LINUTILE COMME CATÉGORIE
[EXTRAITS DE « LUTILITÉ DE LINUTILE »][1] Cet oxymore, titre de lessai de NUCCIO ORDINE, est justifié par lui dès les premières lignes de son Introduction. Il dit avoir voulu « réfléchir sur lutilité de ces savoirs dont la valeur essentielle est complètement détachée de toute finalité utilitaire ». Il a catégorisé ces savoirs qui sont des fins en soi, considérant comme « utile » tout « ce qui nous aide à devenir meilleurs. Un passage de son Introduction révèle le cheminement de sa pensée ; on peut y discerner les questions quil a dû se poser ; la première : linutile peut-il spécifier lhomme ? Cest le biophysicien et philosophe Lecomte du Noüy qui lui fournit la réponse: « seul dans léchelle des êtres, lhomme accomplit des gestes inutiles ». L« utile pour devenir meilleur », quand on lobserve, vise notre ressenti, donc notre psychisme, Doù, la deuxième : quels sont les gens susceptibles de nous éclairer sur cette partie de notre être ? Les psychanalystes, mieux que dautres sans doute. Ainsi Miguel Benasayag et Gérard Schmit, en particulier, nous suggèrent que « lutilité de linutile, cest lutilité de la vie, de la création, de lamour, du désir » parce que linutile produit ce qui nous est le plus utile ; cest ce quon crée sans raccourcis, sans gagner du temps, au-delà du mirage créé par la société. la troisième enfin : y aurait-il une partie du savoir où lexpression de ce psychisme se trouve concentrée ? Il néchappe à personne que cest dans la littérature. Nuccio Ordino en donne aussitôt la justification : « Voilà pourquoi Mario Vargas Llosa a justement souligné en 2010 à loccasion de la remise du prix Nobel quun monde sans littérature serait un monde sans désirs, sans idéal, sans insolence, un monde dautomates privés de ce qui fait quun être humain le soit vraiment : la capacité de sortir de soi-même pour devenir un autre et des autres, modelés dans largile de nos rêves ». Et qui sait si, à travers les paroles de Mrs Erlynne (« Dans la vie moderne, tout est une question de marge »), dun célèbre vers de Voltaire (« le superflu, chose très nécessaire »), Oscar Wilde na pas voulu précisément faire allusion à la « superfluité » et à linutilité de son propre métier décrivain : à ce quelque chose « en plus » qui, loin de signifier de manière négative un « surplus » ou une « surabondance », exprime au contraire ce qui excède le nécessaire, ce qui nest pas indispensable, ce qui va au-delà de lessentiel ; et donc ce qui correspond à lidée vitale dun flux constamment renouvelé, ainsi quà la notion même dinutilité comme il lavait déjà suggéré quelques années auparavant dans sa préface au Portrait de Dorian Gray : Tout art est parfaitement inutile. » Vient ensuite une série de réflexions : SUR LART « A bien y réfléchir, en effet, une uvre dart ne demande pas à venir au monde. Ou plutôt, si lon reprend une fois encore une réflexion remarquable dIonesco, luvre dart « demande à naître » tout comme « lenfant demande à naître » : « Lenfant ne naît pas pour la société, même si la société sempare de lui. Il naît pour naître. Et luvre dart elle aussi naît pour naître, simpose à son auteur, demande à exister sans se demander si elle est réclamée ou non par la société. » Cela nempêche pas que la société société reste capable de « sapproprier luvre dart » mais, même si « elle peut lutiliser comme elle le veut » « elle peut la condamner » et « elle peut la détruire » , il nen reste pas moins que « luvre dart peut remplir une fonction sociale, mais elle nest pas cette fonction sociale » Doù la conclusion dIonesco : « Sil faut absolument que lart serve à quelque chose, je dirai quil devrait servir à rapprendre aux gens quil y a des activités qui ne servent à rien et quil est indispensable quil y en ait ». SUR LES OUTRAGES QUI LUI SONT FAITS Sans une telle prise de conscience, il serait bien difficile de comprendre un véritable paradoxe de lhistoire : cest précisément lorsque la barbarie a le vent en poupe que le fanatisme sacharne non pas seulement contre les êtres humains, mais aussi contre les bibliothèques et les uvres dart, contre les monuments et les chefs-duvre. La furie destructrice sabat alors sur ces choses considérées comme inutiles : la bibliothèque royale mise à sac par les Xiongnu après la prise de Luoyang en Chine, les livres païens livrés au feu à Alexandrie sur décision de lintolérant évêque Théophile, les livres hérétiques consumés dans les flammes de lInquisition, les ouvrages décadents détruits lors des autodafés mis en scène par les nazis à Berlin, les magnifiques bouddhas de Bâmiyân complètement rasés par les Talibans en Afghanistan, ou encore les manuscrits du Sahel et les statues dAlfarouk à Tombouctou menacées par les jihadistes. Autant duvres inutiles et désarmées, silencieuses et inoffensives, mais dont la simple existence est perçue comme une menace. Dans les décombres dune Europe détruite par laveugle violence de la guerre, Benedetto Croce avait relevé les signes de lirruption des nouveaux barbares capables de pulvériser en un instant la longue histoire dune grande civilisation : [...] quand les esprits barbares [reprennent des forces], non seulement ils écrasent et oppriment les hommes qui la [la civilisation] représentent, mais ils semploient à démolir leurs uvres, qui étaient pour eux les instruments dautres uvres, et ils détruisent des monuments de beauté, des systèmes de pensée, tous les témoignages du noble passé, en fermant des écoles, en dispersant ou en brûlant les collections des musées, des bibliothèques et des archives [...]. Pour avoir des exemples de tout cela, nul besoin daller en chercher dans lhistoire ancienne, car celle daujourdhui [les manuscrits dIrak à Mossoul] en offre une si grande quantité que notre sentiment dhorreur finit même par en être émoussé. Mais, comme nous le rappelle Jorge Luis Borges, même ceux qui construisent des remparts peuvent facilement ordonner que les livres soient réduits en cendres sur un bûcher, car, dans les deux opérations, il est finalement question de « brûler le passé » : Jai lu, ces derniers jours, que lhomme qui ordonna la construction, aux confins de la Chine, dune muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-Ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui. Que les deux vastes opérations les cinq à six cents lieues de pierre opposées aux barbares, labolition rigoureuse de lhistoire, cest-à-dire du passé fussent dues à la même personne, quelles fussent en quelque sorte ses attributs, jen éprouvai à la fois, inexplicablement, de la satisfaction et de linquiétude. SUR LES FACTEURS DE DÉCADENCE Lamour de la richesse et du plaisir Le sublime disparaît quand lhumanité touche le fond en étant précipitée au bas de la roue de la Fortune. Lhomme devient toujours plus pauvre justement quand il croit senrichir, si lon en croit lavertissement de Cicéron dans Les Paradoxes des Stoïciens : « Si chaque jour tu fraudes, tu trompes, tu demandes un prix excessif, tu fais de faux contrats, tu voles, tu extorques ; si tu dépouilles nos alliés, si tu pilles le trésor public, si tu attends les testaments de tes amis, ou si, sans même les attendre, tu en supposes, est-ce là le signe de celui qui est dans labondance ou dans le besoin ? » Ce nest pas un hasard si, dans les dernières pages de son traité Du sublime, lun des plus importants ouvrages de critique littéraire antiques qui nous soient parvenus, le grec Pseudo-Longin [1er ou 3e siècle] identifie très clairement les facteurs qui ont provoqué la décadence de léloquence et du savoir à Rome et ont rendu impossible lémergence de grands écrivains après la fin du régime républicain : « Oui, lamour de la richesse face à laquelle nous sommes tous désormais malades de ne pas pouvoir nous en rassasier, et lamour du plaisir nous rendent esclaves [...]. Lamour de largent est une maladie amoindrissante [...] La dégradation morale arbitrée par la corruption Uniquement préoccupés par ces fausses idoles, les hommes égoïstes « ne regardent plus vers le haut » et finissent par laisser périr la « grandeur des âmes ». Dans cette dégradation morale, « quand de la vie tout entière de chacun de nous la corruption est désormais larbitre », il ny a de place pour aucune forme de sublime. Sans compter que, comme nous le rappelle finalement le Pseudo-Longin, le sublime a également besoin de la liberté pour exister : « la liberté est apte à nourrir les pensées des grands esprits et à les remplir despoir ». La destruction des fondements de la vie civile que sont la sagesse et la justice Cest également à lamour de largent que Giordano Bruno impute la destruction de la connaissance et des valeurs essentielles qui fondent la vie civile : « La sagesse et la justice écrit-il dans le De immenso ont commencé à abandonner la terre, dès que les écoles philosophiques ont commencé à vouloir faire des gains à partir de leurs thèses. [...] Et sous des auspices de ce genre, dune part la religion et la philosophie gisent détruites, dautre part les Etats, les royaumes et les empires sont, en même temps que les sages, les princes et les peuples, bouleversés, ruinés, éliminés. » Le génie du mal présidant à la vie économique Keynes lui-même, le père de la macroéconomie, a révélé lors dune conférence en 1928 que les « divinités » qui président à la vie économique ne peuvent quêtre des génies du mal : dun mal « nécessaire » qui, pour « au moins un siècle de plus », devait nous contraindre à « faire croire à tout un chacun et à nous-mêmes que la loyauté est infâme et que linfamie est loyauté, car linfamie est utile et la loyauté ne lest point ». Autrement dit, lhumanité était censée continuer (jusquen 2028 !) de considérer «Avarice, Usure et Prudence » comme des vices indispensables pour « nous faire sortir du tunnel de la nécessité économique pour nous mener à la lumière du jour ». Et cest seulement alors, une fois atteint le bien-être généralisé, que nos petits-enfants ceux du titre si éloquent de lessai : Perspectives économiques pour nos petits-enfants auraient pu finalement comprendre que le bien est toujours meilleur que lutile. SUR LANTIUTILITAIRE La tranquillité vis-à-vis du lendemain Je nous vois donc libres de revenir à certains des principes les plus assurés et les moins ambigus de la religion et de la vertu traditionnelle : que lavarice est un vice, que cest un méfait que dextorquer des bénéfices usuraires, que lamour de largent est exécrable, et quils marchent plus sûrement dans les sentiers de la vertu et de la sagesse, ceux qui se soucient le moins du lendemain. Une fois de plus nous en reviendrons à estimer les fins plus que les moyens, et à préférer le bon à lutile. Nous honorerons ceux qui sauront nous apprendre à cueillir le moment présent de manière vertueuse et bonne, les gens exquis qui savent jouir des choses dans limmédiat, les lys des champs qui ne tissent ni ne filent. Lattachement à une économie attentive à cette dimension Même si la prophétie de Keynes ne sest pas vérifiée puisque léconomie dominante persiste encore aujourdhui à ne viser que la production et la consommation en méprisant tout ce qui nest pas fonctionnel selon la logique utilitariste du marché, et en continuant dès lors de sacrifier les « arts de la joie » aux profits financiers , sa sincère conviction garde pour nous tout son prix : lessence authentique de la vie réside dans le bien (cest-à-dire dans ce que les démocraties marchandes ont toujours considéré comme inutile), et non pas dans lutile. Quelque dix ans plus tard, dans une perspective il est vrai très différente, Georges Bataille sest lui aussi interrogé, dans La Limite de lutile, sur la nécessité de penser une économie attentive à la dimension antiutilitaire. A la différence de Keynes, le philosophe français ne sest pas fait dillusions sur les buts prétendument nobles des processus utilitaires, car « le capitalisme est clairement distinct du souci daméliorer la condition humaine ». Cest seulement en apparence quil a « lamélioration du niveau de vie comme objet », et « cette perspective est trompeuse ». En réalité, « la production industrielle moderne relève le niveau moyen sans atténuer linégalité des classes et, somme toute, nobvie quau hasard au malaise social » Lutilisation du surplus comme révélateur de cette dimension Bataille peut dès lors affirmer, dans une lettre à Jérôme Lindon, que seul le surplus quand il nest pas utilisé en « fonction de la productivité » peut être associé « aux plus belles réussites de lart, à la poésie, au plein épanouissement de la vie humaine ». Sans cette énergie superflue qui na aucun rapport avec laccumulation et laccroissement des richesses, il serait impossible de libérer la vie « des considérations serviles qui dominent un monde consacré à la croissance de la production ». Et pourtant George Steiner lui-même, si ardent défenseur des classiques et des valeurs humanistes qui « privilégient la vie de lesprit », fait ce terrible constat : « une haute culture et une morale éclairée ne prémunissent en rien contre la barbarie totalitaire ». Combien de penseurs et dartistes en effet avons-nous vus rester indifférents face aux horreurs ou, pire encore, devenir moralement complices des dictateurs et des régimes qui les perpétraient ! Ce grave problème soulevé par Steiner me remet en mémoire le superbe dialogue entre Marco Polo et Kubilai Khan qui clôt Les Villes invisibles de Calvino : sensible aux préoccupations du souverain, linfatigable voyageur nous trace un tableau dramatique de lenfer qui nous entoure. Lévitement de la souffrance de lenfer qui nous entoure Lenfer des vivants nest pas chose à venir ; sil y en a un, cest celui qui est déjà là, lenfer que nous habitons tous les jours, que nous formons dêtre ensemble. Il y a deux façons de ne pas souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter lenfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de lenfer, nest pas lenfer ; et le faire durer, et lui faire place. Mais quest-ce qui pourra nous aider à comprendre ce qui, « au milieu de lenfer », « nest pas lenfer » ? Difficile de répondre catégoriquement à cette question. Dans son essai intitulé Pourquoi lire les classiques, Calvino lui- même, tout en reconnaissant que « les classiques nous aident à comprendre qui nous sommes et où nous en sommes arrivés », nous met en garde contre lidée que « les classiques doivent être lus parce quils servent ». Mais cela ne lempêche pas de soutenir que « lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire ». Lacceptation de la fertilité de linutile Comme Rob Riemen lobserve très justement : « La culture, pas plus que lamour, na la capacité de contraindre. Elle noffre nulle garantie. Et pourtant, la seule chance datteindre et de protéger notre dignité humaine nous est offerte par la culture, par une éducation libérale.» Voilà pourquoi je crois que, de toute façon, il vaut mieux continuer de se battre en restant persuadés que les classiques, lenseignement et lart de cultiver le superflu qui ne produit aucun profit peuvent quand même nous aider à « résister », à conserver une lueur despoir, à entrevoir un rayon de lumière qui nous permette de rester sur la voie de la dignité. Car, parmi tant dincertitudes, une chose semble sûre : si nous laissions périr ce qui est inutile et gratuit, si nous renoncions à la fécondité de linutile, si nous écoutions uniquement ce véritable chant des sirènes quest lappât du gain, nous naboutirions quà former une communauté malade et privée de mémoire qui, toute désemparée, finirait par perdre le sens de la vie et le sens de sa propre réalité. Et, une fois desséchés par la désertification de lesprit, nous aurions alors bien du mal à imaginer que lignorant homo sapiens puisse conserver le rôle quil est censé jouer : rendre lhumanité plus humaine... CONTENU DU « MANIFESTE » Louvrage comprend 3 Parties, chacune delles étant divisée en rubriques. Sont relevées ici, celles consacrées à des philosophes ou à des moralistes. Partie 1 : Lutile inutilité de la littérature 9. Aristote : Le savoir na pas dutilité pratique (32). 10. Pur théoricien ou philosophe-roi ? Les contradictions de Platon (34). 11. Kant : Le jugement de goût est désintéressé (39). 12. Ovide : Rien de plus utile que les arts inutiles (40). 13. Montaigne : « il ny a rien dinutile », « non pas linutilité même » (42). 17. John Locke contre la poésie (58). 22. Heidegger : il est difficile de comprendre linutile (68). 25.Italo Calvino : ce qui est gratuit se révèle essentiel (73). 26. Cioran et la flûte de Socrate (74). Partie 2 : Luniversité-entreprise et les étudiants-clients 4. Hugo : on ne combat pas la crise en taillant sur le budget de la culture, mais en le doublant (86). 5. Tocqueville :les « beautés faciles » et les dangers qui menacent les démocraties marchandes (91). 6. Herzen : les marchands pressés (93). 9. À quoi servent les langues du passé ? John Locke et Antonio Gramsci (102) 16. Poincaré : la science nétudie pas la nature, pour rechercher lutile (121). 17. La connaissance est une richesse quon peut donner sans sappauvrir (127). Partie 3 : Posséder tue : dignitas hominis, amour, vérité 2. La dignitas hominis : lillusion de la richesse et la prostitution de la Sagesse (132). 4. Posséder la vérité, cest tuer la vérité (140).
[1] uvre de Nuccio Ordine, éd. Les Belles Lettres, juillet 2014.
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