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Histoire - L'histoire et ses interprétations
LHISTOIRE ET SES INTERPRÉTATIONSAutour dArnold Toynbee
Comme lindique la quatrième de couverture de ce livre, un colloque sest tenu à lenseigne de lÉcole Pratique des Hautes Études qui a permis non seulement des communications de haute volée (dont celles de Raymond Aron, de Jean Daniélou, de Lucien Goldmann, de Paul Ricur), une déclaration dArnold Toynbee lui-même, mais encore des interventions nombreuses parmi lesquelles celles de Jacques Madaule, dHenri Marroux, de Leszek Kolakowski, de Otmar Anderle. Par le prestige de plusieurs contributeurs et la qualité des vues qui ont été formulées, cette rencontre apporte une pierre dangle à la problématique de lHistoire et de ses interprétations. Comme tel, il reste une pièce majeure sur ce sujet.
INTRODUCTION GÉNÉRALE À LUVRE DE TOYNBEE Study of History dArnold Toynbee, présentée à la Décade (11-19 juillet 1958) de Cerisy[1] sous la direction de Raymond ARON. Avant de procéder à cette présentation, dont il avait reçu la charge, lhistorien champenois Maurice CRUBELLIER (1912-2002) a tenu à rappeler deux points de repère par rapport auxquels il tenait à situer luvre du professeur Toynbee :
la phase de culture (correspondant à lefflorescence chez Danilevski), la phase de civilisation où disparaît le pouvoir créateur, où il ny a plus que survie, lente agonie jusquà la disparition finale). Toynbee a dit lui-même tout ce quil devait à la doctrine de Spengler. Il a voulu reprendre ce qui lui paraissait manqué dans cette tentative. Selon sa propre expression, il a voulu voir, là où avait échoué le dogmatisme allemand, ce que pourrait donner lempirisme britannique. Mais M. Toynbee a indiqué également une autre source, luvre du professeur Teggart, de lUniversité de Californie, auteur de The Processus of History, qui est de 1918, et de The Theory of History, qui est de 1925, cest-à-dire du moment même où le professeur Toynbee concevait son grand ouvrage. Ce que Teggart a pu apporter à M. Toynbee au début de son entreprise, cest certainement lidée de la multiplication des civilisations ce qui recoupait dailleurs, luvre de Spengler , cest aussi le rôle des paysages, le rôle des rencontres de peuples, tout un substrat de géographie humaine ; cest également ce que Teggart appelle « une comparaison entre les histoires particulières de tous les groupes humains ». Nous retrouverons ici une sorte de définition de ce que jappelais tout à lheure une morphologie. En ce qui concerne cette généalogie des systèmes généalogie est dailleurs trop dire, il vaudrait mieux parler denfantement simultané ou successif il faut mentionner encore létude de W. Schubart, Europa und die Seele des Ostens, où lon retrouve la même idée dun processus rythmique dans lhistoire des sociétés; mais le livre de Schubart est postérieur aux grands travaux de M. Toynbee, puisquil a paru en 1938. Et, pour en finir avec cette énumération, permettez-moi de nommer un homme que jadmire beaucoup, le professeur P. A. Sorokin, dont luvre considérable se situe dans le même contexte de réaction contre les théories fondées sur le thème dun progrès unilinéaire. Les trois premiers volumes de Social and Cultural Dynamics datent de 1937; le dernier, que je crois le plus important, a paru en 1941. En résumé, il y aurait donc deux processus concurrents, qui se présentent tous les deux en même temps et que tout historien impartial est bien forcé de reconnaître à luvre dans le passé humain : un processus de progrès, qui est indéniable et dont seuls des extrémistes comme Spengler ont refusé de tenir compte, et un processus de dégradation, qui nest pas moins réel. Aucune théorie nest tenable qui refuse dadmettre ces deux aspects de la réalité historique. Dans un système progressiste, on trouvera forcément mention, à un moment ou à un autre, de schémas cycliques; dans luvre dAuguste Comte, par exemple, on discerne facilement, à propos de lévolution de la chrétienté médiévale, les trois phases dascension, dapogée et de décadence; ou, mieux encore, le second des trois « âges » définis par Comte, lâge « métaphysique », napparaît guère chez lui que comme destruction du système antérieur, celui de lâge « théologique ». Cournot fait également une grande place au schéma cyclique, et la chose est dautant plus piquante quil a voulu réagir contre Vico ; mais il lui a bien fallu reconnaître chez Vico des vues que la réalité confirme. Inversement, nous allons voir dans un instant que ni le professeur Toynbee, ni Sorokin ne peuvent se tenir au pur cyclisme et font une large part à des perspectives ascendantes. En ce qui concerne luvre de M. Toynbee, on na généralement retenu chez nous que son aspect cyclique et lon a trop négligé le rôle essentiel des hypothèses constructrices et créatrices. Par rapport aux auteurs que je me suis permis de citer, loriginalité du professeur Toynbee nest aucunement contestable. Mon propos, encore une fois, nétait que de rappeler un climat commun à des recherches à peu près contemporaines et portant sur un même sujet. Mais la joie que jai éprouvée à lire les livres de M. Toynbee tient en grande partie au fait quaprès avoir posé des schémas lauteur sait admirablement sen affranchir, quavec une parfaite souplesse, il sefforce constamment de « coller » au réel et, quà ce titre, il reste toujours un historien authentique. PRÉSENTATION DE STUDY OF HISTORY M. CRUBELLIER. Pour présenter très schématiquement lÉtude de lHistoire, permettez- moi de recourir à une image géométrique. Je me demande si tous les théoriciens de lhistoire ne se forment pas ainsi, inconsciemment, une sorte de schéma qui, sans rendre compte du réel de façon satisfaisante, fournit du moins un point de départ pour la recherche. Chez le professeur Toynbee, cette image est celle dune cycloïde.
On sait que la cycloïde, que Pascal appelait « roulette », est la courbe que décrit un point dune circonférence qui roule sur un plan. Cest, par exemple, la courbe correspondant au mouvement dun point sur la roue dune voiture en train davancer ou de reculer. Vous voyez quel beau symbole peut inspirer pareille image. Lhistoire est comme la roue dun char, le char de Jaggernant si vous voulez. La roue tourne, naturellement, et cest laspect cyclique de la théorie; mais, à mesure quelle tourne, le char progresse, et le mouvement de chaque point de la roue ressemble à ces arceaux chers à Sorokin, sur lesquels je nai pas ce matin le temps dinsister. Bien entendu, dans le cas de lhistoire, il ne sagit pas de véritables arceaux, car larceau suppose une montée régulière et égale, suivie dune descente qui nest ni moins régulière, ni moins égale. Pour le professeur Toynbee, je ne crois pas trahir sa pensée les ascensions sont en général plus rapides que les déclins. Aussi bien ces images restent-elles approximatives et on ne doit en user que pour les dépasser. Le schéma qui apparaît dans les six premiers volumes du professeur Toynbee paraît bâti sur quatre moments dans lévolution des sociétés : une genèse, une croissance, un arrêt et une désintégration. Mais en réalité, si jai bien compris, il ny a que deux moments « purs », deux phases, deux événements, deux périodes. La genèse est un fait, sans grande durée; cest le « défi » et la « réponse » au défi. Puis vient la période de croissance, qui dure davantage, suivie de laccident, de larrêt qui met fin à la croissance et qui est un fait brusque. Alors commence une seconde période qui peut être très longue, celle de la désagrégation. Ce schéma peut être comparé à celui de Spengler, qui distingue une phase de culture (ascendante et créatrice) et une phase de civilisation (descendante et destructrice). Si lon omet cette distinction entre les « actes » et les « processus », si lon croit découvrir, dans lévolution telle que la décrit M. Toynbee, quatre périodes proprement dites, on laisse échapper la vérité du système. Il fallait la noter dans cet exposé introductif, mais ce nest pas sur laspect « cyclique » que jentends ici insister. Plus important est à mon avis laspect « progressiste » du système. Le professeur Toynbee le dit à maintes reprises, et aussi nettement que lon peut le souhaiter, lhistoire de lhumanité commence avec lapparition de lhomme. Il y avait un sous-homme et, aux temps paléolithiques, avec lhomo sapiens, est apparu lhomme. Maintenant, laventure humaine consiste dans le passage de lhomme à un surhomme avéré. Vous voyez quici la perspective progressiste est non seulement rétablie, mais que, sans aucun doute, elle est bien essentielle. Prenons garde pourtant. Si jai bien compris le professeur Toynbee, il ne sagit pas dune ascension régulière, comme les marches dun escalier, il sagit dune mutation, dun changement, qui peut se réaliser ou ne pas se réaliser, qui nest nullement fatal. Cest la chance offerte à lhumanité dans un avenir plus ou moins lointain. Lhistoire de Toynbee reste une histoire ouverte, et jemploie intentionnellement lexpression : elle vient de Bergson, et linfluence de Bergson, le professeur Toynbee la personnellement reconnu, a été considérable sur son uvre. Je passerai vite, sur un autre problème, qui fera lobjet dun autre débat : cest celui des unités détude historique, ce que le professeur Toynbee appelle « les champs détude intelligibles ». Problème important sans doute, mais moins quon ne la cru. A cet égard, je me contenterai de deux remarques : dans la perspective de M. Toynbee, comme dans celle de plusieurs autres théoriciens dont jévoquais tout à lheure le cas, toute société apparaît définie par un destin. On a beau chercher dautres définitions, géographique ou géo-politique ou éthique, on nen trouve aucune qui soit satisfaisante. Or vous sentez tout de suite que, si commode quelle soit, la définition par le destin reste très contestable. Pour définir la société, il faut tenir compte assurément du destin commun aux hommes qui constituent cette société, mais cest là une notion vague et très problématique. Lautre difficulté est dordre méthodique : le spécialiste le plus éminent ne peut connaître de façon égale toutes les civilisations. Je crains ici de paraître impertinent... R. Aron. Cest un droit quà Cerisy personne ne vous contestera... M. Crubellier. Lorsquon met en parallèle la société occidentale, la nôtre, que nous connaissons bien, la société antique, qui nous est encore assez familière, la société extrême-orientale, que, pour ma part, je connais beaucoup moins bien, la société maya ou la société incaïque, qui nest accessible quindirectement à beaucoup dentre nous, ne risque-t-on pas de se livrer à une opération qui nest pas tout à fait honnête ? Lorsque je lis luvre dun théoricien de lhistoire, jai limpression quil procède à partir dune comparaison entre deux ou trois sociétés qui lui sont bien connues, et quil aboutit ensuite à une extension moins valable. Je serai tout à fait sincère ici : dans le cas du professeur Toynbee, la chose semble évidente; il a confronté la société occidentale et ce quil appelle la société hellénique, cest-à-dire deux sociétés quil connaît magnifiquement. De cette confrontation il a tiré un Certain nombre de principes, quil a ensuite appliqués à un ensemble de sociétés qui lui étaient, semble-t-il, moins directement familières. Toute notre culture se fonde évidemment sur cette confrontation première entre lOccident et lAntiquité. Mais le danger commence lorsque nous envisageons des sociétés que nous ne connaissons pas du dedans, et qui, pour la spéculation, présentent beaucoup plus de souplesse et de plasticité. Cest le cas, par exemple, de la civilisation de lIndus ou des sociétés précolombiennes; nous pouvons en faire à peu près tout ce que nous voulons, imaginer pour elles tous les destins qui conviennent à notre propos. Le péril est moindre en ce qui concerne le monde byzantin et le monde russe. Mais je suis assez frappé de voir que, là encore, cest à une confrontation avec lOccident que procèdent des auteurs comme Danilevski ou Schubart, parfaitement informés de la civilisation russe et de la société chrétienne orthodoxe (ce que M. Toynbee appelle le « rameau russe »), et qui partent cependant, eux aussi, dune comparaison avec lOccident germano-latin. Cest là un point de méthode quil ne faut pas craindre de bien mettre en lumière, même si les auteurs auxquels je pense lont eux-mêmes parfois laissé dans une certaine pénombre. On mexcusera peut-être de souligner aussi limportance dun problème qui ma personnellement passionné dans luvre du professeur Toynbee. Je veux parler du problème de la religion. Je crois quil y aurait lieu de faire le point sur cette question, surtout pour les personnes qui nauraient pas lu les quatre derniers volumes de M. Toynbee. Entre les six premiers et les quatre derniers tomes, il semble quil y ait eu comme une conversion de lauteur, qui seule donne tout son sens à son évolution générale. Tour à tour, dans luvre du professeur Toynbee, la religion est apparue comme objet et comme sujet. Dans les six premiers volumes, la religion apparaît comme un moyen; dans les quatre derniers, elle apparaît véritablement comme une fin. Cest dans les six premiers que le professeur Toynbee expose sa théorie des « religions chrysalides »; les religions surgissent au déclin dune civilisation, groupant en Église une partie du prolétariat et canalisant pour un temps toute la créativité qui se réveille dans le corps social. Une fois disparue lancienne société, cette Église bourgeonne et donne naissance à une société nouvelle. Les exemples sont nombreux, celui, entre autres de la civilisation indienne en cours de désintégration qui crée lhindouisme et, par lentremise de son prolétariat interne, donne naissance à une nouvelle société; celui aussi du prolétariat syrien qui, rallié à lIslam, ménage la transition vers deux sociétés nouvelles, arabe et iranienne. De même, le bouddhisme mahayana, qui, emprunté par le prolétariat de la civilisation chinoise (ici, il y a véritable transfert), prépare lavènement de la civilisation extrême-orientale, avec son rameau détaché coréen; ou, mieux encore, et cest par là sans doute quil aurait fallu commencer, le prolétariat hellénique qui se rallie au christianisme et constitue cette Église chrétienne, qui donne à son tour naissance à deux, voire à trois nouvelles sociétés : la civilisation chrétienne occidentale, la civilisation chrétienne orthodoxe et son rameau détaché : la civilisation russe. A ce niveau, le professeur Toynbee restait sur un plan morphologique. Mais peu à peu on assiste dans sa pensée à une évolution qui tient, semble-t-il, à deux raisons. La première est quil découvre des exceptions à cette règle; tous les passages de société-mère à sociétés-filles ne supposent pas nécessairement la médiation dune Église universelle. Mais la seconde est que sa perspective même évolue et quil ne peut plus se contenter pour la religion dun rôle secondaire. Il sest produit, comme il le dit, « un renversement de rôles ». Ce renversement est sensible dès la fin des deux premiers volumes, mais surtout dans le troisième et dans les suivants. Dorénavant les civilisations apparaissent au service des religions supérieures, non plus les religions au service des civilisations. Les religions survivent aux sociétés, et même aux sociétés quelles ont contribué à faire naître. Le professeur Toynbee admet une sorte de pérennité des quatre grandes religions supérieures, celles mêmes dont je rappelais à linstant le rôle historique. A suivre ainsi le professeur Toynbee, il apparaît quon ne peut plus parler dune seule histoire, mais quil faut en définir deux : à côté de lhistoire des historiens, de lhistoire des faits, il faut admettre lexistence dune autre histoire, quon peut appeler providentielle, tout en restant parfaitement conscient de ce que le terme a déquivoque et sous réserve de tout ce qui doit en nuancer lusage. Mais sans doute, plutôt que de deux histoires, vaudrait-il mieux parler de deux registres sur lesquels sinscrit une seule et unique histoire. Toute une série de motifs permettent, dans luvre du professeur Toynbee, de jalonner ce progrès dans sa pensée. Celui qui se présente le premier, cest lidée de transfiguration. La transfiguration nous est proposée dabord comme une réussite individuelle, mais aussi comme modèle de réussite collective, de cette réussite vers laquelle tend obscurément toute société. Peu à peu M. Toynbee en vient à un thème qui nous est plus familier, le thème augustinien des deux Cités. Il semble que ce thème hante toute luvre du professeur Toynbee : celui de deux Cités qui se cherchent, qui vont à la rencontre lune de lautre. Sans doute reprochera-t-on ici à lhistorien et au philosophe de lhistoire, et on le lui a déjà reproché, de confondre deux genres, de dépasser lhistorique pour pénétrer dans le théologique. Ce saut ne semble pas leffrayer puisquil intitule lui-même le dernier chapitre de sa Civilisation à lépreuve « theologia historici », la théologie de lhistorien. Tout historien doit avoir une théologie. Cest ce quaffirme aussi, de son côté, Josef Pieper. Ici évidemment le Chrétien se sent assez à laise, mais le Non-chrétien hésite à suivre le professeur Toynbee. Il me semble que lhistorien doit reconnaître dans lhistoire le rôle du mystère, mais aller au-delà serait sortir des bornes que lui prescrit sa spécialité. Cest là peut-être lune des raisons qui rendent les Français si méfiants à légard de toute théorie de lhistoire : nous sentons bien que ce genre nous entraîne au-delà de ce que nous permet notre conception de la laïcité. Je voudrais risquer une dernière remarque, concernant le problème de la prévision. Lune des raisons du succès, au moins dans le grand public, de luvre que nous devons au professeur Toynbee est que cette uvre est telle quil semble quelle puisse nous renseigner sur lavenir. Je suis convaincu que les deux cent mille Américains cest bien, je crois, le chiffre exact qui ont acheté, par lentremise dun Club de livres, lAbrégé de Sommerwell, cherchaient surtout à se renseigner sur ce qui allait se passer. Cest là un souci quon peut juger ridicule; je ne crois pas pourtant quil faille négliger cet aspect « pragmatique » des théories de lhistoire. Nous avons besoin dune certaine marge de prévision. Il ny a pas daction possible sans un certain projet daction. Or qui dit projet dit mise en série de tout un ensemble dévénements passés, en liaison avec linstant présent et une petite tranche davenir. Évidemment, sil ne sagit que dinterroger le passé pour éclairer les conditions dune action possible, personne ne sen scandalisera. Mais laction exige davantage encore, elle veut une perspective qui, en intégrant à beaucoup de passé un peu de futur, donne comme une assurance que ce futur est véritablement possible et peut-être même quil est inévitable. Il nous plaît davoir des gages sur le proche avenir. Plus concrètement encore, il nest guère douteux que nous soyons, nous autres Occidentaux, comme hantés par le désir dune paix que le professeur Toynbee appelle « cuménique », et qui suppose peut-être linstauration dun État universel. Dans un monde où saffrontent deux colosses, il nous plaît de situer leur affrontement dans une perspective qui prévoirait un terme à leur lutte, une fusion, une paix garantie pour plusieurs générations. Cest là ce qui justifie le rôle pragmatique des théories de lhistoire, à condition toutefois que ces théories ne dégénèrent pas en idéologies ou, ce qui est pire encore, en dogmes, à condition quon use de ces théories pour conduire une action raisonnable, une action efficace, mais quon sache les remettre en cause aussitôt que lexige la conjoncture et, le cas échéant, les répudier complètement pour revenir à dautres conceptions. Voilà les quelques réflexions que je voulais vous proposer, dans lespoir dune discussion qui dépassera certainement mon propos et qui corrigera utilement certaines de mes affirmations. R. Aron. Nous sommes tous reconnaissants à M. Crubellier davoir admirablement introduit notre débat et de nous avoir présenté luvre du professeur Toynbee, avec sa grandeur, et, si je puis ajouter pour me conformer aux règles de ce genre de dialogue, avec ses équivoques. Car, nous avons entendu dire au point de départ quil sagissait dappliquer la méthode empirique pour refaire linterprétation spenglétienne de lhistoire, et nous avons entendu dire que cette uvre empirique se terminait par une théologie de lhistoire. Or, le passage de lempirie à la théologie nest pas pour faire peur à un Anglo-Saxon, mais ne paraît pas donné avec évidence à un philosophe continental. De même, nous avons entendu dire que cette interprétation de lhistoire servait à la prévision de lavenir et à orienter laction, mais je crois me souvenir que le professeur Toynbee nous dit que lavenir nest pas déterminé et que, dans la mesure où lavenir nest pas déterminé, il nest pas tellement facile de le prévoir. Sur la présentation jaurai une remarque à faire; quon men excuse, mais je crois quelle est nécessaire pour la clarté du débat. Je ne pense pas que lon puisse séparer radicalement la discussion sur le schéma de lhistoire de la discussion sur la pluralité des histoires. M. Crubellier a mis tout laccent de son exposé sur le concept du schéma, ce qui est légitime, mais ces schémas sinsèrent dans une théorie de la pluralité des civilisations. Or, on pourrait concevoir un schéma unilinéaire ou cyclique pour une histoire unique. Il y a eu des visions, soit cycliques soit unilinéaires, dune histoire « une ». En réalité le schéma du professeur Toynbee est un schéma des cycles à lintérieur de civilisations, avec une idée progressiste qui apparaît de plus en plus, au cours des tomes, dans le passage dune civilisation à une autre. Le progressisme est lié au fait que ou, disons plutôt, le progressisme saccuse au fur et à mesure que le professeur Toynbee devient, comme je lai écrit une fois avec impertinence, moins, le disciple de Spengler et davantage celui de Bossuet. En dautres termes, dans la mesure où la pluralité des civilisations cède la place au mouvement vers lÉglise universelle, les cycles à lintérieur des civilisations sorganisent en un mouvement unique de lhumanité vers sa propre transfiguration. Par conséquent les deux thèmes du schéma et de la pluralité des civilisations sont étroitement liés. Pour ordonner la discussion, je rappellerai que le prochain débat doit porter sur lidée de civilisation. Nous ne discuterons pas aujourdhui de la question à laquelle sera consacrée ensuite toute une séance : celle qui concerne la pluralité des civilisations. Le mieux me semble, par conséquent, dinterroger dabord le professeur Toynbee, de lui demander dans quelle mesure il accepte la présentation qui a été faite de son uvre et des rapports entre cette uvre et les influences quelle a subies, notamment de la part des différents théoriciens du cycle. Un deuxième thème que je propose concerne ce quon pourrait appeler, dans notre jargon, « la sociologie du succès des interprétations de lhistoire »; nous nous demanderions pourquoi les Français lont en général refusée, pourquoi les Américains lont accueillie avec enthousiasme, les Allemands non sans réticences, et quelles ont été les réactions dans les autres pays. A partir de ces deux thèmes, je suis convaincu que nous arriverons à des controverses qui toucheront à la signification essentielle de luvre du professeur Toynbee. A Toynbee. Monsieur Aron, Monsieur Crubellier, Mesdames et Messieurs, je voudrais tout dabord exprimer ma reconnaissance à notre président et à notre rapporteur. M. Crubellier a très exactement exprimé mes idées, y compris les équivoques et les obscurités. Je suis heureux quon ait accepté délargir le cadre primitivement fixé pour ces entretiens de Cerisy et de ne pas les limiter à la discussion de mes propres idées. Toutes les idées personnelles sont éphémères, et je ne voudrais pas tomber dans le dogmatisme que je déplore chez dautres. En ce qui concerne Spengler, je ne puis accepter, ni son déterminisme, ni la complète séparation quil établit entre les diverses civilisations, son refus dadmettre aucune communication entre elles. Sans doute est-il difficile déchapper au déterminisme lorsquon veut faire un schéma de lhistoire, et jai moi-même probablement succombé à cette tentation, encore que, lorsque je la découvre chez Spengler, je la considère comme une erreur. Ce traitement des civilisations comme des sortes de monades séparées, sans portes ni fenêtres, on peut probablement me le reprocher, à moi aussi, dans les premiers volumes de mon uvre, là où jai traité de la structure interne et de la vie propre à chaque civilisation. Dans les derniers volumes, jai tenté de corriger cette impression unilatérale en mettant laccent sur les relations. En fait, il est, je crois, impossible détudier la structure interne sans considérer les relations externes.
NOUVEL INTERVENANT R.P. J. DANIÉLOU : philosophe et théologien, spécialiste de la patristique, ancien doyen de l'Institut Catholique de Paris. Après les années 1950, il a produit plusieurs études historiques dont Essai sur le mystère de l'histoire (1953). R. P. J. DANIÉLOU. Puis-je demander au professeur Toynbee si les philosophes de la Grèce antique ont contribué à lélaboration de sa pensée ? A. TOYNBEE. Ils y ont grandement contribué. Ma culture gréco- latine a agi de façon inconsciente sur le cours de ma pensée. Mais jai subi linfluence de Platon, me semble-t-il, plus que celle dAristote. Polybe aussi et plusieurs des historiens grecs à tendance philosophante ont eu sur moi, je crois, une grande influence. Et lorsque jai découvert que les Indiens avaient professé la même philosophie cyclique, ce fait a renforcé encore la première impression produite sur moi par lapproche cyclique des Grecs. R. Aron. Le problème est justement ce que peut signifier pour nous, au XXe siècle, cette vieille idée des cycles; ce qui nous renvoie justement à mon problème numéro deux, savoir pourquoi certains pays ont si vivement réagi contre cette idée, pourquoi dautres lont, au contraire, accueillie avec enthousiasme. Quy avait-il doriginal dans cette application nouvelle didées anciennes, que signifiait-elle pour la conscience historique du XXe siècle ? R. P. J. Daniélou. Je suis frappé de voir que, dès les premiers siècles chrétiens, dans la période qui mest le plus familière, les discussions entre un Julien et un Eusèbe, qui posaient déjà le problème de la diversité des cultures et de lunité de lhistoire humaine, impliquent un heurt violent entre des positions de combat. R. Aron. Aussi serait-il bien intéressant de savoir quelles sont exactement les positions de combat de Toynbee. Mais je ne pense pas que ce soit à lui de nous le dire; ce sont ceux-là mêmes quil a heurtés qui sentent les positions toynbeeiennes comme des positions de combat. Ce qui a heurté chez lui, cest dabord le fait que, comme Spengler, en prenant cependant quelques précautions supplémentaires, M. Toynbee a annoncé la mort de la civilisation occidentale, ou que, du moins, il a émis sur lavenir de cette civilisation un pronostic assez sombre. Comme le professeur Toynbee est empirique, et non dogmatique, il nous laisse, il est vrai, une petite chance de nous tirer du mauvais pas où nous nous trouvons. Mais enfin, puisquil accorde, dans le passé, une grande place au déterminisme, loctroi de cette petite chance apparaît très souvent comme une formule de politesse. Une autre position de combat du professeur Toynbee est le reproche de provincialisme quil adresse à tous les historiens nationaux, français, anglais, allemands, italiens, etc. Lidée de pluralité en histoire aboutit nécessairement à faire perdre aux Occidentaux le sentiment quils avaient de leur supériorité, voire de leur exclusivité. Par là le professeur Toynbee les blessait dans leur orgueil, dans leur foi à la science; pour lui la civilisation est religion plutôt que science. A. Toynbee. Je crois que nous subissons tous, très fortement, linfluence du temps où nous vivons, des expériences particulières auxquelles nous avons eu part. Je suis né en 1889. Jai donc atteint lâge adulte à la veille de la première guerre mondiale. Quand jétais jeune « fellow » à Oxford, personne autour de nous ne mettait en doute la solidité de la civilisation occidentale, personne nimaginait que nous pussions connaître, nous aussi, des catastrophes comme la chute de lEmpire romain. Lhistorien du XVIIIe siècle, Gibbon, se piquait de scepticisme; mais lorsquon lui demandait, à propos de la décadence romaine : « Est-ce que cela peut nous arriver à nous aussi ? », il répondait, avec un dogmatisme qui nous paraît aujourdhui absurdement optimiste : « Il est impossible que cela arrive au monde occidental moderne. » Beaucoup dhommes de ma génération ont été très bouleversés, au moment où éclata la première guerre mondiale, de réaliser que, nous aussi, nous étions mortels. Cest là le type même de lexpérience poignante et, pour ma part, je crois quelle a déterminé toute mon attitude quant à lavenir de notre civilisation occidentale. Mais jai senti aussi que, du point de vue pratique, cest une bonne chose pour des sociétés, ou plutôt peut-être pour les membres de ces sociétés, de réaliser quils sont mortels. En ce qui concerne notre vie individuelle, nous ny pouvons rien. Nous acceptons, plus ou moins courageusement, lidée de notre mort après un certain laps de temps. Mais je ne crois pas et sur ce point je suis, une fois de plus, en désaccord avec Spengler quune société soit, à cet égard qui est très important comparable à un individu humain. Un être humain, comme un animal ou une plante, est destiné à mourir au bout dun certain maximum de vie. Je ne vois pas pourquoi une société dindividus devrait être destinée à mourir. Ici jai une foi congénitale dans lavenir ouvert et dans la liberté. Je pense que la plupart des sociétés humaines, par suite de leurs erreurs et de leurs sottises, ont succombé après des périodes de différentes longueurs, mais je ne crois pas quaucune dentre elles fût vouée à ce destin. Cest la différence radicale entre une société et un individu humain, et cest aussi par parenthèse, car la chose est beaucoup moins importante une différence radicale entre ma conception et celle de Spengler. Ainsi jai bien, en un sens, une attitude critique à légard de lavenir de notre civilisation occidentale, mais non sans doute une attitude aussi pessimiste que vient de le suggérer M. Aron. R. Aron. Puis-je continuer le dialogue, puisque vous my engagez ? Dans la mesure où vous avez trouvé dans le passé un schéma historique qui semble déterministe, vous avez beau affirmer que lavenir est ouvert, vous ne nous convainquez quà demi. Vous expliquez la mort de toutes les sociétés par des phénomènes de crise fondamentale, par des causes de désintégration qui senracinent, à partir dun certain moment, dans la société en question. Vous nous démontrez pendant quatre-vingt- dix-neuf pages que tout le processus, par lequel sont mortes les sociétés du passé, se répète dans les civilisations occidentales; sans le dire en termes exprès, vous nous donnez limpression que nous avons déjà passé la phase du break down, et, à la centième page, vous concluez que lavenir est ouvert. Vous étonnerez-vous que le lecteur reste plus impressionné par les quatre-vingt dix-neuf pages précédentes ? A. Toynbee. - Je vais essayer de répondre sur ce point à M. Aron. Il est vrai que jai consacré les neuf dixièmes de mes forces à démontrer que les civilisations ont échoué, non seulement lune après lautre mais selon un plan dopération plus ou moins régulier. Et finalement je fais demi-tour et jaffirme quaprès tout lavenir est libre et quil nous reste ouvert. Dans la dernière partie de mon uvre, jai été fortement influencé par le développement le plus récent de la psychologie, spécialement de la psychologie humaine. Sans doute la psychologie comme science est-elle encore très jeune et sujette à des révisions drastiques : il serait dangereux, par conséquent, de fonder des théories concernant la nature humaine sur létat présent dune science qui peut connaître des changements si radicaux. Mais mon but a été, par une vue synoptique, dessayer de réconcilier deux éléments de la nature humaine : celui qui, comme la vu Spengler, est soumis à la loi naturelle, et celui qui a liberté et pouvoir de choix, pouvoir dobserver et de décider. Je crois, en définitive, que ces deux éléments, logiquement contradictoires, coexistent au sein de la nature humaine et cest pourquoi il est si inconfortable dêtre un être humain, parce que la vie humaine est toujours en tension et en conflit entre ces deux tendances. Je ne pense pas que les découvertes de la psychologie moderne aient diminué ou supprimé les raisons que nous avons de croire au libre arbitre, elles ont simplement montré que la volonté humaine est toujours en train de combattre pour saffirmer elle-même contre les domaines de la psyché humaine où dominent les lois de la nature, les lois logiques de la nature. Et je dirai brutalement que, si les constructions humaines concernant sociétés ou civilisations ont si souvent échoué dans le passé, si elles ont échoué sur des modèles mentaux plus ou moins abstraits, cela tient à ce que nous avons été victimes de cette partie de la nature humaine qui échappe à la volonté humaine; chaque fois, au contraire, que nous avons été capables de construire des civilisations et de réaliser des plans humains, cest dans la mesure où ont prévalu le pouvoir de lhomme, sa décision et sa libre volonté. Jai peine à formuler de façon précise la relation entre ces deux éléments de la nature humaine ; je peux dire simplement quil y a entre eux un combat flottant. Lun des problèmes fondamentaux qui se posent à nous est de réconcilier, dans les affaiïes humaines, liberté et nécessité.
NOUVEL INTERVENANT H. MARROU : (1904-1977) historien antiquisant français, spécialiste du christianisme primitif et de philosophie de l'histoire H. Marrou. Je naurai pas loutrecuidance de voler au secours de M. Toynbee alors quil est heureusement parmi nous pour défendre lui-même ses positions. Permettez-moi cependant de poser une question qui risque danticiper sur nos prochains débats mais qui peut éclairer notre problème. Est-il vrai que la théorie de Toynbee aboutisse à poser comme un fait définitif lexistence dune pluralité de civilisations ? Oui certes, dans le passé, nous voyons une série de civilisations qui se sont toutes désintégrées, pour toutes les raisons quindique Toynbee. Mais justement, mieux que personne, il a mis en lumière un phénomène absolument nouveau dans lhistoire de la planète Terre : pour la première fois, une seule civilisation sest étendue, ou est en train de sétendre, à la totalité de lhumanité vivante. Cette civilisation est en voie de détruire les autres, et, par là même, nous échappons en quelque sorte au déterminisme des cycles antérieurs, puisque, pour la première fois cette civilisation unique a assimilé le prolétariat extérieur. Reste à savoir si le prolétariat intérieur ne suffit pas à désintégrer une civilisation... A. Toynbee. Je répondrai à M. Marrou que le processus quil évoque me semble une chose très ancienne, aussi vieille que lespèce humaine, un mouvement simple, non pas constant et régulier, mais orienté dans la direction unique : néanmoins, le développement progressif de la technologie sest accéléré dans les derniers siècles et il atteint aujourdhui un point tel quil nous situe en face de deux possibilités extrêmes devant lesquelles lhumanité ne sétait jamais trouvée dans les périodes antérieures de son histoire. Lune de ces possibilités est, naturellement, que, si nous ne pouvons pas dire quel degré de destruction nous sommes en mesure de perpétrer, il est sûr que nous avons le pouvoir de détruire, non seulement la civilisation mais même la vie sur la planète à un plus haut degré que cela na jamais été possible à lhumanité. Cest la première des extrémités. Dautre part, le même développement technologique nous a donné pour la première fois la possibilité dunifier toute la race humaine sur toute la planète pour aboutir à une civilisation réellement cuménique. Les civilisations grecque et romaine sétaient étendues à une grande partie du globe; elles ne furent cependant que des succès partiels, non des succès complets. Dans notre cas, je pense que, malgré certains aspects destructeurs, la civilisation communiste qui est une sorte de version de la main gauche, de version hérétique, de la civilisation occidentale orthodoxe contribue, en un sens, à ce processus dunification universelle. Nous avons tous les mêmes armes, mais nous pouvons nous unifier nous-mêmes pour constituer une seule famille, y compris les communistes et les parties non engagées de ce monde. Et, tout compte fait, je ne suis pas tellement pessimiste quant à cet espoir. Jajouterai que, comme la suggéré Raymond Aron, jai effectivement démontré de façon plus convaincante la mortalité des sociétés que limprévisibilité de lavenir. Il nen reste pas moins que lhomme peut toujours échapper au déterminisme et quil peut toujours orienter son histoire dans un certain sens; mais, en fait, il nest facile ni à lindividu humain dêtre homme ni à la civilisation humaine déviter la mort. H. Marrou. Jai été très heureux dentendre les explications du professeur Toynbee. En ce qui concerne la civilisation occidentale, il importe assurément, comme nous lavons fait tous les deux, den souligner le caractère cuménique et universel, mais il importe aussi de voir que le fait nest pas aussi nouveau quil peut sembler à première vue. Comme la très bien montré le professeur Toynbee, toutes les grandes civilisations se sont crues universelles et cuméniques, et, dautre part, comme il la également montré, aucune dentre elles nest véritablement morte dun choc avec une autre civilisation, mais cest de lintérieur quelles se sont toutes désintégrées. Aussi, le fait que la civilisation occidentale tende aujourdhui à luniversalité (mais seulement dans ses caractères les plus grossiers, sur le plan des techniques, dont le professeur Toynbee a montré quelles sont lélément le plus facilement transmissible) ne suffit pas à exclure lhypothèse quelle soit, elle aussi, mortelle. Mais je comprends que le professeur Toynbee refuse de trancher le débat et de nous dire si nous avons déjà connu notre break down et si nous sommes entrés, par conséquent, dans la phase descendante qui conduit inévitablement à la mort, ou bien si tous les déchirements que la civilisation occidentale a déjà connus ne constituent pas au contraire ce que fut, pour la civilisation hellénique, louverture de la guerre du Péloponèse en 431. R. ARON. Vous nous avez fourni une admirable fin pour notre premier entretien : nous ne savons pas encore si nous sommes voués à la mort.
LES RÉACTIONS NATIONALES À LUVRE DE TOYNBEE NOUVEAUX INTERVENANTS O. LATTIMORE : (1900-1989) auteur américain de Studies in Frontier History (1962) L. GOLDMANN : (1913-1970) philosophe et sociologue français d'origine judéo-roumaine O. Lattimore. Je voudrais faire deux remarques. La première concerne ce qua dit ce matin le professeur Toynbee sur limportance, pour un historien, de lépoque où il est né et des événements à travers lesquels sest déroulée sa vie. Il faudrait ajouter limportance, pour laccueil réservé à une uvre, de latmosphère qui prévaut au moment où cette uvre est publiée. Par là nous revenons à la sociologie du succès dont parlait M. Aron ce matin. La seconde remarque, que je ne fais quindiquer, mais jy reviendrai par la suite, cest que, lorsquon a discuté ce matin du rapport entre les idées du professeur Toynbee et dautres conceptions de lhistoire, on a laissé de côté un point qui est en Amérique particulièrement important : en effet, les idées du professeur Toynbee nont pas seulement une certaine affinité morphologique avec celles de Spengler, mais elles fournissent, en outre, une forme de pensée dialectique qui constitue, ou qui peut constituer une alternative au marxisme. Je pense à des notions comme celles de « défi et réponse », « retraite et retour offensif », et dautres du même genre. Venons-en maintenant à laccueil quont reçu les idées du professeur Toynbee dans le grand public américain, accueil tout différent de celui que ce public réserve aux idées des historiens professionnels. Ici il faut tout de suite noter quau grand succès quont connu dabord les conceptions du professeur Toynbee, et je dirais un succès de confiance ce que je nentends pas dans un sens péjoratif, mais enfin il sagit bien dun succès de confiance, dun véritable culte à légard du professeur Toynbee a succédé, et succède encore un rejet, également de confiance, de ces mêmes idées. Le « défi » a provoqué la « réponse ». Aux États-Unis les idées quon se fait couramment de lhistoire, et des rapports entre la société et lhistoire, ont des racines bien moins profondes quen Europe. Les Protestants étaient venus en Amérique pour pouvoir mettre en pratique des idées quils navaient réussi quà grand- peine à proclamer en Europe. Une fois transplantées en Amérique, ces idées nont plus eu à lutter contre 4es mêmes oppositions; elles se sont développées dorénavant dans un milieu nouveau, qui présentait des conditions favorables pour chacun et pour tout le monde, et cest pourquoi toute la tradition dune discussion intellectuelle vraiment aiguë, fondée sur de vrais arguments, allant vraiment au fond des choses, a cédé la placej en Amérique, à de simples formules quon se contente de répéter et dappliquer à la vie quotidienne. Nous disions que toutes les parties du monde constituent de simples provinces à lintérieur dun seul monde réel. LAmérique est la plus provinciale de ces provinces. Cette circonstance est éminemment favorable au règne de la mode en matière didées. Le succès de Spengler ne fut pas tellement fortuit. Ce ne fut pas seulement un succès financier, mais un succès financier de type très américain, le succès intellectuel dun ouvrage quon achète moins pour le lire que pour le placer sur un rayon de sa bibliothèque afin dimpressionner les visiteurs. Cest un succès du même genre quavait connu, par exemple, quelques années plus tôt, le comte Kayserling. Ma seconde remarque est que, au moment même où luvre de Toynbee a été connue en Amérique, beaucoup dAméricains étaient en train de sapercevoir que les arguments quon leur présentait contre le marxisme nétaient pas aussi bons quils auraient dû lêtre. Les Américains ont toujours beaucoup de considération pour ce qui est nouveau; or le marxisme était à lordre du jour plus quaucune autre philosophie. Ainsi sexplique le trouble des Américains en constatant quun pays neuf, comme lAmérique, rejetait, sans raisons suffisantes, une philosophie neuve, comme le marxisme. Cest pourquoi ils ont été fortement impressionnés par des citations de Toynbee, je ne dirai pas « non-professionnelles », mais « semi-professionnelles », dans des organes de presse qui vulgarisent les problèmes intellectuels pour les rendre accessibles à un large public. On conçoit que, dans ces conditions, laspect dialectique de la pensée toynbeeienne ait eu pour les Américains une importance spéciale. Il donne le sentiment quon peut avoir une interprétation de lunivers qui soit « dialectique » sans être, pour autant, « matérialiste », quon peut posséder, en ce qui concerne la philosophie de lhistoire, le dernier modèle de voiture, avec, au volant, un « chauffeur » de confiance. Et cette impression saccorde avec le sentiment, répandu dans ces dernières années, davoir affaire ici à une philosophie capable dinclure tout ce que la civilisation occidentale a produit de plus récent et de meilleur, et dexclure en même temps le marxisme pour des motifs historiquement et philosophiquement valables. Cette remarque me conduit à mon point final, car elle explique, pour une part, les attaques imméritées qua dû subir le professeur Toynbee lorsquil a parlé davenir ouvert, lorsquil a conçu comme possible une synthèse où lon pourrait trouver une forme de coexistence, moralement honorable, entre laile gauche et laile droite de ce qui constitue, après tout, une civilisation commune". A. Toynbee. Je voudrais reprendre quelques-unes de ces questions. Il ne mest pas possible de les traiter toutes. Jai beaucoup appris en très peu de temps. Permettez-moi de considérer dabord les relations entre mes idées et la représentation marxiste de lhistoire. Je crois que le professeur Lattimore a parfaitement raison de dire quune des raisons qui mont rendu, pour un temps, populaire chez les Américains est quils ont cru trouver dans mes idées un « contrepoids » dialectique à la théorie marxiste. Cest là un fait très surprenant, car rien nétait assurément plus loin de ma pensée. Au cours des longues années que jai consacrées à écrire mes livres, je navais aucunement lidée ni lintention de composer une sorte dimage dialectique de lhistoire, qui dût servir de substitut au communisme ou constituer une conception quon pût lui opposer. Il est étrange que cette manière de voir ait prévalu aux États-Unis. Je suis entièrement daccord sur toutes les raisons qua invoquées le professeur Lattimore pour expliquer cette popularité passagère auprès du grand public. Peut-être y en a-t-il eu dautres... Jai naturellement beaucoup réfléchi à cette question, car ma popularité mavait plutôt surpris. Je crois quelle tient pour une part à ce que l Abrégé de mes six premiers volumes parut en 1947, juste au moment où le peuple américain venait de réaliser que, pour son plus grand dommage et contre son gré, à la suite des deux guerres mondiales, une terrible révolution sétait produite quant à sa position dans le monde. Cest malgré eux que les Américains ont été contraints à prendre la direction du monde occidental, alors qu?ils avaient tous traversé lAtlantique et quils étaient allés en Amérique du Nord pour échapper aux conflits de lEurope occidentale. Ils étaient maintenant replongés, non seulement dans lEurope occidentale, mais dans lunivers entier, avec ses troubles. Et je crois quà ce moment-là, et bien entendu depuis lors, le peuple américain a eu envie dune sorte de charte pour lorienter dans la situation où il se trouvait ainsi placé, qui était pour lui tout à fait inattendue et au plus haut point indésirable. Pour certaines raisons, mon livre, parmi dautres, a été considéré comme une espèce débauche de cette charte. Doù, en partie, sa popularité. Venons-en maintenant à ma relation consciente avec linterprétation marxiste de lhistoire. Je nai jamais consciemment confronté ma propre dialectique avec la dialectique marxiste et je ne lai jamais envisagée du point de vue de sa relation avec elle. Ce fut seulement après la publication de mes six premiers volumes quun Anglais de mes amis, Mr. J. Stratchey, ce jeune homme avait été quelque temps communiste et, passant maintenant au bord opposé, est devenu membre de la fraction centriste du parti travailliste ma fait remarquer tout ce quil y avait dans mon livre de dialectique de type marxiste. Jen fus surpris au plus haut point, ce qui sexplique, je crois, aisément, car, ni consciemment ni inconsciemment, je nai fait à Marx aucun emprunt direct. Je pense plutôt que nous avons, lun et lautre, subi linfluence des idées communes qui forment le tuf de la pensée et de la culture européenne. Et ces idées communes sont, bien entendu, lattitude judéo-chrétienne en face de lunivers et en face de lhistoire humaine, attitude qui est essentiellement dialectique, non dans un sens intellectuel abstrait, mais dans ce sens concret très personnel qui consiste à envisager les événements qui se produisent dans des vies individuelles et dans lhistoire comme une série de rencontres entre personnalités, et surtout entre Dieu et une série dêtres humains. Je sais parfaitement bien que ma conception du défi et de la réponse, qui joue un rôle assez profond dans mon uvre, est venue de cet arrière-fond judéo-chrétien. Je suis sûr que telle en est bien lorigine. Et pourtant je ne Fai pas délibérément empruntée à cette source. Mais cest sûrement de là quelle procède. Et je pense, bien entendu, que la notion marxiste de prophéties dialectiques en histoire, qui vient, je le suppose, pour une part de Hegel, procède originairement des mêmes racines juive et chrétienne. Si obstiné soit-on à se débarrasser de ses origines et à prendre parti contre elles, et à les nier, il est très dur de sen défaire. Ainsi sexpliquerait, je crois, quil y ait une bonne part de dialectique dans mon uvre, tout comme dans la conception marxiste de lhistoire; cest là un héritage commun du judéo-christianisme. Pour en venir maintenant au premier exposé de cet après-midi, concernant lattitude française à légard de mon uvre, je pense quon a mis en lumière un point très important, qui explique pour une part lhostilité des historiens, non seulement en France mais à peu près partout dans le monde : cest le sentiment que jai franchi les lignes de démarcation entre les différentes prétendues disciplines telles quon les définit pour lenseignement scolaire. A cet égard je déclarerais volontiers la guerre aux spécialistes et je dis que je ne crois pas du tout à la notion de « discipline ». Je crois quil sagit là dune vieille sculpture médiévale, qui ne présente plus quune valeur de curiosité mais qui a eu la chance de se conserver jusquà nos jours. Cest une grave question de savoir pourquoi les spécialistes en sont venus à défendre aujourdhui la division entre disciplines avec cette évidente obstination. Il y a là, je pense, une sorte dauto-défense contre la peur que nous éprouvons tous dêtre submergés sous lénorme masse dinformations et de connaissances, qui ne cesse de croître, dans tous les domaines, à un rythme effrayant. On a le sentiment que le seul espoir déchapper à ce flot envahissant est de maintenir des cloisons étanches entre les diverses branches du savoir, et cela même si ces cloisons sont très arbitraires et périmées, car, si quelquun peut espérer se rendre maître du savoir dans un domaine séparé, il nest au pouvoir de personne de dominer lensemble du savoir. Cest là une vérité évidente. Et il nest pas moins évident que quelquun qui, comme moi-même, a essayé de briser ces cloisons, et de pénétrer dans le champ tout entier des affaires humaines, en vient à posséder un très grand nombre dinformations, et dinformations superficielles, et à commettre de très grandes et dabsurdes erreurs en bien des parties de cette uvre. Et cependant il semble encore plus absurde de dire que ce qui nous retiendrait aujourdhui de nous interroger sur ce qui a réellement une importance vitale pour la race humaine, ce serait justement que nous sachions trop de choses pour être capables den venir à bout. Ce serait véritablement réduire à labsurde laccroissement du savoir. Dune façon ou dune autre, il faut que nous trouvions un moyen de considérer les affaires humaines comme un tout. Et je crois que lune des tâches les plus importantes qui simposent à nous aujourdhui est de nous frayer une voie vers quelque forme détude des affaires humaines prises comme un tout, qui ne soit pas superficielle et qui soit, en même temps, compréhensive. A propos dun point de détail, pour ainsi dire terminologique, le problème des « civilisations » par opposition au mot « Civilisation » au singulier, avec un « C » majuscule, je dirais que la « Civilisation » au singulier est un certain stade de la culture humaine, disons un stade primitif, une sorte de transition et une période néolithique, un stade de civilisation, avec certains caractères communs, qui se sont conservés au cours des six derniers millénaires. Il se peut quaujourdhui nous soyons en train de passer de ce stade de la « Civilisation », soit au néant, soit à quelque stade nouveau. Quoi quil en soit, vous pouvez employer le mot au singulier. Je songe en particulier à un usage important de ce terme, en tant quil 'signifie une certaine phase de la culture humaine, indépendamment de savoir si la culture progresse selon une courbe ascendante ou ondulatoire, ou en sélevant et en descendant. Cest là certainement un stade qui dure, je suppose, depuis environ cinq ou six mille ans. Jusquà présent, nous avons fait lexpérience de cette phase de culture que nous appelons « Civilisation »... L. Goldmann. Je voudrais poser, pour ma part, un problème méthodologique qui se rattache à celui que M. Toynbee vient de soulever. Il semble aujourdhui extrêmement important pour la recherche concrète dans les sciences humaines, dune part dabolir un certain nombre de barrières artificielles entre disciplines, dautre part de ne pas succomber à un dilettantisme superficiel et de peu dintérêt. Cest pourquoi je me demande, dans cette perspective, si lessentiel nest pas, pour le moment, daborder des problèmes très limités tel fait culturel, tel phénomène historique, telle structure sociale et de faire sauter les barrières en utilisant une pluralité de méthodes. Comprendre une réalité quelconque exige aujourdhui quon la cerne par un ensemble de moyens. On saperçoit alors combien elle est complexe, comme nous sommes encore mal armés pour tenter des synthèses denvergure. Cest là, me semble-t-il, un obstacle majeur à lélaboration duvres comme celles de Spengler et du professeur Toynbee, qui exigeraient un degré beaucoup plus grand dexactitude. En ce qui concerne le problème de la liberté, qui a été posé à plusieurs reprises, je pense quon ne doit pas opposer de façon absolue le déterminisme comme tel et le pouvoir effectif de lhomme, et quil faut aboutir à une formule beaucoup plus souple, montrant comment cette action de lhomme sinsère dans un monde où lon ne peut certes faire nimporte quoi, mais où lon peut tout de même faire quelque chose. R. Aron. Nous retrouverons bientôt ces problèmes et je crois quil est temps aujourdhui de clore la discussion. Jajouterai cependant un simple mot. A partir de ce qui a été dit cet après-midi, il me semble quon pourrait tenter détablir ce quun sociologue appellerait une « typologie » des réactions à Toynbee. On sapercevrait alors ce qui est tout à fait toynbeeien que ces réactions sexpliquent, dans certains cas, davantage par le contenu même de luvre de Toynbee; dans dautres cas, davantage par les problèmes propres à ceux qui la lisent. On verrait ainsi apparaître limage dun Toynbee répondant aux besoins dune certaine société et, à ce titre, accepté comme tel par cette société cest le cas, par exemple, aux États-Unis et en Allemagne , ou bien limage dun Toynbee quon ne sait pas où situer parce quil ne correspond pas à certaines formes traditionnelles de pensée. La France fournirait une bonne illustration de ce type de refus. Il va sans dire quacceptation comme refus peuvent être psychanalysés, ce qui laisse, en somme, de lespoir à tout le monde.
CIVILISATIONS ET RELIGIONS NOUVEAUX INTERVENANTS M. RODINSON : (1915-2004), linguiste, historien et sociologue français, spécialiste du Proche-Orient et de l'islam. J. Madaule : (1898-1993) disciple dEmmanuel Mounier et de lhistorien Jules Isaac, fondateur de l'Amitié judéo-chrétienne de France en 1948, il a écrit notamment Histoire de France (2 tomes) et Rôle du Chrétien dans la cité. L. KOLAKOVSKI : (1927-2009) philosophe, historien des idées et essayiste polonais, connu pour son Histoire du marxisme, en trois volumes. A. TUDESK : (1927-2009) professeur émérite, historien du XIX e siècle et découvreur des médias. O. ANDERLE : cofondateur avec Toynbee en 1961, à Salzbourg, de la Société internationale détude comparée des civilisations (International Society for the Comparative Study of Civilizations iscsc). cette société savante a transféré son siège en 1970 aux États-Unis dAmérique où se sont tenues, depuis lors, la majorité de ses réunions annuelles. M. Rodinson. Je voudrais aborder les problèmes théoriques que nous débattons, à partir dun exemple précis, celui de la civilisation musulmane. Ce concept nest pas évident. Une telle civilisation existe-t-elle? M. Toynbee ladmet à titre secondaire, y voyant une production dérivée de ce quil appelle la civilisation syrienne. Essayons à notre tour de la définir. Vous savez que la délimitation des cultures, sur des bases scientifiques, remonte à des efforts faits à la fin du xixe siècle, par des ethnologues de Berlin, fondateurs de lécole dite historico-culturelle, qui avait pour point de départ des objectifs pratiques : par exemple, délimiter des zones, pour pouvoir présenter, dans les vitrines du Musée ethnologique de Berlin, les objets classés selon les civilisations ou les cultures, polynésiennes, mélanésiennes, etc. Les procédés empiriques quils ont choisis sapparentent sensiblement à ceux qui sont tout à fait habituels, en linguistique, par exemple, pour classer les dialectes dune même langue. A lintérieur du français dialectal, on délimite ce que les linguistes appellent des isoglosses, cest-à- dire des lignes qui enferment le même phénomène linguistique, par exemple le fait quon prononce « tch » au lieu de « ch », ou « tch » au lieu de « k », « o » au lieu de « a », etc. Là où coïncident un nombre suffisant disoglosses, on admet lexistence de cè quon appelle un dialecte, sans se dissimuler lartificiel de cette classification. On peut utiliser une méthode similaire pour classer les civilisations, en traçant des lignes de distribution entre les divers phénomènes culturels. Cest un domaine où les Américains sont passés maîtres. Là où les lignes de distribution se recoupent en grand nombre, on parlera dune culture, dune civilisation, dun faciès culturel. En utilisant une méthode de ce genre, il est clair quon réussit effectivement à faire apparaître une civilisation que lon peut qualifier de musulmane; cependant les limites restent floues. Il est très difficile, par exemple, de classer lIslam chinois, car il y a coexistence de traits chinois et de traits musulmans. Malgré ces réserves, la méthode a lintérêt de définir ici une civilisation par une religion. Une fois la délimitation accomplie, il se pose deux sortes de problèmes, le problème structurel, sur lequel M. Aron insistait hier à très juste titre, cest-à-dire le lien de ces traits culturels entre eux, qui est un problème tout à fait essentiel, et quil ne faudrait pas escamoter, et le problème génétique, celui de savoir comment sest formée cette unité relative, cette coïncidence curieuse dun certain nombre de faits de civilisation. Je considérerai ici surtout le problème génétique, et je me contenterai, pour le problème structurel, de quelques brèves indications. Nous trouvons à lorigine un fait politique, la formation dun État arabe, par la conquête au vne siècle, un peu après 622, dune zone extrêmement large de la surface terrestre. Et nous savons que lidéologie qui a permis la formation de cet État arabe (je dis bien État « arabe » et non pas musulman) et qui dArabie a débordé sur le reste du monde, cest la religion musulmane, créée en Arabie par le prophète Mahomet. Contrairement à ce qui a été dit tout à lheure par le P. Daniélou, il me semble évident que cette religion correspondait aux conditions sociologiques de lArabie. Ce dernier point a été longuement développé par un Écossais, le Révérend Montgomery Watt, dans un livre que certains critiques ont cru disqualifier en le traitant de « marxiste ». Puisque je viens dindiquer ma divergence à cet égard avec le P. Daniélou, on me permettra sans doute une courte parenthèse sur les thèses de M. Neher. Jai lu également son livre sur Amos, et il ne ma pas convaincu. Je crois quen fait le prophète Amos ne sélevait pas contre lhistoire, mais contre certaines tendances de lhistoire, ou plutôt certaines tendances de la société israélite de son temps. Son succès relatif sexplique dans la mesure où il représentait une autre tendance de cette même société. En somme, comme le P. Daniélou en convient dans le cas de Luther, sil ny avait pas eu les conditions sociales qui ont permis le grand développement du luthérianisme, sil nÿ avait pas eu cette deuxième phase du luthérianisme à laquelle on faisait allusion tout à lheure, Luther ne serait quune simple curiosité pour les historiens des sectes. Quoi quil en soit, lÉtat arabe, dans la première phase de son expansion, ne cherche aucunement à imposer la religion de Mahomet. Cest une erreur de se représenter lIslam conquérant, le sabre dune main et le Coran de lautre. Dans la première période, il sagit dun État dominé par une caste dorigine ethnique spéciale; les Arabes se souciaient peu dimposer une idéologie, ils ne cherchaient à imposer que des contributions, et leur domination politique. Il y eut même un temps, entre 650 et 750, où des Chrétiens furent condamnés au fouet pour avoir voulu se convertir à lIslam, ce qui aurait diminué les revenus de la caste dominante, de la caste arabe. Les Omeyades étaient dune grande indifférence en matière religieuse, et ils ne diffusaient absolument rien, même pas la langue arabe, puisque ladministration sest faite encore pendant presque cent ans en grec, ou en persan dans les régions persanes. La situation changea dès quapparurent des mouvements de révolte chez les populations soumises, et des divergences idéologiques à lintérieur de lIslam lui-même. En 750 se crée un État également arabe, lÉtat abbasside, avec pour centre Bagdad, et qui poursuit cette fois la création dune véritable unité intérieure, et se transforme alors dÉtat arabe en État musulman, imposant à tous ses sujets un certain nombre déléments arabes. Dans une certaine mesure, il favorise la diffusion de la religion musulmane qui devient en quelques siècles la religion prédominante. Il impose la langue arabe, comme langue dadministration, quil faut savoir pour accéder à un certain nombre de postes. De même la littérature arabe se diffuse comme la littérature de cette civilisation. Mais, à travers cette langue et cette littérature, on assiste à la diffusion dans tout lEmpire abbasside, déléments culturels dorigines diverses, empruntés aux civilisations antérieures. A lépoque de la domination arabe, mais non musulmane, sous les Omeyades, lart était, par exemple, resté purement hellénistique et lon discute encore actuellement pour savoir si certains châteaux datent de cette époque ou sont pré-islamiques. Le processus dunification va se poursuivre à partir déléments venus de tous les coins de lEmpire. Je ne prendrai ici quun seul exemple, pour fixer les idées. Lune des caractéristiques de la civilisation musulmane qui nous paraît très nette maintenant, cest ce quon appelle le hammam, ou, en France, le bain turc. Il est clair que ce sont les thermes romains qui se sont ainsi perpétués; mais lIslam les a diffusés dans des secteurs qui nétaient pas dorigine romaine ou byzantine. Inversement le cérémonial de cour emprunté aux Sassanides, aux monarques persans, a été transporté dans des domaines de lempire arabe où jamais les Penses navaient pénétré. On voit comment sest ainsi formée une civilisation syncrétique. La philosophie et la science grecques, par lentremise de traductions arabes, sont devenues le bien commun de toute cette civilisation. Beaucoup déléments grecs et persans se sont trouvés véhiculés, grâce à lunité politique, depuis les frontières de la Chine jusquen Espagne et ils ont pu passer pour des traits culturels spécifiquement islamiques. A cet égard, il faut pourtant noter que la diffusion a été moindre pour les techniques élémentaires que pour les institutions juridiques* les modes artistiques, les courants didées, les courants scientifiques. Par exemple, le vêtement est resté extrêmement différent, avec des particularités très locales, etc... Dans chaque secteur, il y a persistance dusages locaux sous-jacents, qui quelquefois remontent très loin : en Égypte, par exemple, on peut encore rencontrer des survivances très nettes de lépoque pharaonique. Dautre part, si les minorités religieuses, chrétiennes et juives, participent à cette civilisation et contribuent à la véhiculer, elles restent subordonnées, en ce sens que lÉtat maintient la prédominance de la religion musulmane. Il protège dans une certaine mesure la liberté de culte des Chrétiens ou des Juifs, mais les maintient dans une position minoritaire, interdisant, par exemple, les conversions de Musulmans au christianisme ou au judaïsme. Ces minorités cependant se sont conservées; non seulement les convertis à lIslam ont gardé leur langue, en Perse et en Turquie, et même dans le Maghreb, où les berbérophones restent nombreux, mais lislamisation elle-même a été incomplète aussi, puisquen Égypte nous avons encore deux millions de Coptes sur vingt millions dhabitants; au Liban, comme vous savez, la moitié de la population est encore chrétienne; arabe, arabisée, mais chrétienne. Jai insisté jusquici sur le rôle de lÉtat et de lunité politique. Mais, à partir du IXe siècle, très rapidement cet État se disloque, et cependant il y a sans aucun doute une continuation de lunité de civilisation, au moins dans une large zone, et lon doit bien admettre limportance essentielle de lIslam comme religion, imposant lunité dune idéologie, mais aussi certaines murs, certaines normes juridiques et une langue écrite commune, celle du Coran, même pour les Musulmans restés fidèles à dautres langues orales. On trouverait un phénomène du même genre dans les deux chrétientés médiévales, la grecque et la latine. Comme au sein des États chrétiens, la libre communication entre différentes nations musulmanes permet la libre diffusion des modes et des institutions de lAtlantique à lOcéan indien et jusquen Chine même. Cette influence a même, vous le savez, débordé largement hors des frontières de lIslam. A partir du xme siècle, on peut suivre, dans lEurope chrétienne, la trace dun certain nombre de traits culturels musulmans. Mais ce sont des traits culturels isolés, qui entrent en contradiction sur certains points avec dautres traits culturels Imposés par lidéologie des États chrétiens. Là où subsistent en terre chrétienne des îlots présentant des caractéristiques musulmanes vraiment trop fortes, ils ne sont pas digérés, mais rejetés, on les élimine finalement par la conversion ou par lexpulsion. La Sicile, sous Frédéric II de Hohenstaufen, conservait un certain nombre de traits musulmans sans la religion musulmane. Mais le problème était plus grave avec les Morisques dEspagne qui, comme les Juifs, furent à la fin rejetés hors dune communauté quils avaient cependant marquée de leur empreinte. Vous savez quà Malte, encore aujourdhui, on parle un dialecte arabe, écrit dans un alphabet latin et avec un certain nombre de mots italiens. Lîle, cependant, a adopté la plupart des traits culturels des pays chrétiens environnants, et en particulier de lItalie. Je crois que cet exemple permet de saisir la complexité des problèmes que pose à lhistorien la délimitation des zones civilisationnelles. J. Madaule. Lintervention de Rodinson pose elle-même beaucoup de problèmes et contribue à éclairer la question que nous essayons de cerner ce soir. Mais, avant de la discuter, L. Kolakowski. Le P. Daniélou nous a fait observer que la religion sexpose à un grand danger lorsquelle devient lidéologie dune civilisation. Je peux admettre cette constatation, mais en ajoutant que toutes les religions que je connais courent ce risque, et quelles sexposent volontiers à ce danger. Il me paraît quen effet, lorsquon suit le développement des religions, ou des institutions religieuses en Europe, il est impossible de nier lexistence dune dépendance profonde entre les religions, les institutions religieuses, et le mouvement historique général. Aussi, avant dentrer dans ce sujet, je vais exprimer mon accord avec ce que disait hier M. Goldmann, notamment en ce qui concerne limpossibilité de considérer à part, comme autant de domaines autonomes, lhistoire de la philosophie, lhistoire des croyances, lhistoire des institutions religieuses. Aucun de ces domaines ne peut être séparé de lhistoire totale des idées. La philosophie par exemple est un mode dexpression discursif de ce quon retrouve à la même époque dans lart ou la religion. Étudiant la pensée de Spinoza et la comparant aux mouvements religieux libéraux correspondants, jai été frappé par la possibilité détablir une véritable correspondance entre les termes religieux et les termes philosophiques. Nous sommes renvoyés à lunité dune Weltanschauung qui senracine dans un certain milieu social. Je ne peux considérer la religion autrement que comme une idéologie, cest-à-dire comme un système dorganisation des valeurs, marqué par les différentes phases de lhistoire où il surgit. Si on étudie par exemple lévolution de la religion chrétienne, on saisit à tel point cette dépendance, à légard de lépoque, des différents groupes sociaux et des cultures nationales quadmettre une transcendance de la religion à légard de lhistoire me semble une entreprise risquée. Prenez la culture religieuse des paysans polonais. Ils sont chrétiens, mais nont absolument aucune idée de la dogmatique catholique, et leur religion est tout entière pénétrée de leur vie quotidienne. Lexemple est frappant; si on suit lhistoire de la chrétienté en Europe, on se rend compte que la religion chrétienne a créé le cadre intellectuel au sein duquel toute une vie sexprimait, où prenaient racine les courants de pensée les plus hétérogènes. Si lon veut savoir ce quest le christianisme à telle ou telle époque, on est renvoyé à autre chose quà lui-même. R. Aron. Jai le sentiment que notre discussion risque de sengager dans une voie sans issue, et, si je puis me permettre de le lui dire amicalement, je crois que le P. Daniélou porte ici une part de responsabilité. Dès le moment, en effet, où il présentait, dans un contexte purement descriptif, une thèse concernant la transcendance de la religion, il se trouvait dans une situation difficile, au moins si lon entend description au sens sociologique. Il me paraît incontestable, en effet, que toute religion, en tant quexpérience vécue par des hommes, sest insérée dans une certaine société, a recueilli un certain nombre de façons de vivre, de murs, qui faisaient partie de la société, et quil est tout à fait impossible de trouver, à ce niveau de la description historique, la preuve dune transcendance de la religion. Cette preuve ne peut se découvrir que dans lanalyse de la signification intrinsèque des actes ou des contenus de croyance. Aucune description sociale des religions ne peut réfuter la transcendance à laquelle vous croyez, qui est la transcendance de lacte de croyance ou du contenu des croyances. [ ] A. TUDESQ. On sest demandé si la religion était simplement un fait civilisationnel ou impliquait un retour à un autre ordre de réalité. Lhistorien rencontre la religion comme un fait historique lié à un cadre économique, à des institutions, à des classes sociales, etc. et il létudie comme tel. Ce quil peut apporter au théologien, cest une meilleure connaissance du milieu, de lambiance dans laquelle sest formée une religion. Il ne peut pas résoudre le problème de la valeur de telle ou telle religion. Cela relève de la philosophie ou de la théologie. O. ANDERLE. Je voudrais apporter ici un complément à ce qui a été dit sur les relations entre la religion et la culture. On peut considérer luvre du professeur Toynbee de deux façons, soit comme une philosophie de lhistoire, soit comme une entreprise scientifique. Si on la considère comme une philosophie de lhistoire, il faut la prendre comme une totalité, la considérer comme telle, la recevoir avec gratitude, sans chercher à discuter le détail, à privilégier telle' ou telle partie. En revanche, si on considère luvre du professeur Toynbee sur le plan scientifique, on peut la comparer à une-bataille de percée; grâce à elle, le front de la science est enfoncé, et à la pure description elle substitue une vue théorique de lhistoire, comme science comparée des cultures. A cet égard on peut la rapprocher de luvre accomplie par Galilée pour les sciences de la nature. Mais, à partir de cette percée, il faut exploiter le succès. Pour cela le mieux serait sans doute de séparer radicalement la description objective des réalités religieuses ou culturelles des spéculations philosophique ou théologique. Car ces spéculations philosophiques risquent dobscurcir ce quil sagit déclairer. Le point de départ serait donc de considérer les religions dans leurs relations avec les cultures, à laide dune méthode strictement empirique, je dirais même positiviste, en entendant le mot positivisme abstraction faite de toute philosophie, simplement comme une attitude desprit ou une attitude scientifique. La tâche de lhistorien serait alors une description phénoménologique ou morphologique des religions, simplement considérée comme de simples créations de lhomme, ce qui implique une sorte de mise entre parenthèses, dépochè au sens husserlien, de tout ce qui, en elles, intéresse au contraire le pur théologien. Les religions seraient donc interprétées comme expression des unités culturelles. Ensuite interviendrait, si on le souhaite, la spéculation philosophique ou théologique. J. MADAULE. Nous aimerions que M. Toynbee pût préciser lui-même son attitude sur le rapport, si controversé, entre civilisation et religion. Il semble que cette attitude ait évolué sensiblement. A. TOYNBEE. Il est vrai que mes vues sur les relations entre la religion et les civilisations ont changé, en ce qui concerne surtout les religions que jappelle supérieures. Au début javais tendance à considérer les religions comme des phénomènes subordonnés à lensemble des faits de civilisation. Elles me semblaient sortir dune civilisation en décadence et introduire une nouvelle civilisation. Aujourdhui jaurais tendance à expliquer les civilisations par les religions. Cela dit, pour expliquer ma propre attitude à légard de ces problèmes, je suis obligé desquisser lautobiographie de ma propre attitude à légard de la religion. Jai été élevé dans langlicanisme orthodoxe et jai été, dans ma jeunesse, religieux avec modération et orthodoxe avec résolution. Pendant mes études, jai perdu la foi, mais au cours du développement de mon existence, à mesure que les événements historiques que nous vivions marquaient davantage ma propre personnalité, je suis redevenu religieux, et plus religieux que dans ma jeunesse, mais moins orthodoxe. Effectivement je refuse à toutes les religions, quelles quelles soient, ce à quoi chacune delle tient plus quà tout le reste, cest-à-dire leur prétention à lexclusivité, leur prétention à détenir une révélation unique. En ce qui concerne la morphologie ou la typologie des religions jadmets moi aussi une distinction ternaire, à la manière du P. Daniélou, mais ma typologie diffère de la sienne. Les hommes à travers lhistoire ont, au fond, adoré trois sortes de réalités : ils ont adoré dabord la Nature, et ce culte de la Nature, qui faisait partie intégrante de la nature humaine, était, à ce titre, inévitable. Il en subsiste encore des éléments dans la civilisation moderne, mais, dans lensemble, cette adoration de la Nature est devenue un anachronisme pour une raison simple et immédiatement évidente : on ne vénère pas ce quon a réduit en esclavage. Puisque lhomme sest rendu maître de la Nature par la science et la technique, il ne peut pas lui rendre un culte. Jajoute que cest sur ce point que lon peut discerner une relation entre les religions transcendantes et le développement de la science. Dans la mesure même où les religions transcendantes ont libéré lhomme du culte de la Nature, elles ont rendu possibles la science de la Nature et la maîtrise de cette nature par les moyens de la technique. Les deux autres objets que depuis quelques milliers dannées les hommes ont continué à adorer, sont, dune part la puissance collective de la société elle-même et, dautre part, quelque chose qui dépasse lhumanité, et qui dépasse aussi la personne singulière. Ces trois formes de religion, ces trois formes de croyance se mêlent inévitablement dans les religions de fait. Une fois que lhomme a, pour ainsi dire, conquis et maîtrisé la Nature, il a découvert, et cette découverte a une signification tragique, les limites de sa capacité à se maîtriser lui-même. On peut dire que, dune certaine façon, le culte va à la puissance collective lorsque lhomme senorgueillit de sa victoire, et quil va à une puissance supérieure et transcendante dès que lhomme prend conscience de son échec. Cest, je crois, Jaspers qui a défini comme « lâge axial » de lhumanité cette période qui commence approximativement une dizaine de siècles avant le Christ pour se terminer avec Mahomet, et pendant laquelle cette prise de conscience aboutit à la constitution des grandes religions, des religions supérieures. Je suis daccord avec le P. Daniélou pour reconnaître comme essentielle dans ces religions leur attitude de réaction contre les tendances séculières de lhistoire. Je crois comme lui que ce fut un malheur, pour chaque société en particulier et pour lhumanité tout entière, chaque fois que la religion a été mise au service dune tâche proprement temporelle. Le triomphe politique de lIslam lui a porté, par exemple, un coup dont il ne sest jamais remis. Un mot encore sur la question de loptimisme et du pessimisme, telle que la soulevée le P. Daniélou. Il sagissait de savoir sil y a une chance datteindre le Paradis sur la terre, ou bien sil faut le situer dans lau-delà. La réponse dépend évidemment de lidée que lon se fait de la nature humaine. En ce qui me concerne, jai le sentiment dappartenir plutôt à lécole pessimiste, quant à linterprétation de la nature humaine. William Temple, qui fut successivement archevêque dYork et de Canterbury, a professé que chaque individu, à sa naissance, commet de nouveau le péché dAdam, qui est limperfection même de la nature humaine donnée avec chaque personne humaine. Je ne pense pas que les ressources spirituelles, qui peuvent éventuellement servir à améliorer lexistence, suffiront jamais à créer le Paradis sur la terre. Mais on peut aller plus loin et se demander si la représentation dune humanité totalement unie dans la concorde correspond à un idéal souhaitable. Il appartient, en effet, à lessence de la nature humaine dêtre capable de choix; or, on ne choisit quentre le bien et le mal. Supprimer cette possibilité de choix signifie supprimer la liberté même qui est en lhomme, et du même coup changer lessence de la nature humaine, ou la réduire au niveau de lanimal, ou lélever au niveau de lAnge. En un temps où la liberté de lhomme implique le pouvoir pour lhumanité dune auto-destruction biologique, je préfère une telle liberté, avec tous ses dangers, à lidéal dune concorde et dune sécurité qui priverait lhomme de son libre choix. R. ARON. Jai le sentiment que nous avons mené dune manière continue deux dialogues différents. Lun se situait sur le plan de lanalyse historique ou de lanalyse comparée des civilisations, et il portait sur le problème soulevé, dans ses derniers écrits, par le professeur Toynbee, concernant le degré de solidarité entre une certaine religion, observée
CROISSANCE ET DECADENCE DES CIVILISATIONS Dès le début de cette session A.TOYNBEE a tenu à préciser un certain nombre de termes employés dans son uvre : Élite virtuelle et Élite réelle En ce qui copcerne la première, il faut adopter, me semble-t-il, la position nominalïste, cest-à-dire considérer les personnalités humaines en tant quindividus. Je suppose que le nombre des personnalités, douées dune puissance de créativité exceptionnelle, est à peu près uniformément distribuée à travers tous les temps, tous les milieux, toutes les classes sociales. Cest là une proposition impossible à démontrer, mais je crois bien quon peut cependant ladmettre. Cette élite virtuelle représente sans doute un pourcentage infime de toute lhumanité, mais je la suppose distribuée à peu près uniformément. Seule cependant constitue lélite effective cette partie de lélite potentielle qui trouve dans un certain cadre social, politique, économique ou religieux, une occasion réelle dagir sur le reste de la société. Ainsi seule une petite partie de ce qui nest déjà quune infime minorité constitue lélite effective. On sest demandé dans quelle mesure les élites apparentes sont des élites réelles. Je répondrai que, parmi les membres de lélite apparente, appartiennent seuls à lélite réelle ceux qui, par chance, se trouvent situés dans le cadre effectivement dirigeant et trouvent dans ce cadre une occasion dagir. Si cette minorité créative, encore quelle appartienne à la minorité dirigeante, se trouve, pour une raison quelconque, privée de la possibilité dagir, il se produit, plus ou moins rapidement, une résistance générale au sein de la société, où la majorité rejette la minorité. Linitiative alors passe à quelque autre groupe, à lintérieur duquel se constitue une nouvelle élite, mieux placée pour agir durablement et en profondeur sur lensemble du groupe social. Break down On ma reproché davoir situé le break down des civilisations à un point chronologique qui serait historiquement prématuré, avant le moment où chaque grande civilisation a pu produire ses plus grandes oeuvres, par exemple, pour la civilisation hellénique, en 431 avant J.-C., au début de la guerre du Péloponèse. Il est facile, en effet, de montrer que les plus grandes réussites de la civilisation hellénique en matière de philosophie, de science, dhistoriographie, sont postérieures à cette date. Comment, dès lors, puis-je situer à une date antérieure le break down de cette civilisation ? Il se peut que le terme soit paradoxal et quil nexprime pas parfaitement ce que jai voulu dire. Je crois, malgré tout, que jen fais un usage correct en lappliquant à lhistoire dune civilisation ou dune autre institution humaine, car il faut bien noter que je ne lapplique aucunement aux individus comme tels. Ce qui est brisé par le break down, what has broken down, cest lharmonie, la coopération entre les êtres humains qui possèdent la puissance créative au sein de la minorité dirigeante, ceux qui avaient effectivement participé activement à la croissance de la civilisation. Il sagit donc bien dune catastrophe, qui affecte le destin de millions dêtres humains, non seulement dune très grande institution, comme la civilisation elle-même, mais aussi, des institutions plus petites quenglobe cette civilisation. Ce nest pas un break down de la nature humaine, en chacun des êtres humains qui continuent à avoir part à cette civilisation. Le break down de la civilisation peut agir, au contraire, sur ces individus, de la façon la plus stimulante. Langoisse quil provoque peut devenir une source de stimulation. Parce quelle humilie lhomme, la faillite dune grande entreprise peut constituer une expérience spirituelle des plus fécondes. On sest demandé pourquoi cest justement après le break down quapparaissent les philosophies de lhistoire. Sans aucun doute, pendant les périodes de réussite et de prospérité, les hommes nont guère occasion de sinterroger sur les classes, sur les structures, sur le fonctionnement dune civilisation. Cest lorsquils sentent lécroulement de cette civilisation quils commencent à réfléchir sur les causes de cette catastrophe. Ainsi la faillite elle-même peut devenir pour la créativité la voie fructueuse vers un nouveau champ daction. Et, même si les membres de la minorité dirigeante ne sont pas stimulés, la faillite de cette fraction de lélite globale ouvre la voie à dautres esprits exceptionnellement doués appartenant à lélite virtuelle qui remplaceront lancienne élite réelle. Self determination En ce qui concerne le terme self determination, jadmets que cest une métaphore empruntée à la biologie. On sest demandé si cette notion était compatible avec le nominalisme. En parlant dauto-détermination, ninsinue-t-on pas que la société est une sorte dorganisme vivant ? Je précise quil ne sagit pour moi que dune métaphore, peut- être mal choisie parce quelle suggère lidée fausse quil sagirait de considérer le fonctionnement de la société en termes proprement biologiques. Ce que jappelle lauto-détermination dune civilisation ou de nimporte quelle institution humaine nest rien dautre pour moi que le produit dune coopération entre les esprits créatifs, en tant quindividus. On ma demandé si cette auto-détermination était progressive. Il est certain quelle se réalise à travers toute une série dactivités humaines de types différents, mais je ne crois pas quil sagisse dune séquence nécessaire et régulière. Les problèmes se posent à la société à nimporte quel moment, dans nimporte quel champ dactivité sociale, politique, économique, religieuse, etc. Enfin on ma demandé si les civilisations, et aussi les autres institutions humaines, participaient nécessairement à la mortalité humaine. Jai déjà répondu que tout être humain, comme organisme vivant, est voué à la mort au bout dun temps plus ou moins long, mais que je ne vois pas, pour ma part, de nécessité théorique à ce que les créations dun organisme mortel soient elles-mêmes mortelles, encore quil soit certain que beaucoup meurent. Mais le système de relations entre organismes humains nest pas lui-même un organisme. Les êtres humains qui sont associés dans une civilisation/ ou dans une quelconque institution humaine, peuvent se substituer les uns aux autres. Dans presque tous les cas, linstitution persiste, plus ou moins longtemps, lorsque sont mortes les personnalités qui ont contribué à la créer. Il arrive souvent cependant que cette persistance soit précaire et, en fait, nous avons vu mourir les institutions et les civilisations. Mais je tiens à souligner quil ny a, en principe, aucun empêchement à ce quune institution dure, à la limite, aussi longtemps que la race humaine. Et je souligne la différence, pour moi très évidente, entre la mortalité de lhomme en tant quindividu appartenant à une espèce organique, et le déclin effectif des créations institutionnelles et civilisationnelles de cet homme, lesquelles pourraient sans doute durer indéfiniment, ou, du moins, tant quil existe des individus humains...
LHISTOIRE ET LA SAISIE SYNOPTIQUE DU RÉEL Cette session a été consacrée à la saisie simultanée des différents aspects du réel par la science historique. Dans cette perspective, la lutte sest installée entre un traitement de spécialiste ou de généraliste, remarque étant faite que la saisie des totalités à partir des éléments simples des touts vivants est pratiquement impossible, et quil vaut mieux saisir les touts vivants directement. Cette lutte naurait pas dû avoir lieu ; A. TOYNBEE le confirme : la lutte entre spécialistes et panoramistes est stupide, car, dans ce domaine, il nest aucune victoire possible. Ce sont des partenaires, non pas des adversaires, et ils ont, les uns et les autres, leurs limites. Le spécialiste simagine que, sil laisse tomber toute vue panoramique, il atteindra mieux à lessentiel; le panoramiste pense de son côté quen abandonnant les détails il englobera dans son horizon la totalité du réel. Lexpérience prouve que cest là une double illusion et quentre ces deux types dhistorien la collaboration est plus fructueuse que la polémique
PERSPECTIVES DAVENIR DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE NOUVEL INTERVENANT J. Taubes : (1923-1987), fils de rabbin viennois, passe avec son père à Zurich en 1936 et y devient rabbin lui-même en 43, étudie en outre la philosophie occidentale et les mathématiques tout en suivant à Bâle quelques cours de K. Barth et d'Urs von Balthasar. En 47, il publie sa thèse philosophique sur L'eschatologie occidentale et part pour New York Au cours de cette session, R. ARON pose la question de savoir si, dans lavenir, il serait possible de concevoir une religion qui ne serait pas, comme lIslam par exemple, une synthèse intolérante, réclamant à son tour un monopole de vérité, mais bien une religion qui renoncerait à toute exigence de cet ordre. Il va même jusquà se demander si un tel renoncement ne serait pas incompatible avec lessence même de la croyance religieuse. Ce à quoi A. TOYNBEE lui répond : Vous vous demandez, en somme, et je me demande avec vous, si le « Musée imaginaire » des religions est compatible avec la croyance religieuse. Le problème se pose de plus en plus gravement à mesure que progresse lhistoire comparée des religions. La question est de savoir si cette confrontation paralyse nécessairement la croyance religieuse ou si elle peut être, au contraire, le point de départ pour une croyance dune nouvelle sorte. J. Taubes. En réalité la situation du « Musée imaginaire » nest pas nouvelle. Il y a déjà eu beaucoup dépoques dans lhistoire où les hommes ont pris une très vive conscience de la diversité et de la multiplicité des religions, Cette confrontation a abouti, dans beaucoup de cas, à la formation de religions syncrétiques, telles que nous en voyons encore aujourdhui se constituer en Afrique et en Asie, au contact entre le christianisme des colonisateurs et les religions locales traditionnelles. R. Aron. Le phénomène cependant a pris aujourdhui plus dampleur quau temps des syncrétismes alexandrins ou des religions artificielles comme celle quavait inventée, je crois, lempereur Julien. Et le problème que nous posons dépasse de beaucoup le cas, malgré tout épisodique, du caodaisme vietnamien[2] ou des religions de Brazzaville qua étudiées M. Balandier. Il sagit de savoir si lon peut concevoir une religion qui ne serait pas, comme lIslam par exemple, une synthèse intolérante, réclamant à son tour un monopole de vérité, mais bien une religion qui renoncerait à toute exigence de cet ordre. Or je me demande si un tel renoncement nest pas incompatible avec lessence même de la croyance religieuse. A. Toynbee. Notre civilisation occidentale est née de la fusion judéo-chrétienne, et cest pourquoi nous pensons de cette façon. Mais, si nous étions indiens, nous ne verrions, je crois, aucune difficulté à concilier le « Musée imaginaire » avec la religiosité, car, pour les Indiens, le judaïsme, le christianisme, le confucianisme, toute religion enfin, est une version de lhindouisme, qui les englobe toutes et reste pourtant une religion. Gandhi, qui était un homme profondément et authentiquement religieux, récitait tous les jours un verset du Coran, un passage des Écritures chrétiennes et des textes sacrés de lInde. J. Madaule. Le cas du brahmanisme ou du bouddhisme, ou du confucianisme, est certainement très différent de celui des grandes religions abrahamiques, qui, elles, ne peuvent pas ne pas prétendre au monopole. Il serait fort intéressant de rechercher les causes profondes de cette différence, qui importe beaucoup à la confrontation entre la pensée orientale et la pensée occidentale.
LOBJECTIVITÉ HISTORIQUE ET LES VALEURS Cest ce que vise lhistorien, dans la double face de sa tâche, scientifique et éthique à la fois. Dans les sciences humaines, les valeurs restent le plus souvent implicites, et de ce fait sont loin dêtre communément comprises. Lhistorien polonais, Witold Kula (1916-1988), connu par le public français pour ses ouvrages sur la Théorie économique du système féodal et les Mesures et les hommes, relève cinq angles dattaque pour accomplir cette double tâche :
J. Madaule. Ce que vient de nous dire M. Witold Kula me semble une parfaite illustration dune des idées les plus chères au professeur Toynbee. Je crois, en effet, que toute son uvre est un effort pour exorciser les fantômes, pour conduire les cultures diverses à se mieux comprendre, pour les traduire dans un langage qui soit accessible à tous les hommes. Si, par ses origines, M. Toynbee appartient à ce milieu dérudits et dhumanistes britanniques qui a si fort contribué à la civilisation occidentale, il a travaillé lui-même très courageusement à dépasser les limitations de son propre milieu culturel, pour élever sa pensée jusquà ce niveau duniversalité qui est aujourdhui le devoir premier de lhistorien. A. Toynbee. Je suis, en effet, pleinement daccord avec M. Kula. Ce qui ma inquiété, ce qui ma conduit à écrire mes livres, cest limpression quil existe, dans le monde entier, un grand public, instruit et intelligent, mais non spécialiste, qui pose des questions pressantes mais auquel les historiens spécialistes ne fournissent aucune réponse, laissant ainsi le champ libre à des hommes qui ne sont guère qualifiés pour donner la réponse tant attendue. Si les historiens de profession sont agacés de voir le succès de réponses qui leur apparaissent fondées sur des connaissances scientifiques insuffisantes, ils nont quà sen prendre à eux-mêmes. Il y avait un vide, ils ne lont pas comblé. La difficulté sans doute est grande dorienter le public dans le domaine universel de lhistoire humaine, en un temps où la masse des connaissances ne cesse de saccroître. Que les historiens aient peine à procurer à ceux qui la demandent une vision panoramique et compréhensible de lhistoire nest pas, je crois, une raison suffisante pour quils se soustraient à la tâche quon attend deux. P. Ricur. Les réflexions de M. Kula minvitent à minterroger sur la possibilité dune déontologie de lhistoire. Jai été très frappé dentendre parler des « devoirs » de lhistorien. Au nom de quoi peut-on se permettre de lui assigner des tâches, de lui prescrire des devoirs ? Sans doute faudrait-il préciser que ces tâches ; ces devoirs font partie organique de sa fonction dhistorien. Lhistorien de métier répondra sans doute quil na pas plus de « devoirs » que le physicien. Mais il faudrait montrer, dans un style pour ainsi dire kantien, que le type de subjectivité quexige la possibilité même dun objet historique, comme tel, implique précisément de tels devoirs. Il ne sagit pas dimposer du dehors telle ou telle éthique, celle de lhonnête homme, mais de mettre en lumière léthique qui est implicite dans le travail propre de lhistorien.
LES PROBLÈMES DE LA SYNTHÈSE HISTORIQUE NOUVEAUX INTERVENANTS K. von FRITZ : (1900-1985) historien, auteur de nombreux ouvrages sur la civilisation grecque. A. HILCKMANN : (1900-1970) docteur en science politique ; il a poursuivi ses études à Münster et Milan en mathématique, sciences naturelles, histoire et philosophie ; auteur notamment de France hier et d'aujourd'hui (1951), et de La science des cultures. Leur importance et leurs tâches (1967). O. ANDERLE : En ce qui concerne la possibilité détablir des lois générales de la vie sociale, jestime que, même si lon admet lexistence de civilisations comme des ensembles fermés, il reste, à larrière-plan, une couche qui traverse ces différentes unités et qui est commune à lensemble de lhistoire humaine .Je distingue même deux couches, celle de luniversellement humain, qui vaudrait pour toute lhumanité en tous les temps, et qui soffre à létude de lanthropologie, et, dautre part, une structure socio-dynamique, qui ressortit plutôt à la sociologie. Il va de soi que la constatation de cette base constante, la possibilité concomitante détablir des lois de la vie sociale et dagir à travers lhistoire, grâce à laction de techniciens sociaux, est une réalité quil ne faut pas négliger, et que cest à partir de là que doit se développer létude des civilisations et de leurs structures. La forme cependant ne se manifeste jamais que dans la matière ; les formes universelles ne peuvent satteindre que dans les matières individuantes. Cest pourquoi, dans la situation actuelle des sciences historiques, les historiens de la civilisation, tout en essayant dimposer plus ou moins leur point de vue, seront toujours forcés, jen conviens, de collaborer avec les historiens spécialisés. Lessentiel est dunir les deux points de vue, de faire la synthèse entre la recherche des structures globales et létude des réalités singulières, mais sans jamais oublier que le décisif nest jamais lindividuel, que cest, au contraire, la loi densemble qui permet seule dinterpréter lindividuel. K. von Fritz. Je nai aucunement eu lintention détablir une coupure radicale à lintérieur des sciences historiques. Jai simplement voulu montrer que, quelles que fussent les collaborations nécessaires, jamais un historien ne réussissait à faire entrer, de façon cohérente, dans le même ouvrage, une étude de structure et une étude dhistoire politique. Quant à savoir si lessentiel est dans la recherche structurelle ou dans lexplication historique du fait individuel, cest une question qui me paraît vaine, car elle ne comporte évidemment aucune réponse possible. A. HILCKMANN. Nous sommes tous reconnaissants à M. le professeur von Fritz davoir mis en lumière quelques difficultés fondamentales de la science des civilisations, notamment de sêtre demandé si la reconnaissance de la pluralité et de la diversité des civilisations, en découpant le domaine de lhistoire universelle, ne la rend pas proprement impossible. Cétait bien lavis de Spengler, qui refuse la notion même dune histoire universelle. Mais lhistorien authentique ne saurait jamais se satisfaire dun pareil découpage, il vise toujours à la compréhension universelle du fait humain, dans le temps et dans lespace. Cest pour tâcher de résoudre la difficulté que Karl Jaspers a fait appel à la notion de « temps axial », qui permet, par exemple, de mettre en évidence la contemporanéité de faits qui se correspondent dans les diverses civilisations. J. Madaule. Il nous faut malheureusement conclure ce débat. Je demanderai à M. le professeur Toynbee de nous dire quelques-unes des réflexions qua pu lui suggérer la communication, si riche, de M. le professeur von Fritz. A. Toynbee. Je nai que deux remarques à faire. La première concerne lusage métaphorique du terme « loi » dans le contexte des faits humains. Cest un terme que je reconnais avoir moi- même employé très souvent pour indiquer des sortes de régularité, mais il serait plus sage dabandonner ce mot au domaine des sciences de la nature. Lorsque nous constatons des régularités dans le domaine humain, nous devons bien voir, en effet, que le milieu dans lequel elles se produisent nest pas le milieu mécanique, ni le milieu biologique, cest le milieu spirituel, cest-à-dire psychique, intellectuel, émotionnel, moral. Dans ce milieu, il est douteux que les régularités aient la même rigueur que dans le milieu biologique et surtout dans le milieu mécanique. La deuxième remarque concerne lhistoire politique. Je ne suis pas convaincu quon doive lui concéder une sorte de primauté, une sorte de privilège. Je sais bien quil y a là un préjugé très répandu. Cest un trait commun à lhistoriographie chinoise et à lhistoriographie grecque. Mais elle est tout à fait inapplicable à lhistoire des Indes, par exemple. Les Indes ont une grande histoire, mais cest une histoire de la religion et de lart, ce nest aucunement une histoire politique. Dans le domaine de larchéologie et de la préhistoire, nous ne savons presque rien ou absolument rien de ce qui concerne la politique, alors que nous avons beaucoup de données économiques, techniques, artistiques. Aussi je crois quil faut être extrêmement prudent sur ce terrain.
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET HISTORICITÉ Les réflexions que Paul RICUR a proposées pour la séance de clôture de la Décade de Cerisy ont leur point de départ dans le métier dhistorien de la philosophie. La question quil sest posée est celle-ci : « Les difficultés que rencontre et que résout pratiquement lhistorien de la philosophie ne sont-elles pas révélatrices de difficultés inhérentes à lhistoire en général ? » Son hypothèse de travail est que lhistoire de la philosophie rend manifeste des aspects de lhistoire qui napparaîtraient pas sans elle ; elle recèle un pouvoir de manifestation, au sens fort du mot, des caractères historiques de lhistoire, dans la mesure où cette dernière se réfléchit dans lhistoire de la philosophie, prend conscience delle-même sous la forme de lhistoire de la philosophie.
Les « apories » de la compréhension en histoire de la philosophie Les problèmes de méthode concernant lhistoire de la philosophie et la compréhension en histoire de la philosophie peuvent être groupés autour de deux thèmes. Dabord, lhistoire de la philosophie ne se laisse pas unifier sous un seul style ; il ya, dans ce domaine, deux pôles deux idées-limites de la compréhension. Le premier de ces pôles est le système. Dans la mesure où lon essaie de comprendre en histoire de la philosophie, on est bien obligé de constituer des séquences. Ces séquences pourront être courtes, partielles, Mais le type dintelligibilité mis en uvre sera déjà un type que lon pourra dire hégélien ; une philosophie sera comprise dans la mesure où elle sera mise en place selon un certain développement. Tous les historiens de la philosophie, même ceux qui ont une prévention contre le »système », pratiquent ce genre de compréhension. Par exemple la séquence : Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, est classique dans lhistoire de la philosophie française ; chez les Allemands, on a une séquence : Kant, Fichte, Schelling, Hegel[3]. Comprendre ici, cest comprendre par le mouvement densemble, par la totalité. Par exemple, comment Hegel dans ses Leçons dHistoire de la Philosophie, comprend-il Spinoza ? Spinoza, cest la philosophie de la substance sans la subjectivité. La substance étant privée du moment de la réflexion, la subjectivité « tombe » en dehors de la substance ; cest ce qui fait que la philosophie peut être une Éthique. Tel est le premier modèle de compréhension en histoire de la philosophie et son pôle-limite : le système. Mais nous avons un autre type de compréhension qui consiste à comprendre chaque fois une philosophie comme philosophie singulière. Et cette philosophie singulière sera dautant mieux comprise quon aura été jusquau bout de sa singularité. Spinoza ne sera plus une variété de panthéisme ou de rationalisme ; comprendre Spinoza consistera à rapporter toutes ses réponses à toutes ses questions ; le système de Spinoza ne sera plus une réponse à des questions dordre général ; ce ne sera plus par rapport à des problèmes anonymes, que Spinoza se sera déterminé, parmi dautres et contre dautres philosophes ; mais le spinozisme procèdera dune question quil aura été seul à se poser ; par conséquent sa vérité incomparable consistera dans ladéquation de sa réponse à sa question. La philosophie considérée devient alors une essence singulière ; il sagit bien de luvre comme objet culturel ayant son sens en lui-même, sécrété en quelque sorte par lui-même. À cette limite extrême, les philosophies singulières sont radicalement isolées ; chacune constitue un monde total, dans lequel il faut pénétrer lentement, par une sorte de familiarité qui nest jamais achevée, exactement comme on essaie de comprendre un ami, sans jamais le confondre avec un autre ; or, il nu a pas de système où je puisse faire entrer mes amis ; chacun est mon ami, de façon unique et incomparable. Telle est donc la première constatation dont Ricur voulait partir : la compréhension historique se réfère à deux modèles : le système et lessence singulière. La deuxième constatation, cest que ces deux lectures de lhistoire de la philosophie correspondent à deux exigences, à deux attentes, et finalement à deux modèles de vérité, dont chacun renvoie à lautre. En effet, quest-ce que jattends de la première lecture ? Nous avons employé tout à lheure le mot de « totalité ». Mais pourquoi, précisément, jessaie de comprendre par la totalité ? On pourrait dire que la totalité, cest le « grand détour » de la conscience de soi. Platon disait que pour comprendre lâme, il fallait en lire la structure sur les grandes lettres de la cité. De même, je lis les petites lettres de la conscience de soi sur les grandes lettres de lhistoire de la philosophie. Cest là que jen découvre toutes les possibilités, mais accomplies dans les uvres de ce que Hegel appelle lEsprit. Par ce mouvement même, la conscience de soi devient lEsprit, au lieu de rester la pauvre singularité anecdotique de ma propre vie. En sens inverse, je peux dire que lhistoire devient conscience de soi, parce que lordre de lhistoire coïncide avec la mise en série, radicale et radicalement ordonnée, dune téléologie de la conscience de soi. Lhistoire devient humaine, elle reçoit sa qualification humaine en se prêtant à cette lecture ; elle devient parfaitement sensée en affleurant au niveau de la suite des pensées philosophiques, en tendant vers le système. Ce qui est remarquable, cest que ma conscience devient pensée en même temps que lhistoire. Et cest le système qui opère cette double promotion : de la conscience humaine sélevant à la clarté de la parole philosophique, et de lhistoire accédant à la rationalité. Ce que jattends de cette assomption de lhistoire dans lhistoire de la philosophie, et de cette dernière dans le système, cest lavènement dun sens. En fait, je suis sommé de choisir entre le sens et le non-sens. Je suis philosophe et je choisis le sens. Tant pis pour le non-sens qui reste. Mais ce qui est beaucoup plus grave, cest que je nai pas seulement laissé le non-sens en dehors, mais un « autre sens », une façon autre davoir du sens Il faut alors avouer que tout est dans chaque philosophie, que chaque philosophie est à sa façon une partie totale ou une totalité partielle. Je nai pas le droit de dire quune philosophie nest quun moment ; cest par un décret violent que je la réduis, que je la fige en un moment qui a son sens en dehors delle. La compréhension précédemment qualifiée damicale, et qui pratiquerait « la vérité dans la charité », pousserait jusquà la cohérence interne et à la suffisance parfaite de la singularité. Autrement dit, lautre façon de comprendre que jattends aussi, cest celle qui porterait sur une monade ou une personne, sur une essence entièrement personnalisée, qui naurait plus de sens en dehors delle. Cette essence singulière exige le type de compréhension qui consiste à se dépayser dans un autre, exactement comme je rencontre en chacun de mes amis la totalité de lexpérience humaine sous un certain angle. Cette exigence, qui fait contrepoids à celle de la totalité, cest lexigence de la communication. Cest donc bien un autre modèle de vérité qui est invoqué ici, une vérité qui exclut toute « Somme ». On pourrait dire quici la vérité serait complète si la communication pouvait être achevée, mais elle reste ouverte. La vérité, comme dit Jaspers, nest pas autre chose que « philosopher en commun ». Je ne peux comprendre quelquun que je suis moi-même quelquun et si jentre dans le débat ; à ce moment-là il ny a plus de position privilégiée pour lire le système, la vérité est radicalement inter-subjective. Remarque doit être faite que la communication sur le mode historique diffère fondamentalement de celle avec un ami. Là, lautre répond ; ici, par définition lautre ne répond pas. Ce qui concerne la communication historique, cest dêtre unilatérale ; lhistoire est ce segment de linter-subjectivité où la réciprocité est impossible parce que des hommes du passé je nai pas la présence, mais seulement la trace. Simiand appelait lhistoire la connaissance par traces : en histoire de la philosophie la trace cest luvre. Comme historien, jinterroge une uvre qui ne répond pas ; il y a donc unilatéralité dans la relation : néanmoins, dans le sens large du mot, je peux parler de communication, en ce que moi qui lis et comprends lautre philosophe, je fais partie de la même histoire que lui ; cest à lintérieur du mouvement total des consciences quune conscience en comprend dautres qui ne répondent pas.
Toute historicité est contradictoire Cest parce quil y a « plus » dans le discours philosophique que lhistoire de la philosophie peut révéler des aspects de lhistoire qui napparaissent pas autrement. 1°) Dabord, cette double lecture de lhistoire de la philosophie révèle un double aspect, virtuellement présent en toute histoire. Toute histoire peut être comprise comme avènement dun sens et émergence de singularités. Ces singularités sont, soit des événements, soit des uvres, soit des personnes. Lhistoire hésite entre un type structurel et un type événementiel. Mais cest uniquement dans la clarification du discours philosophique que ces deux possibilités se séparent et se manifestent. En quel sens lhistoire comporte-t-elle cette double possibilité ? Dun côté, nous disons lhistoire au singulier et attestons quil y a une unique histoire, une unique humanité : « Toute la suite des hommes, écrit Pascal, dans le fragment dun Traité du vide, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » Nous avons la conviction que, là où nous rencontrons quelque signe humain, il peut, a priori, être rapporté à un unique champ dhumanité. Cela, je le sais avant même de faire de lhistoire, par une sorte de compréhension anté-prédicative du champ historique. Mais de cette compréhension lhistorien ne peut rendre raison. Elle reste, pour lui, « pré-jugé », au sens fort du terme. Ce préjugé de lhistorien nest justifié que par la tentative du philosophe pour récupérer, dans un unique discours, les discours partiels. Même sans être hégéliens, et même sans être philosophes du tout, nous avons le sentiment que tout ce que les philosophes ont dit, partout et toujours, doit pouvoir constituer un continent, une réalité dun seul tenant : cest la parole humaine, cest le discours, cest le Logos. Doù la possibilité de dire que cest le système, la possibilité-limite du système, qui révèle que lhistoire est potentiellement une. Seulement par devers moi existe une autre conviction, que la première ne peut extirper. Dire Si je dis « lhistoire », au singulier, lhistoire est aussi lhistoire des hommes, au pluriel, cest-à-dire non seulement des individus, mais des communautés et des civilisations. Un certain pluralisme est donc également inscrit dans la pré-conception du drame historique et du travail historique. Non seulement je mets les hommes au pluriel, mais je mets aussi les événements au pluriel; sil y a « événement, il y a des événements. Lhistoire est nécessairement un divers, une multiplicité : il y a ceci et puis cela. Cest le « et puis », « et puis alors », « et puis encore », qui fait quil y a histoire. Sil ny avait pas de ruptures, de novations, il ny aurait plus du tout dhistoire. Où donc cet autre aspect latent de lhistoire, son aspect événementiel, est-il rendu parfaitement manifeste ? Dans la singularité des uvres. Cest là que lhistoire atteste son caractère, si lon peut dire, granulaire, son caractère quantique. Nous ne connaissons lesprit que dans les uvres de lesprit, dans des uvres culturelles, qui demandent chacune notre amitié, et, plus nous avançons dans cette amitié pour les uvres, plus nous réduisons les généralités qui la masquent, plus nous progressons en direction du singulier et de lunique. Ainsi est manifesté, par le discours philosophique, en tant quil nest pas reflet mais constitution de sens, le double caractère de toute histoire, qui est dêtre à la fois structurelle et événementielle, dêtre unité de lhistoire et multiplicité des événements, des uvres et des hommes. Telle est notre première conclusion : lhistoire de la philosophie manifeste la dualité latente de toute histoire; en éclatant elle-même en deux modèles dintelligibilité, elle révèle ce qui était sous-jacent à lhistoire. 2°) Cette première conclusion en appelle une seconde. Cette décomposition du structural et de lévénementiel, opérée dans la compréhension des uvres, et singulièrement des uvres philosophiques, est, dune certaine façon, une destruction de lhistoire. Cette deuxième conclusion est peut-être encore plus paradoxale que la première. Or, cest la double destruction de lhistoire qui révèle lhistoire comme histoire. Il est tout à fait remarquable que les deux modèles-limites de la compréhension en histoire de la philosophie, le système et la singularité, représentent une certaine suppression de lhistoire. Dabord, dès quil y a système, il ny a plus dhistoire. Dans la Phénoménologie de l'Esprit, on trouve encore une certaine histoire, dailleurs « idéale », constituée par les « figures » de lEsprit; or, lorsquon passe à la Logique de Hegel, il ny a plus de « figures », mais des « catégories »; il ny a plus dhistoire du tout. La limite de la compréhension historique est donc la suppression de lhistoire dans le système. On voit la même chose dans luvre dEric Weil : les attitudes sont encore dans lhistoire, les catégories ne composent plus une histoire, mais bien une Logique de la philosophie. Le passage de lhistoire à la logique signifie la mort de lhistoire. Dautre part, dans la seconde direction, lhistoire nest pas moins détruite. Lorsquon pratique lhistoire de la philosophie selon la seconde méthode, on aboutit à une sorte de schizophrénie, on vit dans un philosophe, puis dans un autre, sans quil y ait passage de lun à lautre; on peut même dire que ces philosophes nappartiennent plus à aucune époque, ce sont des singularités qui flottent hors-histoire, des essences singulières achroniques, intemporelles. Luvre est devenue une sorte dabsolu, qui contient son propre passé, mais son passé essentialisé[4]. Luvre de Spinoza a tel passé, mais ce passé est dans lessence de lessence, et lessence, elle, nest à aucun moment; on peut dire de cette uvre singulière, ainsi comprise, quelle « est », quelle est « ainsi », et, à ce titre, irréfutable. Nietzsche disait : « Un son ne peut être réfuté », ni davantage une parole ainsi absolutisée. On le voit, lhistoire de la philosophie ne révèle le caractère fondamental de toute histoire, dêtre à la fois événementielle et structurale, que par son propre travail, qui a supprimé lhistoricité. Ce serait peut-être le seul sens que lon puisse donner à la notion de fin de lhistoire. Toute philosophie est, dune certaine façon, la fin de lhistoire. Le système est la fin de lhistoire parce quelle sannule dans la Logique; la singularité aussi est la fin de lhistoire, puisque toute lhistoire se nie en elle. On aboutit à ce résultat, tout à fait paradoxal, que cest toujours à la frontière de lhistoire, de la fin de lhistoire, que lon comprend les traits généraux de lhistoricité. 3°) P. RICUR arrive ainsi à sa dernière conclusion : si lhistoire est révélée comme histoire dans la mesure où elle est dépassée, vers le discours ou vers luvre singulière, il faudra dire que lhistoire nest histoire que dans la mesure où elle na accédé, ni au discours absolu, ni à la singularité absolue, dans la mesure où le sens en reste confus, mêlé. Lhistoire vécue, lhistoire faite, cest tout ce qui se passe en deçà de cette décomposition et de cette suppression. En deçà de cette décomposition, lhistoire est essentiellement équivoque, en ce sens quelle est virtuellement événementielle et virtuellement structurale. Lhistoire est réellement le royaume de linexact. Cette découverte nest pas vaine; elle justifie lhistorien. Elle le justifie de tous ses embarras. La méthode historique ne peut être quune méthode inexacte. Cette nécessité, elle peut être comprise à partir dun point où toutes ces difficultés seraient dépassées, mais où il ny aurait plus dhistoire. Toutes les difficultés de la méthode historique sont justifiées, à partir de cette limite du discours philosophique. Lhistoire veut être objective, et elle ne peut pas lêtre. Elle veut faire revivre et elle ne peut que reconstruire. Elle veut rendre les choses contemporaines, mais en même temps il lui faut restituer la distance et la profondeur de léloignement historique. Finalement, cette réflexion tend à justifier toutes les apories du métier dhistorien, celles que Marc Bloch avait signalées dans son plaidoyer pour lhistoire et le métier dhistorien. Ces difficultés ne tiennent pas à des vices de méthode, ce sont des équivoques bien fondées. Paul RICUR termine par quelques corollaires. Si lhistoire est ce qui se passe en deçà de cette clarification par le discours, il faut dire aussi que lhistoire universelle nexiste pas. Si elle existait, elle serait le système et ne serait plus lhistoire. Cest pourquoi lidée dhistoire universelle ne saurait être quune tâche, une idée de la raison. Cette tâche garde lhistorien des civilisations de croire quil y ait des îlots incommunicables; dès quil y a deux îles, je les pense ensemble dans un même cosmos; cest pourquoi ce sera toujours une tâche de chercher des relations entre toutes les totalités partielles. Il faudra dire aussi que, si lhistoire universelle nexiste pas, il nexiste pas non plus de singularités absolues ; elles ne pourraient exister que dans des uvres parfaitement singularisées. Or lhistoire comporte aussi des forces, des tendances, des courants, de lanonyme, du collectif; ce nest que dans des uvres parfaites et rares que la singularité est, sinon atteinte, du moins approchée. Il y a peu dêtres qui soient personnels, vraiment personnels. La personnalité est une limite de lexistence; lhistorique, cest ce qui ne peut arriver au dernier degré de la clarification, ni dans le sens du système, ni dans le sens de la singularité. Léquivoque de lhistoire, cest donc aussi son imperfection, qui la retient toujours en deçà de ce qui laccomplirait, soit du côté de lunité du sens, soit du côté des uvres singulières. Et, comme ce qui accomplirait serait aussi ce qui supprimerait, il faudrait peut-être dire: seul ce qui supprime est aussi ce qui manifeste.
Dernières interventions faisant suite à lexposé de P. RICUR J. Taubes. Que veut, effectivement, la philosophie ? Tous les grands philosophes ont visé la sophia, cette connaissance totale qui, pour M. Ricur, transcende lhistoire. La question est de savoir si un pareil savoir est accessible à lesprit humain. Les uns ont fait appel à Dieu, les autres à un savoir purement humain, mais ils ont tous cherché un savoir total et absolu. Ce qui distingue lintellectuel, cest quil peut viser un progrès à linfini, tandis que le vrai philosophe veut vraiment le savoir total... P. Ricur. Jai pourtant parlé dune tâche... J. Taubes. Mais alors il ne sagit plus de philosophie; le but de la philosophie nest pas la parole qui continue, cest au moins implicitement le silence. Le jour où lon aura atteint au savoir absolu, il ny aura plus quà se taire. P. Ricur. Sans doute faut-il que je précise ma position. Et je dirai dabord quil faut distinguer, dans une philosophie, entre son point de départ, son organisation interne et ce quon pourrait appeler, si vous le permettez, son ravitaillement spirituel. Une philosophie peut être intégralement philosophique, alors que le philosophe lui-même se nourrit à des sources religieuses. En tant que philosophe, et quhistorien de la philosophie, je maintiens fermement lautonomie de la philosophie. Vous vous êtes étonné que la transcendance napparût pas dans mon discours philosophique. En fait, elle apparaît en ceci justement que, si je construisais un système total, où il y aurait tout, je dirais que tout aussi échapperait à ce système, tout, cest-à-dire le singulier et lexistant. Cest cette impossibilité dachever le discours de la philosophie dans le savoir absolu, de lachever également dans je ne sais quel existentialisme inconsistant, cette espèce de va-et-vient entre le discours et la singularité, qui maintient une tension toujours ouverte. Quentre ces deux pôles, il y ait effectivement le silence dont vous parlez, entre eux ou au-delà deux, les enveloppant, jen suis assuré, mais je navais pas à en parler ici, en tant que philosophe. Je répète que cette position a lavantage de justifier lhistoire, car ce qui se décompose de façon stérile pour le philosophe, je le vis de façon ambiguë dans la vie quotidienne qui est justement le mélange dun discours, qui na pas effleuré à la clarté, et de décisions singulières, de rapports de personne à personne. La manière de surmonter cette tension, cest la vie, qui me fait vivre en deçà de cette décomposition, qui est aussi suppression de lhistoire. La philosophie ne saurait être le tout de la vie. Il faut aimer aussi, car le discours népuise pas la vie. conscience sociale. Ici, je' ne suis pas embarrassé, puisque Goldmann lui-même est venu à mon aide, lorsquil a dit que les philosophies ne sont des reflets que par leur retombée, par leur aliénation. La conscience peut devenir reflet dans certaines circonstances historiques, elle ne lest pas originairement. Le phénomène du reflet est un phénomène de dégénérescence, de résorption, pour ainsi dire, sociologique du mouvement créateur. Et cest pourquoi jai dit tout à lheure que, si la recherche philosophique représente, dune certaine façon, une dissimulation de la véritable situation, ce nest point quelle soit une conscience fausse, mais parce quelle est justement cette structure qui permet lapparition de la conscience fausse. Le reflet est pour moi le mensonge fondamental, le « mal » dans la pensée, et cest un thème qui joue un rôle essentiel dans mes recherches sur la culpabilité. Si, en même temps que le reflet, jai éliminé la notion d « effet », cest parce que je ne crois possible dutiliser le vocabulaire de la causalité que lorsque je peux connaître la cause sans connaître leffet. Je préférais parler de « motivation », motivation par la situation et qui, à son tour, devient motif de la situation. M. Goldmann. Le mot « motif » renvoie, semble-t-il, à une transparence de la conscience ; la causalité peut être inconsciente. M. Ricur. Ce nest peut-être quune querelle de mots, car, pour moi, le terme « cause » est lié à des modèles physiques, qui conviennent mal au genre de motivation que jai envisagé ici. Mais lobjection fondamentale de M. Goldmann portait, je crois, sur un autre point. Est-il possible, entre les deux positions que jai analysées, den concevoir une troisième ? Je réponds que cette troisième position existe en effet, mais quelle nest pas philosophique : cest la vie même, et cest lhistoire. Cest cette région de lambiguïté, où nos choix sont des paris, des paris, par exemple, sur des significations, sur des fragments de signification. Je ne suis jamais en face de la totalité; je dois parier à partir de ce que moffre un certain temps, une certaine époque. Je dois prendre parti, par exemple, dans un problème comme celui de la décolonisation, dont je suis loin de dominer tous les éléments, que jintègre imparfaitement à lensemble de la situation historique. Je prends pourtant parti, mais je sais, ou je devrais savoir, que ce parti est, pour une part, incertain et contingent, quil comporte des risques. Lhomme historique ne peut réaliser cette sorte de synthèse qui serait à la fois singularité historique et intégration de toutes les perspectives. J. Madaule. Nous voici donc, après une dernière journée bien remplie, au terme de ces entretiens consacrés à lhistoire et à ses interprétations. Ce soir, les historiens se sont tus, sans doute parce quils sentaient tout ce quils avaient à apprendre des philosophes. Ils retiendront, je crois, du magistral exposé de M. Ricur, que lhistoire est une zone déquivoque et dambiguïté, entre le singulier, lirremplaçable, ce quon ne verra jamais deux fois, et le systématique qui éclaire lensemble mais risque, à chaque instant, de sortir de lhistorique. Précisément toute luvre du professeur TOYNBEE est un effort pour maintenir lhistoire dans ces limites existentielles, sans jamais négliger les grandes perspectives davenir qui, malgré tous les risques quimpliquent nos « paris », donnent seuls un sens à notre condition humaine.
[1] ÉTUDE DE LHistoire en douze volumes, parus entre 1934 et 1961. [2] Le caodaïsme est une religion instituée en 1925au Viêt Nam par Ngô Van Chiêu, fonctionnaire vietnamien, après que - d'après ses dires - il fut entré en contact, lors d'une séance de spiritisme avec un « esprit ». Cet esprit se donna d'abord pour nom « AĂÂ », les trois premières lettres de l'alphabet vietnamien, puis « Cao Dai Tien Ong » (Cao Dai signifie « Être suprême ») et ordonna à Ngô Van Chiêu de créer le caodaïsme. Cette religion fut reconnue par les autorités coloniales en 1926 et regrouperait actuellement plus de 5 millions d'adeptes. [3] On représente habituellement Hegel comme continuant et achevant la pensée de Schelling (1), qui avait continué et développé la doctrine de Fichte (2), continuateur lui-même de la pensée de Kant (3). Il se peut que cette conception de la valeur successive de ces doctrines ait une vérité schématique : il est certain qu'elle n'est pas vraie d'une vérité historique.
Date de création : 04/10/2015 @ 08:58 Réactions à cet article
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