LES CHEMINS DE LIDENTITÉ DU « PEUPLE DE LA MÉMOIRE » SOMMAIRE DE LHÉRITAGE À LA MÉTAMORPHOSE[1] I. LHÉRITAGE 1/ Caractères généraux 2/ Lidentité révolutionnaire 3/ Lidentité républicaine II. LA MÉTAMORPHOSE 1/ Lexténuation du modèle 2/ Le régime des identités Il nest pas si facile de savoir exactement de quoi il est question quand on évoque le « modèle national », l« identité », l« idée de la France, ou la « France » elle-même. Et pourtant, chacun le sait : il y a une altération très profonde du type de France qui nous a été légué et dans laquelle les plus âgés dentre nous ont été élevés. Plusieurs dates se proposent delles-mêmes pour situer ce bouleversement. Le sociologue Henri Mendras, dans la Seconde Révolution française, le situe par exemple en 1965 : Vatican II, dont les effets ont été importants dans un pays aussi profondément catholique, larrivée à lâge adulte des enfants du baby-boom, lexplosion des grandes surfaces et de la société de consommation, la montée de la permissivité sociale, lépuisement des paramètres de la Révolution française. Sur ce point, il rejoint le diagnostic que portait François Furet en 1978 : « La Révolution française est terminée. » On peut aussi bien le situer en 1968 ou dans les années 1980, avec larrivée de la gauche au pouvoir, et plus précisément en 1983 où la rupture avec les communistes et le ralliement à léconomie de marché signent la fin du projet socialiste. Bien évidemment, lon songe à 1989-1990, avec le bicentenaire de la Révolution et les contrecoups de leffondrement de lUnion soviétique. On peut même arriver au « non » de 2005 à la Constitution européenne qui signale à coup sûr une réaction viscérale du vieux modèle national face à labsorption européenne. Peu importent en définitive les dates. Sur le fond, laccord est unanime : on est passé dun monde à un autre, dune France à une autre, dune forme de lêtre-ensemble à une autre. Il nest aujourdhui question que d« identité nationale ». Lexpression, pour un historien , est à éviter ou à nemployer quavec des pincettes, son inconvénient majeur étant quelle implique alors une préconception de cette identité, comme si elle était un fait de substance. Et lon discutera interminablement quels éléments la constituent en priorité, la langue ou les paysages, la cuisine ou la galanterie ; ou si la « vraie France » est celle des droits de lhomme ou de la terre et des morts, celle de De Gaulle ou celle de Pétain. Identité nationale, Identité de la France : les deux expressions veulent dire à peu près la même chose. Mais lune a pris une signification quasi transcendantale et métaphysique, lautre renvoie à un contenu historique toujours changeant. Toujours est-il quil nest question ici que den indiquer les strates et les sédimentations principales et de mettre en rapport, dans une perspective longue, les repères majeurs ; ceci afin de comprendre pourquoi cest aujourdhui quapparaît, et dans quelles conditions, la notion même d« identité nationale » ? I. LHÉRITAGE 1/ Caractères généraux Des mots classiques sont attachés au modèle français :ancienneté, continuité, unité, liaison avec lÉtat et rapport enraciné à lhistoire. Lancienneté plonge ses racines dans la nuit des temps et fait même des dates plausibles de la naissance de la France une éternelle discussion. Est-ce Alésia en 52 avant Jésus-Christ ? Le baptême de Clovis vers 498 ? Le partage de Verdun en 843 qui divise lempire de Charlemagne en trois parts et crée la Francieà lorigine de la France ? Lavènement de Hugues Capet en 987, qui a été lobjet dune commémoration bizarre en 1987 ? À cette date, en effet, lopinion a découvert tout à coup que la France avait mille ans. Et cette profondeur qui fermait la parenthèse de la Révolution et réconciliait la France avec sa longue durée a séduit les Français. Il est donc très difficile de fixer une date précise à lancienneté. Il nempêche que cet immémorial pèse encore assez dans limaginaire pour que François Mitterrand ait pu, à loccasion du cinquantenaire de la découverte de Lascaux, faire de ce haut lieu le symbole dune introuvable mémoire préhistorique de la France. De continuité territoriale, aucun pays sans doute na fait un tel effort dans ses acquisitions. De même de continuité dynastiqueavec la loi salique. De continuité administrative enfin, entre lAncien Régime et la Révolution. On peut même parler dune continuitéconstitutive, car ce pays qui sest nourri continûment de ses fractures et de ses divisionsnest, en définitive, pas mort de ses guerres intestines ; De la place de lÉtat, il est patent que celle-ci a joué en France, un rôle plus précoce que dans tous les pays de la chrétienté occidentale. « En France, lÉtat a précédé la nation », relève un historien du Moyen Âge. En France, la conscience de soi est liée au pouvoir, à lÉtat, et elle est, à ce titre fondamentalement politique. La France a connu au moins deux expériences de nivellement étatique très fort : la radicalité monarchique de Louis XIV et la radicalité révolutionnaire de 1789. LÉtat a eu un rôle unificateur, éducateur dans tous les domaines. La langue elle-même fut imposée par lordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, et la création de lAcadémie française, un siècle après est venue confirmer cette dimension étatique de la langue. De même aucun pays na eu des institutions universitaires qui soient sous la tutelle de lÉtat et auxquelles celui-ci a octroyé et continue doctroyer un privilège dindépendance et de liberté à son égard. Ce lien entre lÉtat et la nation explique également un dernier trait caractéristique : le poids de lhistoire dans notre conscience identitaire, dans notre image de nous-mêmes. Lhistoriographie française na jamais eu recours aux mémoires substitutives ou régionales. Lhistoire de France sest donc construite à lécart des mémoires ethnologiques ou littéraires. Cest une spécificité bien française que lon mesure mieux quand on sait, par exemple, que toute la mémoire historique de lEurope centrale est fondée sur lethnologie ou la littérature. Notre mémoire est de part en part historico-politique. Mais elle est également fondée, dès le début et dans les institutions monarchiques, sur le sentiment du sacré. Les premiers repères de lhistoriographie monarchique se situent dans les sanctuaires, comme celui de Saint-Denis. Cest ce caractère sacré que lon retrouve dans des symboles non plus royaux mais ouvertement monarchiques qui sont le sacre de Reims ou le « Lit de justice »[2]. LÉglise, le roi, le peuple et le pays : lassurance dune primogéniture dans lordre de la foi est consubstantielle à lenracinement de luniversalité. La France, fille aînée de lÉglise. En France, à la différence de tous les autres pays, cest lhistoire qui a pris en charge la mémoire nationale. À ces caractères originaux, il convient dajouter un catalyseur : les forces déclatement. Si paradoxal que cela puisse paraître, on peut soutenir que la France sest aussi fondée sur les puissances de dispersion. Lappel à lunité na, probablement, été si martelé, si permanent quà cause des formes de disruption et de diversité que la France a comportées. Fernand Braudel le dit nettement : « La France est diversité ». Voire même division. Aucun pays sans doute nest composé de tant de pays, de peuples différents, de langues et de réalités physiques différentes, de forces hétérogènes ; autant déléments inconciliables quil a fallu politiquement concilier, dans une permanence dautorité étatique. Surtout cette apparence de continuité Armagnacs et Bourguignons, guerres de Religion, Fronde, etc. , comme la profondeur des ruptures que la France ancienne a pu connaître, le passage des Mérovingiens aux Capétiens, par exemple, celui de la monarchie féodale à lÉtat royal, où à la monarchie absolue. 2/ Lidentité révolutionnaire Comment la révolution sest-elle glissée dans ce moule et comment la-t-elle transformé ? Il est évident que de toutes les ruptures évoquées, cest celle qui pèse sur nous le plus profondément. Ne serait-ceque parce que cest elle qui a créé la nation au sens moderne du mot, en fusionnant ses trois sens : social, juridique, historique. Rupture dans le tempsà travers la notion dAncien Régime, qui apparaît dès lété de 1789 et renvoie dans les ténèbres plus de dix siècles de lhistoire de France dans un ensemble réprouvé ; elle impose lidée dun recommencement messianique. Rupture dans lespace avec la création dun territoire national, sacralisé par la notion de frontières naturelles, mythologie pure, mais qui assied lidentité sur limage de la Gaule qui hante depuis César la conscience française, jouant un rôle déterminant dans un espace de souveraineté à lintérieur duquel commençait le pays de la liberté. Rupture sociale, encore plus importante : elle est liée à ce que lon pourrait appeler le théorème de Sieyès, cette définition nationale quil a formulée en 1789 dans Quest-ce que le tiers état ? : « Le tiers état comporte donc tout ce qui appartient à la nation et tout ce qui nest pas le tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation. » La fondation dune nation sur lexclusion dune partie de celle-ci, cest-à-dire les privilégiés, la noblesse, et lélection du tiers état en véritable peuple, en dehors duquel il ny a rien, ont certainement été capitales en France pour instaurer à lintérieur de soi un principe de duplication et dexclusion porteur dun conflit réel ou fantasmé, en renouvellement perpétuel. Cette définition fondatrice de lidentité collective comporte en virtualité des développements infinis. Pour schématiser à lextrême, disons quelle a intensifié et dramatisé les thèmes permanents du modèle national français : lunité en lui insufflant une peur de lennemi ; luniversel quelle a nationalisé ; la conscience historique quelle a créée comme telle. La Révolution renforce dabord la hantise de lennemi, qui est liée à la guerre et à sa permanence, peut-être plus forte et plus constante en France quelle na été dans aucun autre pays dEurope. Elle a vu des ennemis partout à lextérieur comme à lintérieur, doù la conscience militaire de soi et limportance généralisée de la notion de frontière territoriale mais aussi juridique, sociale, psychologique entre les uns et les autres. Ce sentiment de ladversaire est congénital à lidentité depuis la Révolution. La disparition de la France contre-révolutionnaire, la victoire des Lumières sur la religion, le ralliement de la droite à la République ont été, à leur façon, puissamment générateurs dun trouble de lidentité nationale. La République avait besoin dennemis. Comme disait de Gaulle : « La France est faite pour les grands moments et les grands périls. »Et le fait quil y ait eu deux militaires pour la sauver de la défaite, Pétain et de Gaulle, révèle chez les Français un tropisme militaire qui leur manque terriblement aujourdhui. Tout cela explique que la Révolution renforce lidée dunité qui devient convulsive en 1792 et 1793. Cest à ce moment-là que se constitue toute la symbolique de lunité. Le « salut public », la « patrie en danger » ont, par exemple, stimuléce besoin juridique déjà bien ancré de garantir lunité de la nation, ce réflexe autarcique du « seul contre tous », sur lequel repose beaucoup limaginaire national. De même en 1880, lorsque lon fait du 14 juillet la date de la fête nationale, les Français prennent de 14 juillet comme celui de la prise de la Bastille. Or, la référence nétait pas la prise de la Bastille de 1789, mais la fête de la Fédération, un an plus tard. Et la confusion est révélatrice entre ces deux 14 juillet, lun la prise de la Bastille, lautre lunité effervescente, la fusion passionnelle de toutes les provinces françaises. Cest pendant la Révolution que lappel permanent à lunité est devenu un thème conjuratoire et obsessionnel. La Révolution récupère et intensifie également un autre thème dont la monarchie chrétienne sétait emparée pour se définir : luniversel. La Révolution le rend, en effet, beaucoup plus complexe. Tant quil ne sagissait que dun sacré messianico-religieux, il était assez simple. Mais avec la Révolution il devient beaucoup plus élaboré, puisque cet universel va se particulariser dans le pays de la Révolution et de la liberté : labstraction que luniversel avait prise à lépoque des Lumières se territorialise alors dans la défense de la patrie. Sil ny avait pas ce passage dun universel abstrait à un universel concret à travers la Révolution, on ne comprendrait pas la capacité exportatrice de cet universel national français qui nest pas de même nature aux États-Unis, doù il ne sest pas exporté. En revanche, en France, la localisation de la liberté na pas empêché lexportation de la nation à la française. Si lon ne saisit pas lambiguïté de cette notion duniversel à travers une Révolution on ne peut pas comprendre le passage de ce modèle national français au mouvement des nationalités européennes. Il y a là quelque chose à approfondir, le moment où cette nation révolutionnaire a été la matrice de cette transformation dun universel abstrait et religieux à un universel concretet national. Cest ce moment qui explique le passage des Lumières au romantisme, le passage de la nation au nationalisme. Dernier trait où la Révolution française intensifie, redouble, concentre, cristallise une dimension essentielle de lidentité : lhistoire. Si la Révolution a accouché de la nation, au sens moderne, la post-Révolution a produit, en contrecoup, lhistoire, au sens moderne du mot. Et les deux sont intimement liées. Cest luvre de la grande génération libérale et romantique. Comme dira Renan : « Elle a fondé lhistoire parmi nous ». Une génération qui a grandi dans la lumière aveuglante de lévènement révolutionnaire, à lépoque assez terne de la Restauration et des débuts de la monarchie de Juillet. Mais elle a fait à sa façon, la Révolution, par lexhumation documentaire du passé national et sa mise en scène littéraire sous le signe et lordonnancement de la nation. Les Lettres sur lhistoire de France dAugustin Thierry en marquent le coup denvoi. Marcel Gauchet en a montré toute limportance dans Lieux de mémoire.Michelet en représente lapogée lyrique par la subjectivisation de la France : « Le premier je la vis comme une âme et comme une personne » une personne secrètement investie dune mission sacrée, porteuse de lévangile des droits de lhomme et du citoyen. On voit bien, à partir de ces quelques indications que la France a déjà connu plusieurs types didentité [didentification] ; et que le problème historique nest pas tant leur succession que leur emboîtement. Une identité dynastique et royale qui simpose dHugues Capet aux guerres de Religion, une identité monarchique qui culmine avec labsolutisme de Louis XIV, une identité révolutionnaire qui opère un immense transfert du sacré de la personne royale au sacré collectif de la nation. Il y a enfin, et surtout, une identité républicaine qui commence à se mettre en place dans les années 1880 et se cristallise dans le feu de laffaire Dreyfus : cest même ce qui transforme ce fait divers en creuset de lidentité nationale. 3/ Lidentité républicaine Elle apparaît bien à la fois comme le renforcement du mythe national qui sinscrit dans toute lEurope de la seconde moitié du XIXe siècle et, dans ce plus vieux des États-nations, comme une variante. Cest dabord une synthèse. Non seulement idéologique, mais historique, qui consiste dans lidentification définitive et absolue de la République et de lidentité nationale. Dans toutes ses conséquences. Cette identification, outre les institutions politiques et les symboles, supposait dun côté la récupération, à la conscience collective, des siècles de passé monarchique et, de lautre, la définition dune identité à la française par rapport à lidentité nationale allemande. Cest ce qui a donné à lhistoire sa priorité dans la formation de la conscience civique et nationale et en a fait laxe dune culture des humanités, indissociable des valeurs, de la culture et de lidentité républicaines. Doù le péril en la demeure maintenant que cette culture chavire. Lhistoire, donc, a pris la forme de ce quil est aujourdhui convenu dappeler le « roman national ». Cest quelle joint le principe organisateur dun récit cohérent la marche vers lunité républicaine et la capacité pour chacun, et dabord pour lenfant, de se projeter lui-même dans les péripéties de laventure collective. De ce roman national, lHistoire de France dErnest Lavisse, la grande et la petite, est devenue lexpression exemplaire. Là encore, cest la guerre qui sen trouve lélément structurant, et en point dorgue la victoire de 1918 comme un happy end et une légitimation nationale de la République. Depuis, les Français nont plus jamais été heureux avec leur histoire.Par une ironie tragique, la paix, la paix qui règne en France depuis la fin de la guerre dAlgérie, a été sans doute lélément le plus perturbant de lidentité collective. Ce qui spécifie le plus nettement lidentité nationale française par rapport aux autres pays dEurope, cest la séparation définitive qui a achevé de sopérer par la loi de 1905 entre lidentité nationale et la question religieuse. Cette séparation a eu en effet de deux fortes conséquences. La première, cest la localisation sur la politique de lidentité nationale, que chaque camp cherche à sapproprier, à commencer par le clivage majeur de la gauche et de la droite qui se redéfinit précisément à travers laffaire Dreyfus. Il y a bien, au plus profond de la vie nationale, une France de gauche et une France de droite ; et cest bien lamenuisement de leur conflit et leur progressif brouillage, depuis une trentaine dannées, qui sont un des signes les plus nets du trouble de lidentité républicaine. La deuxième conséquence de la laïcité à la française, dampleur plus grande encore : la religion civile républicaine a établi entre les Lumières, la raison, la démocratie, léducation, un lien qui fait en définitive reposer sur linstruction primaire lessentiel de lidentité nationale. Aucun pays na mis autant de lui-même dans lécole. Et sil fallait désigner aujourdhui le problème majeur de lidentité nationale, presque le problème unique et, peut-être le plus inquiétant, cest à coup sûr lécole primaire. Cest en fonction de ces données que larrivée de lislam comme deuxième religion de France pose de si graves problèmes, parce que lislam dans son principe, ne faisait guère de différence entre le politique et le religieux, repose le problème que lon avait cru résolu pour le christianisme. La partie est à recommencer, en accéléré ; elle est déjà entre musulmans de France largement entamée. Lidée nationale républicaine comporte un dernier trait qui la distingue du reste de lEurope, cest luniversalisme à la française qui a présidé à laventure coloniale. La colonisation est devenue le crime inexpiable, le péché capital et lhypocrisie majeure de la France et de la République. La France républicaine la partagée avec toute lEurope, mais il est vrai que par rapport aux autres pays dEurope sauf lAngleterre mais dans des formes très différentes la France a engagé davantage delle-même et de son idéologie dans lentreprise outre-mer ; même si cette idéologie a été elle-même profondément divisée. Il est devenu banal dopposer symboliquement lanticolonialisme de Clemenceau « mon patriotisme est en France » au plaidoyer expansionniste de Jules Ferry, au nom du devoir civilisateur des « races supérieures ». Il y a là une des projections rétrospectives majeures des valeurs contemporaines et des jugements actuels sur les réalités du passé. Cest oublier que, globalement, cest au nom des idées progressistes de la gauche radicale que sest développé le phénomène colonial républicain et que Jaurès, par exemple, sil condamnait les crimes et les abus de la colonisation, en approuvait le principe. Cest la gauche qui a été la plus lente à se convertir à lidée de lindépendance algérienne. Cest oublier aussi que lentreprise coloniale consistait, historiquement, à légitimer la République en montrant quelle rendait à la France ce que la monarchie lui avait fait perdre, et quelle exportait chez les colonisés les idées au nom desquelles ils réclameraient leur indépendance. Là nétait pas le but, mais là est le fait, et leffet de luniversel républicain. II. LA MÉTAMORPHOSE Cest à un ébranlement général de son identité historique que la France se trouve confrontée depuis trente ou quarante ans. Une mue qui la fait passer dun type de nation à un autre. Dune nation étatique, guerrière, majoritairement paysanne, chrétienne, impérialiste et messianique, à une France atteinte dans toutes ces dimensions, et qui se cherche encore souvent dans la douleur. On appellerait volontiers démocratique ce nouveau type didentité, à condition de ne pas voir dans ce mot la victoire dun modèle étranger au républicanisme un modèle américain par rapport au modèle français, tels que Régis Debray les a opposés dans les années 1980, mais une évolution historique du modèle républicain lui-même. Cette évolution a consisté, pourrait-on dire en schématisant à lextrême, dans un mouvement de bascule : tandis que, pour une série de raisons historiques, sérodait lidentité nationale-républicaine (car il est vain dopposer lune à lautre), montait sourdement en puissance pour ne pas dire explosait un régime des identités sociales, porteur dun profond remaniement des formes de lêtre-ensemble. 1/ Lexténuation du modèle Sil est vrai, comme on la fait déjà remarquer, que la paix a sans doute été, depuis la fin de la guerre dAlgérie, lun des plus puissants éléments de la transformation du modèle traditionnel, cest quelle intervenait précisément à la retombée dun siècle où la France avait connu trois guerres. Trois guerres qui sétaient soldées par des défaites, mais des défaites masquées, dont les effets, pour cette raison même, différés nont été que plus ravageurs. La fausse victoire de 1918 ne sest révélée telle quaprès leffondrement de lAllemagne nazie et même celui du communisme soviétique, comme le suicide de lEurope entière et la matrice de tous les maux du XXe siècle. 1945 et la place que de Gaulle a réussi à assurer à la France parmi les grands nont fait oublier quun temps la franche défaite de 1940. À peine celui-ci avait-il disparu quau tout début des années 1970 senvolait le souvenir noir de la France de Pétain et de lOccupation. Quant à 1962, de Gaulle a tout mis en uvre pour faire oublier aux Français le repli du drapeau et la débâcle en Algérie par lentrée de la France dans le club nucléaire et pour la précipiter dans la relance économique. Il nempêche que la « dépossession du monde », comme dit Jacques Berque, la fin de la projection impériale de la France, le repli sur lHexagone le mot se répand à lépoque comme il était né après la perte de lAlsace-Lorraine , marque une reconfiguration complète et un remaniement intégral de lassise identitaire de la France. Ce réaménagement sest traduit par un double éclatement de la France : par le haut, pourrait-on dire, et par le bas. Par le haut, comme premier éclatement : cest linsertion dans un ensemble européen que paraissait sceller larrivée à Matignon, en 1976, de Raymond Barre le « premier économiste de France » venu de Bruxelles , le dur apprentissage de lalignement et de la soumission aux normes internationales pour un pays habitué à nécouter que lui-même. Et dans la foulée suivent laltération ou labandon de tous les paramètres de la souveraineté : le territoire,la frontière, le service militaire, la monnaie. Par le bas, éclatement également : cest la poussée décentralisatrice, laffaiblissement du pouvoir dEtat sanctionné par la loi Defferre de 1982. Et comme en écho, dans un registre tout différent, la désagrégation progressive de toutes les formes dautoritéet dencadrement, familles, Églises ou partis, dont lexplosion juvénile de Mai 68 a pu paraître rétrospectivement le point de départ. Un mouvement général de laffirmation de lindividu qui dépasse largement le cadre national, mais qui prend dans cette France que lon a pu dire, comme Michel Crozier, « terre de commandement » un relief tout particulier. Ce brouillage dun cadre fixe dexpression de lidentité nationale sest accompagné dun phénomène intérieur, au cur même du pays, qui na pu que contribuer à ébranler en profondeur la stabilité identitaire de la France traditionnelle. Il sagit de la fin des paysans. La France était restée, jusquau lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un pays à majorité paysanne, à la différence de ses grands voisins industriels. Le taux de la population active engagée dans lagriculture chute rapidement pendant les Trente Glorieuses de la croissance et passe même en 1975 seuil toujours symbolique au-dessous de 10 %; encore sagit-il moins de paysans que dagriculteurs. Lextinction de la vieille classe paysanne, accompagnée de celle de la classe ouvrière traditionnelle extinction qui est à rapprocher des effets de Vatican II et de la déchristianisation populaire , devait se révéler dautant plus troublante que dans les années qui ont suivi la guerre dAlgérie la France allait se trouver confrontée à larrivée soudaine et mal contrôlée dune immigration dun type nouveau, dorigine essentiellement maghrébine et musulmane, dont la religion était beaucoup plus étrangère que celle des précédentes vagues dimmigration, catholique ou juive, et la culture beaucoup plus difficile à soumettre aux lois et coutumes de la francité traditionnelle. Elle devait rendre plus évident encore laffaiblissement des mécanismes intégrateurs. Cest à ce moment-là, au milieu des années 1970, que lon a commencé à parler dune « mémoire paysanne », dune « ethnologie » rurale. Le succès foudroyant de livres comme Le Cheval dorgueil de Pierre Jakez Hélias ou Montaillou, village occitan dEmmanuel Le Roy Ladurie impose lévidence dune « mémoire paysanne » qui ne vit plus que de sa reconstitution savante ou sensible, comme la proposé en 1972 le musée des Arts et Traditions populaires. Il est très significatif que ce soit sur ce thème que sest fixée la première exigence dune récupération mémorielle.Cestsurleruralquelepatrimoineafaitsa révolution « démocratique ». Le mot appartenait au monde des châteaux, des cathédrales et aux créations majeures de lesprit et de lart. Le voilà réfugié dans la chanson populaire, laraire ancestral, le chemin de transhumance et le lavoir de village. Comment ne pas rapprocher ce phénomène de la candidature de René Dumont aux élections présidentielles de 1974, autrement dit, lémergence nationale de lécologie ? Ce réenracinement lointain de limaginaire qui signale précisément un brutal et définitif éloignement du passé, il nest pas interdit de penser que la indirectement renforcé laccession à la présidence de la République de Valéry Giscard dEstaing. Larrivée au sommet de lÉtat de ce jeune économiste de la grande bourgeoisie, technocrate et parisien, européen de cur et partisan dune « décrispation » de la vie politique dont le septennat sannonce sous le signe du « changement » et de la « modernité », nest certainement pas étrangère à cette plongée dans les profondeurs perdues et retrouvées où les Français se sont soudain enfoncés et dont les remontées allaient apparaître à la surface, à la surprise générale, lors de lannée que Giscard dEstaing lui- même a eu lidée de consacrer au patrimoine, en 1980. La rupture « identitaire » que marque le septennat giscardien va, symboliquement, beaucoup plus loin et rend manifeste, avec la fin de ce quil est convenu dappeler le « gaullo-communisme », un phénomène de grande ampleur et de longue portée, invisible, et pourtant décisif pour lidentité nationale : derrière la réduction de puissance et lentrée difficile dans le rang des puissances moyennes, le retrait de la grande histoire. La France avait pu senorgueillir depuis longtemps, depuis toujours, davoir été en première ligne et comme à lavant- garde des expériences majeures de lhistoire et de la formation dune Europe qui était le centre du monde. Des croisades àlempire colonial, en passant par la féodalité, lEtat-nation, la monarchie absolue, les Lumières, la Révolution, la dictature. Sa propre saga historique, son fameux « roman national », de Vercingétorix à de Gaulle, sinscrivait dans cette fresque où la nation, véhicule du progrès depuis le XVIIIe siècle, rimait avec raison et avec civilisation. Or, depuis 1918, elle navait plus connu des grandes secousses de lHistoire que les rebonds et les contrecoups. Pas de révolution socialiste, malgré lexistence du plus fort parti communiste de lOccident ; pas de totalitarisme nazi, malgré une tradition dextrême droite nationaliste menaçante jusquà la guerre ; pas de vraie crise de 1929, parce que pas encore de vraie révolution industrielle et financière. Une culture de masse et une société de consommation arrivées précisément en ces années 1960-1970, ce qui était le signe même dune entrée dans le lot commun. Une mondialisation qui a renforcé encore lassujettissement de la France à des normes qui la dépassent et le caractère obsolète dune identité spécifique dissoute et fondue dans le modèle occidental. Bref, une histoire qui navait plus pour elle ni la sagesse, ni lhéroïsme, ni la raison porteuse duniversel. Pendant une bonne trentaine dannées, des années 1940 aux années 1970, le gaullisme et le communisme, ces deux phénomènes symétriques, contradictoires et complémentaires, ont pu masquer la réalité. Ils ont pu, chacun à leur façon, entretenir lillusion quune grande histoire et un grand destin étaient encore réservés à la France. Tous deux ont combiné, à des doses variables, les deux thèmes majeurs dont lentrelacement a tissé lhistoire de la France contemporaine, nation et Révolution. Et à ce titre chacun a pu représenter une version concentrée, synthétique, plausible et prometteuse de lhistoire nationale. La France ne sest jamais vraiment remise de leur effacement simultané. Aucun projet national na pu simposer depuis. Ni le projet socialiste, parce que la gauche est arrivée politiquement au pouvoir quand sa constellation idéologique et surtout le marxisme qui linspirait étaient déjà presque épuisés. Ni le projet européen, dont les Français se sont désintéressés dès lors quil ne répondait plus au modèle dune France dilatée. Le traité de Maastricht, en 1992, marque à cet égard une date décisive. Ni le projet libéral, fugacement brandi au moment des dénationalisations de 1986. Ni le projet souverainiste, parce quil paraissait archaïque et suicidaire. Ni le projet écologique, parce quà la différence dautres pays, comme lAllemagne, il a paru frappé dutopie et dun soupçon gauchiste et aujourdhui réactionnaire. La France se sait un futur, mais elle ne se voit pas davenir. Cest la raison du pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif historique, peut-on dire. Cet épuisement ne signifie nullement la disparition du sentiment national, mais il en exprime la métamorphose et le transfert sur lunité et la diversité des aspects culturels langue, murs, paysages , que lon fantasme, au demeurant, plus quon ne les soigne. Osons même le dire : le sentimentalisme a remplacé le sentiment national et le roman est devenu une romance. Cest bien la définition de la nation selon Renan qui est atteinte dans son principe. On linvoque partout, mais elle sonne comme un rappel et comme un glas. « Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore. » Le culte des ancêtres et le plébiscite de tous les jours. La nation selon Renan supposait la solidarité des deux notions dont nous vivons précisément la dissociation :la nation comme héritage et la nation comme projet. Le passé qui napparaît plus comme la garantie de lavenir et labsence dun sujet historique porteur : le noyau dur de la fameuse « crise » de lidentité nationale est là. Pas ailleurs. 2/ Le régime des identités Disons mieux : la notion même d« identité nationale » apparaît aujourdhui parce quelle est au confluent de deux phénomènes : laffaiblissement car cest plutôt daffaiblissement que dextinction quil sagit de lidentité nationale-républicaine classique et lavènement de ce que lon peut appeler le régime des identités. Léveil de ces identités est lié à laffranchissement général de toutes les minorités, à un mouvement de décolonisation intérieure et démancipation des minorités de toute nature sociales, sexuelles, religieuses, provinciales -, dont lhistoire propre avait été jusque-là marginalisée, rabotée par une histoire nationale homogénéisatrice, réduite au registre de la vie familiale, personnelle ou privée. Des minorités souvent ignorantes delles-mêmes et qui prenaient soudain conscience de soi, et affirmaient leur existence, assuraient leur différence par ce que lon appelait alors la « récupération » ou la « réappropriation » de leur passé. Jusque dans les années 1970, le descendant daristocrates guillotinés, le petit-fils dun fusillé de la Commune ou le fils dun juif polonais arrivé dans les années 1930 participaient, même dans des versions différentes, dune seule et même histoire, emblématisée par la formule scolaire « nos ancêtres les Gaulois ». Cest sur ce double registre dappartenance que sétait construite lidentité collective de la nation républicaine, et cest lui qui sest brisé. Pierre Nora a longuement décrit ce phénomène, en particulier à la fin des Lieux de mémoire. Il faut cependant en rappeler le principe, quitte à souligner plutôt son évolution et ses aboutissements. Si le mot « mémoire » sest spontanément imposé pour caractériser la prise de conscience de soi de ces minorités et leur autonomisation existentielle, au point de connaître aujourdhui une généralisation abusive, cest sans doute quil est à deux faces. Dun côté, il soppose à lhistoire et na pris sa force en France que par rapport à la force que lhistoire y avait gagnée. Affectif contre intellectuel, émotionnel contre rationnel, expérience vécue ou fantasmée contre reconstitution discursive. Même quand la mémoire entraîne une volonté de connaissance et dexploration savante, celles-ci impliquent la soumission à des procédures critiques qui séloignent du mémoriel. Par un autre côté, la mémoire a été le vecteur de ce quil est convenu dappeler « identité » ; les deux mots sont devenus proches et souvent interchangeables. En trente ans, la signification de ces deux termes auxquels il faudrait associer celui de patrimoine, qui relève de la même constellation sest étrangement retournée et enrichie. Tous les trois sont passés, et cest là le phénomène remarquable, du registre individuel au registre collectif. Si difficile quelle soit à définir avec précision, lexistence dune « mémoire collective » sest imposée au sens commun. Lexpression couvre un champ sémantique qui lui donne sa charge et son aura : de linconscient au semi-conscient, des habitudes et des traditions au souvenir et au témoignage, de la solidarité passive à laffirmation déterminée. Lidentité navait quun sens administratif et policier pour caractériser une individualité ; elle est devenue lassignation collective à un groupe. Même évolution pour le patrimoine qui est passé rapidement du bien tenu du père ou de la mère à la conscience dun bien collectif et, de là, à une signification quasi métaphorique puisquon parle aussi bien aujourdhui du patrimoine linguistique que génétique ou constitutionnel. Bien mieux : les trois mots sappuient et se renvoient lun à lautre, dans une circularité qui dessine une nouvelle configuration interne de la conscience de soi, une autre forme déconomie de lêtre-ensemble quil nous est devenu impossible dappeler autrement quidentité ou plutôt identités, au pluriel. Lidentité « démocratique » de la France consiste dans ce passage à une conscience de soi plus sociale que politique, plus mémorielle quhistorique, plus patrimoniale que nationale. Le problème de 1« identité nationale » ne se pose que dans un retour des identités nouvelle génération sur lidentité de la France ; le titre du livre de Fernand Braudel en 1985, LIdentité de la France, en a tiré son originalité. Une « identité nationale » sur laquelle les uns se sont mis à sacharner parce quelle sapplique à lidée même de nation, les autres à la défendre en lui donnant un contenu dhomogénéité sociale et culturelle menacé, plus particulièrement contre ceux qui, par définition, sont les plus étrangers au républicanisme homogénéisateur : les immigrés. Les identités de groupe sont, en effet, dans leur principe, incompatibles avec lidée nationale, telle du moins que sest développée lidée nationale dominante, dessence jacobine. On ne comprendrait pas, sinon, pourquoi ceux-là mêmes qui se réjouissent de laffirmation dune identité corse, ou juive, sursautent à la seule évocation dune identité nationale et entrent en convulsion à linvocation dune mémoire nationale. Ni, inversement, pourquoi les défenseurs dune identité nationale et républicaine pure et dure sempressent, à la moindre expression dune fidélité à une quelconque tradition identitaire de groupe, de crier au communautarisme. Question de hiérarchie, soit. Mais il est vrai que léveil de chacune de ces identités a été une mise en cause et même en accusation dune dimension essentielle de la tradition nationale républicaine. Laffirmation dune mémoire et dune identité juives, par exemple, sest accompagnée depuis la guerre dun procès à une France qui allait bien au-delà de Vichy et de laffaire Dreyfus phénomènes qui navaient en rien entamé lattachement des juifs à la France , cétait la dénonciation dun antisémitisme médiéval et chrétien, et pour certains dun antisémitisme indéracinable et consubstantiel à la France elle-même. Sagissant du féminisme, il pouvait paraître sans rapport avec lidée de la nation. Il nempêche que lexhumation dune mémoire identitaire des femmes consistait à renverser sur elle-même lidée dune histoire faite et écrite par les hommes. Quant à la mémoire coloniale, la dernière venue, cest celle qui va le plus loin dans la dénonciation dune tradition républicaine dont la liberté, légalité et la fraternité se sont traduites par lesclavage, loppression et le racisme. Elle conduit tout droit à brûler le drapeau tricolore et à conspuer La Marseillaise. Toutes les mémoires identitaires ont, peu ou prou, une dimension protestataire, revendicatrice et accusatoire. Cest normal, dans la mesure où les identités minoritaires sont, par définition, celles de victimes ; lhistoire de ceux qui navaient pas eu droit à lHistoire. À ce titre, elles se sont parées des prestiges et des privilèges qui sattachent à la justice et à la morale. Dans cette nouvelle économie de lidentité collective, leur affirmation avait un caractère puissamment émancipateur et libératoire. Allons plus loin : elles étaient, elles sont à leur manière, une revendication de luniversalisme français contre une France infidèle à elle-même, rétrécie et, pour reprendre lexpression désormais consacrée, moisie. Il est pourtant impossible de ne pas remarquer combien ces revendications identitaires et mémorielles sinscrivent à lintérieur de la nation comme un appel à la reconnaissance. A part les mini-nationalismes breton et corse et encore... , toutes résonnent, y compris les plus apparemment radicales, comme des demandes dinscription au grand livre de lhistoire nationale. Il y faut le symbole, la loi, la Constitution, la parole officielle dÉtat. Les commémorations nationales instituées depuis une quinzaine dannées et qui doublent le nombre de celles qui existaient depuis plus dun siècle ont beau ne contribuer quà lusure et à latomisation de la commémoration républicaine, ou nexprimer que le poids des revendications associatives, lexpiation et la contrition (la rafle du Vél dHiv, la traite et lesclavage), le morcellement sectoriel de la mémoire combattante (hommage aux harkis, aux combattants dIndochine, dAfrique du Nord), limportant est que ces commémorations soient nationales. Le discours de Jacques Chirac, à peine élu, au Vél dHiv, le 16 juillet 1995, accédait à une demande insistante dune minorité active de la communauté juive auprès de François Mitterrand, président de la République, qui lavait obstinément refusée, reconnaissant la culpabilité de « la France » et non du seul régime de Vichy. La vraie motivation des lois dites mémorielles nest sans doute pas leur efficacité contraignante pas même la loi Gayssot de 1990, pénalisant la négation du génocide juif, puisque larsenal juridique existant avait déjà suffi pour faire condamner Robert Faurisson , mais leur caractère symbolique, la solennité et lunanimité législative de la déclaration : « La République reconnaît le génocide arménien. » Le cas des langues régionales est à cet égard particulièrement éclairant. En 2008, dans la réforme de la Constitution, le parlement, réuni à Versailles, a inscrit au titre des collectivités territoriales, article 75-1 : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » Les associations militantes avaient bataillé pour que la phrase figure à larticle 2 de la Constitution, suivant celle qui déclare : « La langue de la République est le français. » Qui ne voit limportance de linscription dans la hiérarchie du texte, lenjeu historique de cette inscription qui fait écho au refus du gouvernement français, dix ans plus tôt, de signer la « Charte européenne des langues régionales et minoritaires », une formulation qui permettait dassocier aux langues à proprement parler régionales les langues « non territoriales », mais portées et parlées par des groupes vivant en France, comme le yiddish, larabe ou le berbère ? Lenjeu de la bataille pour linstant à moitié gagnée, à moitié perdue, est clair pour la définition de lidentité nationale. Et la bataille continue. Laffirmation combative de ces identités mémorielles ne doit cependant pas masquer leur variété, les nuances de leurs strates, facettes, enracinements historiques, composantes sociales qui rendent la réalité de leur expression infiniment complexe et ambiguë. Il y a bien une mémoire et une identité juives, par exemple, qui se sont constituées depuis la guerre. On peut en décrire les formes et les étapes marquantes, Pierre Nora sy est essayé. Mais comment ne pas tenir compte, pourtant, par rapport à la France, des abîmes de sensibilité qui séparent les différentes composantes de cette communauté jusquà ceux qui ne sy reconnaissent pas , des frontières qui passent à lintérieur même de chacun des groupes dorigine, et souvent à lintérieur de soi-même ? Il y a bien une mémoire et une identité féminines, dont le Mouvement de libération des femmes a exprimé la militance. Qui ne voit la différence de vision du monde, de la société, de la politique et des rapports humains qui sépare, pour commencer, celles pour qui existe ou nexiste pas la complémentarité des deux sexes ? Quant à la mémoire coloniale, celle qui peut paraître atteindre le plus radicalement la République, la nation, la France, comment ne pas voir, dans les rapports existentiels, les rapports à la colonisation ou à la France, ce qui sépare à commencer par leur origine maghrébine, africaine, antillaise les anciens colonisés eux-mêmes ? Encore ne sagit-il là que des distinctions marquées à la serpe, à titre indicatif et pour amener à la conclusion suivante. Autant ne pas prendre la mesure de la nouveauté revendicatrice de ces identités mémorielles condamne à ne pas comprendre pourquoi et comment peut aujourdhui se poser la question de 1« identité nationale », autant ne pas tenir compte du caractère mouvant, mobile, évolutif, conflictuel et en perpétuelle recomposition de ce champ de forces condamne à ny intervenir quà laveugle. Cest pourquoi un débat sur lidentité nationale décidé den haut ne peut déboucher que sur un manichéisme réducteur. Cest ce qui donne au débat de ces dernières années sur lidentité nationale sa réalité de fond et le rend en même temps, dans son principe, dangereusement immaîtrisable. Il désigne les immigrés et les musulmans comme lAutre de la nation France ; une France qui ne se penserait elle-même quen fonction deux. Alors que les maîtres mots de cette nouvelle identité démocratique seraient au contraire, plus largement, comme dans toute démocratie : compréhension interne des situations singulières, négociation, arbitrage, hiérarchisation des problèmes, autorité éclairée de la décision. dans la nouvelle économie des identités, cest lhistoire qui est la plus menacée, et dabord lhistoire nationale. Pas seulement dans ses aspects les plus récents, dits « sensibles », parce quils sont les plus susceptibles dêtre investis des intérêts de la mémoire dun groupe particulier. Mais, plus largement, dans le rapport au passé, le sentiment de la continuité, la conscience de la différence des temps. Lâge des identités va jusquà frapper, par principe, toute histoire de la nation des stigmates du nationalisme. Il est de fait que lhistoire est devenue scientifique à la belle époque de laffirmation des nationalismes, quils soient de droite ou de gauche. De là à les identifier lune à lautre, il ny a quun pas. À lire, par exemple, les commentaires qui ont accueilli, parfois dans les journaux les plus autorisés, la récente réédition de LHistoire de France dErnest Lavisse qui illustre le péché capital dune interpénétration étroite de positivité scientifique et de culte fervent de la patrie, on nest pas loin de conclure que quelques historiens vicieux ne seraient allés chercher en Allemagne, après la guerre de 1870, les secrets dune histoire scientifique que pour mieux justifier lesclavage et la colonisation. Il est très difficile de faire admettre que parler nation, France, histoire ou identité nationale ne soit pas forcément du nationalisme. Peut-il y avoir une « histoire-de-France » dans un type didentité démocratique ? Lâge des identités a tendance à enfermer lépoque dans un éternel présent. Sans doute y a-t-il une manière dincompatibilité entre la philosophie des droits de lhomme, réduite à celle des individus, et lidée dune histoire nationale, fût-ce la plus critique ou la plus problématisée. Le privilège donné au point de vue de la victime, le moralisme qui linspire se conjuguent pour oblitérer la différence des temps et donner la priorité au jugement affectif et moral sur le passé en y projetant les jugements de valeur daujourdhui. La commémoration dAusterlitz devenait scandaleuse du moment que Napoléon avait rétabli lesclavage à Haïti ce qui nest dailleurs pas son seul crime. Les trente dernières années ont ainsi vu un retournement de la problématique sopérer sur les principaux épisodes de lhistoire nationale, ceux qui, précisément, engagent le plus profond de son identité : Vichy, la Révolution, la guerre de 1914-1918, la colonisation. Limage de Vichy dans la mémoire et lhistoriographie a connu une courbe spectaculaire, dont le livre de Robert Paxton, en 1973, a marqué le départ et qui a fait, au fil des travaux et des colloques, passer la politique antisémite du régime et sa responsabilité dans la déportation des marges de lhistoire au cur de son idéologie, devenant ainsi sa dimension constitutive. Le bicentenaire de la Révolution, dont la version officielle a surtout cherché à retenir lhéritage des droits de lhomme, a vu resurgir, dun côté ou dun autre, les aspects criminels de la Terreur et la logique qui les liait à lidée révolutionnaire, les massacres de Septembre et le « génocide » vendéen. Il est dailleurs impossible de ne pas mettre en rapport la prolifération de lindustrie commémorative qui a saisi la France des dernières années du siècle avec la mobilisation active du passé au service du présent, quelle a puissamment servie. Lannée 1998 serait à cet égard particulièrement riche et significative puisquelle a vu la rencontre de trois dates chargées chacune dun poids symbolique intense et servir, chacune, de carrefour de lidentité nationale : le 400e anniversaire de lédit de Nantes, le 150e anniversaire de labolition de lesclavage et le 80e anniversaire de larmistice de 1918. Dans les trois cas, le mouvement a été le même. Lédit de Nantes a permis de célébrer, au prix de beaucoup de contresens historiques et danachronismes, les vertus cardinales de la démocratie : liberté de conscience, égalité civile, laïcité, tolérance. Il a même pu paraître lacte fondateur dune construction démocratique de lidentité nationale, le modèle de la résolution des conflits par lélargissement des droits fondamentaux. Lanniversaire de labolition de lesclavage a été la date repère la plus importante de lenvol de la mémoire coloniale, de sa focalisation sur la traite atlantique et de sa constitution en image dÉpinal. Trois ans plus tard, la loi Taubira viendra en faire un crime contre lhumanité. Mais cest lanniversaire de lArmistice qui est sans doute le moment qui va le plus loin dans la disqualification de lhéritage. Il reste marqué par le discours de Lionel Jospin, Premier ministre, le 5 novembre, appelant à la « réintégration des mutins de 1917 dans la mémoire collective », formule immédiatement interprétée par la presse comme une « réhabilitation », le maire de Craonne dénonçant le Chemin des Dames comme le « premier crime contre lhumanité resté impuni ». Ce qui était jusque-là considéré comme le sommet de lhéroïsme et lapogée du sacrifice patriotique est devenu comme une révélation de la réalité nationale : le crime de masse. La rétroprojection dans le passé du crime contre lhumanité comme stade suprême de lindignation est typique du moralisme anachronique qui préside au tribunal de lHistoire. Faut-il rappeler que la notion avait été formulée au lendemain de la guerre pour qualifier un crime dépoque, sans commune mesure avec tous ceux que lon avait connus jusque-là, et permettant de poursuivre leur vie durant les auteurs de ces crimes ? Elle a connu un détournement et une extension considérables qui ouvraient la porte à un règlement de comptes rétrospectif et une criminalisation générale du passé, jusquau moment où lopinion sest alarmée et où les historiens se sont mobilisés. Que la condamnation du même coup se déplace des auteurs de ces crimes aux historiens qui les évoquent, les discutent ou paraissent les pondérer na pas, en soi, dimportance pour leur personne ; mais elle montre les risques de ce déplacement pour lhygiène sociale et mentale et labsurdité de cet aboutissement. Une société des identités tend à ne tolérer les historiens que sils se font militants de la mémoire. On avancera largument des caprices de la mémoire, capables de longues latences et détours, et de réveils inattendus et sans doute dautant plus puissants. Cest vrai. Mais à quel moment ces mémoires blessées qui demandent justice, reconnaissance, inscription au grand livre de la nation virent-elles au prétexte à dabusives réclamations, à des instruments de pression, voire à un chantage, qui nont plus rien à voir avec le passé, ni avec la mémoire ? Cest là que le recours à lhistoire devient nécessaire et que les historiens trouvent la justification de leur métier et même, en démocratie, la mission quelle leur réserve. Lidentité démocratique suppose la généralisation de ces conflits de mémoire et leur antagonisme. Dans la guerre civile des mémoires, il ny a guère que deux instances darbitrage et de paix : la parole politique, à condition quelle soit porteuse dune autorité morale. Et le temps, cest-à-dire lhistoire. Ici encore, on avancera que, à la différence des historiens dautrefois qui sinterdisaient lanalyse du présent et nintervenaient que sur les morts incapables de réagir, lhistorien du contemporain travaille sous le regard des vivants et na aucune position de surplomb. On se demande ce qui le qualifierait comme historien sil ne cherchait, précisément, à se détacher des pressions du présent et à prendre de la hauteur, sa forme à lui de « regard éloigné ». Les conditions ont-elles tellement changé depuis que Henri de La Popelinière, un des premiers historiens de la France pendant les guerres de Religion et huguenot lui-même, recommandait à lhistorien qui voulait « observer les choses de son temps » de se faire « libre de tout », « équitable envers toutes personnes, sans pardon, ni pitié, ni honte de rien ; roide, constant, et sans fléchir. »
[1] EXTRAITS de « RECHERCHES DE LA FRANCE » de PIERRE NORA, NRF novembre 2013, p.541-568. [2]En France, sous l'Ancien Régime, le « lit de justice » est une séance solennelle du parlement, en présence du roi.
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