LIDÉE DE GÉNÉRATION Pas de notion devenue plus triviale et malgré tout plus opaque[1]. Pas de notion plus antique,plongeant ses références biologiques dans la Bible, Hérodote et Plutarque ; et ne prenant pourtant son sens que dans notre récent univers. Quest-ce qui en elle, appartient en propre à la France ? En quel sens est-elle exactement lieu de mémoire ? Il ny aurait peut-être pas autour des générations cette effervescence dinterrogations sociologiques, économiques, démographiques et historiques depuis vingt ans, ni cette surutilisation du thème favorisé par les sondages, sans Mai 68. À la très longue et méfiante indifférence où végétait, de la part au moins des historiens, cette notion fuyante, allait succéder une prolifération détudes en tout genre, hantée par le fantôme de 68. Emballement dautant plus curieux que, sur lexplosion de 1968, en revanche, de bons esprits nont pu que déplorer la pauvreté de la recherche historique sérieuse, par rapport au flot irrépressible de lexpression de la mémoire, et à lautocélébration spontanée ou suscitée des acteurs. La fabrication de la sacro-sainte génération de 68, na pas démarré avec les « évènements ». Elle sest opérée au rythme des anniversaires décennaux 1978, 1988 et dans des contextes historiques sensiblement différents : le premier, dans le bilan nostalgique et la retombée mélancolique de léquipe gauchiste, la tristesse des « années orphelines », au terme desquelles un journaliste sollicitait les souvenirs dune « génération perdue » ; le second, en pleine effervescence de la cohabitation, pris en tenaille entre ce que Serge July, personnage central de la saga, navait pas hésité à appeler l« éjaculation précoce » du mouvement étudiant de décembre 1986 et la double campagne déjà lancée des élections présidentielles puis législatives, sur fond de Bicentenaire entamé. Il nempêche que, des deux célébrations décennales de Mai, couronnées par le premier ouvrage simplement et majestueusement intitulé Génération[2], a surtout émergé la capacité dun petit nombre dacteurs et chroniqueurs ex-trotskystes, ex-maos, es-Gauche prolétarienne parvenus aux commandes, à sinsinuer ou se faire instituer les hérauts dune génération et à en assumer la représentativité commémorative. La génération mémorielle était à luvre dans le mouvement même. Car quétait-il dautre avec ses barricades en forme de citation et son théâtre référentiel, quune gestuelle de mémoire révolutionnaire, sans débouché révolutionnaire ? Génération, mémoire, symbole. Mai 68 a été à lui-même sa propre commémoration. Lédification dune mémoire et lauto-affirmation dune génération y sont allées de pair, comme les deux faces dun même phénomène. Le contenu uniquement symbolique que revêt alors lexpression, le point daboutissement dun vaste cycle historique, commencé précisément avec la Révolution et qui se clôt à ce moment-là. Cest lémergence dune « génération » à létat pur, intransitif, qui a fait apparaître la souveraineté opérationnelle et rétrospective de la notion, la constituant ainsi, dentrée de jeu et en sens premier, tout temporel, en lieu de mémoire.
1/ LE PARCOURS DE LIDÉE
En dépit de tentatives récentes et souvent heureuses pour donner une vie historique au phénomène et dégager avec finesse des générations opérationnelles dans le domaine politique[3] ou intellectuel[4], le jugement de fond na pas varié. Cest quà vouloir donner de la « génération » une définition précise, ou ce quimplique de précis toute espèce de définition, on bute immanquablement sur le piège que recèle la notion elle-même, un double piège : dune part, la génération, par nature, est un phénomène individuel, qui na de sens que collectif ; dautre part, la notion, par origine continuiste, na cependant quun sens de discontinuité et de rupture. Elle naît du biologisme élémentaire pour sépanouir dans une scansion symbolique du temps sans rapport avec un âge réel. Chacun de nous sait quil appartient à plusieurs générations, se sent plus ou moins lié à chacune delles, ne fait pas forcément partie de la génération à laquelle la naissance devrait lassigner ; et que lintérêt puissant de cette catégorie très spéciale de la périodisation, la seule à ne pas relever de larithmétique, ne réside pas dans la détermination matérielle et temporelle à laquelle elle condamne, mais dans la dynamique dappartenance quelle autorise. Il y a certainement là, à légard de la génération, deux attitudes de principe, pour ne pas dire deux philosophies radicalement contraires : lune y voit par essence, un principe denfermement, dassignation sociale et de limitation existentielle, un redoublement de cette finitude que Heidegger, dans le sillage de la philosophie romantique allemande, que « le fait de vivre dans et avec sa génération achève le drame de lexistence humaine » ; lautre ne comprend lincroyable potentiel identificatoire dont sest chargée la notion, sur la base et dans le cadre de légalitarisme démocratique, quà travers lespace de liberté quelle postule et la démultiplication de soi quelle permet. La solidarité générationnelle pure en quoi consiste entière lessence de la chose, est liberté, dans la mesure où lhorizontalité quelle postule est comme limage idéale et idéalisée de la démocratie égalitaire. La génération incarne et résume le principe dégalité dont elle est née. Cest à coup sûr ce qui lui donne sa radicalité simplificatrice. Elle abolit dun coup toutes les autres différences. Mieux encore : la génération résout la quadrature du cercle de toute démocratie, elle renverse le subi en voulu, le simple donné de la naissance en revendication dexistence. Cest peut-être aujourdhui le seul moyen dêtre libre, en appartenant à quelque chose. La « génération » est fille de la démocratie et de laccélération de lhistoire. Lidentification par lévènement correspondait à une époque de changements lents et de scansions nettes qui simposaient delles-mêmes à la reconnaissance des acteurs. Labsence dun repère massif de mémoire vraiment collective en même temps que la rapidité des changements ont abouti à la situation inverse : lidentification du flux temporel par la notion même de génération. Non que les grands évènements aient disparu, au contraire ; mais ils ont changé, eux aussi de régime : banalisés par leur multiplicité même, irréalisés par la manière dont ils sont reçus et vécus, déconcentrés dans la population sur laquelle ils font sentir leurs effets. Le milieu historique de leur apparition a explosé au monde entier. La France a longtemps vécu dune histoire autocentrée, elle tend à vivre dune histoire hétérocentrée. Les bouleversements de la société ont, depuis vingt-cinq ans, travaillé dans le même sens, par la généralisation des classes moyennes comme par luniformisation des genres de vie et des habitudes de consommation : laccent de la nouveauté sest déplacé, du coup, sur de micro-évènements dinnovation technique ou sociale. Lévolution démographique, enfin, a accentué la transformation du phénomène, avec, dun côté un vieillissement de la population dû à un allongement de la durée de la vie et au ralentissement des naissances, et, de lautre, une augmentation relative du nombre des jeunes, due au retard de lentée dans la vie et dans la parution de la « post-adolescense[5] ». Laccroissement simultané, dans la société française, du poids des vieux et du poids des jeunes, a sensiblement alourdi une situation daffrontement où tout ce qui nest pas « jeune » est immédiatement perçu comme « vieux ». Lhistoire, la société, la démographie ont ainsi puissamment conspiré pour démocratiser un phénomène un phénomène dessence démocratique. Il sest passé somme toute, avec la « génération » une subversion interne analogue à celle quon a pu décrire pour lévènement moderne et médiatisé. La génération comme génération dominante et phénomène historique total sest atomisée, et cest la quotidienneté sociale toute entière qui sausculte à travers la « génération ». On comptait autrefois trois générations par siècle. On en compterait aujourdhui presque une par jour. Limagination journalistique et publicitaire fait flotter la génération comme le franc dans le serpent monétaire, du registre technique la génération Moulinex ou Pampers au registre psychologique : la bof, la flip, les « célibattantes ». Le dernier coup de bluff ou de génie a été laffiche de la « Génération Mitterrand », dont on ne sait si elle est née, chez un illustre publicitaire, dun réflexe conjuratoire ou de la dévotion ironique. Dans cette inflation ravageuse, on a ou voir lusure précoce dune notion bien adaptée à lintelligence dun long et lourd XIXe siècle , mais rendue caduque par la légèreté provisoire des temps. Cette usure nest pas évidente. Latomisation de la notion et même sa banalisation ne limitent nullement, au contraire, sa sacralisation, sa radicalisation, sa vocation transgressive. La véritable question que pose cette métamorphose contemporaine de la notion, son usage et sa diffusion, est en définitive la suivante : pourquoi et comment, au fur et à mesure que saccélère le changement, lidentification horizontale de lindividu par la simple égalité des âges, a-t-elle pu prendre le pas sur toutes les autres formes de lidentification verticale ? La génération séprouvait autrefois dans le cadre restreint de la famille, de la classe sociale et scolaire, de la carrière, de la nation ; elle les a tous fait éclater pour saffirmer davantage. Pour que la notion senvole et prenne en même temps tout son poids, pour quelle simpose dans toute sa force et libère son potentiel defficacité classificatoire et déclassificatoire, il a fallu, précisément, que les autres paramètres deviennent indistincts et que sépuisent les autres formes de lidentification sociale traditionnelle. Non que ces modes de filiation aient pour autant disparus ; mais ils ont perdu quelque chose de leur énergie structurante. Et voilà quune notion molle, imprécise, surajoutée, est devenue un instrument aux effets durs, essentiels et précis. Curieux retournement : la génération affirmeson hégémonie classificatrice à mesure que saffaiblit sa fonction historique de départ. Pareil retournement nest lui-même intelligible que par linversion pyramidale du prestige des âges. Cest là que simpose lépineux problème de lautonomisation progressive du continent jeunesse, qui sest brutalement et spectaculairement accélérée depuis un quart de siècle. Une jeunesse qui sest, elle aussi, émancipée dune étape transitoire de la vie, affranchie dune réalité sociologique et dune minorité sociale, libérée même dune symbolique de lâge pour devenir un principe ordonnateur de la société tout entière, une image mentale distributrice du rôle et des places, une fin en soi. Il est maintenant bien établi, que, schématiquement et en un survol rapide, ce statut de la jeunesse qui nest pas « quun mot », a connu trois grandes phases : dans un premier temps, celui quincarne justement la rupture du cycle révolutionnaire et louverture du monde en plein bouleversement, ce sont les jeunes qui ont réellement assumé le rôle dadultes. Ce sont eux qui ont pris largement en charge la dynamique de la transformation politique et sociale. Détail révélateur : cest en 1825 quapparaît le mot de « gérontocratie », cest-à-dire à cette date qui marque le début de lassaut libéral contre la crispation du monde ancien de la Restauration. Toutes les révolutions du XIXe siècle apparaissent comme des insurrections de la jeunesse ; linstallation progressive de la société issue de la Révolution, la nouvelle organisation familiale quelle met en place, la dispersion des héritages quelle favorise et le conflit père-fils quelle aiguise, louverture des carrières quelle offre aux mérites, lécrémage des talents par les grandes écoles, ont amené cette seconde étape où linitiation de la jeunesse à la responsabilité sociale des adultes sest opérée au rythme violent ou régulier, facile ou forcené, du renouvellement des générations. Cest le thème où sest nourrie une bonne partie de la littérature du XIXe et du premier XXe siècle, De Balzac à Jules Romains, et de LÉducation sentimentale de Flaubert à LOrdre de Marcel Arland, et au Sursis de Jean-Paul Sartre. Dans cette longue stabilisation, où sest précisément cristallisée la notion de génération, tous les mouvements ou organisations propres à la jeunesse de la fin du XIXe siècle et du XXe nont été, peu ou prou, que des filières de dépendance ou dintégration de la jeunesse à la société adulte, à ses idéologies, à ses partis depuis les mouvements scouts jusquaux jeunesses catholiques ou communistes ; puis soudain la sécession et la démocratisation du phénomène. Voudrait-on lui assigner un moment précis ? On le fixerait sans risque derreur : entre 1959, date où lapparition des « blousons noirs » marque ce retournement négatif du mythe de la jeunesse dans les sondages et les représentations sociales, et 1965, où les statisticiens notent le renversement de tendance du taux de fécondité qui, en dix ans, tombera au-dessous du seuil de remplacement des générations, tandis que Roger Daltrey chante, cette année-là, My Generation avec son regard bleu de prolo londonien. Brutalement, la jeunesse émerge à la conscience publique comme un univers à part, avec ses lois, son vêtement, son vocabulaire, ses signes de reconnaissance, ses idoles Jack Kerouac, Johnny Halliday sa mythologie, de Planète à Salut les copains, et ses grandes messes dont la première, la mémorable « Nuit des copains », place de la Nation, qui attire soudain, le 21 juin 1963, plus de cent cinquante mille jeunes, reste dans les annales comme une révélation. Le plus important nest pas là. Il est dans le fait que cest le durcissement de la notion par sa fixation sur lâge et son tranchant exclusiviste et discriminatoire qui a permis le rebondissement de la « génération » sur tous les âges et son explosion dans tous les sens. Lallongement de la durée de vie aidant, il a démultiplié la « génération » à linfini de léchelle des âges, et lon naurait pas de mal, par exemple, entre les jeunes-vieux et les vieux-vieux, à identifier un interminable dégradé générationnel. Cest laboutissement et le signal de ce quest devenue la « génération » : un langage purement psychologique, individuel et privé, une identité à usage interne. Dans un monde voué à latomisation démocratique, la génération nest pas seulement le moyen dêtre libre ; elle est aussi le seul; moyen de nêtre pas seul. 2/ LA CONSTRUCTION HISTORIQUE DU MODÈLE Dans chaque pays, il y a probablement, une « génération » et une seule qui a servi à toutes les suivantes de modèle et de patron En Russie, ce fut la génération idéologico-politique de Tchernychevski des années 1860. En Espagne cest la légendaire génération 1898, autour dUnamuno, qui cristallise une réaction littéraire. Aux États-Unis, il faut attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la sécession de lamerican way of life produise la « génération perdue ». En Allemagne ? Cest là que le parallèle avec la France serait le plus vrai, tant les histoires des deux pays sont imbriquées et réagissent lune sur lautre depuis les guerres de la Révolution et de lEmpire. Cest pourquoi lon saccorde à voir dans les combats de la jeunesse prussienne de 1815-1820 pour lémancipation intellectuelle et lunité nationale, plutôt que dans lAufklärung et le Sturm und Drang, le moment véritablement matriciel et archétypal qua représenté, en France, la « génération romantique ». Celle à qui lon reconnaît d« avoir donné au XIXe siècle sa formule principale », dans laquelle on a salué « une sorte dentéléchie [acte] naturelle » et qui a laissé, dans lhistoire et dans la légende, une trace de feu. Musset lui a donné, tardivement, en 1836, la formule poétique des « enfants du siècle ». Mais derrière son envolée lyrique qui la nimbe de « je ne sais quoi de vague et de flottant », il faut lire une situation historique très précise qui se prépare dans la répression des agitations universitaires et carbonaristes de 1819-1820, se cristallise en 1823 (date de léphémère Muse française, berceau du renouveau poétique), apparaît dans sa fixation positive en 1825 (date du Globe, son porte-drapeau), et qui finira par exploser en 1830 pour régner pendant vingt ans et écraser de son éclat jusquà Baudelaire et Flaubert. De telle sorte quon peut parler indifféremment de la génération de 1830, ou de 1820. Allan B. Spitzer en a fiché quatre-vingt trois membres, dont la plupart sont nés de 1795 à 1802, comme Augustin Thierry (1795), Vigny (1797), Thiers (1797), Michelet (1798), Auguste Comte (1798), Pierre Leroux (1797), Cournot (1801), Delacroix (1798) Balzac (1799), Hugo (1802).Lhistorien américain en a montré les liens de jeunesse, les connexions, les échanges et les réseaux complexes, puisque le groupe unit dans une même alliance tactique de jeunes écrivains royalistes en pleine insurrection littéraire et de jeunes étudiants militants républicains des sectes conspiratrices. Génération instantanément autoproclamée, en particulier par le texte célèbre de Théodore Jouffroy (né en 1796), carbonaro [membre dune société secrète] destitué de son poste de professeur à lÉcole normale qui publie dans Le Globe en 1825 un essai écrit dès 1823, médiocre mais très remarqué dans lequel Sainte-Beuve reconnaîtra plus tard « le manifeste le plus explicite de la jeune élite persécutée ». À tous, ces années de gestation ont laissé un souvenir séraphique et galvanisé dune aurore du monde « Quel temps merveilleux ! » dira plus tard Théophile Gautier dans son Histoire du romantisme, en évoquant les réunions du premier Cénacle[6]. « Comme tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, denivrantes et fortes saveurs ! La tête nous en tournait ; il semblait quon entrait dans des mondes inconnus. » Et Alfred de Vigny, un quart de siècle après, encore sous le charme de cet éden premier rappelle comment il se trouva, autour de La Muse française, « quelques hommes très jeunes alors, inconnus lun à lautre qui méditaient une poésie nouvelle. Chacun deux, dans le silence, avait senti une mission dans son cur[7] ». Ce qui donne à ce groupe ou, pour employer des mots à la Thibaudet, cette « couvée », cette « levée », sa mission poétique, sociale ou politique, cest sa situation historique : elle est la génération révolutionnaire différée
Il ny a pas que le socle historique Ce qui a fait de la génération romantique un modèle dominant nest pas tant dêtre une génération complète, intégrant la totalité des paramètres sociaux, politiques, intellectuels ou scientifiques attachés à lexpression vitale dune classe dâge, portée par le moment historique le plus lourd de lhistoire contemporaine française, modelée par une évolution sociale qui achève den aiguiser les contours, et scandé par laffrontement brutal de 1830. Ce qui fait de cette panoplie générationnelle un patron créatif et nourricier est davoir noué tous ces éléments sur les deux axes, qui, en France, ont toujours constitué le noyau dur de la notion : la politique et la littérature, le pouvoir et les mots ici dans leur magie active, à savoir la poésie, que les romantiques précisément ont chargée dun pouvoir thaumaturgique[8].Il y a là un nud constitutif de lidentité générationnelle à la française. Dautres pays construiront leur patron sur dautres dispositions, comme en Russie, par exemple, sur le triangle du pouvoir dÉtat, de la société civile et de léducation publique ; ou aux États-Unis sur la fracture du consensus de la prospérité. La « génération » sexprime en France, sur le registre conjugué du rapport au pouvoir, et du rapport à lexpression littéraire, intellectuelle ou musicale ; cest leur mélange intime qui la fait lever. Sans doute y a-t-il eu des générations comme les symbolistes et les surréalistes, pour naffecter que les milieux clos de la littérature, encore que lengagement de Mallarmé dans laffaire Dreyfus, et de Breton dans le mouvement révolutionnaire soient là pour le démentir. Sans doute y a-t-il eu des générations comme celles de la Résistance ou du communisme de guerre froide, pour navoir que des réactions politiques ; encore quEluard et Aragon soient là pour le contredire. Mais ces distinguos dhistoriens ne sont que seconds par rapport à ce mixte primordial qui donne en France, à la génération, son image de marque. Y aurait-il même eu une génération de laffaire Dreyfus sans le lyrisme viscéral de Péguy, une génération de laprès-guerre sans l« existence » avec et selon Sartre ? La construction de la génération 1820 Il ny a pas de génération sans conflit, ni sans autoproclamation de sa conscience delle-même, qui font de la politique et de la littérature les champs privilégiés de lapparition générationnelle. Cest le jumelage de ces deux ingrédients, politico-historique et littéraro-symbolique, qui donne au concept lui-même son épaisseur explicative et sa durée, sur les deux siècles où ces paramètres ont été liés. Il ny a pas de générations politiques dun côté et de générations littéraires de lautre. En revanche, cest linvestissement absolu de la notion par ces deux domaines connectés qui explique que ce soit déployé avec succès depuis la Révolution dans lhistoire politique le concept de génération
Elle le doit à 1820, à ce moment fort de la monarchie parlementaire qui a vu le face-à-face de deux France, à la fois esthétique et politique. La Restauration et les débuts de la monarchie de Juillet ont porté à leur maximum dintensité et de visibilité générationnelles le schéma conflictuel type né de la Révolution mais non résolu par elle, et qui imprimela mémoire collective de ces grandes oppositions binaires si favorables à lopposition père/fils, jeunes/vieux, anciens/nouveaux. La question de la représentativité générationnelle en devient un faux problème. Dimension supplémentaire, et certainement non nulle, de la construction de la génération 1820 : limportance qua prise pour elle son insertion et son inscription dans lhistoire. Que la même « génération » ait découvert lhistoire et la génération est un fait frappant Marcel Gaucher a été amené à relever ce trait dans sa méticuleuse reconstitution de latmosphère intellectuelle qui a entouré la genèse des Lettres sur lhistoire de France dAugustin Thierry, en 1820. « La réforme historique note-t-il, a quelque chose dun phénomène dirruption générationnelle[9]. » Thierry a vingt cinq ans quand il formule son programme dun remaniement intégral de la mémoire historique et de lapproche du passé. Il appartient à la strate la plus juvénile de la brochette dhistoriens à qui lon doit linvention de lhistoire comme constitutive de lidentité collective. Il est né en 1795, et na pas connu la Révolution dans son enfance à la différence de Guizot, né en 1787, ou du Genevois Sismondi, précurseur et resté marginal, mais qui indique clairement les cadres de base de la réforme historique dans son introduction à lHistoire des Français : « La Révolution en interrompant les droits et les privilèges, a mis tous les siècles passés presque à une même distance de nous [
]. Aucun ne nous gouverne plus par ses institutions. »Lincidence est à souligner comme fondamentale : le même groupe dâge découvre ce que Marcel Gauchet appelle justement « le passé comme passé » et donc, ce quil faut appeler « le présent comme présent », formule qui pourrait bien être, si lon en voulait absolument une, la meilleure définition de la génération. Les deux mouvements sont inséparables. Lavènement dune conscience générationnelle suppose la pensée de lHistoire Cest la radicalité historique de la Révolution qui fait de la génération un phénomène initialement national et français. Mais les révolutionnaires navaient pas conçu ni inséré leur action dans lhistoire. Au contraire, ils lavaient voulue rupture, subversion, recommencement de lhistoire échappée aux lois de sa filiation et aux exigences de sa continuité. Il a fallu létape suivante pour que, dans le vide de laction, et le plein fouet de la réaction, ce groupe uni par lâge et dominé par lévènement révolutionnaire fasse une découverte. Celle tout à la fois : de lhistoire comme production des hommes par les hommes, le poids de laction collective et de la germination sociale, le rôle du temps dans le devenir. Cette immersion dans lhistoire profonde est radicalement indissociable de lémergence vive dune conscience générationnelle : pas de rupture, sans le présupposé dune continuité ; pas de sélection de mémoire sans résurrection dune autre mémoire. Cest limportance qua prise la réforme de lhistoire et la nouvelle attitude des romantiques vis-à-vis du passé, du Moyen Âge et de ses ruines qui achève de leur conférer linvention de la génération : pas dhistoire future des générations sans la découverte, par cette génération-là, dune histoire passée. Toute la dynamique du retournement y est liée. La dynamique du renouvellement Elle suppose, en premier lieu le cadre, stable et lourd du grand cycle qui a été dégagé de la Révolution à 1968, avec son surgeon qui vient jusquà nous et linflexion brutale quon peut y déceler aux alentours des années 1960-1965. Le remplacement générationnel serait inintelligible dans son inlassable noria si lon nétait pas sensible à un ensemble déléments fixes et durables. Cest la fameuse « solidité française » quil faudrait développer. Elle est faite dune exceptionnelle continuité de lunité nationale, en dépit des déchirements internes, unité dont la simple expression d« Union sacrée » est restée comme un symbole indépassable. Faite également dun régime démographique incroyablement équilibré, puisque la France avec ses quarante millions dhabitants depuis la fin du second Empireà Vichy, a réussi le miracle en Europe dune croissance nulle de sa population. Faite encore dune mobilité sociale plus lente que dans tout autre pays industrialisé et dun enracinement paysan plus tenace, puisquil retenait encore à la terre encore en 1914, plus de 50% de la population active et que ce pourcentage nest tombé quen 1970 au-dessous de 10%. Faite enfin dune profonde stabilité des traditions politiques et des habitudes électorales ; de la permanence du cadre national, social, démographique, familial et politique et, en définitive lintime congruence entre le déboulonnage des pères par les fils et des notions qui lui semblent aussi étrangères quelles semblent être sans rapport entre elles : nation, intellectuel, avenir, politique. Cest dans ce cadre quont pu jouer les grands mécanismes naturels du renouvellement des générations Il y a dabord eu le rassemblement bizarre et hétéroclite dont la coagulation a brutalement fait naître (à la fin de la Restauration et de la monarchie de Juillet) cette « génération », cette « jeunesse quon dit si sage, si studieuse », avant la révolution de 1830, et qui sest montrée tout à coup impitoyablement ricaneuse, ingrate envers les générations précédentes ». Cest la fameuse « chaudière » balzacienne qui va éclater comme une machine à vapeur[10], et qui explique assez aux lendemains de 1830 et de sa déception, lirruption de la violence dans la vie politique. [
] Il y a ensuite, jusquaux grands ébranlements de lÉglise, de larmée, des familles, et de lécole surtout, les grandes grilles générationnelles quont tracées progressivement les grandes filières de la démocratie du XIXe siècle, les grands réseaux de sélection civiques et méritocratiques qui ont ratissé la société tout entière, imposé « la barrière et le niveau », encadré les générations dans un quadrillage quasiment annuel des « classes » et des « promotions », meublant les annuaires des grandes écoles et des associations d« anciens ». Cest dans la cadre des canaux imposés quont pu fleurir les filières dintégration volontairement choisies et assumées associations et mouvements de jeunesse en tout genre , où lâge seul suffit à créer des réseaux générationnels, instruments de solidarités informelles souvent puissantes et clandestines, et qui vont de la relation damitié personnelle et directe à la seule solidarité dâge découverte dans une manifestation, une fête musicale, en passant par la bande, le club, le groupe, le cercle, bref tout ce que le sociologue allemand dorigine hongroise, Karl Mannheim (1892-1947) appelait les « groupes concrets »où il voyait lexpression générationnelle. Il est clair enfin quune troisième strate est venue récemment bousculer cette sédimentation des couches de générations en en faisant éclater la belle régularité. Elle correspond à plusieurs facteurs : . larrivée de la civilisation de limage, . la croissance consommatrice et technicienne, . linternationalisation de la jeunesse, . la crise de lécole traditionnelle, . labaissement, sinon la disparition des cloisonnements qui séparaient les jeunesses bourgeoises et ouvrières. Le cur de la dynamique générationnelle nest cependant pas dans cette dynamique du renouvellement Limportant est de comprendre, par quel retournement du vecteur temporel, cette zone dâge de laccès au pouvoir les vingt ans mythiques de la mythique jeunesse est investie par la société de valeurs, dun être et de devoir être par rapport auxquels elle juge ce quelle est. On a vu ce mécanisme essentiel à luvre sous la Restauration, au principe même du dédoublement générationnel qui confiait, aux fils de la Révolution, le soin de refaire en mieux la Révolution. On nen finirait pas de la voir se reproduire à chaque étape. [
] On avait vécu dans la hantise dune jeunesse abâtardie par lenseignement des instituteurs socialistes : ils sont sportifs, bagarreurs, patriotes, raisonnables et respectueux de la tradition. « La nouvelle génération qui monte sannonce comme une des meilleures que notre pays a connue », sécrie Maurice Barrès dans ses Cahiers « vive la jeunesse française ! » Et Paul Bourget, dans sa réponse au discours de réception dÉmile Boutroux à lAcadémie française : Voici que des générations se lèvent pour qui le ciel est de nouveau planté détoiles, des générations dont leurs meilleurs témoins nous apprennent que, demandant elles aussi à la vie la vérification de la pensée, elles se sont reprises à croire, sans cesser de savoir, des générations qui se rattachent résolument, consciemment, à la tradition religieuse et philosophique de la vieille France. Un demi-siècle plus tard et à lautre bout de léventail politique, si lon ouvre le commentaire à chaud quEdgar Morin, par exemple, a fait dans La Brèche des étudiants de Mai 68, ou Laurent Joffrin, dans Un coup de jeune, des lycéens de 86, lémerveillement serait le même. Le véritable et peut-être le plus sérieux des problèmes posé à lhistorien des générations Cest celui de comprendre pourquoi et comment, par quel acquiescement secret à sa propre incomplétude, à sa propre autodestruction personnelle, à sa réalisation de soi par procuration, la société adulte a fait progressivement de la jeunesse la dépositaire, le conservatoire et lécran de projection du meilleur delle-même. Sans cet investissement initial des pères sur les enfants, cette sommation à les accomplir en les tuant, on ne comprendrait pas comment un principe de rupture et de négation aurait pu devenir ce quil est dans le même temps : un principe de continuité et de renouvellement de la tradition. Tous les registres sont concevables Lhistorien peut sattacher davantage au vécu des groupes « concrets », sefforcer à des découpages plus fins. Il peut par exemple, sattacher au mouvement démancipation des femmes : il distinguera : la génération de la découverte (droit de vote, 1945 ; Le Deuxième Sexe, 1947 ; Et Dieu créa la femme, 1956, année également de la création du planning familial), la génération de laffirmation qui culmine avec la loi Simone Veil de 1975 ; bref, la génération Simone de Beauvoir et la génération MLF. Entre les deux, les repères sont au choix : Bonjour tristesse ou la pilule, la machine à laver, laccouchement sans douleur ou Anne Chopinet première à Polytechnique. Le repère est indifférent et ne dépend que du degré de représentativité quon lui reconnaît. Il est tout entier dans le principe de son établissement qui obéit à la loi dun modèle, à une hiérarchie implicite. Il y a bien, isolable de la Révolution à nos jours, une histoire de la France dictée par la pulsion des générations. Pourquoi ? Resterait, par conséquent, à savoir si le lieu de mémoire est vraiment celui de la génération Ce qui a fait de la France le paradis des « générations ». Et à cette question sans échappatoire, trois directions de réponses peuvent être proposées : la première repose sur une prédisposition historique Cest elle qui a institué la France dans un rapport binaire avec elle-même. Il a installé la France dans une conscience de soi à deux versants, qui épouse et redouble le simple et fondamental versant des pères et des fils sur quoi repose, en profondeur, le rapport des générations. Le problème du pouvoir est, en France, consubstantiellement attaché à celui des générations. Il sagit toujours, en dernière analyse, den garder ou den perdre le contrôle. La très longue prégnance du pouvoir monarchique et de droit divin, la lente et profonde centralité du pouvoir dÉtat sont encore là pour expliquer lomniprésence et lubiquité dun conflit qui est au principedu rapport de la France avec elle-même, et dont la Révolution a ouvert tous les fronts, sans changer thème tocquevillien la concentration symbolique du pouvoir. Toute la dramaturgie nationale a pu se mouler, sarticuler sur la dramaturgie spontanée du remplacement générationnel qui en constitue toujours, de quelque façon, une dimension essentielle. On comprend pourquoi Freud a toujours vu dans la France le pays qui serait le plus allergique à la psychanalyse. Le conflit quil spécifiait en termes anthropologiques, psychologiques et individuels était génétiquement inscrit en termes nationaux, politiques et collectifs. La géographie, lhistoire, la politique, la société se sont imbibées dune dimension générationnelle latente et persistante. Preuve a contrario : les progrès remarqués du consensus sont exactement contemporains de leffacement visible de lopposition des pères te des enfants dans laffirmation dautonomie des générations. la deuxième raison tient au conservatisme, à larchaïsme,au traditionalisme Tous ces ismes qui font de la France, pour Raymond Aron, le pays qui ne fait de réformes quà travers une révolution. Cette inertie, évidente dans tous les domaines, a entraîné un contraste particulièrement éclatant entre luniversel des principes et limmobilisme des réalités. Il a, ici encore, favorisé linscription du schéma oppositionnel des générations dans la permanence des traits de lancien régime au cur du nouveau. Ce contraste et cette permanence, à lombre du clocher, ont frappé tous les observateurs étrangers et notamment cette équipe dharvardistes qui, en écho avec la « société bloquée » et à la « synthèse républicaine » de Michel Crozier et de Stanley Hoffmann, étaient partis « à la recherche de la France » au début des années 1960, quand précisément la modernité saisissait un pays quils connaissaient bien et ne reconnaissaient plus. Sans doute fallait-il la distance toute ethnologique de leur regard américain, pour nous faire mesurer le réinvestissement des longues traditions monarchiques, chrétiennes et terriennes dans la société démocratique, laïque et capitaliste. Étrangers eux-mêmes à ces traditions, ils avaient, les premiers, souligné la continuité des valeurs aristocratiques à lintérieur même des valeurs bourgeoises : . lincorporation de la notion de salut dans la notion du succès ; . le déplacement de la sacralité de lÉglise sur la sacralité de lÉtat ; . le maintien dans une société qui commence avec leur suppression, des privilèges de tous ordres attachés aux fonctions et à lancienneté ; . la résistance passive aux procédures égalitaires de la démocratie ; . la préférence accordée à la sécurité plutôt quà la liberté. De Turgot à Mendès France, linaptitude aux réformes et lattachement au passé ont inscrit la réaction générationnelle au centre de lidentité collective de la France. Cest aux mêmes sources que salimente la troisième des raisons qui fonde la spécialité nationale de la génération On pourrait appeler le « révoltisme français ». Chaque pays vit en effet la contestation de son ordre établi sur un mode qui lui est particulier. La Russie la condamnée autrefois au terrorisme et maintenant à la dissidence. LAmérique a secrété, après la génération perdue, sa contre-culture californienne. Les Anglais, de par leur tradition aristocratique, ont intégré lexcentricité comme un droit naturel. La France, par son histoire et sa civilisation a développé un réflexe de révolte, lié au style dautorité formaliste et hiérarchique . hérité de la monarchie de droit divin, . entretenu par la centralisation étatique et bureaucratique, . qui a envahi de haut en bas, toutes les institutions, armée, école, entreprise, . et imprégné tous les rapports sociaux jusque dans le couple et les familles. La France, terre de commandement : il sen est suivi un anarchisme latent, une dialectique de lordre et de la subversion qui fait le fond de lhistoire politique autant quintellectuelle. [
] Le culte de lautorité appelle la culture de la révolte et la légitime par avance Là est peut-être le mystère dernier du rôle central qua joué la « génération » à lintérieur du cycle historique ouvert par la Révolution française : dans la raison pour laquelle la société française établie a localisé dans sa jeunesse, espoir suprême et suprême pensée, une mission de réalisation delle-même dans laquelle elle est prête à se reconnaître tout entière. Sous sa forme ultime et sacrée, cette mission suppose le sacrifice de soi de la violence, celle de la guerre dont la jeunesse a fait les frais, celle de la Révolution dont la jeunesse a été le fer de lance. Cest en définitive à la responsabilité sacrificielle dont elle est porteuse que la jeunesse doit la légitimité quon lui reconnaît Reconnaissance secrète de se révolter. Cest la raison pour laquelle le thème de la « génération sacrifiée » que Barrès et Péguy on accrédité au tournant du siècle est consubstantiellement lié au thème de la « génération » elle-même. « On a raison de se révolter » : Sartre proférait cette formule dune réalité fatidique au moment précis où elle commençait à cesser dêtre vraie. Au sortir des deux siècles où le poids du sang, dans lEurope des nations et la France des révolutions, avait donné sa vraie densité de mémoire au modèle national des générations. 3/ LE BAIN DE MÉMOIRE Un mélange de mémoire et dhistoire, la génération lest et la toujours été Mais dans un rapport et dans des proportions qui semblent, au cours du temps, sêtre inversés. La notion historique la moins abstraite, la plus charnelle, temporelle et biologique « les quatorze générations dAbraham à David, de David à la déportation de Babylone, de la déportation de Babylone jusquau Christ » (Matthieu, I, 1-17)[11] , est en même temps de nos jours la plus allergique à lenchaînement historique, une mémoire pure. Elle est pourtant, de part en part, traversée dhistoire, ne serait-ce que parce quil sagit dabord dun phénomène largement construit, rétrospectif et fabriqué. La génération na rien dun jaillissement dans le feu de laction : cest un constat, un bilan, un retour sur soi pour une inscription dans lhistoire. Si « générationnelle » quelle ait été, la génération de 68 ne sest définie comme telle que dans les années de la retombée gauchiste. Cest dix ans après laffaire Dreyfus que Péguy revient sur Notre jeunesse (1910). Quand Musset baptise les enfants du siècle, ils sont devenus adultes. Le coup de jeune est en fait un coup de vieux. Quand on prend conscience de sa date de naissance, cest déjà quelle date « ce siècle avait deux ans ». La génération est le produit du souvenir, un effet de remémoration Elle ne se conçoit elle-même que par différence et par opposition. Ce phénomène très général napparaîtrait jamais aussi clairement que, par exemple dans la crise de la fin du XIXe siècle où le thème sapprofondit et se remodèle, dans ses deux pôles dreyfusard et nationaliste où se rencontre son expression, Péguy et Barrès. Lun comme lautre ont dit, mieux que personne, de quoi était faite la forte conviction dappartenir à une génération, la même et pourtant si différente. . Pour Péguy, une génération nourrie de banc décole et de « thurne » normalienne, de souffrance et d « amitié », mot qui prend chez lui sa connotation maximale. . Pour Barrès, une génération de « princes de la jeunesse », et toute daffiliation esthète. La sacralisation générationnelle est aussi intense chez les deux et destinée, chez les deux, à servir leur propre consécration ; mais elles nont pas non plus le même sens. Chez Péguy, cest le sentiment dêtre du dernier carré « nous sommes la dernière génération de la mystique républicaine , le témoin de la dernière défaite, « nous sommes une génération vaincue », le dépositaire unique dune expérience morale incarnée. Cest le sens de ce texte de 1909, « Aux amis, à nos abonnés », véritable épitaphe pour sa génération où Péguy raconte notamment la visite dun bon jeune homme venu le faire parler de laffaire Dreyfus : Il était très docile. Il avait son chapeau à la main. Il mécoutait, mécoutait, il buvait mes paroles. Je nai jamais aussi bien compris qualors, dans un éclair, aussi instantanément senti que ce quétait que lhistoire ; et labîme infranchissable quil y a entre lévènement réel et lévènement historique ; lincompatibilité totale, absolue ; létrangeté totale ; lincommunication ; lincommensurabilité ; littéralement, labsence de commune mesure possible [
]. Je disais, je prononçais, jénonçais, je transmettais une certaine affaire Dreyfus, laffaire Dreyfus réelle [
] où nous navons pas cessé de tremper, nous autres de cette génération. Le message barrésien est tout autre, et en général « nationaliste » de la génération. Il soppose bien à « léchec de nos pères » incapables de secouer lhégémonie intellectuelle allemande et de comprendre le ressourcement générateur du boulangisme. Il a une haute conscience de son individualité générationnelle. Mais le traditionalisme quil retrouve et conquiert linscrit immédiatement dans une lignée. La Marche montante dune génération, comme le maillon dune chaîne qui se nouera effectivement détape en étape, de lHenri Massis dÉvocations à Montherlant, Drieu la Rochelle et même le Malraux de Dune jeunesse européenne (1927), puis à Thierry Maulnier et au Robert Brasillac de Notre avant-guerre, puis au Roger Nimier daprès la Libération pour finir quelque part entre Régis Debray et Jean-Édern Hallier. Il y a là deux constructions archétypales de générations, deux formes exemplaires de leur inscription dans lHistoire. . Toute génération est unique ; mais lune est, comme dit Péguy, « un front qui sélève et sabat en même temps », lautre, comme dit Barrès, « le chaînon provisoire de la nation ». Historique, la mémoire générationnelle ne lest cependant pas seulement par la rétrospection comparative et sa propre construction dans le temps Elle lest surtout parce quimposée de lextérieur, pour être ensuite violemment intériorisée. Cette autoproclamation est en fait le résultat dune sollicitation venue dailleurs, la réponse à un appel, un reflet du regard des autres, des parents, des « maîtres », des journalistes ou de lopinion, dans un effet de boule de neige. Lenquête d « Agathon »[enquête dAlfred de Tarde et dHenri Massis publiée sous le pseudonyme dAgathon],a consacré limage dune génération de 1912 qui ne correspondait à rien sur le plan démographique et social sinon à laugmentation rapide du nombre des étudiants, à quoi ses inventeurs ne lont pas rapportée. Mais lénorme écho quelle a rencontré, les dix autres enquêtes qui lont accompagnée, la marée de livres qui ont semblé la confirmer, lavant-guerre où elle a paru, autant déléments qui ont créé de toutes pièces une image mythique qui sest imposée dans lopinion puis dans lhistoire et dans les manuels ; la guerre de 1914 ayant vraiment constitué la période historique dintensité maximale de la question. Des enquêtes identiques se sont reproduites mais toutes nont pas eu le même succès. Depuis, le recours aux sondages a sorti le phénomène du cercle étroit des écrivains pour lui donner une base plus sociologique et scientifique. Mais le principe didentification générationnelle est resté le même. Et comme le produit se vend bien, on en abuse. La société contemporaine est pavée de générations qui nen sont pas devenues comme lactualité dévènements mort-nés. Historique, la mémoire générationnelle lest enfin dans un sens beaucoup plus lourd En ce quelle est, jusquau tréfond, habitée dhistoire. Mieux : écrasée par son poids. Tous les moments de plus forte prise de conscience dune génération sont faits, sans exception, du désespoir et de laccablement devant le massif dune histoire qui vous surplombe de toute sa hauteur inaccessible et vous frustre de toute sa grandeur et de son tragique. La Révolution pour les Romantiques ; le XIXe tout entier avec les générations « fin de siècle » ; la Grande Guerre pour les générations du feu et de la crise de 1930 ; la Seconde Guerre mondiale pour les générations daprès la Libération ; la Révolution à nouveau et tant de guerres quelles nont pas faites pour les générations de 68 et les suivantes. Cette obsession dune histoire finie, révolue et qui ne laisse que le vide, hante limaginaire de toutes les générations fortes, et a fortiori des générations dites intermédiaires, pour commander leur dispositif de mémoire. Il y a un manque au départ dune génération, et comme un deuil. Leur fond de mémoire est moins ce quelles ont vécu que de ce quensemble elles nont pas vécu. Cest ce quelles ont en commun derrière elles, à jamais fantomatique et lancinant, qui les soude, bien plus sûrement que ce quelles ont devant elles, et qui les divise. Cette antécédence permanente et organisatrice de toue la mémoire générationnelle, en fait un interminable discours des origines, une inépuisable saga. Toute la littérature des années 1920 et 1930, de Montherlant à Céline, dAragon et Drieu la Rochelle à Malraux a halluciné lentre-deux guerres de son récit danciens combattants. Mai 68 a été tout de suite sa propre commémoration : cent vingt quatre livres avaient paru dès le mois doctobre de lannée. Lhistoire du romantisme a commencé avec le romantisme lui-même. [
] Cest cette célébration historique intrinsèquement mythologique et commémorative qui fait sortir la « génération » de lhistoire pour linstaller dans la mémoire Car on est bien, en effet, avec la génération et cest pourquoi on y prend intérêt ici , dans la mémoire pure. Celle qui se moque de lhistoire et en ignore les intervalles et les enchaînements, la prose et les empêchements. Celle qui procède par « flashes », images fortes et ancrages puissants. Celle qui, du temps abolit la durée pour en faire un présent sans histoire. À léchelle nationale, le plus éclatant exemple de cette abolition du temps reviendrait encore à la Révolution, qui, en inventant brusquement à la fin de lété 1789, lexpression expéditive dAncien Régime[12], a dé-temporalisé dun coup dix siècles dhistoire. Mais à chaque étape, lopération recommence en gros et en détail. On pourrait même dire que la rupture générationnelle cest ce qui fait sa richesse de créativité et sa pauvreté répétitive consiste pour lessentiel à « immémorialiser » le passé pour mieux « mémorialiser » le présent. En ce sens, la génération est puissamment et même principalement fabricatrice de « lieux de mémoire », qui constituent le tissu de son identité provisoire et les repères de sa propre mémoire. Lieux sources et chargés dun insondable pouvoir dévocation symbolique, mots de passe et signaux de mutuelle reconnaissance, incessamment revivifiés par le récit, le document, le témoignage ou la magie photographique. Lexploration dune mémoire générationnelle commence par un inventaire de ces lieux. [
] Daucuns avanceront quon retrouve seulement la vieille distinction des psychologues bergsoniens comme Pierre Janet entre la mémoire affective et la mémoire intellectuelle ; ou les analyses des sociologues durkheimiens comme Maurice Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire collective. Il sagit pourtant dautre chose, car la mémoire générationnelle ne relève pas de la psychologie individuelle. Les lieux où elle se condense et sexprime ont tous en commun dêtre des lieux communs, des centres de participation collective, mais passibles dune immédiate appropriation personnelle. Meetings, journaux, manifestations, congrès, associations, symboles de masse pour les générations politiques. Maisons dédition et revues pour les générations intellectuelles, cafés et salons, colloques, « khâgnes » ou librairies. Ce ne sont pas des personnes privées qui accrochent leur mémoire à des repères publics, ce ne sont pas des émotions individuelles quon partage. La mémoire générationnelle relève dune sociabilité demblée historique et collective pour sintérioriser jusquà des profondeurs viscérales et inconscientes qui commandent les choix vitaux et les fidélités réflexes. Le «je » est en même temps un « nous ». A ce niveau dincarnation et de décantation, la mémoire na plus grand-chose à voir avec le temps Et cest là quon atteint sans doute le plus vrai de la génération. Fermée sur elle-même et figée dans son identité, imperméable par définition à lhistoire et à ses « leçons », la monade générationnelle sapparenterait plutôt à ce quun historien des sciences, Thomas S. Kuhn, a décrit comme des « paradigmes » qui commandent la structure des révolutions scientifiques[13]. Ces communautés closes sur elles-mêmes de chercheurs et de savants, réunis et enfermés dans un même modèle explicatif des phénomènes et que soudent des réflexes clés formés par un consensus intellectuel, un apprentissage corporatif, un style de travail et un langage propre, peuvent étrangement se traduire dans le registre de la génération. Et de même que les communautés scientifiques ne se définissent que par opposition radicale tout en partageant implicitement lessentiel des acquis de la tradition scientifique, les générations ne partagent avec les autres presque rien et pourtant presque tout. Le rapprochement des deux notions, tel que la développé Daniel Milo[14], a le mérite de situer à leur juste place, déterminante et pourtant marginale, les repères historiques de mémoire sur lesquels se regroupent les générations, décisifs et momentanés. Le paradigme générationnel lui aussi, bouclé sur lui-même et pourtant traversé de tous les flux temporels, subsiste, inchangé, jusquà son effacement et son remplacement en attendant ses possibles réactivations, à leur propre usage, par de nouvelles générations. Cest ainsi que ce que lon pourrait appeler « le paradigme de la guerre et de lOccupation », central à la conscience et à lidentité de la France contemporaine, a fait, après une longue conspiration de silence, lobjet de réinvestissements successifs. Il y eut une première vague, au début des années 1960, qui na pas dépassé les milieux dhistoriens, et qui portait sur lamont : les années 1930. Mais elle venait dhommes qui les avaient vécues dans leur jeunesse, Jean Touchard et René Rémond, par exemple, et elle posait déjà, pudiquement et scientifiquement, la question centrale de lexistence ou de linexistence dun fascisme français. Mais cest la génération de 1968, toujours elle, qui a opéré le réinvestissement massif. Il a commencé cette année-là avec la parution de La Place de lÉtoile, où Patrick Modiano débutait, à vingt ans, la reconstitution hallucinée des lieux de mémoire de lOccupation, pour continuer en 1971 avec Le Chagrin et la Pitié. Et la mode rétro allait sengouffrer dans la bouche dombre de ces « quatre années à rayer de notre histoire », comme disait en 1949 le procureur général André Mornet, par tous les chemins de limagination et de la science, du roman, du cinéma et de lhistoire, jusquà aujourdhui, Arrivés à ce point, on mesure le parcours qua subi la génération et son métabolisme intégral Larc-en-ciel des définitions historiques, démographiques et mentales sur lequel sest déployée létude empirique des générations, dont on a maintenant une belle panoplie, couvrait étroitement le champ du social. Il est évident que le spectre de la définition est aujourdhui centré sur la mémoire, qui fait de la génération une pure scansion symbolique du temps, une modalité privilégiée de la représentation du changement qui signale et consacre lavènement de lacteur social. Tocqueville avait dailleurs déjà parfaitement indiqué le principe organisateur et classificatoire que lâge serait appelé à jouer toujours davantage dans les temps de la démocratie, où « la notion du semblable est moins obscure » que dans les temps aristocratiques, mais qui, « en faisant oublier à chaque homme ses aïeux et lui cachant ses descendants », voient les « liens des affections humaines à la fois sétendre et se desserrer». On ne saurait mieux dessiner la place, centrale mais en définitive modeste, de cette catégorie très spéciale de la périodisation contemporaine. Elle na pas lampleur anthropologique de lâge, ni la religiosité de lère, ni la dignité historique du siècle, ni les richesses de couleurs et de dimensions de lépoque ou de la période. Le mélange quelle instaure dindividuel et de collectif ampute lun de sa profondeur psychologique et lautre de son potentiel expressif. Phénomène inépuisable, sans doute, comme linconscient, et fascinant comme lui, mais comme lui aussi, court, pauvre et répétitif. Dans un monde de changements incessants où chacun est amené à se faire lhistorien de soi-même, la génération est la plus instinctive des manières de transformer sa mémoire en histoire. Cest en définitive cela, la génération : lhorizon spontané de lobjectivation historique individuelle. Ce qui donne à la notion, ici et maintenant, son actualité forte et sa vertu explicative Cest la situation très particulière de la France, qui a vécu, depuis la guerre, une conscience de lhistoire dédoublée. Cest-à-dire quelle a, dune part, surinvesti les enjeux historiques lourds qui lui ont fait une histoire plus lourde que celle de nimporte lequel des autres pays dEurope ; et quelle a vécu en même temps un profond désengagement de lhistoire mondiale qui la renvoyée à la rumination mémorielle de son expérience historique propre. Le phénomène est unique, complexe, et si particulier quil faut en prendre la mesure et en préciser les filières qui se sont entrecroisées. Survolons rapidement les épisodes. La guerre : la France est, de tous les pays, le seul à en sortir moitié vainqueur, moitié vaincu. LAngleterre est allée tout unie du péril mortel à la victoire finale, lAllemagne a fait le chemin inverse, mais le désastre intégral implique ses chirurgies simplificatrices et il faudra attendre précisément lespace dune génération pour quelle retrouve, à travers sa jeunesse verte et sa querelle des historiens, des drames de conscience qui rapprochent à nouveau son histoire de la nôtre. LEspagne a tiré son épingle du jeu. Le pathétique intense des lendemains de la Libération est au contraire dans la tension qui porte la France, Résistance et de Gaulle aidant, à partager le sort des pays vainqueurs, mais à travers lhéritage des pays vaincus. Brisée, humiliée, ravagée par la division intérieure et dautant plus obsédée de retrouver son « rang » quelle na plus aucun des vrais moyens de la puissance. À peine remonte-t-elle la pente quarrive la guerre froide. À chacun son camp. Mais, ici encore, la France, à cause de lexistence dun parti communiste fort et du lancinant problème de la décolonisation, quelle na pas su trancher en 1945, est le seul des pays dEurope occidentale à intérioriser les enjeux de la division des blocs, dont elle na pas la clé ; et à devoir les vivre dans le déchirement de la conscience, dans limpuissance politique et la paralysie institutionnelle, jusquà lécroulement final. Cest la guerre dAlgérie, notre vraie guerre de Sécession, qui non seulement réactualise les règlements de comptes anciens, et enlise notre histoire dans le provincialisme, mais double le conflit national dun conflit interne à la gauche, qui est la raison la plus profonde de linterminable durée de la guerre et de sa purulence morale. Elle nous ramène le gaullisme qui, lui aussi, au point de vue de la surenchère historique qui nous occupe ici, est un épisode à double face puisque ce champion du nationalisme est, dun côté, celui qui a couvert le repli sur lHexagone dune relance plus ou moins verbale, plus ou moins réelle, dans la grande politique mondiale, et de lautre, le délégué au rêve dune France industrielle et louis-philipparde qui procédait à sa révolution industrielle et jouissait prosaïquement des profits de la croissance. Là est, schématiquement résumé, linvestissement suractivé de lhistoire Mais cet investissement sest opéré, en même temps, sur le fond et sous le signe dun retrait de la France de la grande histoire, qui, des grands coups du siècle, na plus connu en fin de compte que le contrecoup. Cest le passage, par étapes et secousses, de la grande puissance mondiale à la puissance moyenne et ses ajustements grinçants : 1918, 1945, 1962, chacune des dates porte son poids de réalité mutilante et dillusions compensatrices. Le pays qui pouvait se targuer, jusque-là, davoir connu, le premier, toutes les expériences historiques de la formation de lidentité européenne, des croisades à lEmpire colonial, en passant par lÉtat-nation, la monarchie absolue, la dictature et la Révolution, nen a plus subi que les conséquences et le reflet : ni la révolution socialiste, ni le totalitarisme nazi, ni la crise économique, ni la société de consommation ne lont frappée de plein fouet ; elle nen a connu que linvasion, les rebonds, et les rejeux. Cette articulation de deux registres différents et contradictoires de la conscience historique, cet enfoncement poisseux et ce dégagement douloureux sont essentiels pour comprendre la remontée permanente et compulsive du passé dans le présent, cette suractivation tragique dune histoire nationale qui nest plus que la version indigène dune histoire mondiale évacuée, et qui se vit en mémoire. Une mémoire historique elle aussi habitée du même dédoublement, une mémoire nationale en porte à faux, puisque sur un plan elle concélèbre son unanimisme « à défaut dune grande histoire, nous avons un grand passé » et sur un autre elle ne peut pas sarrêter den peser et repeser tous les épisodes historiques, et spécialement les plus récents, pour se demander sils étaient si grands que cela, ou si honteux quils passent pour être. Le Bicentenaire, en son bilan dernier, aura vécu de cette double mémoire, et cest ce qui le frappera dune éternelle ambiguïté. La Révolution est ou nest pas terminée, cest un bloc, ou ce nest pas un bloc, la Vendée est ou nest pas un génocide, Robespierre le grand homme ou le fossoyeur, la Terreur un épisode circonstanciel ou une configuration potentielle de notre culture politique, la Déclaration des droits de lhomme un principe universel et universalisable ou un texte à usage interne. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, mais cest chez nous que ça se passe et tout le monde était là. Ce fut lessentiel du message mitterrandien : « On nous regarde encore et jétais au milieu. » Cest là que reprend tout son potentiel explosif le problème des générations et leur succession interrogative Dautant que cette succession saccélère et se multiplie, au rythme des bouleversements continus et de lallongement de la durée de vie. Le passé ne passe pas, les acteurs ne meurent pas et les nouveaux venus se bousculent. Cest la dialectique de ces trois données qui exaspère la génération et lui donne son plein effet sur cette caisse dinépuisable résonance que constitue la tragédie du siècle, dont les acteurs sont toujours là, et sur laquelle viennent battre les vagues successives. Ici se poserait donc, en théorie comme en pratique, et dans le cadre à deux dimensions qui vient dêtre établi, le partage entre ce qui ne relève que de la mémoire générationnelle et ce qui ne relève que de la mémoire historique ; ou, si lon préfère, de la mémoire et de lhistoire. À condition de préciser que ce partage sopère, lui aussi, dans deux dimensions. Il y a le passage temporel du moment où la mémoire passe des générations qui la portent aux historiens qui la restituent sans lavoir vécue. Et le passage intellectuel du témoignage vécu au travail critique. Aucun de ces deux passages nest univoque en termes de générations, car il peut y avoir, il y a, dexcellents critiques de leur propre mémoire générationnelle qui sen font les historiens, et des générations dhistoriens, non moins excellents, dont le propre du travail est de réinterroger leur objet au nom de leur propre mémoire générationnelle. Cest ce que lon constate en permanence et que le Bicentenaire a notamment permis de vérifier sur la Révolution. Cest ce double partage, que la sortie de la grande histoire et lentrée dans la grande ère historiquement vide de la mémoire pleine ont focalisé sur linstance de la génération et élargi aux dimensions de lhistoire nationale, dans les deux moments de plus grande intensité dramatique : la Révolution française et la guerre. Il y a bien des générations « françaises » Et si le lieu de mémoire est la génération, ce nest nullement par la simple communauté de mémoire que suppose la banalité dune expérience partagée. Si lieu de mémoire est la génération, cest par le jeu simple et subtil de la mémoire et de lhistoire, la dialectique éternellement rebondissante dun passé qui demeure présent, dacteurs devenus leurs propres témoins, et de nouveaux témoins transformés à leur tour en acteurs. Cest à la rencontre de ces trois facteurs que sallume létincelle du problème. Cest leur conjonction qui fait aujourdhui en France, le foyer de la mémoire, flamber la « génération ». En ce temps et en ce lieu. La pièce continue, et à chaque génération de récrire son histoire de génération. Mais combien de temps les suivantes devront-elles attendre pour que se retrouve léclairage cru dune pareille constellation ?
[1] XTRAITS de « RECHERCHES DE LA FRANCE » de PIERRE NORA, éd. Gallimard, nov. 2013, pp. E399-453. [2] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, éd. du Seuil, 2 vol. 1987-1988. [3] Cf. en particulier les analyses dAnnie Kriegel sur les générations communistes, dans Les communistes français. Et, dernières en date, de Jean-Pierre Roux et Jean-François Sirinelli, La guerre dAlgérie et les intellectuels français, Cahiers de lIHTP, n° 10, nov. 1988. [4] Notamment Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans lentre-deux guerres, Fayard, 1988 ; ainsi que Générations intellectuelles, Cahiers de lIHTP, n°6, nov. 1987. [5] Cf. lensemble « Entrer dans la vie aujourdhui », Le Débat, n° 25, mai 1983 : Hervé Le BRAS, « Linterminable adolescence ou les ruses de la famille », et André BÉJIN , « De ladolescence à la post-adolescence, les années indécises ». [6] Théuphile GAUTIER, Histoire du romantisme, 1872, p. 11. Rappelons que Gautier, né en 1811,représente comme Musser, la retombée désenchantée du post-romantisme. [7] Alfred de VIGNY, Discours de réception à lAcadémie française, 26 janvier 1864,uvres, la Pléïade, 1948, p. 968. [8] Cf. Yves VADÉ, LEnchantement littéraire. Écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1990. [9] M. GAUCHET, « Les Lettres sur lhistoire de France dAugustin Thierry, [1986], art. cité, p. 266. [10] Honoré de Balzac, Z. Marcas, « La jeunesse éclatera comme la chaudière dune machine à vapeur », in La Comédie humaine, la Pléïade, t. VIII, 1978, p. 847. [11] Plusieurs explications sont proposées de ce chiffre quatorze dont notamment celle-ci : selon les computs apocalyptiques de cette époque, Jésus vient au terme de la sixième semaine (3 fois 14 = 6 fois 7 = 42) de lhistoire sainte qui commence avec Abraham, cest-à-dire à la plénitude des temps. [12] Cf. François Furet, « Histoire de la Révolution française ». [13] Thomas S. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972. [14] Cf. Daniel MILO, »Neutraliser la chronologie : « génération comme paradigme scientifique », in ID, Trahir le temps, (Histoire), chap. IX, Les Belles Lettres, 1990.
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