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Sciences politiques - L'idée de génération



L’IDÉE DE GÉNÉRATION
 
Pas de notion devenue plus triviale et malgré tout plus opaque[1]. Pas de notion plus antique,plongeant ses références biologiques dans la Bible, Hérodote et Plutarque ; et ne prenant pourtant son sens que dans notre récent univers. Qu’est-ce qui en elle, appartient en propre à la France ? En quel sens est-elle exactement lieu de mémoire ?
Il n’y aurait peut-être pas autour des générations cette effervescence d’interrogations sociologiques, économiques, démographiques et historiques depuis vingt ans, ni cette surutilisation du thème favorisé par les sondages, sans Mai 68. À la très longue et méfiante indifférence où végétait, de la part au moins des historiens, cette notion fuyante, allait succéder une prolifération d’études en tout genre, hantée par le fantôme de 68. Emballement d’autant plus curieux que, sur l’explosion de 1968, en revanche, de bons esprits n’ont pu que déplorer la pauvreté de la recherche historique sérieuse, par rapport au flot irrépressible de l’expression de la mémoire, et à l’autocélébration spontanée ou suscitée des acteurs. La fabrication de la sacro-sainte génération de 68, n’a pas démarré avec les « évènements ». Elle s’est opérée au rythme des anniversaires décennaux – 1978, 1988 – et dans des contextes historiques sensiblement différents :
– le premier, dans le bilan nostalgique et la retombée mélancolique de l’équipe gauchiste, la tristesse des « années orphelines », au terme desquelles un journaliste sollicitait les souvenirs d’une « génération perdue » ;
– le second, en pleine effervescence de la cohabitation, pris en tenaille entre ce que Serge July, personnage central de la saga, n’avait pas hésité à appeler l’« éjaculation précoce » du mouvement étudiant de décembre 1986 et la double campagne déjà lancée des élections présidentielles puis législatives, sur fond de Bicentenaire entamé.
Il n’empêche que, des deux célébrations décennales de Mai, couronnées par le premier ouvrage simplement et majestueusement intitulé Génération[2], a surtout émergé la capacité d’un petit nombre d’acteurs et chroniqueurs ex-trotskystes, ex-maos, es-Gauche prolétarienne parvenus aux commandes, à s’insinuer ou se faire instituer les hérauts d’une génération et à en assumer la représentativité commémorative.
La génération mémorielle était à l’œuvre dans le mouvement même. Car qu’était-il d’autre avec ses barricades en forme de citation et son théâtre référentiel, qu’une gestuelle de mémoire révolutionnaire, sans débouché révolutionnaire ?
Génération, mémoire, symbole. Mai 68 a été à lui-même sa propre commémoration. L’édification d’une mémoire et l’auto-affirmation d’une génération y sont allées de pair, comme les deux faces d’un même phénomène. Le contenu uniquement symbolique que revêt alors l’expression, le point d’aboutissement d’un vaste cycle historique, commencé précisément avec la Révolution et qui se clôt à ce moment-là. C’est l’émergence d’une « génération » à l’état pur, intransitif, qui a fait apparaître la souveraineté opérationnelle et rétrospective de la notion, la constituant ainsi, d’entrée de jeu et en sens premier, tout temporel, en lieu de mémoire.

1/ LE PARCOURS DE L’IDÉE
 
En dépit de tentatives récentes et souvent heureuses pour donner une vie historique au phénomène et dégager avec finesse des générations opérationnelles dans le domaine politique[3] ou intellectuel[4], le jugement de fond n’a pas varié.
C’est qu’à vouloir donner de la « génération » une définition précise, ou ce qu’implique de précis toute espèce de définition, on bute immanquablement sur le piège que recèle la notion elle-même, un double piège :
– d’une part, la génération, par nature, est un phénomène individuel, qui n’a de sens que collectif ;
– d’autre part, la notion, par origine continuiste, n’a cependant qu’un sens de discontinuité et de rupture.
Elle naît du biologisme élémentaire pour s’épanouir dans une scansion symbolique du temps sans rapport avec un âge réel. Chacun de nous sait qu’il appartient à plusieurs générations, se sent plus ou moins lié à chacune d’elles, ne fait pas forcément partie de la génération à laquelle la naissance devrait l’assigner ; et que l’intérêt puissant de cette catégorie très spéciale de la périodisation, la seule à ne pas relever de l’arithmétique, ne réside pas dans la détermination matérielle et temporelle à laquelle elle condamne, mais dans la dynamique d’appartenance qu’elle autorise. Il y a certainement là, à l’égard de la génération, deux attitudes de principe, pour ne pas dire deux philosophies radicalement contraires :
– l’une y voit par essence, un principe d’enfermement, d’assignation sociale et de limitation existentielle, un redoublement de cette finitude que Heidegger, dans le sillage de la philosophie romantique allemande, que « le fait de vivre dans et avec sa génération achève le drame de l’existence humaine » ;
– l’autre ne comprend l’incroyable potentiel identificatoire dont s’est chargée la notion, sur la base et dans le cadre de l’égalitarisme démocratique, qu’à travers l’espace de liberté qu’elle postule et la démultiplication de soi qu’elle permet.
La solidarité générationnelle pure en quoi consiste entière l’essence de la chose, est liberté, dans la mesure où l’horizontalité qu’elle postule est comme l’image idéale et idéalisée de la démocratie égalitaire. La génération incarne et résume le principe d’égalité dont elle est née. C’est à coup sûr ce qui lui donne sa radicalité simplificatrice. Elle abolit d’un coup toutes les autres différences. Mieux encore : la génération résout la quadrature du cercle de toute démocratie, elle renverse le subi en voulu, le simple donné de la naissance en revendication d’existence. C’est peut-être aujourd’hui le seul moyen d’être libre, en appartenant à quelque chose. La « génération » est fille de la démocratie et de l’accélération de l’histoire.
L’identification par l’évènement correspondait à une époque de changements lents
et de scansions nettes qui s’imposaient d’elles-mêmes à la reconnaissance des acteurs. L’absence d’un repère massif de mémoire vraiment collective en même temps que la rapidité des changements ont abouti à la situation inverse : l’identification du flux temporel par la notion même de génération. Non que les grands évènements aient disparu, au contraire ; mais ils ont changé, eux aussi de régime : banalisés par leur multiplicité même, irréalisés par la manière dont ils sont reçus et vécus, déconcentrés dans la population sur laquelle ils font sentir leurs effets. Le milieu historique de leur apparition a explosé au monde entier. La France a longtemps vécu d’une histoire autocentrée, elle tend à vivre d’une histoire hétérocentrée. Les bouleversements de la société ont, depuis vingt-cinq ans, travaillé dans le même sens, par la généralisation des classes moyennes comme par l’uniformisation des genres de vie et des habitudes de consommation : l’accent de la nouveauté s’est déplacé, du coup, sur de micro-évènements d’innovation technique ou sociale. L’évolution démographique, enfin, a accentué la transformation du phénomène, avec, d’un côté un vieillissement de la population dû à un allongement de la durée de la vie et au ralentissement des naissances, et, de l’autre, une augmentation relative du nombre des jeunes, due au retard de l’entée dans la vie et dans la parution de la « post-adolescense[5] ». L’accroissement simultané, dans la société française, du poids des vieux et du poids des jeunes, a sensiblement alourdi une situation d’affrontement où tout ce qui n’est pas « jeune » est immédiatement perçu comme « vieux ». L’histoire, la société, la démographie ont ainsi puissamment conspiré pour démocratiser un phénomène un phénomène d’essence démocratique. Il s’est passé somme toute, avec la « génération » une subversion interne analogue à celle qu’on a pu décrire pour l’évènement moderne et médiatisé. La génération comme génération dominante et phénomène historique total s’est atomisée, et c’est la quotidienneté sociale toute entière qui s’ausculte à travers la « génération ». On comptait autrefois trois générations par siècle. On en compterait aujourd’hui presque une par jour.
L’imagination journalistique et publicitaire fait flotter la génération comme le franc dans le serpent monétaire, du registre technique – la génération Moulinex ou Pampers –au registre psychologique : la bof, la flip, les « célibattantes ». Le dernier coup de bluff ou de génie a été l’affiche de la « Génération Mitterrand », dont on ne sait si elle est née, chez un illustre publicitaire, d’un réflexe conjuratoire ou de la dévotion ironique.
Dans cette inflation ravageuse, on a ou voir l’usure précoce d’une notion bien adaptée à l’intelligence d’un long et lourd XIXe siècle , mais rendue caduque par la légèreté provisoire des temps. Cette usure n’est pas évidente. L’atomisation de la notion et même sa banalisation ne limitent nullement, au contraire, sa sacralisation, sa radicalisation, sa vocation transgressive.
La véritable question que pose cette métamorphose contemporaine de la notion, son usage et sa diffusion, est en définitive la suivante : pourquoi et comment, au fur et à mesure que s’accélère le changement, l’identification horizontale de l’individu par la simple égalité des âges, a-t-elle pu prendre le pas sur toutes les autres formes de l’identification verticale ? La génération s’éprouvait autrefois dans le cadre restreint de la famille, de la classe sociale et scolaire, de la carrière, de la nation ; elle les a tous fait éclater pour s’affirmer davantage. Pour que la notion s’envole et prenne en même temps tout son poids, pour qu’elle s’impose dans toute sa force et libère son potentiel d’efficacité classificatoire et déclassificatoire, il a fallu, précisément, que les autres paramètres deviennent indistincts et que s’épuisent les autres formes de l’identification sociale traditionnelle. Non que ces modes de filiation aient pour autant disparus ; mais ils ont perdu quelque chose de leur énergie structurante.
Et voilà qu’une notion molle, imprécise, surajoutée, est devenue un instrument aux effets durs, essentiels et précis. Curieux retournement : la génération affirmeson hégémonie classificatrice à mesure que s’affaiblit sa fonction historique de départ.
Pareil retournement n’est lui-même intelligible que par l’inversion pyramidale du prestige des âges. C’est là que s’impose l’épineux problème de l’autonomisation progressive du continent jeunesse, qui s’est brutalement et spectaculairement accélérée depuis un quart de siècle. Une jeunesse qui s’est, elle aussi, émancipée d’une étape transitoire de la vie, affranchie d’une réalité sociologique et d’une minorité sociale, libérée même d’une symbolique de l’âge pour devenir un principe ordonnateur de la société tout entière, une image mentale distributrice du rôle et des places, une fin en soi. Il est maintenant bien établi, que, schématiquement et en un survol rapide, ce statut de la jeunesse qui n’est pas « qu’un mot », a connu trois grandes phases :
– dans un premier temps, celui qu’incarne justement la rupture du cycle révolutionnaire et l’ouverture du monde en plein bouleversement, ce sont les jeunes qui ont réellement assumé le rôle d’adultes. Ce sont eux qui ont pris largement en charge la dynamique de la transformation politique et sociale. Détail révélateur : c’est en 1825 qu’apparaît le mot de « gérontocratie », c’est-à-dire à cette date qui marque le début de l’assaut libéral contre la crispation du monde ancien de la Restauration. Toutes les révolutions du XIXe siècle apparaissent comme des insurrections de la jeunesse ;
– l’installation progressive de la société issue de la Révolution, la nouvelle organisation familiale qu’elle met en place, la dispersion des héritages qu’elle favorise et le conflit père-fils qu’elle aiguise, l’ouverture des carrières qu’elle offre aux mérites, l’écrémage des talents par les grandes écoles, ont amené cette seconde étape où l’initiation de la jeunesse à la responsabilité sociale des adultes s’est opérée au rythme violent ou régulier, facile ou forcené, du renouvellement des générations. C’est le thème où s’est nourrie une bonne partie de la littérature du XIXe et du premier XXe siècle, De Balzac à Jules Romains, et de L’Éducation sentimentale de Flaubert à L’Ordre de Marcel Arland, et au Sursis de Jean-Paul Sartre.
Dans cette longue stabilisation, où s’est précisément cristallisée la notion de génération, tous les mouvements ou organisations propres à la jeunesse de la fin du XIXe siècle et du XXe n’ont été, peu ou prou, que des filières de dépendance ou d’intégration de la jeunesse à la société adulte, à ses idéologies, à ses partis depuis les mouvements scouts jusqu’aux jeunesses catholiques ou communistes ;
– puis soudain la sécession et la démocratisation du phénomène. Voudrait-on
lui assigner un moment précis ? On le fixerait sans risque d’erreur : entre 1959, date où l’apparition des « blousons noirs » marque ce retournement négatif du mythe de la jeunesse dans les sondages et les représentations sociales, et 1965, où les statisticiens notent le renversement de tendance du taux de fécondité qui, en dix ans, tombera au-dessous du seuil de remplacement des générations, tandis que Roger Daltrey chante, cette année-là, My Generation avec son regard bleu de prolo londonien. Brutalement, la jeunesse émerge à la conscience publique comme un univers à part, avec ses lois, son vêtement, son vocabulaire, ses signes de reconnaissance, ses idoles – Jack Kerouac, Johnny Halliday – sa mythologie, de Planète à Salut les copains, et ses grandes messes dont la première, la mémorable « Nuit des copains », place de la Nation, qui attire soudain, le 21 juin 1963, plus de cent cinquante mille jeunes, reste dans les annales comme une révélation.
Le plus important n’est pas là. Il est dans le fait que c’est le durcissement de la notion par sa fixation sur l’âge et son tranchant exclusiviste et discriminatoire qui a permis le rebondissement de la « génération » sur tous les âges et son explosion dans tous les sens. L’allongement de la durée de vie aidant, il a démultiplié la « génération » à l’infini de l’échelle des âges, et l’on n’aurait pas de mal, par exemple, entre les jeunes-vieux et les vieux-vieux, à identifier un interminable dégradé générationnel. C’est l’aboutissement et le signal de ce qu’est devenue la « génération » : un langage purement psychologique, individuel et privé, une identité à usage interne. Dans un monde voué à l’atomisation démocratique, la génération n’est pas seulement le moyen d’être libre ; elle est aussi le seul; moyen de n’être pas seul.                                             
 
2/ LA CONSTRUCTION HISTORIQUE DU MODÈLE
 
Dans chaque pays, il y a probablement, une « génération » et une seule qui a servi à toutes les suivantes de modèle et de patron
En Russie, ce fut la génération idéologico-politique de Tchernychevski des années 1860. En Espagne c’est la légendaire génération 1898, autour d’Unamuno, qui cristallise une réaction littéraire. Aux États-Unis, il faut attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que la sécession de l’american way of life produise la « génération perdue ». En Allemagne ? C’est là que le parallèle avec la France serait le plus vrai, tant les histoires des deux pays sont imbriquées et réagissent l’une sur l’autre depuis les guerres de la Révolution et de l’Empire. C’est pourquoi l’on s’accorde à voir dans les combats de la jeunesse prussienne de 1815-1820 pour l’émancipation intellectuelle et l’unité nationale, plutôt que dans l’Aufklärung et le Sturm und Drang, le moment véritablement matriciel et archétypal qu’a représenté, en France, la « génération romantique ». Celle à qui l’on reconnaît d’« avoir donné au XIXe siècle sa formule principale », dans laquelle on a salué « une sorte d’entéléchie [acte] naturelle » et qui a laissé, dans l’histoire et dans la légende, une trace de feu.
Musset lui a donné, tardivement, en 1836, la formule poétique des « enfants du siècle ». Mais derrière son envolée lyrique qui la nimbe de « je ne sais quoi de vague et de flottant », il faut lire une situation historique très précise qui se prépare dans la répression des agitations universitaires et carbonaristes de 1819-1820, se cristallise en 1823 (date de l’éphémère Muse française, berceau du renouveau poétique), apparaît dans sa fixation positive en 1825 (date du Globe, son porte-drapeau), et qui finira par exploser en 1830 pour régner pendant vingt ans et écraser de son éclat jusqu’à Baudelaire et Flaubert. De telle sorte qu’on peut parler indifféremment de la génération de 1830, ou de 1820. Allan B. Spitzer en a fiché quatre-vingt trois membres, dont la plupart sont nés de 1795 à 1802, comme Augustin Thierry (1795), Vigny (1797), Thiers (1797), Michelet (1798), Auguste Comte (1798), Pierre Leroux (1797), Cournot (1801), Delacroix (1798) Balzac (1799), Hugo (1802).L’historien américain en a montré les liens de jeunesse, les connexions, les échanges et les réseaux complexes, puisque le groupe unit dans une même alliance tactique de jeunes écrivains royalistes en pleine insurrection littéraire et de jeunes étudiants militants républicains des sectes conspiratrices. Génération instantanément autoproclamée, en particulier par le texte célèbre de Théodore Jouffroy (né en 1796), carbonaro [membre d’une société secrète] destitué de son poste de professeur à l’École normale qui publie dans Le Globe en 1825 un essai écrit dès 1823, médiocre mais très remarqué dans lequel Sainte-Beuve reconnaîtra plus tard « le manifeste le plus explicite de la jeune élite persécutée ».
 
À tous, ces années de gestation ont laissé un souvenir séraphique et galvanisé d’une aurore du monde 
« Quel temps merveilleux ! » dira plus tard Théophile Gautier dans son Histoire du romantisme, en évoquant les réunions du premier Cénacle[6]. « Comme tout cela était jeune, nouveau, étrangement coloré, d’enivrantes et fortes saveurs ! La tête nous en tournait ; il semblait qu’on entrait dans des mondes inconnus. » Et Alfred de Vigny, un quart de siècle après, encore sous le charme de cet éden premier rappelle comment il se trouva, autour de La Muse française, « quelques hommes très jeunes alors, inconnus l’un à l’autre qui méditaient une poésie nouvelle. Chacun d’eux, dans le silence, avait senti une mission dans son cœur[7] ». Ce qui donne à ce groupe ou, pour employer des mots à la Thibaudet, cette « couvée », cette « levée », sa mission poétique, sociale ou politique, c’est sa situation historique : elle est la génération révolutionnaire différée…
 
Il n’y a pas que le socle historique
Ce qui a fait de la génération romantique un modèle dominant n’est pas tant d’être une génération complète, intégrant la totalité des paramètres sociaux, politiques, intellectuels ou scientifiques attachés à l’expression vitale d’une classe d’âge, portée par le moment historique le plus lourd de l’histoire contemporaine française, modelée par une évolution sociale qui achève d’en aiguiser les contours, et scandé par l’affrontement brutal de 1830. Ce qui fait de cette panoplie générationnelle un patron créatif et nourricier est d’avoir noué tous ces éléments sur les deux axes, qui, en France, ont toujours constitué le noyau dur de la notion : la politique et la littérature, le pouvoir et les mots –ici dans leur magie active, à savoir la poésie, que les romantiques précisément ont chargée d’un pouvoir thaumaturgique[8].Il y a là un nœud constitutif de l’identité générationnelle à la française. D’autres pays construiront leur patron sur d’autres dispositions, comme en Russie, par exemple, sur le triangle du pouvoir d’État, de la société civile et de l’éducation publique ; ou aux États-Unis sur la fracture du consensus de la prospérité. La « génération » s’exprime en France, sur le registre conjugué du rapport au pouvoir, et du rapport à l’expression – littéraire, intellectuelle ou musicale ; c’est leur mélange intime qui la fait lever.
Sans doute y a-t-il eu des générations comme les symbolistes et les surréalistes, pour n’affecter que les milieux clos de la littérature, encore que l’engagement de Mallarmé dans l’affaire Dreyfus, et de Breton dans le mouvement révolutionnaire soient là pour le démentir.
Sans doute y a-t-il eu des générations comme celles de la Résistance ou du communisme de guerre froide, pour n’avoir que des réactions politiques ; encore qu’Eluard et Aragon soient là pour le contredire. Mais ces distinguos d’historiens ne sont que seconds par rapport à ce mixte primordial qui donne en France, à la génération, son image de marque. Y aurait-il même eu une génération de l’affaire Dreyfus sans le lyrisme viscéral de Péguy, une génération de l’après-guerre sans  l’« existence » avec et selon Sartre ?
 
La construction de la génération 1820
Il n’y a pas de génération sans conflit, ni sans autoproclamation de sa conscience d’elle-même, qui font de la politique et de la littérature les champs privilégiés de l’apparition générationnelle. C’est le jumelage de ces deux ingrédients, politico-historique et littéraro-symbolique, qui donne au concept lui-même son épaisseur explicative et sa durée, sur les deux siècles où ces paramètres ont été liés. Il n’y a pas de générations politiques d’un côté et de générations littéraires de l’autre. En revanche, c’est l’investissement absolu de la notion par ces deux domaines connectés qui explique que ce soit déployé avec succès depuis la Révolution dans l’histoire politique le concept de génération…Elle le doit à 1820, à ce moment fort de la monarchie parlementaire qui a vu le face-à-face de deux France, à la fois esthétique et politique. La Restauration et les débuts de la monarchie de Juillet ont porté à leur maximum d’intensité et de visibilité générationnelles le schéma conflictuel type né de la Révolution mais non résolu par elle, et qui imprimela mémoire collective de ces grandes oppositions binaires si favorables à l’opposition père/fils, jeunes/vieux, anciens/nouveaux. La question de la représentativité générationnelle en devient un faux problème.
Dimension supplémentaire, et certainement non nulle, de la construction de la génération 1820 : l’importance qu’a prise pour elle son insertion et son inscription dans l’histoire.
 
Que la même « génération » ait découvert l’histoire et la génération est un fait frappant
Marcel Gaucher a été amené à relever ce trait dans sa méticuleuse reconstitution de l’atmosphère intellectuelle qui a entouré la genèse des Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, en 1820. « La réforme historique note-t-il, a quelque chose d’un phénomène d’irruption générationnelle[9]. »
Thierry a vingt cinq ans quand il formule son programme d’un remaniement intégral de la mémoire historique et de l’approche du passé. Il appartient à la strate la plus juvénile de la brochette d’historiens à qui l’on doit l’invention de l’histoire comme constitutive de l’identité collective. Il est né en 1795, et n’a pas connu la Révolution dans son enfance à la différence de Guizot, né en 1787, ou du Genevois Sismondi, précurseur et resté marginal, mais qui indique clairement les cadres de base de la réforme historique dans son introduction à l’Histoire des Français : « La Révolution en interrompant les droits et les privilèges, a mis tous les siècles passés presque à une même distance de nous […]. Aucun ne nous gouverne plus par ses institutions. »L’incidence est à souligner comme fondamentale : le même groupe d’âge découvre ce que Marcel Gauchet appelle justement « le passé comme passé » et donc, ce qu’il faut appeler « le présent comme présent », formule qui pourrait bien être, si l’on en voulait absolument une, la meilleure définition de la génération. Les deux mouvements sont inséparables.
 
L’avènement d’une conscience générationnelle suppose la pensée de l’Histoire
– C’est la radicalité historique de la Révolution qui fait de la génération un phénomène initialement national et français. Mais les révolutionnaires n’avaient pas conçu ni inséré leur action dans l’histoire.
Au contraire, ils l’avaient voulue rupture, subversion, recommencement de l’histoire échappée aux lois de sa filiation et aux exigences de sa continuité.
– Il a fallu l’étape suivante pour que, dans le vide de l’action, et le plein fouet de la réaction, ce groupe uni par l’âge et dominé par l’évènement révolutionnaire fasse une découverte. Celle tout à la fois :
 – de l’histoire comme production des hommes par les hommes,
 – le poids de l’action collective et de la germination sociale,
 – le rôle du temps dans le devenir.
Cette immersion dans l’histoire profonde est radicalement indissociable de l’émergence vive d’une conscience générationnelle :
– pas de rupture, sans le présupposé d’une continuité ;
– pas de sélection de mémoire sans résurrection d’une autre mémoire.
C’est l’importance qu’a prise la réforme de l’histoire et la nouvelle attitude des romantiques vis-à-vis du passé, du Moyen Âge et de ses ruines qui achève de leur conférer l’invention de la génération :
– pas d’histoire future des générations sans la découverte, par cette génération-là, d’une histoire passée. Toute la dynamique du retournement y est liée.
 
La dynamique du renouvellement
– Elle suppose, en premier lieu le cadre, stable et lourd du grand cycle qui a été dégagé de la Révolution à 1968, avec son surgeon qui vient jusqu’à nous et l’inflexion brutale qu’on peut y déceler aux alentours des années 1960-1965. Le remplacement générationnel serait inintelligible dans son inlassable noria si l’on n’était pas sensible à un ensemble d’éléments fixes et durables. C’est la fameuse « solidité française » qu’il faudrait développer.
 – Elle est faite d’une exceptionnelle continuité de l’unité nationale, en dépit des déchirements internes, unité dont la simple expression d’« Union sacrée » est restée comme un symbole indépassable.
 – Faite également d’un régime démographique incroyablement équilibré, puisque la France avec ses quarante millions d’habitants depuis la fin du second Empireà Vichy, a réussi le miracle en Europe d’une croissance nulle de sa population.
– Faite encore d’une mobilité sociale plus lente que dans tout autre pays industrialisé et d’un enracinement paysan plus tenace, puisqu’il retenait encore à la terre encore en 1914, plus de 50% de la population active et que ce pourcentage n’est tombé qu’en 1970 au-dessous de 10%.
– Faite enfin d’une profonde stabilité des traditions politiques et des habitudes électorales ; de la permanence du cadre national, social, démographique, familial et politique et, en définitive l’intime congruence entre le déboulonnage des pères par les fils et des notions qui lui semblent aussi étrangères qu’elles semblent être sans rapport entre elles : nation, intellectuel, avenir, politique. 
 
C’est dans ce cadre qu’ont pu jouer les grands mécanismes naturels du renouvellement des générations
– Il y a d’abord eu le rassemblement bizarre et hétéroclite dont la coagulation a brutalement fait naître (à la fin de la Restauration et de la monarchie de Juillet) cette « génération », cette « jeunesse qu’on dit si sage, si studieuse », avant la révolution de 1830, et qui s’est montrée tout à coup impitoyablement ricaneuse, ingrate envers les générations précédentes ». C’est la fameuse « chaudière » balzacienne qui va éclater comme une machine à vapeur[10], et qui explique assez aux lendemains de 1830 et de sa déception, l’irruption de la violence dans la vie politique. […]
– Il y a ensuite, jusqu’aux grands ébranlements de l’Église, de l’armée, des familles, et de l’école surtout, les grandes grilles générationnelles qu’ont tracées progressivement les grandes filières de la démocratie du XIXe siècle, les grands réseaux de sélection civiques et méritocratiques qui ont ratissé la société tout entière, imposé « la barrière et le niveau », encadré les générations dans un quadrillage quasiment annuel des « classes » et des « promotions », meublant les annuaires des grandes écoles et des associations d’« anciens ». C’est dans la cadre des canaux imposés qu’ont pu fleurir les filières d’intégration volontairement choisies et assumées – associations et mouvements de jeunesse en tout genre –, où l’âge seul suffit à créer des réseaux générationnels, instruments de solidarités informelles souvent puissantes et clandestines, et qui vont de la relation d’amitié personnelle et directe à la seule solidarité d’âge découverte dans une manifestation, une fête musicale, en passant par la bande, le club, le groupe, le cercle, bref tout ce que le sociologue allemand d’origine hongroise, Karl Mannheim (1892-1947) appelait les « groupes concrets »où il voyait l’expression générationnelle.
– Il est clair enfin qu’une troisième strate est venue récemment bousculer cette sédimentation des couches de générations en en faisant éclater la belle régularité. Elle correspond à plusieurs facteurs :
. l’arrivée de la civilisation de l’image,
. la croissance consommatrice et technicienne,
.  l’internationalisation de la jeunesse,
. la crise de l’école traditionnelle,
. l’abaissement, sinon la disparition des cloisonnements qui séparaient les jeunesses bourgeoises et ouvrières.
 
Le cœur de la dynamique générationnelle n’est cependant pas dans cette dynamique du renouvellement
L’important est de comprendre, par quel retournement du vecteur temporel, cette zone d’âge de l’accès au pouvoir – les vingt ans mythiques de la mythique jeunesse – est investie par la société de valeurs, d’un être et de devoir être par rapport auxquels elle juge ce qu’elle est.
On a vu ce mécanisme essentiel à l’œuvre sous la Restauration, au principe même du dédoublement générationnel qui confiait, aux fils de la Révolution, le soin de refaire en mieux la Révolution. On n’en finirait pas de la voir se reproduire à chaque étape. […]
On avait vécu dans la hantise d’une jeunesse abâtardie par l’enseignement des instituteurs socialistes : ils sont sportifs, bagarreurs, patriotes, raisonnables et respectueux de la tradition. « La nouvelle génération qui monte s’annonce comme une des meilleures que notre pays a connue », s’écrie Maurice Barrès dans ses Cahiers – « vive la jeunesse française ! » Et Paul Bourget, dans sa réponse au discours de réception d’Émile Boutroux à l’Académie française :
 
Voici que des générations se lèvent pour qui le ciel est de nouveau planté d’étoiles, des générations dont leurs meilleurs témoins nous apprennent que, demandant elles aussi à la vie la vérification de la pensée, elles se sont reprises à croire, sans cesser de savoir, des générations qui se rattachent résolument, consciemment, à la tradition religieuse et philosophique de la vieille France.
 
Un demi-siècle plus tard et à l’autre bout de l’éventail politique, si l’on ouvre le commentaire à chaud qu’Edgar Morin, par exemple, a fait dans La Brèche des étudiants de Mai 68, ou Laurent Joffrin, dans Un coup de jeune, des lycéens de 86, l’émerveillement serait le même.     
 
Le véritable et peut-être le plus sérieux des problèmes posé à l’historien des générations
C’est celui de comprendre pourquoi et comment, par quel acquiescement secret à sa propre incomplétude, à sa propre autodestruction personnelle, à sa réalisation de soi par procuration, la société adulte a fait progressivement de la jeunesse la dépositaire, le conservatoire et l’écran de projection du meilleur d’elle-même. 
Sans cet investissement initial des pères sur les enfants, cette sommation à les accomplir en les tuant, on ne comprendrait pas comment un principe de rupture et de négation aurait pu devenir ce qu’il est dans le même temps : un principe de continuité et de renouvellement de la tradition.
 
Tous les registres sont concevables
L’historien peut s’attacher davantage au vécu des groupes « concrets », s’efforcer à des découpages plus fins.
Il peut par exemple, s’attacher au mouvement d’émancipation des femmes : il  distinguera :
– la génération de la découverte (droit de vote, 1945 ; Le Deuxième Sexe, 1947 ; Et Dieu créa la femme, 1956, année également de la création du planning familial),
 – la génération de l’affirmation qui culmine avec la loi Simone Veil de 1975 ; bref, la génération Simone de Beauvoir et la génération MLF.
Entre les deux, les repères sont au choix : Bonjour tristesse ou la pilule, la machine à laver, l’accouchement sans douleur ou Anne Chopinet première à Polytechnique. Le repère est indifférent et ne dépend que du degré de représentativité qu’on lui reconnaît. Il est tout entier dans le principe de son établissement qui obéit à la loi d’un modèle, à une hiérarchie implicite. Il y a bien, isolable de la Révolution à nos jours, une histoire de la France dictée par la pulsion des générations. Pourquoi ?
 
Resterait, par conséquent, à savoir si le lieu de mémoire est vraiment celui de la génération
Ce qui a fait de la France le paradis des « générations ». Et à cette question sans échappatoire, trois directions de réponses peuvent être proposées :
– la première repose sur une prédisposition historique
C’est elle qui a institué la France dans un rapport binaire avec elle-même. Il a installé la France dans une conscience de soi à deux versants, qui épouse et redouble le simple et fondamental versant des pères et des fils sur quoi repose, en profondeur, le rapport des générations. Le problème du pouvoir est, en France, consubstantiellement attaché à celui des générations. Il s’agit toujours, en dernière analyse, d’en garder ou d’en perdre le contrôle. La très longue prégnance du pouvoir monarchique et de droit divin, la lente et profonde centralité du pouvoir d’État sont encore là pour expliquer l’omniprésence et l’ubiquité d’un conflit qui est au principedu rapport de la France avec elle-même, et dont la Révolution a ouvert tous les fronts, sans changer – thème tocquevillien – la concentration symbolique du pouvoir. Toute la dramaturgie nationale a pu se mouler, s’articuler sur la dramaturgie spontanée du remplacement générationnel qui en constitue toujours, de quelque façon, une dimension essentielle. On comprend pourquoi Freud a toujours vu dans la France le pays qui serait le plus allergique à la psychanalyse. Le conflit qu’il spécifiait en termes anthropologiques, psychologiques et individuels était génétiquement inscrit en termes nationaux, politiques et collectifs. La géographie, l’histoire, la politique, la société se sont imbibées d’une dimension générationnelle latente et persistante. Preuve a contrario : les progrès remarqués du consensus sont exactement contemporains de l’effacement visible de l’opposition des pères te des enfants dans l’affirmation d’autonomie des générations.
– la deuxième raison tient au conservatisme, à l’archaïsme,au traditionalisme Tous ces ‘ismes’ qui font de la France, pour Raymond Aron, le pays qui ne fait de réformes qu’à travers une révolution. Cette inertie, évidente dans tous les domaines, a entraîné un contraste particulièrement éclatant entre l’universel des principes et l’immobilisme des réalités. Il a, ici encore, favorisé l’inscription du schéma oppositionnel des générations dans la permanence des traits de l’ancien régime au cœur du nouveau. Ce contraste et cette permanence, à l’ombre du clocher, ont frappé tous les observateurs étrangers et notamment cette équipe d’harvardistes qui, en écho avec la « société bloquée » et à la « synthèse républicaine » de Michel Crozier et de Stanley Hoffmann, étaient partis « à la recherche de la France » au début des années 1960, quand précisément la modernité saisissait un pays qu’ils connaissaient bien et ne reconnaissaient plus. Sans doute fallait-il la distance toute ethnologique de leur regard américain, pour nous faire mesurer le réinvestissement des longues traditions monarchiques, chrétiennes et terriennes dans la société démocratique, laïque et capitaliste. Étrangers eux-mêmes à ces traditions, ils avaient, les premiers, souligné la continuité des valeurs aristocratiques à l’intérieur même des valeurs bourgeoises :
. l’incorporation de la notion de salut dans la notion du succès ;
. le déplacement de la sacralité de l’Église sur la sacralité de l’État ;
. le maintien dans une société qui commence avec leur suppression, des privilèges
 de tous ordres attachés aux fonctions et à l’ancienneté ;
. la résistance passive aux procédures égalitaires de la démocratie ;
. la préférence accordée à la sécurité plutôt qu’à la liberté. 
De Turgot à Mendès France, l’inaptitude aux réformes et l’attachement au passé ont inscrit la réaction générationnelle au centre de l’identité collective de la France.
– C’est aux mêmes sources que s’alimente la troisième des raisons qui fonde la spécialité nationale de la génération
On pourrait appeler le « révoltisme français ». Chaque pays vit en effet la contestation de son ordre établi sur un mode qui lui est particulier. La Russie l’a condamnée autrefois au terrorisme et maintenant à la dissidence. L’Amérique a secrété, après la génération perdue, sa contre-culture californienne. Les Anglais, de par leur tradition aristocratique, ont intégré l’excentricité comme un droit naturel. La France, par son histoire et sa civilisation a développé un réflexe de révolte, lié au style d’autorité formaliste et hiérarchique
. hérité de la monarchie de droit divin,
. entretenu par la centralisation étatique et bureaucratique,
. qui a envahi de haut en bas, toutes les institutions, armée, école, entreprise,
. et imprégné tous les rapports sociaux jusque dans le couple et les familles.
La France, terre de commandement : il s’en est suivi un anarchisme latent, une dialectique de l’ordre et de la subversion qui fait le fond de l’histoire politique autant qu’intellectuelle. […]
 
Le culte de l’autorité appelle la culture de la révolte et la légitime par avance
 Là est peut-être le mystère dernier du rôle central qu’a joué la « génération » à l’intérieur du cycle historique ouvert par la Révolution française : dans la raison pour laquelle la société française établie a localisé dans sa jeunesse, espoir suprême et suprême pensée, une mission de réalisation d’elle-même dans laquelle elle est prête à se reconnaître tout entière.
Sous sa forme ultime et sacrée, cette mission suppose le sacrifice de soi de la violence, celle de la guerre dont la jeunesse a fait les frais, celle de la Révolution dont la jeunesse a été le fer de lance.
 
C’est en définitive à la responsabilité sacrificielle dont elle est porteuse que la jeunesse doit la légitimité qu’on lui reconnaît
Reconnaissance secrète de se révolter. C’est la raison pour laquelle le thème de la « génération sacrifiée » que Barrès et Péguy on accrédité au tournant du siècle est consubstantiellement lié au thème de la « génération » elle-même. « On a raison de se révolter » : Sartre proférait cette formule d’une réalité fatidique au moment précis où elle commençait à cesser d’être vraie. Au sortir des deux siècles où le poids du sang, dans l’Europe des nations et la France des révolutions, avait donné sa vraie densité de mémoire au modèle national des générations.
 
3/ LE BAIN DE MÉMOIRE
 
Un mélange de mémoire et d’histoire, la génération l’est et l’a toujours été Mais dans un rapport et dans des proportions qui semblent, au cours du temps, s’être inversés. La notion historique la moins abstraite, la plus charnelle, temporelle et biologique – « les quatorze générations d’Abraham à David, de David à la déportation de Babylone, de la déportation de Babylone jusqu’au Christ » (Matthieu, I, 1-17)[11] –, est en même temps de nos jours la plus allergique à l’enchaînement historique, une mémoire pure. 
Elle est pourtant, de part en part, traversée d’histoire, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’abord d’un phénomène largement construit, rétrospectif et fabriqué. La génération n’a rien d’un jaillissement dans le feu de l’action : c’est un constat, un bilan, un retour sur soi pour une inscription dans l’histoire. Si « générationnelle » qu’elle ait été, la génération de 68 ne s’est définie comme telle que dans les années de la retombée gauchiste. C’est dix ans après l’affaire Dreyfus que Péguy revient sur Notre jeunesse (1910). Quand Musset baptise les enfants du siècle, ils sont devenus adultes. Le coup de jeune est en fait un coup de vieux. Quand on prend conscience de sa date de naissance, c’est déjà qu’elle date – « ce siècle avait deux ans ».
La génération est le produit du souvenir, un effet de remémoration
Elle ne se conçoit elle-même que par différence et par opposition. Ce phénomène très général n’apparaîtrait jamais aussi clairement que, par exemple dans la crise de la fin du XIXe siècle où le thème s’approfondit et se remodèle, dans ses deux pôles dreyfusard et nationaliste où se rencontre son expression, Péguy et Barrès. L’un comme l’autre ont dit, mieux que personne, de quoi était faite la forte conviction d’appartenir à une génération, la même et pourtant si différente.
. Pour Péguy, une génération nourrie de banc d’école et de « thurne » normalienne, de souffrance et d’ « amitié », mot qui prend chez lui sa connotation maximale.
. Pour Barrès, une génération de « princes de la jeunesse », et toute d’affiliation esthète.
La sacralisation générationnelle est aussi intense chez les deux et destinée, chez les deux, à servir leur propre consécration ; mais elles n’ont pas non plus le même sens.
– Chez Péguy, c’est le sentiment d’être du dernier carré – « nous sommes la dernière génération de la mystique républicaine –, le témoin de la dernière défaite, « nous sommes une génération vaincue », – le dépositaire unique d’une expérience morale incarnée. C’est le sens de ce texte de 1909, « Aux amis, à nos abonnés », véritable épitaphe pour sa génération où Péguy raconte notamment la visite d’un bon jeune homme venu le faire parler de l’affaire Dreyfus :
 
Il était très docile. Il avait son chapeau à la main. Il m’écoutait, m’écoutait, il buvait mes paroles. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’alors, dans un éclair, aussi instantanément senti que ce qu’était que l’histoire ; et l’abîme infranchissable qu’il y a entre l’évènement réel et l’évènement historique ; l’incompatibilité totale, absolue ; l’étrangeté totale ; l’incommunication ; l’incommensurabilité ; littéralement, l’absence de commune mesure possible […]. Je disais, je prononçais, j’énonçais, je transmettais une certaine affaire Dreyfus, l’affaire Dreyfus réelle […] où nous n’avons pas cessé de tremper, nous autres de cette génération.  
 
– Le message barrésien est tout autre, et en général « nationaliste » de la génération. Il s’oppose bien à « l’échec de nos pères » incapables de secouer l’hégémonie intellectuelle allemande et de comprendre le ressourcement générateur du boulangisme. Il a une haute conscience de son individualité générationnelle. Mais le traditionalisme qu’il retrouve et conquiert l’inscrit immédiatement dans une lignée. La Marche montante d’une génération, comme le maillon d’une chaîne qui se nouera effectivement d’étape en étape, de l’Henri Massis d’Évocations à Montherlant, Drieu la Rochelle et même le Malraux de D’une jeunesse européenne (1927), puis à Thierry Maulnier et au Robert Brasillac de Notre avant-guerre, puis au Roger Nimier d’après la Libération pour finir quelque part entre Régis Debray et Jean-Édern Hallier.
 
Il y a là deux constructions archétypales de générations, deux formes exemplaires de leur inscription dans l’Histoire. . Toute génération est unique ; mais l’une est, comme dit Péguy, « un front qui s’élève et s’abat en même temps », l’autre, comme dit Barrès, « le chaînon provisoire de la nation ».
 
Historique, la mémoire générationnelle ne l’est cependant pas seulement par la rétrospection comparative et sa propre construction dans le temps
Elle l’est surtout parce qu’imposée de l’extérieur, pour être ensuite violemment intériorisée. Cette autoproclamation est en fait le résultat d’une sollicitation venue d’ailleurs, la réponse à un appel, un reflet du regard des autres, des parents, des « maîtres », des journalistes ou de l’opinion, dans un effet de boule de neige. L’enquête d’ « Agathon »[enquête d’Alfred de Tarde et d’Henri Massis publiée sous le pseudonyme d’Agathon],a consacré l’image d’une génération de 1912 qui ne correspondait à rien sur le plan démographique et social sinon à l’augmentation rapide du nombre des étudiants, à quoi ses inventeurs ne l’ont pas rapportée. Mais l’énorme écho qu’elle a rencontré, les dix autres enquêtes qui l’ont accompagnée, la marée de livres qui ont semblé la confirmer, l’avant-guerre où elle a paru, autant d’éléments qui ont créé de toutes pièces une image mythique qui s’est imposée dans l’opinion puis dans l’histoire et dans les manuels ; la guerre de 1914 ayant vraiment constitué la période historique d’intensité maximale de la question. Des enquêtes identiques se sont reproduites mais toutes n’ont pas eu le même succès. Depuis, le recours aux sondages a sorti le phénomène du cercle étroit des écrivains pour lui donner une base plus sociologique et scientifique. Mais le principe d’identification générationnelle est resté le même. Et comme le produit se vend bien, on en abuse. La société contemporaine est pavée de générations qui n’en sont pas devenues comme l’actualité d’évènements mort-nés.   
 
Historique, la mémoire générationnelle l’est enfin dans un sens beaucoup plus lourd
En ce qu’elle est, jusqu’au tréfond, habitée d’histoire. Mieux : écrasée par son poids. Tous les moments de plus forte prise de conscience d’une génération sont faits, sans exception, du désespoir et de l’accablement devant le massif d’une histoire qui vous surplombe de toute sa hauteur inaccessible et vous frustre de toute sa grandeur et de son tragique. La Révolution pour les Romantiques ; le XIXe tout entier avec les générations « fin de siècle » ; la Grande Guerre pour les générations du feu et de la crise de 1930 ; la Seconde Guerre mondiale pour les générations d’après la Libération ; la Révolution à nouveau et tant de guerres qu’elles n’ont pas faites pour les générations de 68 et les suivantes.
Cette obsession d’une histoire finie, révolue et qui ne laisse que le vide, hante l’imaginaire de toutes les générations fortes, et a fortiori des générations dites intermédiaires, pour commander leur dispositif de mémoire. Il y a un manque au départ d’une génération, et comme un deuil. Leur fond de mémoire est moins ce qu’elles ont vécu que de ce qu’ensemble elles n’ont pas vécu. C’est ce qu’elles ont en commun derrière elles, à jamais fantomatique et lancinant, qui les soude, bien plus sûrement que ce qu’elles ont devant elles, et qui les divise. Cette antécédence permanente et organisatrice de toue la mémoire générationnelle, en fait un interminable discours des origines, une inépuisable saga. Toute la littérature des années 1920 et 1930, de Montherlant à Céline, d’Aragon et Drieu la Rochelle à Malraux a halluciné l’entre-deux guerres de son récit d’anciens combattants.  Mai 68 a été tout de suite sa propre commémoration : cent vingt quatre livres avaient paru dès le mois d’octobre de l’année. L’histoire du romantisme a commencé avec le romantisme lui-même. […]
 
C’est cette célébration historique intrinsèquement mythologique et commémorative qui fait sortir la « génération » de l’histoire pour l’installer dans la mémoire
Car on est bien, en effet, avec la génération – et c’est pourquoi on y prend intérêt ici –, dans la mémoire pure. Celle qui se moque de l’histoire et en ignore les intervalles et les enchaînements, la prose et les empêchements. Celle qui procède par « flashes », images fortes et ancrages puissants. Celle qui, du temps abolit la durée pour en faire un présent sans histoire. À l’échelle nationale, le plus éclatant exemple de cette abolition du temps reviendrait encore à la Révolution, qui, en inventant brusquement à la fin de l’été 1789, l’expression expéditive d’Ancien Régime[12], a dé-temporalisé d’un coup dix siècles d’histoire.
Mais à chaque étape, l’opération recommence en gros et en détail. On pourrait même dire que la rupture générationnelle – c’est ce qui fait sa richesse de créativité et sa pauvreté répétitive – consiste pour l’essentiel à « immémorialiser » le passé pour mieux « mémorialiser » le présent. En ce sens, la génération est puissamment et même principalement fabricatrice de « lieux de mémoire », qui constituent le tissu de son identité provisoire et les repères de sa propre mémoire. Lieux sources et chargés d’un insondable pouvoir d’évocation symbolique, mots de passe et signaux de mutuelle reconnaissance, incessamment revivifiés par le récit, le document, le témoignage ou la magie photographique. L’exploration d’une mémoire générationnelle commence par un inventaire de ces lieux. […]
D’aucuns avanceront qu’on retrouve seulement la vieille distinction des psychologues bergsoniens comme Pierre Janet entre la mémoire affective et la mémoire intellectuelle ; ou les analyses des sociologues durkheimiens comme Maurice Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire collective. Il s’agit pourtant d’autre chose, car la mémoire générationnelle ne relève pas de la psychologie individuelle. Les lieux où elle se condense et s’exprime ont tous en commun d’être des lieux communs, des centres de participation collective, mais passibles d’une immédiate appropriation personnelle. Meetings, journaux, manifestations, congrès, associations, symboles de masse pour les générations politiques. Maisons d’édition et revues pour les générations intellectuelles, cafés et salons, colloques, « khâgnes » ou librairies. Ce ne sont pas des personnes privées qui accrochent leur mémoire à des repères publics, ce ne sont pas des émotions individuelles qu’on partage. La mémoire générationnelle relève d’une sociabilité d’emblée historique et collective pour s’intérioriser jusqu’à des profondeurs viscérales et inconscientes qui commandent les choix vitaux et les fidélités réflexes. Le «je » est en même temps un « nous ».
 
A ce niveau d’incarnation et de décantation, la mémoire n’a plus grand-chose à voir avec le temps
Et c’est là qu’on atteint sans doute le plus vrai de la génération. Fermée sur elle-même et figée dans son identité, imperméable par définition à l’histoire et à ses « leçons », la monade générationnelle s’apparenterait plutôt à ce qu’un historien des sciences, Thomas S. Kuhn, a décrit comme des « paradigmes » qui commandent la structure des révolutions scientifiques[13]. Ces communautés closes sur elles-mêmes de chercheurs et de savants, réunis et enfermés dans un même modèle explicatif des phénomènes et que soudent des réflexes clés formés par un consensus intellectuel, un apprentissage corporatif, un style de travail et un langage propre, peuvent étrangement se traduire dans le registre de la génération. Et de même que les communautés scientifiques ne se définissent que par opposition radicale tout en partageant implicitement l’essentiel des acquis de la tradition scientifique, les générations ne partagent avec les autres presque rien et pourtant presque tout. Le rapprochement des deux notions, tel que l’a développé Daniel Milo[14], a le mérite de situer à leur juste place, déterminante et pourtant marginale, les repères historiques de mémoire sur lesquels se regroupent les générations, décisifs et momentanés. Le paradigme générationnel lui aussi, bouclé sur lui-même et pourtant traversé de tous les flux temporels, subsiste, inchangé, jusqu’à son effacement et son remplacement en attendant ses possibles réactivations, à leur propre usage, par de nouvelles générations. C’est ainsi que ce que l’on pourrait appeler « le paradigme de la guerre et de l’Occupation », central à la conscience et à l’identité de la France contemporaine, a fait, après une longue conspiration de silence, l’objet de réinvestissements successifs. Il y eut une première vague, au début des années 1960, qui n’a pas dépassé les milieux d’historiens, et qui portait sur l’amont : les années 1930. Mais elle venait d’hommes qui les avaient vécues dans leur jeunesse, Jean Touchard et René Rémond, par exemple, et elle posait déjà, pudiquement et scientifiquement, la question centrale de l’existence ou de l’inexistence d’un fascisme français. Mais c’est la génération de 1968, toujours elle, qui a opéré le réinvestissement massif. Il a commencé cette année-là avec la parution de La Place de l’Étoile, où Patrick Modiano débutait, à vingt ans, la reconstitution hallucinée des lieux de mémoire de l’Occupation, pour continuer en 1971 avec Le Chagrin et la Pitié. Et la mode rétro allait s’engouffrer dans la bouche d’ombre de ces « quatre années à rayer de notre histoire », comme disait en 1949 le procureur général André Mornet, par tous les chemins de l’imagination et de la science, du roman, du cinéma et de l’histoire, jusqu’à aujourd’hui,
 
Arrivés à ce point, on mesure le parcours qu’a subi la génération et son métabolisme intégral
L’arc-en-ciel des définitions historiques, démographiques et mentales sur lequel s’est déployée l’étude empirique des générations, dont on a maintenant une belle panoplie, couvrait étroitement le champ du social. Il est évident que le spectre de la définition est aujourd’hui centré sur la mémoire, qui fait de la génération une pure scansion symbolique du temps, une modalité privilégiée de la représentation du changement qui signale et consacre l’avènement de l’acteur social. Tocqueville avait d’ailleurs déjà parfaitement indiqué le principe organisateur et classificatoire que l’âge serait appelé à jouer toujours davantage dans les temps de la démocratie, où « la notion du semblable est moins obscure » que dans les temps aristocratiques, mais qui, « en faisant oublier à chaque homme ses aïeux et lui cachant ses descendants », voient les « liens des affections humaines à la fois s’étendre et se desserrer». On ne saurait mieux dessiner la place, centrale mais en définitive modeste, de cette catégorie très spéciale de la périodisation contemporaine. Elle n’a pas l’ampleur anthropologique de l’âge, ni la religiosité de l’ère, ni la dignité historique du siècle, ni les richesses de couleurs et de dimensions de l’époque ou de la période. Le mélange qu’elle instaure d’individuel et de collectif ampute l’un de sa profondeur psychologique et l’autre de son potentiel expressif. Phénomène inépuisable, sans doute, comme l’inconscient, et fascinant comme lui, mais comme lui aussi, court, pauvre et répétitif. Dans un monde de changements incessants où chacun est amené à se faire l’historien de soi-même, la génération est la plus instinctive des manières de trans­former sa mémoire en histoire. C’est en définitive cela, la génération : l’horizon spontané de l’objectivation historique individuelle.
 
Ce qui donne à la notion, ici et maintenant, son actualité forte et sa vertu explicative
C’est la situation très particulière de la France, qui a vécu, depuis la guerre, une conscience de l’histoire dédoublée. C’est-à-dire qu’elle a, d’une part, surinvesti les enjeux historiques lourds qui lui ont fait une histoire plus lourde que celle de n’importe lequel des autres pays d’Europe ; et qu’elle a vécu en même temps un profond désengagement de l’histoire mondiale qui l’a renvoyée à la rumination mémorielle de son expérience historique propre. Le phénomène est unique, complexe, et si particulier qu’il faut en prendre la mesure et en préciser les filières qui se sont entrecroisées.
Survolons rapidement les épisodes. La guerre : la France est, de tous les pays, le seul à en sortir moitié vainqueur, moitié vaincu. L’Angleterre est allée tout unie du péril mortel à la victoire finale, l’Allemagne a fait le chemin inverse, mais le désastre intégral implique ses chirurgies simplificatrices et il faudra attendre précisément l’espace d’une génération pour qu’elle retrouve, à travers sa jeunesse verte et sa querelle des historiens, des drames de conscience qui rapprochent à nouveau son histoire de la nôtre. L’Espagne a tiré son épingle du jeu. Le pathétique intense des lendemains de la Libération est au contraire dans la tension qui porte la France, Résistance et de Gaulle aidant, à partager le sort des pays vainqueurs, mais à travers l’héritage des pays vaincus. Brisée, humiliée, ravagée par la division intérieure et d’autant plus obsédée de retrouver son « rang » qu’elle n’a plus aucun des vrais moyens de la puissance. À peine remonte-t-elle la pente qu’arrive la guerre froide. À chacun son camp. Mais, ici encore, la France, à cause de l’existence d’un parti communiste fort et du lancinant problème de la décolonisation, qu’elle n’a pas su trancher en 1945, est le seul des pays d’Europe occidentale à intérioriser les enjeux de la division des blocs, dont elle n’a pas la clé ; et à devoir les vivre dans le déchirement de la conscience, dans l’impuissance politique et la paralysie institutionnelle, jusqu’à l’écroulement final. C’est la guerre d’Algérie, notre vraie guerre de Sécession, qui non seulement réactualise les règlements de comptes anciens, et enlise notre histoire dans le provincialisme, mais double le conflit national d’un conflit interne à la gauche, qui est la raison la plus profonde de l’interminable durée de la guerre et de sa purulence morale. Elle nous ramène le gaullisme qui, lui aussi, au point de vue de la surenchère historique qui nous occupe ici, est un épisode à double face puisque ce champion du nationalisme est, d’un côté, celui qui a couvert le repli sur l’Hexagone d’une relance plus ou moins verbale, plus ou moins réelle, dans la grande politique mondiale, et de l’autre, le délégué au rêve d’une France industrielle et louis-philipparde qui procédait à sa révolution industrielle et jouissait prosaïquement des profits de la croissance.
 
Là est, schématiquement résumé, l’investissement suractivé de l’histoire
Mais cet investissement s’est opéré, en même temps, sur le fond et sous le signe d’un retrait de la France de la grande histoire, qui, des grands coups du siècle, n’a plus connu en fin de compte que le contrecoup.
C’est le passage, par étapes et secousses, de la grande puissance mondiale à la puissance moyenne et ses ajustements grinçants : 1918, 1945, 1962, chacune des dates porte son poids de réalité mutilante et d’illusions compensatrices. Le pays qui pouvait se targuer, jusque-là, d’avoir connu, le premier, toutes les expériences historiques de la formation de l’identité européenne, des croisades à l’Empire colonial, en passant par l’État-nation, la monarchie absolue, la dictature et la Révolution, n’en a plus subi que les conséquences et le reflet : ni la révolution socialiste, ni le totalitarisme nazi, ni la crise économique, ni la société de consommation ne l’ont frappée de plein fouet ; elle n’en a connu que l’invasion, les rebonds, et les rejeux. Cette articulation de deux registres différents et contradictoires de la conscience historique, cet enfoncement poisseux et ce dégagement douloureux sont essentiels pour comprendre la remontée permanente et compulsive du passé dans le présent, cette suractivation tragique d’une histoire nationale qui n’est plus que la version indigène d’une histoire mondiale évacuée, et qui se vit en mémoire. Une mémoire historique elle aussi habitée du même dédoublement, une mémoire nationale en porte à faux, puisque sur un plan elle concélèbre son unanimisme – « à défaut d’une grande histoire, nous avons un grand passé » – et sur un autre elle ne peut pas s’arrêter d’en peser et repeser tous les épisodes historiques, et spécialement les plus récents, pour se demander s’ils étaient si grands que cela, ou si honteux qu’ils passent pour être. Le Bicentenaire, en son bilan dernier, aura vécu de cette double mémoire, et c’est ce qui le frappera d’une éternelle ambiguïté. La Révolution est ou n’est pas terminée, c’est un bloc, ou ce n’est pas un bloc, la Vendée est ou n’est pas un génocide, Robespierre le grand homme ou le fossoyeur, la Terreur un épisode circonstanciel ou une configuration potentielle de notre culture politique, la Déclaration des droits de l’homme un principe universel et universalisable ou un texte à usage interne. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, mais c’est chez nous que ça se passe et tout le monde était là. Ce fut l’essentiel du message mitterrandien : « On nous regarde encore et j’étais au milieu. »
 
C’est là que reprend tout son potentiel explosif le problème des générations et leur succession interrogative
D’autant que cette succession s’accélère et se multiplie, au rythme des bouleversements continus et de l’allongement de la durée de vie. Le passé ne passe pas, les acteurs ne meurent pas et les nouveaux venus se bousculent. C’est la dialectique de ces trois données qui exaspère la génération et lui donne son plein effet sur cette caisse d’inépuisable résonance que constitue la tragédie du siècle, dont les acteurs sont toujours là, et sur laquelle viennent battre les vagues successives. Ici se poserait donc, en théorie comme en pratique, et dans le cadre à deux dimensions qui vient d’être établi, le partage entre ce qui ne relève que de la mémoire générationnelle et ce qui ne relève que de la mémoire historique ; ou, si l’on préfère, de la mémoire et de l’histoire. À condition de préciser que ce partage s’opère, lui aussi, dans deux dimensions. Il y a le passage temporel du moment où la mémoire passe des générations qui la portent aux historiens qui la restituent sans l’avoir vécue. Et le passage intellectuel du témoignage vécu au travail critique. Aucun de ces deux passages n’est univoque en termes de générations, car il peut y avoir, il y a, d’excellents critiques de leur propre mémoire générationnelle qui s’en font les historiens, et des générations d’historiens, non moins excellents, dont le propre du travail est de réinterroger leur objet au nom de leur propre mémoire générationnelle. C’est ce que l’on constate en permanence et que le Bicentenaire a notamment permis de vérifier sur la Révolution. C’est ce double partage, que la sortie de la grande histoire et l’entrée dans la grande ère historiquement vide de la mémoire pleine ont focalisé sur l’instance de la génération et élargi aux dimensions de l’histoire nationale, dans les deux moments de plus grande intensité dramatique : la Révolution française et la guerre.
 
Il y a bien des générations « françaises »
Et si le lieu de mémoire est la génération, ce n’est nullement par la simple communauté de mémoire que suppose la banalité d’une expérience partagée. Si lieu de mémoire est la génération, c’est par le jeu simple et subtil de la mémoire et de l’histoire, la dialectique éternellement rebondissante d’un passé qui demeure présent, d’acteurs devenus leurs propres témoins, et de nouveaux témoins transformés à leur tour en acteurs. C’est à la rencontre de ces trois facteurs que s’allume l’étincelle du problème. C’est leur conjonction qui fait aujourd’hui en France, le foyer de la mémoire, flamber la « génération ». En ce temps et en ce lieu. La pièce continue, et à chaque génération de récrire son histoire de génération. Mais combien de temps les suivantes devront-elles attendre pour que se retrouve l’éclairage cru d’une pareille constellation ?
 

[1] XTRAITS de « RECHERCHES DE LA FRANCE » de PIERRE NORA, éd. Gallimard, nov. 2013, pp. E399-453. 
[2] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, éd. du Seuil, 2 vol. 1987-1988.
[3] Cf. en particulier les analyses d’Annie Kriegel sur les générations communistes, dans Les communistes français. Et, dernières en date, de Jean-Pierre Roux et Jean-François Sirinelli, La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Cahiers de l’IHTP, n° 10, nov. 1988. 
[4] Notamment Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux guerres, Fayard, 1988 ; ainsi que Générations intellectuelles, Cahiers de l’IHTP, n°6, nov. 1987.  
[5] Cf. l’ensemble « Entrer dans la vie aujourd’hui », Le Débat, n° 25, mai 1983 : Hervé Le BRAS, « L’interminable adolescence ou les ruses de la famille », et André BÉJIN , « De l’adolescence à la post-adolescence, les années indécises ».
[6] Théuphile GAUTIER, Histoire du romantisme, 1872, p. 11. Rappelons que Gautier, né en 1811,représente comme Musser, la retombée désenchantée du post-romantisme.
[7] Alfred de VIGNY, Discours de réception à l’Académie française, 26 janvier 1864,Œuvres, la Pléïade, 1948, p. 968.
[8] Cf. Yves VADÉ, L’Enchantement littéraire. Écriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1990.
[9] M. GAUCHET, « Les Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry, [1986], art. cité, p. 266.
[10] Honoré de Balzac, Z. Marcas, « La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur », in La Comédie humaine, la Pléïade, t. VIII, 1978, p. 847.
[11] Plusieurs explications sont proposées de ce chiffre quatorze dont notamment celle-ci : selon les computs apocalyptiques de cette époque, Jésus vient au terme de la sixième semaine (3 fois 14 = 6 fois 7 = 42) de l’histoire sainte qui commence avec Abraham, c’est-à-dire à la plénitude des temps.
[12] Cf. François Furet, « Histoire de la Révolution française ». 
[13] Thomas S. KUHN, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972.
[14] Cf. Daniel MILO, »Neutraliser la chronologie : « génération  comme paradigme scientifique », in ID, Trahir le temps, (Histoire), chap. IX, Les Belles Lettres, 1990.




Date de création : 05/05/2015 @ 18:48
Dernière modification : 05/05/2015 @ 19:18
Catégorie : Sciences politiques
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