont le moi est intimement affecté. Voilà le paradoxe embarrassant : la coïncidence de lintentionnalité et de lintériorité, de lintention et de laffection dans le même vécu. Cette coïncidence explique que la philosophie répugne, encore aujourdhui, à accorder un objet au sentiment et parle seulement de sa subjectivité.
Cest pourtant grâce à cette visée intentionnelle, à ce dépassement du sentiment dans un senti, quil peut être énoncé, communiqué, élaboré dans un langage de culture.
Mais nous hésitons à juste titre à appeler ces corrélats du sentiment des objets mais seulement des qualités qui ont besoin du support des objets perçus et connus pour être objectivées. Ces objets sont comme le substantif, le centre de significations, à quoi se rapportent ces adjectifs sentis ; par eux-mêmes ces corrélats du sentiment ne sont que des épithètes flottantes ; elles sont hors de la conscience certes, mais en ce sens seulement quelles en sont le visé et le signifié : il faut le secours dune chose extérieure, dune personne présente, pour les mettre tout à fait dehors, dans le monde.
Mais en même temps que les choses perçues et les personnes présentes objectivent laimable et le haïssable, laimable et le haïssable manifestent sur les choses mon amour et ma haine. Cest là lautre face de cette singulière expérience : intentionnel, le sentiment nest pas objectif ; il nest pas traversé par une intention positionnelle, par une croyance ontique ; il n soppose pas à une chose qui est ; il ne signifie pas, par le moyen des qualités ׀ quil vise létant de la chose ; il ne croit pas à lêtre quil vise. Non. Mais sur la chose et par le moyen de laimable et du haïssable, il manifeste mon être-affecté-ainsi. Sentir, cest se sentir ainsi et ainsi ; je me sens triste ou gai.
Voilà le paradoxe du sentiment. Comment est-il possible ? Comment le même vécu peut-il désigner un aspect de chose et, par cet aspect de chose, exprimer lintimité dun moi ? On peut comprendre ce nud de lintentionnel et de lintime dans le sentiment de la façon suivante : Le sentiment est la manifestation sentie dune relation au monde plus profonde que celle de la représentation qui institue la polarité du sujet et de lobjet. Cette relation au monde passe par tous ces fils secrets, « tendus » entre nous et les êtres, que nous nommons précisément les « tendances ». Ces liaisons antéprédicatives, pré-réflexives, pré-objectives, nous ne pouvons les ressaisir que dans deux langages brisés, celui des conduites, celui des sentiments ; mais elles sont la racine commune de ces deux tendances ; une tendance, cest à la fois la direction objective dune conduite et la visée dun sentiment ; aussi le sentiment nest-il rien dautre que cette direction de la conduite en tant que sentie ; la manifestation ressentie de ce « vers quoi » sapproche, « loin de quoi » séloigne, « contre quoi » lutte mon désir.
Cette thèse qui est la pierre angulaire de toute notre réflexion mérite quon sy arrête. Ce privilège de révélateur que nous donnons au sentiment par rapport aux élans de notre être et par rapport à ses liaisons pré-objectives avec les êtres du monde, rencontre des résistances de deux ordres : celle de la psychologie des conduites et celle de la psychologie des profondeurs ; la première allèguera que le sentiment ne constitue quun segment de conduite et que seul lensemble de la conduite a un sens. À quoi il faut répondre que le sentiment nest pas une partie de la conduite, mais quelle est signifiante du tout ; cest le vécu affectif qui révèle que la conduite a un sens en signifiant manquer de tendre vers atteindre, posséder et jouir ; autrement dit, le sentiment ne fait que manifester lintention immanente aux « tensions » et « pulsions » dont parle la psychologie de la conduite. Ici la psychologie des profondeurs objectera que le sentiment vécu donne seulement le sens apparent et quil faut déchiffrer le sens latent, qui est le sens réel et traiter le sentiment comme un simple symptôme. Cest vrai ; mais ce sens réel ne sera jamais quexégèse du sens apparent ; lessentiel cest quil y ait un sens ; or, aussi loin que lon puisse et quon doive aller dans le soupçon à légard du sens apparent, cest ce dernier qui introduit les pulsions dans la dimension du signifiant ; sans un sentiment, même mensonger, les pulsions ne seraient que des métaphores transposées de la physique ; le sentiment, même faux est révélateur dintentionnalité ; que ce révélateur soit dissimulant, cest une complication supplémentaire qui ne retire rien au rapport fondamental de manifestation entre « lagi » et le « senti » ; car la dissimulation est encore une péripétie de la manifestation.
Ces deux objections écartées, nous pouvons faire un pas de plus dans lexégèse du sentiment. Nous avons fait du sentiment la manifestation sentie de tous ces liens avec les êtres et les aspects du monde qui constituent les tendances. Nous pouvons maintenant comprendre la fonction du sentiment, cette fonction qui fait lunité de toutes les manifestations vitales, psychiques, spirituelles. Cette fonction peut être comprise (selon William Stern) comme inverse de la fonction dobjectivation. Alors que la représentation nous oppose des objets, le sentiment atteste notre affinité, notre coaptation (ajustement), notre harmonie élective avec des réalités dont nous portons leffigie. Les scolastiques avaient un mot excellent pour exprimer cette convenance mutuelle du vivant aux biens de leurs congénères : ils parlaient dunion connaturelle. Ce lien connaturel nous lopérons de façon silencieuse dans nos tendances, nous le ressentons dans toute notre vie affective.
On comprend dès lors quil puisse y avoir un avènement du sentiment proportionné à lavènement de la raison. À tous les niveaux que la connaissance parcourt, le sentiment sera en effet la contre-partie de la dualité du sujet et de lobjet ; à cette coupure il riposte par une conscience dappartenance ; par lassurance de notre affinité pour cela même que nous nous opposons, que nous nous objectons. Et lon comprend enfin pourquoi le sentiment, ainsi mêlé à laventure de la connaissance et de lobjectivité doit présenter la texture intentionnelle que nous disions ; dune part cest sur les choses élaborées par le travail dobjectivation que le sentiment projette ses corrélats affectifs ׀ ses qualités senties : laimable et le haïssable, le désirable et labominable, le triste et le joyeux ; il paraît ainsi jouer le jeu de lobjet. Mais comme ces qualités ne sont pas des objets en face dun sujet, mais lexpression intentionnelle dun lien indivis avec le monde, le sentiment apparaîtra en même temps comme une couleur dâme, comme une affection. Cest ce paysage qui est riant et cest moi qui suis gai ; mais le sentiment cest mon appartenance à ce paysage qui est en retour le signe et le chiffre de mon intimité. Cest parce que tout notre langage sest élaboré dans la dimension de lobjectivité où le sujet et lobjet sont distincts et opposés que le sentiment ne peut plus être décrit que paradoxalement, comme lunité dune attention et dune affection, dune attention vers le monde et dune affection du moi ; mais ce paradoxe est seulement lindex pointé vers le mystère du sentiment, à savoir la liaison indivise de mon existence aux êtres par le moyen du désir et de lamour.
IIème ChapitreDualité du connaître et dualité du sentir Lanalyse intentionnelle que nous venons desquisser nous met à pied duvre. Nous nous étions proposé de montrer la genèse mutuelle de la raison et du sentiment. Lentreprise est légitime, sil est vrai que le sentiment a pour fonction générale dintérioriser la réalité que nous « objectons », de compenser la coupure sujet-objet par une conscience de participation. Sentiment et raison, dès lors, sont contemporains et croissent ensemble ; seul un être de raison est aussi un être de sentiment.
Quattendons-nous alors de cette genèse mutuelle ? Deux choses ?
Ainsi, après nous être portés aux extrêmes pour comprendre lamplitude du sentiment à la lumière de celle de la raison, nous reviendrons au moyen terme afin de montrer la fragilité de la raison par celle du sentiment
Allons donc dabord de lamplitude du connaître à lamplitude du sentir. Cette amplitude du connaître peut être décrite comme une disproportion initiale entre deux visées qui se recoupent dans la constitution de nos objets :
Je ne reviens pas ici sur lanalyse bien connue du perspectivisme de la perception : cest toujours une face, puis une autre face, qui mapparaît et cest toujours dun point de vue, puis dun autre, que jappréhende lobjet. Mais limportant, le voici : cette visée perspective est toujours traversée dun sens non perspectiviste qui va à la vérité de la chose même ; ce sens je le vise certes dans une perspective mais au-delà de toute perspective ; cest même cette visée de vérité qui révèle la perspective comme perspective. Or quy a-r-il à lextrémité de cette visée ? Lexigence dune totalité, lexigence de la totalité des conditions pour tout conditionné. Ainsi lhomme est-il cet être distendu entre deux visées, celle du ceci-ici-maintenant dans la certitude du présent vivant, et celle de lachèvement du savoir dans la vérité du tout. À cette double visée, lhistoire de la philosophie donne des noms différents : opinion et science, intuition et entendement, certitude et vérité, présence et signification. Quel que soit le nom de cette dualité originaire, elle interdit de faire une philosophie de la perception ׀ avant une philosophie du discours et oblige à les élaborer ensemble, lune avec lautre, lune par lautre ; le jugement, cest précisément le mouvement même de lentendement entre les deux limites de limpression et de la totalité. Tel est le fil conducteur : simple dans la vitalité, lhomme est double dans lhumanité.
Mais cette dualité dans lhumanité na rien de dramatique dans lordre de la connaissance. Car elle trouve sa réconciliation dans lobjet ; lobjectivité de lobjet cest précisément la synthèse faite, la synthèse de la signification de la signification et de lapparition, du Verbe et du Regard. On peut dire que la dualité de lhomme se projette dans la synthèse de lobjet où elle soublie et sabolit en sobjectivant.
Mais si le sentiment intériorise ce que la connaissance objective, quadvient-il de cette dualité qui tout à lheure sabolissait dans la synthèse objectale ? Il advient ceci : la synthèse objective sintériorise en dualité ressentie et non dénoncé en « disproportion » affective. Ainsi la dualité silencieuse du connaître, amortie dans lobjet se réfléchit, dans le sentiment, en dualité dramatique.
Cest cette dualité rendue sensible que nous allons maintenant examiner. Ce que nous retrouvons maintenant cest lidée platonicienne de lamplitude de la vie affective : epithumia thumos eros [désir, convoitise (part désirante de lâme, siège de lappétit, des passions et des affects qui irrigue lâme, lui fournit sa force vitale), cur, amour). Nous avons dit que nous laisserions pour la fin la méditation sur le thumos (le principe affectif) qui sera pour nous le sentiment par excellence, la vie du sentiment tendu entre la vie et lesprit.
Que signifie cette dualité affective de lepithumia et de leros ? Il me semble quil faut la prndre comme une dualité originaire : au lieu de la dériver dautre chose ; il faut la prendre pour clé de la vie affective humaine. Or lerreur de méthode des anciens Traité des Passions a été, me semble-t-il, de proposer un ordre progressif du simple au complexe, des passions principales aux passions dérivées, alors quil faut partir de la disproportion originaire du désir vital et de lamour spirituel ou intellectuel ; non pas du simple au complexe, mais du double au conflit. Par là même on se donne une affectivité humaine et non animale : lillusion que les anciens Traités des Passions ont dailleurs communiquée à la philosophie moderne cest de mettre en place une première couche de tendances et détats affectifs ׀ commune à lanimal et à lhomme, et dédifier létage de lhumanité sur cette bas, alors que lhumanité de lhomme, cest cette polarité initiale entre les extrémités de laquelle le « cur » est placé.
Comment faire apparaître cette polarité ? En interrogeant les affections qui terminent, qui achèvent le mouvement du besoin, de lamour, du désir. Il existe deux manières de « terminer » :
Le plaisir est un achèvement fini, parfait dans la limitation, comme Aristote la admirablement montré. Quant au bonheur, il ne peut être compris par extension du plaisir : car sa manière de terminer nest pas réductible à une simple somme, à une addition dagréments sans cesse renouvelés et que la mort interromprait, le Bonheur nest pas une somme mais un tout. Cest ce que Kant na pas considéré, lorsquil critique lidée de bonheur (« lagrément de la vie accompagnant sans interruption toute lexistence ») ; sa conception est celle dune addition, dune somme de simples « consciences de résultat » (Scheler) ; or le bonheur nest pas un total de désirs élémentaires saturés ; car il nexiste pas dactes qui rendent heureux. Il y a seulement des signes et des promesses de bonheur ; mais ces signes sont moins des satisfactions qui saturent des désirs limités que des évènements des rencontres qui ouvrent des perspectives illimitées, comme par dégagement dhorizon. Si cette phénoménologie du bonheur que S. Strasser a magnifiquement développée est exacte, il devient aisé de montrer que cette idée du bonheur ou de la béatitude est un sentiment de même amplitude que la raison. Nous sommes capables de bonheur, comme nous exigeons la totalité.
Cest là que nous retrouvons Kant après lavoir critiqué. Réfléchissons au début de la Critique de la Raison Pure. Sur lorigine de toute dialectique, il déclare ; « La raison a toujours sa dialectique quon la considère dans son usage ׀ spéculatif ou dans son usage pratique ; car elle demande la totalité absolue des conditions pour une conclusion donnée ». Ce verbe demander (verlangen) est très éclairant : car il marque le moment où lexigence de la raison, qui est la raison en tant quexigence, sintériorise en sentiment. Lexigence est aussi demande, requête et cest le sentiment même. Suivons encore Kant : quelques lignes plus loin, réfléchissant sur la puissance dillusion sur la nécessaire illusion qui sattache à cette requête, il découvre à sa source :
une perspective (Aussicht) sur un ordre de choses plus élevé et plus immuable dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des préceptes déterminés de continuer notre existence, conformément à la détermination suprême de la raison.
Toutes ces expressions sont remarquables : cette Aussicht, cest-à-dire cette vue qui débouche, cet ordre dans lequel nous sommes, cette continuation de lexistence conforme à la destination (ou encore à lassignation, au Dictamen de la raison), nest-ce pas à la fois la raison comme exigence de la totalité et le sentiment du bonheur comme achèvement de destinée ? Kant il est vrai ne lappelle pas bonheur, mais « lobjet entier dune raison pure pratique ». Mais si « cet objet entier » nest pas le bonheur tel que Kant la critiqué, nest-il pas néanmoins ce quAristote appelait bonheur et dont il disait « ce en vue de quoi » nous faisons toutes choses ou encore ce que nous « poursuivons » ? Le « poursuivre » dAristote nest-il pas « lexiger » de Kant ? Nest-il pas tout près dAristote lorsquil évoque la visée originaire du vouloir et quil parle du « vouloir parfait dun être raisonnable qui aurait en même temps la toute puissance » ? Bien plus, nest-de pas cet « objet entier » qui exige que le bonheur soit réconcilié avec la vertu dans la totalité ; car, dit Kant, la privation du bonheur « ne peut pas du tout saccorder avec ce vouloir parfait ». Il faut donc que le bonheur appartienne originairement à lessence de ce vouloir achevé ou complet, pour que nous puissions former lidée du « souverain bien dun monde possible ». Cest donc la raison en tant quouverture sur la totalité qui engendre le sentiment en tant quouverture sur le bonheur.
Mais cette genèse est une genèse réciproque. Quest-ce que le sentiment révèle que la raison seule ne montre pas ? Dabord ceci : que la raison est ma raison ; le sentiment réalise lappropriation affective de la raison ; en langage platonicien ; nous sommes de la race des Idées ; lIdée est ce à quoi lâme ressemble le plus, cest le sens le plus profond de la réminiscence ; par le sentiment, par léros, je me souviens de la raison comme de mon origine. En langage kantien : la raison est ma « destination », ma Bestimmung, lintention selon laquelle je suis »capable de continuer mon existence ». Bref, le sentiment révèle lidentité de lexistence et de la raison ; le sentiment personnalise la raison.
Sans doute faut-il dire davantage sous peine de retomber à un simple formalisme qui laisse échapper lessentiel de la révélation du sentiment. Dans le texte même de Kant que nous évoquions plus haut, il était question de cet « ordre dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables de continuer notre existence ». Méditons sur ce dans (« dans lequel nous sommes »). Le sentiment sannonce comme conscience dêtre déjà dans ; il manifeste un inesse par le moyen dune anticipation « transcendante ». Le sentiment, cest plus que lidentité de lexistence et de la raison dans la personne, cest lappartenance même de lexistence à lêtre dont la raison est la pensée. Cest ici que le sentiment est entièrement lui-même ; car cest ici que nous voyons à luvre ce que nous avons appelé dans la première partie lidentité de lintentionnalité et de laffection et où nous avons vu la contrepartie de et la victoire sur la dualité sujet-objet. La raison sans le sentiment reste dans la dualité, dans la distance. Le sentiment nous révèle que, quel que soit lêtre, nous en sommes ; grâce au sentiment lêtre nest pas pour tous le Tout-Autre, mais le milieu, lespace originaire dans lequel nous continuons dexister ; ce dans quoi nous nous mouvons, nous voulons, nous pensons et nous sommes.
IIIème ChapitreLa fragilité affective Mais la disproportion du plaisir et du bonheur révèle à son tour la fragilité affective de lhomme et la possibilité fondamentale du conflit. Seul le sentiment pouvait révéler cette fragilité. En effet la dualité de la raison et de la sensibilité, considérée seulement dans le pouvoir de connaître, nest pas vécue comme disproportion ni comme conflit. Elle se projette dans la synthèse de lobjet.
Lobjet, cest la liaison même de lapparaître et du discours. Lobjet est ce qui peut être vu et ce qui peut être dit ; il se montre et il peut explicité dans un langage communicable ; grâce à lui, lunité de lhomme est dehors ; mais cette unité est purement intentionnelle ; lhomme se fait projet de lobjet ; mais lunité de soi à soi-même y est seulement figurée dans un vis-à-vis, dans un Gegenstand. Cest la raison pour laquelle « le troisième terme » le terme « intermédiaire » celui que Kant appelle imagination transcendantale nest rien dautre que la possibilité de la synthèse et pas du tout un vécu, une expérience susceptible dêtre dramatisée ; il sépuise tout entier à faire quil y ait de lobjet, quil y ait synthèse dans lobjet ; pour lui-même il nest rien ; il demeure « un art caché dans les profondeurs de lâme humaine » ; il reste en tant que racine commune aux deux sources, « inconnu de nous » ; cest que la « conscience » dont il est le ressort, nest pas du tout « conscience de soi », mais unité formelle de lobjet, projet dun monde ; le « je » de la synthèse transcendantale nest personne.
Il en est tout autrement du sentiment, distendu entre un principe du plaisir et un principe du bonheur. La « synthèse » nest donnée nulle part. En sintériorisant par le sentiment, la dualité qui fait notre humanité se dramatise en conflit. À la synthèse solide de lobjectivité répond la dualité polémique de la subjectivité. Je voudrais le montrer par une analyse concrète qui prolongerait les vues de Platon sur le thumos (principe affectif). Dans la deuxième partie de cet essai nous avons omis ce moment intermédiaire pour ne considérer que les extrêmes epithumia (part désirante de lâme) et eros (amour). Or Platon décrit ce thumos comme le point où se resserre la contradiction humaine :
Il me semble que cest ce thumos beaucoup plus que limagination transcendantale, puissance silencieuse par excellence, cest ce thumos (principe affectif), qui est le « troisième terme » de lexistence humaine ; troisième terme non plus intentionnel et perdu dans lobjet, mais troisième terme devenu pour soi et rendu sensible par le sentiment et comme sentiment ; le thumos, cest vraiment « mon cur mis à nu ».
Or, ce thumos, ce Gemüt, ce cur, ce troisième terme qui médiatise plaisir et bonheur, quel est-il ? Il me semble quon peut placer, sous le signe du cur ambigu et fragile, toute la région médiane de la vie affective, entre les affections vitales et les affections spirituelles, bref toute laffectivité qui fait la transition entre le vivre et le penser, entre bios et logos. Les affections qui remplissent cet intervalle, ce sont celles qui animent les « passions » les plus importantes de lhistoire et de la culture, non plus élémentaires du Traité des Passions, non plus ces passions élémentaires, mais au contraire les passions essentiellement interhumaines, sociales, culturelles, communautaires, que Kant plaçait sous le triple titre de passion davoir, passion de domination et passion dhonneur. Car derrière ces figures aberrantes, voire hideuses et meurtrières, se tiennent des requêtes qui sont dauthentiques requêtes dhumanité : le moi y constitue sa « différence », sa différence avec les choses et sa différence avec les autres moi. Le « moi » se distingue par le « mien », saffirme par lautorité, cherche sa valeur dans lopinion dautrui, dans lapprobation et dans lestime. Je nai pas le temps de pousser bien loin cette esquisse, ni de la bonté originelle de ces trois requêtes, par delà leurs expressions historiques mauvaises, ni de montrer les correspondances entre ces requêtes affectives davoir, de pouvoir et de valoir et la construction de nouvelles couches dobjectivité dobjets de niveau humain, réalités économiques, réalités politiques, réalités culturelles. Je voudrais seulement insister sur la fragilité de ces requêtes affectives, en les situant entre le principe du plaisir et le principe du bonheur. Il me semble que cette fragilité apparaît le mieux quand on considère comment ces requêtes pourraient être satisfaites. On avait déjà considéré plaisir et bonheur du point de vue de lachèvement, de laccomplissement ; en posant la même question à propos du « cur », on fait tout de suite apparaître un caractère remarquable de ces requêtes : ce sont des désirs indéfinis. Entre la finitude du plaisir qui clôt un acte déterminé et linfini du Bonheur qui comblerait une destinée considérée comme un tout, le thumos glisse un indéfini, qui rend possible une histoire, mais aussi qui rend possible un malheur dexister, le « cour » est inquiet, proprement insatiable ; cat quand aurai-je assez ? Quand serai-je assez puissant ? Quand serai-je assez estimé ? Le moi se cherche lui-même sans fin, entre plaisir et bonheur.
Il se produit alors des endosmoses multiples entre la finitude des besoins vitaux et lindéfinitude du thumos. Tous nos instincts sont remaniés et comme transmutés par la triple requête qui nous fait homme ; ceci est particulièrement manifeste dans le cas de la sexualité ; elle devient sexualité humaine par le désir de possession, de domination et aussi de reconnaissance mutuelle qui la traverse ; elle est prête pour les drames passionnels et le mythe de Don Juan ; en même temps le thumos se sexualise et devient léquivoque libido dont Freud lui-même dit quelle nest pas exclusivement génitale ; la libido cest plutôt laffection humaine sensibilisée par la sexualité à la fois sexuelle et plus que sexuelle ; Platon dit de même que le thumos combat avec le désir tout en étant plus que le désir.
Mais en même temps que le muthos subit lattraction du vital, tout en le traversant de sa propre inquiétude, il subit lattraction de léros spirituel, du désir du bonheur quil colore de son angoisse. Ainsi naissent les passions au sens romantique du mot, les Leidenschaften, sans qui, disait Goethe, rien de grand ne se fait. Il y a en effet dans les « passions » humaines un appétit de totalité, dinfini, dabsolu, dont ne saurait rendre compte le principe du plaisir et qui ne saurait être quune image, un reflet, un mirage de désir du bonheur. Pour lhomme de la passion son objet est tout. Or la vie ne veut pas tout, cest lesprit qui veut le tout, qui pense le tout, qui nest en repos que dans le « tout ». Pour ce tout lhomme est capable de sacrifier même son plaisir et daffronter la douleur : le bonheur sest voué en douleur et en « passion ». Ainsi se poursuit à travers le cur humain et ses multiples requêtes indéfinies et inquiètes, le jeu du plaisir et du bonheur. Cest par ce jeu et dans ce jeu que le sentiment se dramatise et que le moi creuse sa présence fragile et vibrante au cur des choses, au cur de ces choses où pourtant ne cesse de sapaiser la querelle de la raison et des sens, dans la tranquillité du regard et du discours, par la médiation de limagination. La dualité de lhomme que limagination transcendantale apaise dans lobjet, le sentiment lintériorise et lavive dans le conflit essentiel, le conflit du plaisir et du bonheur. Tous les autres conflits, quils puisent leur origine dans notre enfance ou dans nos rapports avec notre milieu, peuvent à leur tour être intériorisés, parce que le conflit de nous-mêmes les précède, les recueille, les recueille et leur prête la note dintimité qui est dès lorigine la sienne. Nul conflit entre nous-même et quelque sur-moi emprunté ne pourrait être introjeté si nous nétions pas originairement cette disproportion de la vie et de lesprit, de la sensibilité et de la raison et si notre cur (notre muthos, notre Gemüt) ne souffrait pas partage et mélange, sil nétait pas lardeur de lexistence à la croisée du bios et logos.
Résumons en quelques mots tout notre mouvement de pensée. La fonction essentielle du sentiment est de relier. Il relie dabord ce que la connaissance scinde ; il me relie au monde. Tandis que tout le mouvement dobjectivation tend à mopposer au monde, le sentiment unit lintentionalité qui me jette hors de moi à laffection par quoi je me sens exister. Ainsi est-il toujours en deçà ou au-delà de la dualité du sujet et de lobjet. Mais en intériorisant toutes les liaisons du moi au monde, il suscite une nouvelle scission, non plus horizontale cette fois, mais verticale. Il rend sensible et vivante la dualité de la raison et de la sensibilité qui trouvait dans lobjet son point de repos ; il distend le moi entre deux visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui sachève dans la perspective instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perspective du bonheur. Cette disproportion de sentiment suscite une médiation nouvelle, celle du thumos, celle du « cur » ; cette médiation correspond, dans lordre du sentiment, à la médiation silencieuse de limagination transcendantale dans lordre de la connaissance ; mais alors que limagination transcendantale se réduit tout entière à rendre possible lobjectivité que nous appelions tout à lheure le point sensible où se reposent la raison et la sensibilité, cette médiation se réfléchit en elle-même dans une requête affective interminable où satteste la fragilité de lêtre homme. Limage de lhomme quune philosophie du sentiment propose est celle dun être situé entre les pôles extrêmes de la réalité, qui comprend ces pôles et les rapproche ; dun être qui récapitule en lui-même les degrés de la réalité, mais qui en même temps est le point faible de la réalité parce quil ne coïncide pas avec lui-même, parce quil est le « mélange » que le mythe platonicien avait déjà décrit. Ce « mélange », cest le thème de notre histoire.
Date de création : 30/11/2015 @ 18:38 Réactions à cet article
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