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Sociologie - Le penser passionné



LE PENSER PASSIONNÉ
[EXTRAITS][1]
 
SOMMAIRE
 
Le dionysisme épitémologique
La rage « théologique »
Libido sciendi
 
Le dionysisme épistémologique
 
« Il est des entreprises dans lesquelles un méticuleux désordre est la seule vraie méthode. »
Herman Melville, Moby Dick.
 
Il devient de plus en plus évident que la vérité de la raison est seconde par rapport à la vérité des faits
(233) Celle-là reposant sur des a priori, celle-ci intervenant, plutôt a posteriorii il semble, empiriquement, plus judicieux de faire créance à cette dernière. Et ce, tout simplement, parce que le Réel, dans son essentielle imprévisibilité, nous rappelle qu’il faut savoir s’ajuster à ce qui est plutôt que de postuler, d’une manière incantatoire, ce que l’on aimerait qui soit. C’est pourquoi l’intellectualisme théoriciste devient de plus en plus inopérant, ce qui le conduit d’ailleurs à être on ne peut plus dogmatique. Tant il est vrai que lorsqu’une forme de pensée n’est plus en phase avec son temps, elle tend à devenir une formule passe-partout. Langue de bois compréhensible par la seule tribu qui en a émis les codes.
Mais le Réel est rétif à ces codes abstraits. Il ne se laisse pas enclore dans les languissantes certitudes propres à l’entre-soi du scientisme rationaliste.
(234) D’une manière quelque peu insolente, il montre (« monstre ») en quoi les Lumières sont devenues clignotantes. Et sont du coup peu à même de guider la pensée dans ce qui constitue le clair-obscur de l’existence. En bref, c’est parce que l’on observe le resurgissement d’un dionysiaque sociétal, qu’il faut savoir élabo­rer un dionysisme épistémologique. Et ce, en laissant filer la métaphore, car la figure emblématique de Dionysos est chtonienne, – liée à l’aspect sombre de la terre. Ce qui en fait une divinité autochtone, de ce monde-ci. Donc de ce qui est !
 
Il peut se trouver que la science mathématique soit en avance sur les dogmatismes philosophiques
Par exemple la théorie des fractals de Benoît Mandelbrot, ou encore les analyses de René Thom, nous indique comment le désordre, le « bruit » informationnel, le           « chaos » sont éléments structurants de l’éla­boration de l’ordre, du message, ou de la cohérence ; et ce, bien entendu, a posteriori. Et c’est pour (re)donner la place qui leur revient à tous ces éléments, qu’il convient de redy­namiser la science de l’homme par une démarche de pensée quelque peu vagabonde, peut-être buissonnière, où l’image, la métaphore, l’analyse jouent un rôle important.
C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’en une cohérence paradoxale, contre la doxa de la routine philosophique, on saura constater comment ces éléments que sont l’onirique, le ludique, l’imaginaire, le festif, sont au fondement même du lien sociétal. Ces éléments, la modernité les avait considé­rés comme frivoles ou d’importance seconde. Et voilà qu’ils reprennent force et vigueur dans la vie politique, économique, religieuse (indignations, humeurs, rébellions diverses...),
imposant, de fait, le désir comme une réalité incontournable à toute compréhension lucide et sans idée préconçue, du vivre-ensemble contemporain.
 
Contre l’abstraction du concept, il faut laisser la pensée s’approcher de ce qui est le simple, le proche de la vie de tous les jours
(235) C’est la prise en compte d’une telle proxémie qui permet d’accéder à un questionnement issu de l’expérience elle-même ; donc enraciné. C’est cela la concrétude : ce qui croît avec (cum crescere) l’objet, la situation, le phénomène analysés. Ce qui est en réversibilité, en correspondance, autre manière de dire au-delà de l’enfermement conceptuel, le « tra­jet », le chemin de pensée propre à la vie effective, c’est-à-dire qui s’effectue.
Voilà en quoi à l’opposé de l’aspect unilatéral du ratio­nalisme moderne, rationalisme dont l’aspect morbide est de plus en plus évident, la démarche compréhensive est un agen­cement polyédrique abordant les phénomènes sociaux dans toute leur entièreté. C’est cela que Michel Maffesoli qualifie de « dionysisme épistémologique ». L’existence se justifiant en elle-même. Vie en continuelle création, ou puissance sociétale qui est un consentement, quasi religieux, à ce qui est ; au vécu en son entièreté ni renié, ni amputé de tel ou tel de ses aspects essentiels. C’est parce qu’il y a une telle posture affirmative dans la vie courante, qu’il faut trouver une manière ration­nelle d’en rendre compte. Dès lors, la vérité de raison est subordonnée à la vérité des faits !
C’est parce qu’elles ont perdu de vue cette interaction holistique que les sciences sociales et humaines sont devenues une toute petite oligognosie[2].
(236) Savoir parcellaire dû à une hypers­pécialisation : le découpage du Réel en rondelles, celles de la soi-disant réalité. Oligognosie dont les divers experts contemporains : sociologues, philosophes, psychologues, économistes, donnent le ridicule spectacle. A défaut d’être enracinés dans la culture populaire, déconnectés du bon sens quotidien, ces experts ne méritent plus le beau nom de savants, se contentant de répéter, sans que personne n’y prête bien attention, les ritournelles convenues et sans aucun intérêt.
 
Tout autre est le « dionysisme épistémologique », celui d’une raison sensible
Lui qui se fait écho de cette essentielle préoccupation qui de Leibniz à Schelling, sans oublier Schopenhauer, rappelle l’originelle unicité de la perceptio et de l’appetitus ; la corrélation de la représentation et de la volonté. Ce qui exprime que le vouloir est l’être originel. L’originalité intellectuelle consiste donc à s’accorder à un tel originel. C’est-à-dire, pour reprendre un leitmotiv phénomé­nologique : voir les choses telles quelles sont. Ce quelles sont en leur essence, c’est-à-dire en leur dynamique : ce qui constitue leur force (dunamis) propre.
Raison sensible, voilà une manière de résoudre la quadrature du cercle. Le « Grand Jeu » n’est-ce pas, justement relier entendement et émotionnel ? C’est le ratio vitalisme deOrtega y Gasset, écho de la philosophie de la vie de Simmel. Alchimie que l’on retrouve dans le mysticisme de sainte Thérèse d’Avila reconnaissant que « le mouvement de la pensée n’est pas la même chose que l’entendement » car elle est faculté imaginative[3]. La prise en compte des affects, de l’émotionnel, des passions et diverses humeurs sociétales, permet d’intégrer les forces de l’imaginaire dans l’entendement holistique que l’on peut avoir de l’être-ensemble en sa dynamique propre.
 
S’il y a une « loi » régissant la vie en société, elle est bien dans la compréhension de la volonté des choses sociétales
(237) Autre manière de dire le têtu et irrépressible « vouloir-vivre » qui, tant bien que mal et au travers des multiples vicissi­tudes, perdure dans l’être. Cette « loi » ne fait que traduire la « volonté de vie » d’un groupe donné en particulier, et des peuples en général. C’était là une idée fondamentale d’Auguste Comte[4], ce qui fut, par après, traduit par Durkheim lorsqu’il indique que « la loi suit les mœurs » !
N’est-ce pas cela le primum vivere d’antique mémoire ? Il y a d’abord de la vie, puis une interprétation, une représen­tation de celle-ci. Banalité de base qu’il convient de répéter, ne serait-ce que pour relativiser, sans pour autant la nier, « cette lumière tremblotante que nous appelons raison[5]. » Elle le sera, mais si on sait lui adjoindre l’éclairage de la passion !
Il est frappant d’observer que, tout au long des his­toires humaines, les divers totalitarismes se sont fondés sur la Raison. Ou, à tout le moins, en légitimant au nom de la Raison la passion qui les animait. La libido dominandi ne pou­vant, en soi, se justifier, on pare le désir de dominer d’habits d’emprunts rationnels. Il est, en effet, fréquent de n’avouer comme passion que la Raison. Ce qui est, souvent, le cas des décideurs de tous poils, et le péché mignon des experts de diverses obédiences, n’édictant leurs analyses, diagnostics, et autres prophéties, qu’en fonction de la pure raison. Ce qui, d’ailleurs, leur permet d’aller, sans coup férir, d’erreurs en erreurs. Mais il est vrai que « l’astro-économie » n’est pas des plus sûres !
Ne dit-on pas que les paranoïaques sont de grands ratio­nalistes ? Très précisément, en ce qu’ils voient le monde et ceux qui l’habitent, tels qu’ils devraient être, et non tels qu’ils sont.
(238) Le « rationalisme morbide » n’est pas une exception, mais bien l’habituelle conséquence d’une attitude désincarnée ; stricto sensu coupée de ce charnel qu’est la vie vécue. Ce fut, certainement, la dominante de l’ambiance mentale propre à la modernité.
 
Et c’est là contre que s’exprime, de nos jours, ce que l’on peut appeler une pensée de l’incarnation
Une pensée qui affirme plus quelle ne nie. Un « oui » diffus à l’existence, perceptible dans les modes de vie, dans le vitalisme ambiant, dans les nouvelles formes de générosité et de solidarité dont on commence, à peine, à mesurer l’ampleur. Les sites com­munautaires, blogs et divers forums de discussion bruissent de toutes ces initiatives quotidiennes faisant de l’entre-aide, de l’hospitalité, de la recherche de l’âme sœur, de l’échange et des multiples trocs les concrètes modulations d’un vivre- ensemble incarné. Il n’est plus opportun de le nier : le désir constitue le lancinant bruit de fond du monde.
Comment rendre compte de ça ? Comment, plutôt que de les suspecter a priori, apprécier le retour d’un tel « sociétal » ? Puisque la vie se (re)vit en son entièreté, il faut donc trouver une procédure intellectuelle qui soit en correspondance épistémologique avec elle.
C’est bien ce que propose Hannah Arendt, lorsqu’elle rappelle que le penser « peut devenir une passion qui n’étouffe pas les autres capacités et autres dons, mais les ordonne et les gouverne. Nous sommes si habitués aux vieilles oppositions de la raison et de la passion de l’esprit et de la vie, que l’idée d’un penser passionné dans lequel Penser et Être vivant deviennent un, nous étonne quelque peu[6]. »
Un Penser passionné, voilà un défi d’envergure ! Mais qui exprime bien la constante interaction existant entre les divers aspects d’une vie vivante.
 
Il est des moments où la corres­pondance est à l’ordre du jour, où l’organique reprend le pas sur le mécanique
(239) Des moments où il est un ordonnancement sans instance surplombante. Pour le dire d’une manière imagée, c’est bien cela la mosaïque postmoderne. Dans tous les domaines, chaque élément garde sa spécificité, et s’intégre dans un ensemble en un équilibre des plus féconds. Le Penser passionné, c’est l’harmonie conflictuelle de toutes les capacités et potentialités humaines. C’est, pour le dire en un mot : le sociétal.
Nombreux sont les penseurs d’envergure qui, dans tous les domaines, montrèrent que la connaissance n’est possible qu’à par­tir d’une intuition sensible. En science, philosophie, arts divers, les découvertes essentielles reposent sur une « vision intérieure », c’est cela l’intuition, qu’il convient, par après, d’ordonner d’une manière rationnelle. Donc complémentarité féconde qu’il ne sert à rien de nier, et qui au-delà des « chercheurs » totalement improductifs, permet l’émergence des vrais « trouveurs ». Ceux-ci sont très souvent, en leur temps, des anomiques, des outsiders, mais parce qu’ils surent mobiliser l’entièreté de leurs capacités, ils deviennent, rapidement des références incontournables.
C’est cette intuition sensible qui permet d’aboutir à ce que dans la mystique que l’on nomme vita peracta.Une vie parachevée, traduisant, ou exprimant, ce qu’il est convenu de nommer l’entièreté de l’être. Ce que plus haut Michel Maffesoli a appelé un réel non réductible à une réalité découpée en rondelles, que celle-ci soit économique, culturelle, religieuse, sociale, etc. Peut-être est-ce une telle intuition qui chez Auguste Comte se nomme le « Grand Être », ou chez Carl Gustav Jung, le Soi.
En chacun de ces cas, non pas un objet extérieur, par exemple le Dieu substantivé des divers monothéismes, mais bien un relationnisme généralisé entre les divers aspects du donné mondain : les morts, comme garants de la mémoire collective, les vivants de la socialité quotidienne, la nature servant d’écrin à la vie sociale, le sacré comme transcendance immanente dans laquelle tout cela se rapproche.
(240) C’est tout cela qui constitue la vie parachevée. Voilà qui est au fondement même du souci du qualitatif qui semble être la caractéristique essentielle de l’atmosphère mentale du moment. Non plus une vie sécurisée, celle d’une assurance généralisée et du risque zéro, mais, bien au contraire, une vie d’intensité, du plus être, où l’hédonisme et le plaisir d’exis­ter prennent le pas sur le ressentiment, la mortification et diverses illusions propres à la recherche des multiples « arrière- mondes » qui furent la spécificité des Temps modernes. Avec son habituel et ennuyeux cortège d’idéologie se lamentant sur la « misère du monde ».
L’inconscient collectif met l’accent sur la puissance de toutes les potentialités humaines voire, comme l’analysent cer­tains, du « transhumain ». Ce qui peut se comprendre comme un humanisme plus large, un humanisme intégral, mettant en jeu les capacités que l’humanisme classique avait déniées, refusées ou rejetées[7]. Un tel humanisme, en son entièreté, sait, de savoir incorporé, c’est-à-dire instinctif, animal, intégrer ce que l’on pourrait considérer comme étrange, étranger. Il y avait de ce point de vue, une sorte de « xénophobie » dans l’humanisme issu de la Renaissance. La peur de l’étrangeté en était la marque essentielle.
C’est bien tout l’opposé qui est en jeu dans le vitalisme postmoderne. Michel Maffesoli s’en est précédemment expliqué, mais le développement exacerbé du          « tribalisme » reposant sur la multiplicité des goûts partagés en est l’expression achevée. Il en est de même du « nomadisme » qui, technologie aidant, rejoue l’immémoriale pulsion d’errance, la « soif de l’infini » (Durkheim) taraudant l’imaginaire humain.
(241) Et c’est à la conjonction des deux que l’on voit naître cet esprit d’entreprise à l’œuvre dans les « start-up » dont la saga est loin d’être finie. S’il est un mot qui pourrait définir tout cela, c’est bien celui de « xénophilie » : un réel amour pour l’inquiétante étrangeté sans laquelle il n’y aurait pas de vie vivante !
 
C’est un tel substrat « pathétique » qu’il faut analyser si l’on veut saisir le fourmillement vital caractérisant la socialité contemporaine
Mais il faut accorder au « pathos » le sens à la fois fort et simple qui le caractérise. C’est-à-dire l’impact des passions, tant dans la vie personnelle, que dans la sphère publique. C’est le retour de l’expérience, comme étant le pivot à partir duquel se structure l’être-ensemble. Le rythme de la vie ne se comprenant pas si l’on n’a pas à l’esprit cette source primordiale de toute créativité.
Voulant élargir, justement, la signification du terme huma­nisme, et refusant ce que, habituellement, on mettait derrière ce mot, Heidegger rappelle que « le pouvoir du désir est cela “grâce” à quoi quelque chose à proprement parler a pouvoir d’être[8] ». Ce pouvoir étant celui du possible. Ce qui n’est pas dans l’étroite réalité économique, sociale, politique, mais qui est, en gestation, dans l’élaboration du Réel en son entièreté. C’est là une bonne illustration d’un « imaginaire » dont le ratio­nalisme s’est, sur la longue durée, employé à montrer l’inanité.
Et pourtant, c’est cette « inanité » même qui revient en force dans la vie des sociétés, et qui tend à constituer l’essen­tiel des multiples relations au fondement du                  « commerce » humain. Commerce, Michel Maffesoli le rappelle, qu’il convient de com­prendre en son sens fort : commerce des biens certes, mais également                   « commerce des idées », « commerce amoureux », toutes choses constituant, en leur conjonction, l’essence même de l’être-ensemble. Le « Grand Etre » comtien.
(242) Le relationnisme que cela induit prend fond sur le virtuel. C’est-à-dire cette capacité d’imaginer, de rendre présent par les images partagées, toutes les possibilités dont nous sommes, collectivement, capables. Et il est certain, que c’est parce qu’il y a du désir, élément immatériel s’il en est, que toutes les possibilités peuvent, suivant les époques, advenir. C’est cette (ré)émergence qui est, certainement, l’aspect primordial de la vitalité contemporaine.
 
C’est, justement, ce qu’a de pathétique l’existence humaine qui en appelle à une méthode qui soit le fruit d’un « méticuleux désordre »
 Désordre en ce que la sempiternelle question du « pourquoi » ne semble plus de mise. Car le « pourquoi » en un regressus ad infinitum en appelle, toujours, à un nouveau pourquoi. Questionnement puéril aboutissant à cette niaiseuse harmonie à la Bernardin de Saint-Pierre pour qui les raies striant les melons avaient pour finalité que ceux-ci puissent être découpés en tranches et mangés en famille. Ce qui n’est pas une caricature, mais bien la logique paranoïaque de la recherche rationaliste du « pourquoi ».
Laissons en place les cucurbitacées et les doctes philosophes qui s’en occupent, et entrons dans la méticulosité du « com­ment ». Car c’est bien cela qui est en jeu dans la démarche phénoménologique : mettre l’accent sur la sympathie pour la vie. Au-delà de ce que l’on pense, l’important est ce que l’on est. Le comment (description, présentation...) permettant, ainsi, d’approcher l’intensité authentique du vécu. A l’opposé du « dé­vivre » théorique, celui du « pourquoi », et celui du non à ce qui est, la présentation des choses, des phénomènes, s’emploie à donner son prix à une vie pleine de sens, celle de l’instant vécu.
C’est ce dernier qui rappelle que ce qui est artificiel­lement construit, les représentations rationnelles, est éphé­mère.
 (243) L’obsolescence rapide des systèmes théoriques est on ne peut plus évidente.
 
Alors que l’intuition sensible, quant à elle, perdure au travers des âges
Et c’est cette intuition, celle d’un questionnement jamais résolu, qui repose inlassablement la question du comment, de ce que Ernst Bloch nommait « l’obscurité de l’instant vécu ». Approche nécessitant moins l’enfermement dans le concept que ce « lyrisme philosophique absolu » propre à l’utilisation de la féconde métaphore[9].
Instant-obscur, en ce qu’au-delà de l’injonction de la transparence propre à l’idéologie des Lumières, il rappelle que c’est le « clair-obscur » qui caractérise une existence authen­tique. Ainsi que l’exprime un oxymore commun : l’obscure clarté définissant bien, en son entièreté, la nature humaine et son être en situation.
La démarche, quelque peu lyrique du comment, s’oppo­sant à la sécheresse conceptuelle du pourquoi, pourrait s’appa­renter à l’historiographie de Jacob Burckhardt. Il la qualifiait de « pathologique » en ce qu’elle prend pour point de départ « l’homme avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu’il a été, est et sera toujours[10] ». Belle leçon d’humilité, consistant à rappeler, à partir de cette hommerie concrète, qu’au-delà du progressisme rationaliste, il convient de prendre en compte la touffeur de la vie effective où le sensible a sa part, et où la répétition joue un rôle non négligeable. Le socle granitique sur lequel s’élève, avec constance, le vivre-ensemble étant ce qui a été et sera toujours, voilà les assises du présent vécu.
« Le passé traîne ses restes dans le présent » (Chateaubriand, Vie de Rancé). Voilà bien ce que nous enseigne la sagesse popu­laire.
 
Voilà bien ce qui, au-delà des idées abstraites et quelque peu compassées de l’intelligentsia, rappelle le rôle de l’émotionnel dans la structuration sociale
(244) Gabriel Tarde, que l’on a tendance à méconnaître, en décrivant les lois de l’imitation, insistant sur la « signification psychologique de la valeur » ou encore sur le « rôle du désir dans la vie économique ». Toutes choses montrant que la croyance, en ses diverses modulations, était un levier méthodologique essentiel pour bien comprendre comment se développe le devenir social[11].
Que l’on appelle cela passion, émotion, voire en rappe­lant la figure emblématique de Dionysos, « orgiasme », peu importent les termes. Il suffit de rappeler que les affects sont des éléments essentiels du vivre-ensemble, et que l’on ne sau­rait les enfermer derrière le « mur de la vie privée ». Il est des moments où ils contaminent la sphère publique. Il faut donc les intégrer dans le penser afin d’être, avec justesse, en phase avec ce qui est.la vie en son entièreté qui nous apprend le sens des choses. Egratignant un des protagonistes des Lumières, ce pourrait être Rousseau ou Voltaire, Joseph de Maistre note, ironiquement, que l’essence « de cet homme venait que ce grand écrivain, constamment occupé à instruire l’univers, n’avait que bien rarement le temps de penser17. » Remarque qui ne manque pas de sel, et qu’il est aisé d’appliquer à nombre de théoriciens contemporains. Le Penser n’est qu’un écho de ce qui vient de fort loin. C’est lorsqu’on en prend conscience que l’on devient un vrai initiateur.
 
La rage « théologique »
 
« Car j’avais peur de mes pensées et même de mes propres arrière-pensées. »
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
 
Qui peut nier que dans le retour éternel du même, caractérisant les histoires humaines, l’ombre de Dionysos, à nouveau, se projette sur les grandes mégapoles postmodernes ?
 
Voilà qui devrait nous inciter à suivre cette ligne de crête qu’est la raison sensible (245) Avoir la capacité d’observation concrète permettant d’accéder à la dimension cachée du Réel. Déceler le « roi des clandestins » de l’époque, et par là, participer à ce qu’est, en son essence, la démarche authentique de la vérité : dévoiler ce qui est.
Peut-être est-ce ainsi que l’on saurait répondre à l’injonc­tion de Zarathoustra-Nietzsche : « Restez fidèles à la terre ». C’est-à-dire savoir relier l’être humain à la terre-mère ; être-avec le monde (Mitwelt) si difficile dès le moment où les écrans vaporeux des représentations, et autres visions théoriques, empêchent de l’apprécier pour ce qu’il est. En effet, on ne le redira jamais assez, ce sont ces constructions abstraites qui régulièrement, et sur de longs cycles, brisent l’organicité de la droite raison et du bon sens intimement mêlés qui carac­térisent les sociétés harmonieuses.
C’est parce qu’ils s’élaborèrent sur le bris de cette unicité originelle que les Temps modernes s’achèvent sur la dévastation du monde (Heidegger), et sur celle des esprits.
 
Mais il se trouve que, de plus en plus, l’Universalisme d’obédience rationaliste, propre à la société officielle moderne, laisse la place à ce que l’on pourrait appeler le « cosmopoli­tisme » de la société officieuse
Michel Maffesoli entend par là cette attitude d’esprit ouverte à la diversité des cultures. Ubiquité faisant de tout un chacun l’habitant d’un site particulier, sans dénier qu’il soit aussi citoyen du monde. Enracinement dynamique dont l’écologie donne maints exemples et qui, ontologiquement, caractérise l’apérité fondamentale à l’altérité. En la matière ouverture de la raison à la passion.
Mais cela contrevient à l’égoïté propre à l’économie judéo- chrétienne, puis moderne. Celle d’un individu indivisible étant appelé à survivre individuellement ! Individualisme épistémologique dont la forme achevée est l’idéalisme philosophique du XIXe siècle, l’économicisme qui en est l’application et le contractualisme social enserrant le tout dans ce qu’il faut bien appeler la grégaire solitude caractérisant la décadence des sociétés modernes.
(246) Mais le dépassement de cette « égoïté » de base inquiète les tenants de ces        « récits de référence » qui firent les beaux jours de la Modernité. On sait ce que les carnages religieux ponctuant l’histoire doivent à la rabies theologorum. Cette rage théologique est, de nos jours, peut-être moins sanglante, mais non moins réelle. Elle est insufflée, par tous ces pseudo-experts, et nombreux docteurs à bonnet. Bonnets d’ânes, bien entendu. Ânes bâtés ne saisissant rien de la concrétude de la vie, en particulier cette reliance unissant raison et affects, fondement même de la confiance que l’on peut avoir envers les autres et ce monde en son entier. Reliance caractérisant ce que l’on pourrait nommer un « idéalisme objectif ».
 
Matérialisme spiri­tuel qui est la caractéristique essentielle de l’esprit des peuples.
Déjà, en son temps, cet observateur lucide de la chose intellectuelle et politique qu’était Alain, notait avec une cruelle ironie : « Il y a longtemps que le cortège des marchands de pensées m’a abandonné sur la route, quelques-uns me donnant tout au plus un regret. J’ai déplu à ces animaux-là (comme Stendhal aime dire) par une hauteur et une promptitude et un parfait mépris des objections[12]. » Mais est-ce bien grave de déplaire à ces « marchands » là ? Imbus de leur intellec­tualisme abstrait, ils sont incapables de comprendre un ordo amoris (Max Scheler) en gestation, où au-delà de l’égoïté qu’ils postulent comme essentielle à la chose publique, s’exprime, de plus en plus, une        « participation » magique à la vie universelle.
(247) Il se trouve, en effet, que cette « participation » que Lucien Lévy-Bruhl, en des livres éclairants, décrivait pour l’âme ou la mentalité primitives[13] trouve une étonnante actualité dans les afoulements, de la musique techno, les hystéries des         « soldes » ponctuant la consommation, les meetings politiques ou syndicaux, les « gays » parades et autres journées mondiales de la jeunesse (JMJ), rassemblements où ce qui est important est bien de vibrer ensemble, entrer en « syntonie » avec l’Autre, et parfaire, ainsi, cet idéal communautaire qui en deçà des « arrière-mondes » théoriques, constitue un « avant-monde » substrat primordial à partir duquel s’élève cet être-ensemble que sont, en leurs histoires diverses, toutes les sociétés.
 
Quand il y a retour du désir, ou plus généralement des affects, sur la place publique, on peut parler d’une intensi­fication des potentialités humaines
Intensification qui est la spécificité du sociétal. Intensification, c’est-à-dire que l’énergie, personnelle et collective, est tendue dans l’éternité de l’instant vécu avec d’autres. Ce qui conforte le corps collectif et lui assure, ainsi, la perdurance dans l’être. Ce n’est donc pas rien d’être attentif, et de savoir dire l’union organique de la raison et de la passion. Car c’est ainsi que l’on saura reconnaître, et apprécier, le corporéisme mystique, ou le matérialisme spirituel étant à l’œuvre dans nombre de phénomènes contemporains et qui traduisent bien, sous forme « oxymoronique », ce qu’il en est du retour à l’entièreté de l’être social.
C’est une telle entièreté, étrange étrangeté de la vie effec­tive, qui reste stricto sensu, un mystère, ou pire une aberration pour ceux qui restent obnubilés par l’égoïté de l’idéalisme moderne. N’est-ce point cela, pour citer encore cet auteur si aigu, que notait Nietzsche ? « Le savant, conformément à sa nature, est infécond [...] et il est animé d’une sorte de haine naturelle contre les hommes féconds.
(248) Ce qui explique pourquoi, de tous temps, les génies et les savants, se sont combattus[14]. »
Le plaidoyer n’est pas simplement pro domo. Il souligne bien que le « génie » est celui dont le savoir est enraciné dans la sagesse populaire, celle de la « gens ». Et seul celui qui est, organiquement, lié à celle-ci, mérite le qualificatif en question. Le génie peut être solitaire, il n’est jamais isolé, dès le moment où il « participe » à et de la conscience ou de l’inconscient collectifs. Mais il est vrai que cette communion avec le savoir incorporé du peuple, ne manque pas d’irriter. En précisant que la haine sécrétée par les sachants abstraits, certes, vise ceux osant dire ce qui est, mais, plus profondément, concerne, justement, cette gaya scienza quelque peu païenne, sachant rassembler ce que l’analyse inféconde avait, sur la longue durée, séparé : le corps et l’esprit, la nature et la culture, l’intellect et les affects.
 
C’est une telle unicité qui apparaît dans le resurgissement de termes tels que sympathie, pathos, empathie
Leur utilisa­tion est, certes, descriptive. Ils expriment, de facto ce qui est. Ce qui apparaît dans nombre de phénomènes contemporains. Mais également, ils traduisent, de jure, la nécessité, pour le Penser, de prendre en charge ces effervescences quelque peu anomiques ponctuant, d’une manière exponentielle, la vie quotidienne des sociétés postmodernes. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim montrait en quoi les « effervescences » festives « confortent le sentiment qu’une société a d’elle-même[15] ». Heureuse formule rendant bien compte de l’immoralisme éthique de toutes ces pratiques anomiques, au-delà ou en deçà de la loi : violence ritualisée, prise de produits halluci­nogènes, sexualité débridée, par lesquelles, ou grâce auxquelles le corps social conforte le vivre-ensemble.
(249) Et seuls les esprits bornés s’avèrent incapables de voir en quoi et comment, contemporainement, ce sont ces mêmes « effervescences » festives qui structurent la socialité de la vie courante. Étant bien entendu que celle-ci repose sur ce mixte de passion et de raison qui est le propre d’un humanisme intégral bien compris. C’est cela l’unicité dont il a été question. Non pas l’unité réduisant la diversité des potentialités humaines au plus petit dénominateur commun, celui de la Raison souveraine. Mais, unicité, c’est-à-dire la cohérence, fut-elle conflictuelle, des divers éléments constitutifs du donné mondain.
C’est cela qui est en jeu dans la sympathie : correspon­dance des antagonismes. Conjonction, toujours en devenir, de la multiplicité. Reliance féconde des « mots et des choses ». Comme le remarque Henry Corbin, « sympathie avec les êtres qui est celle de la théopathie[16] ». Théopathie ! N’est-ce point ainsi que l’on peut, avec justesse, désigner le divin social ? Une transcendance s’exprimant dans l’immanence de la vie courante. L’être du social se vivant, toujours et à nouveau, en situation. C’est une telle sympathie qui me semble être la cause et l’effet de ce retour à l’originel-original qu’est l’Homo eroticus postmoderne. Figure emblématique se souvenant de l’avenir, et dont les myriades d’expressions ponctuent ce vaste théâtre, le theatrum mundi qu’est la vie de nos cités.
C’est bien parce qu’il ne sait pas saisir les racines essen­tielles du vivre-ensemble que le clerc égotiste, et protago­niste de l’individualisme épistémologique se contente d’une manière péremptoire de donner des leçons. Alors que c’est la vie en son entièreté qui nous apprend le sens des choses. Egratignant un des protagonistes des Lumières, ce pourrait être Rousseau ou Voltaire, Joseph de Maistre note, ironiquement, que l’essence « de cet homme venait que ce grand écrivain, constamment occupé à instruire l’univers, n’avait que bien rarement le temps de penser[17]. » Remarque qui ne manque pas de sel, et qu’il est aisé d’appliquer à nombre de théoriciens contemporains. Le Penser n’est qu’un écho de ce qui vient de fort loin. C’est lorsqu’on en prend conscience que l’on devient un vrai initiateur.
 
Libido sciendi
 
« Professer la vérité avec amour (alétheuontes en agape). »
Saint Paul, Ephésiens, IV, 15.
 
Au-delà de la paranoïa intellectuelle, tout autre est la démarche, humble, de ceux s’attachant à l’ordre concret des choses
(250) Ils sont, tout à la fois, des « maîtres de lecture » et des « maîtres de vie ». Refusant la dichotomie entre la science et la sagesse conduisant à l’asthénie de la pensée, ils se souviennent que l’essence primordiale du Penser est chose commune : ce qui met en jeu tous les sens et les sens de tous. Cette unicité on la retrouve dans la démarche mystique de Maître Eckart[18], mais il est instructif de noter que c’est cette liaison du savant et du spirituel qui lui permet de s’adresser au public cultivé, comme aux moniales non lettrées. En bref, la connaissance, issue de l’expérience populaire, est en phase avec la vie vivante, propre à la communauté en son ensemble.
(251) Le Penser comme « sens commun » est une manière d’envisager le Réel derrière la réalité. Ou mieux, de saisir la réalité du Réel. C’est pousser jusqu’à son ultime conséquence ce que furent les découvertes de certains penseurs d’enver­gure. Par exemple Schopenhauer rendant attentif, au-delà du filtre de la raison, à la prégnance de la volonté. Ou encore Nietzsche subordonnant la culture aux instincts. Et bien sûr Freud soulignant, en tous domaines, le rôle de la libido. Il s’agit là, en son sens strict, d’inventions : ce faisant venir à jour (in veniré) ce qui est déjà là. Le rapprochement avec la mystique est d’actualité, en ce que cette démarche s’emploie à mettre en œuvre toutes les potentialités de vie. Et à le faire d’une manière paroxystique.
 
En cette corrélation, la subjectivité, loin d’être un obs­tacle, est la condition sine qua non de l’acte de connaissance
Ce qui permet de fonder la réversibilité entre la vérité et l’expérience. Ou encore à enraciner la vérité dans cette expé­rience se manifestant dans la vie effective, c’est-à-dire dans tous ces « faits », du plus anodin au plus important dont la sédimentation constitue, sur le long terme ce qu’il est com­mun d’appeler culture.
Voilà bien, au-delà de la simple critique, qui fut l’ins­trument de choix de la connaissance moderne, le retour à la radicalité comme (re)découverte des racines fondamentales. En particulier de ces racines élémentaires que sont les instincts, les humeurs. En un mot : l’émotionnel, tel que l’envisage la phénoménologie allemande, c’est-à-dire la Stimmung ; en son sens fort la tonalité dans laquelle baigne la communauté. La critique est devenue une posture, ou mieux une pose sans grand intérêt. C’est une formule vide de sens ; et ce parce quelle a déserté la vie vécue. La radicalité, quant à elle, est autrement plus pertinente en ce qu’elle essaie de dire l’entièreté de l’expérience mondaine.
 
Pour exprimer cela, Michel Maffesoli a proposé d’utiliser un oxymore : la raison sensible
(252) C’est la pensée augmentée par le goût. « Raison composée », à la manière de Charles Fourier, où la passion enrichit cette propension à connaître, belle spécifi­cité de l’humaine nature. Dans une telle composition, les affects démultiplient les potentialités de la raison. L’inverse étant, bien entendu, également vrai. C’est cela l’entièreté de l’être, en ses dimensions personnelle et sociale. C’est cela qui se manifeste dans la reviviscence multiforme du désir, dans le souci du qualitatif, et, plus généralement, dans l’hédonisme diffus ne pouvant être réduit à un simple « bien-être », mais qui est une inconsciente tension vers un « plus-être » collectif.
La raison sensible tient donc les « deux bouts de la chaîne ». Elle assure la solide concaténation de ce que l’on avait pris l’habitude de séparer. Michel Maffesoli a cité, en ce sens, Arendt à propos du Penser passionné. Ce n’est pas autre chose qu’affirme Heidegger : « Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l’Être[19]. » C’est cela qui constitue l’expérience de la pensée. Non pas le « je pense » de l’étroite conscience individuelle, pivot essentiel de la connaissance moderne, mais bien cette expérience annihilant le petit soi dans le Soi plus vaste du donné mondain. Ce Soi où interagissent les éléments natu­rels et culturels, les dimensions rationnelles et passionnelles, les vivants et les morts, le profane et le sacré. Expérimenter c’est mourir à soi pour naître à l’Autre. C’est bien cela que s’emploient à déchiffrer la pensée et la poésie en leurs cor­rélations fécondes
.
Il se trouve qu’une telle « tonalité » est chose vécue dans la vie de tous les jours (253) En reprenant une image connue, c’est ce qui constitue l’atmosphère mentale de cet « homme sans qualité » qui, sur la longue durée, assure la perdurance du vivre-ensemble. Pour le dire en des termes qui me sont chers, ce qui sert de fondement à la puissance sociétale, alternative au pouvoir social. C’est cela la socialité de base ou la centralité souterraine dont on ne redira jamais assez qu’elles constituent le substrat irréfragable de tout ensemble social. Pareto parlait, pour le désigner, de « résidus ». Mot judicieux pour désigner ce qui ne se fragmente ou ne se divise pas.
Et c’est bien pour aborder ce Réel caché, et non moins présent, qu’il faut savoir mettre en œuvre l’empathie (Einfuhlung), véritable pénétration intuitive, grâce à laquelle s’opère cette véritable copulation mystique qu’est la libido sciendi. Car il y a du désir dans la connaissance. Ce qui est perceptible dans le lyrisme propre à la parole féconde qui selon l’expression de Nicolas de Cuse (Sermon du 23 janvier 1457), fait qu’un prédicateur « animé du feu de l’esprit peut embraser des charbons éteints ». Qui n’a pas expérimenté une telle métaphore ? Tant il est vrai qu’en diverses occasions : discours politiques, cours magistral, conférence publique, les mots exprimant la vie vécue deviennent, sans coup férir, paroles fondatrices.
Pascal rappelle que « le cœur a son ordre, l’esprit le sien ». Ordre : ce qui permet l’agencement du divers en une unicité harmonieuse. La manière d’agir de l’esprit est celle de la démonstration, celle du cœur étant la « monstration », ce qui favorise « l’échauffement » des sentiments[20].
(254) Et il est frappant de voir revenir, de multiples manières, un ordre de la charité que l’on croyait relégué dans les oubliettes de l’obscurantisme médiéval. Mouvements caritatifs divers, réseaux de solidarité sur Internet, bienveillance se diffractant dans de nombreuses émissions télévisuelles, foisonnement des ONG ayant pour objectif la générosité de base, en bref le mutualisme est ten­dance. Il exprime concrètement le (re)nouveau de la conjonc­tion de l’esprit et du cœur, ou de la raison et de la passion.
Rappelons encore Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », mais qui n’en sont pas moins opérantes dans la vie de tous les jours. Tout comme la poésie et la pensée ont, en des époques de haute culture, partie liée, il en est de même de l’art et de la science, qui se fécondent mutuellement. C’est cette conjonction que l’on retrouve fréquemment dans les histoires humaines, qui permet de comprendre le rôle fondateur de la passion dans toutes les manifestations de la vie sociale, y compris le politique. Les croyances, les délires, les fictions sont comme autant de modulations du substrat affectuel de tout vivre-ensemble. Les constitutions politiques, les normes juridiques, les règles positives ne viennent qu’après coup : « la loi suit les mœurs » (Durkheim). Et ce principe, faisant fondement et autorité, accorde au désir la place qui est la sienne : la première.
 
Pour Spinoza, en effet, « bien que le désir de l’homme soit déterminé par un bien objectif, c’est du désir lui-même que l’objet désiré tient sa valeur propre[21] »
(255) Sentence craquante de sens ! On ne peut plus claire et précise. Et de poursuivre : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons ni ne le désirons, pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons, et le désirons ».
Le mot « désir » ayant souvent mauvaise presse, peu importe le vocable employé. L’essentiel est ce qu’il désigne. En la matière la force intense étant à l’œuvre dans le donné mondain. La dynamique profonde animant la nature, cette phusis traversée de flux souterrains, d’instincts et de pulsions que nous sommes loin de dominer. C’est l’élan vital, quelque peu mystérieux, mais toujours présent tout à la fois dans l’environnement naturel et social. Effervescence païenne que l’on retrouve dans les divers panthéismes ayant marqué de nombreuses cultures et qui tend à caractériser la sensibilité écosophique propre à la modernité.
C’est Goethe, dit-on, qui parla du « funeste instant » où triompha le dualisme. Ce qui est certain, c’est que ce dernier engendra une méfiance vis-à-vis des sens et du sensible. Dès lors, l’homme et le Réel furent découpés en rondelles étanches les unes aux autres. Ce qui aboutit, outre la dévastation du monde et des esprits, à l’élaboration d’un rationalisme mor­tifère sécrétant des visions du monde on ne peut plus abs­truses, ad usurn delphini : c’est-à-dire pour les protagonistes des querelles byzantines.
 
Dans l’atmosphère sismique caractérisant le renverse­ment des valeurs modernes, c’est là contre qu’est en train de renaître le réalisme contemporain
Réalisme en une interaction sans fin, qui conforte l’unicité de la réalité sensible et du Réel spirituel. Non plus un dualisme réducteur, mais une réver­sibilité amplificatrice. Ce qui est en œuvre dans les diverses philosophies de la vie qu’il est de bon ton de tenir pour quantité négligeable.
(256) Ne serait-ce que parce qu’elle relativise une causalité unique, et met l’accent sur le « pluricausalisme » dont la fécondité caractérise ce que Max Weber nommait le « polythéisme des valeurs ».
La réalité, économique, politique, sociale, par crainte de fourmillement vital, a besoin de lois tout à la fois rigides et abstraites. C’est tout autre chose qui est en jeu dans le Réel qui, dans sa complexité, est tributaire de ce nomos, terme grec qu’il est bien difficile (et abusif) de traduire en « loi », tant il signifie le principe générateur, directeur, organisateur, propre à la vie vivante en son accroissement. Le « nomos de la terre[22] » est une force irrésistible s’exprimant dans un vouloir-vivre têtu qui, malgré les impositions, les aliénations, les exploitations multiples et diverses, assure, sur la longue durée, la perdurance de l’espèce humaine en son site naturel. C’est cela que je nomme le donné mondain.
C’est ce nomos interne, à forte charge érotique qui s’em­ploie régulièrement à arracher la vie aux illusoires arrière- mondes dont sont pétris les divers dualismes philosophiques ou moraux. Il est cause et effet de ce saisissement radical à partir de l’expérience vécue particulièrement évident dans les modes de vie et de penser propres à l’époque contemporaine. Il est, en effet, frappant d’observer la tonalité équilibrée la caractérisant. Celle de la raison et du bon sens, du naturel et du culturel qui, ainsi que l’a souvent indiqué Michel Maffesoli, constitue une véritable harmonie à partir de la tension.
Attitude exprimant cette grande santé vitaliste ordon­nant en un mixte fécond l’imagination, l’expérimentation, et l’intellectualisation.
 
Voilà qui peut permettre ces deux maximes antagonistes et « en apparence incompatibles : celle d’une immersion minutieuse et celle de la distance libre[23].» (257) Judicieuse remarque du philosophe Adorno ne valant pas seu­lement pour la démarche théorique, mais particulièrement pertinente pour l’expérience existentielle en ses diverses modu­lations. Equilibre entre la distance et l’immersion, voilà bien une posture juste n’étant pas « pose » simulée ; très précisément en ce qu’à l’encontre du « devoir-être » moraliste, elle laisse apparaître ce qui doit l’être, justement l’être en son propre devenir.
C’est cette libido sciendi qui, en faisant coïncider les contraires, accompagne le dynamisme et la fécondité de cette « terre-mère » (Edgar Morin) que l’on a avec constance sac­cagée[24]. Ce qui, dans la fibre païenne, déjà évoquée, permet ce que chante le poète : patuit Dea (elle se révéla la déesse[25]). Métaphore pour indiquer la force irrépressible du vitalisme populaire nécessitant, à l’encontre de la sinistrose ou du catas­trophisme propres à l’ambiance intellectuelle de l’époque, une vraie appétence pour cette vie et pour l’allégresse fringante de la socialité de base.
Celle-ci est, certes, cachée, mais non moins présente dans le secret de la vie quotidienne. Max Weber rappelait qu’il fallait « être à la hauteur du quotidien ». C’est, en effet, dans ses plis, échappant au regard de « Big Brother » et aux diverses injonctions morales, que se trouve le vitalisme de la vitalité. C’est là que niche, insensible aux pouvoirs politiques, écono­miques, religieux, la Puissance populaire d’obédience quelque peu anarchique : celle qui reconnaît l’ordre sans l’Etat. C’est dans le secret de la vie effective que s’élabore la bienveillance nécessaire à tout vivre-ensemble.
(258) C’est l’intime secret qui sus­cite l’ex-time affiché. C’est dans ce que Heidegger nommait « la tendresse intense de l’intimité[26] » que se développe cet ordre de l’amour {ordo amoris) requérant une démarche intellectuelle qui soit en phase avec lui : la libido sciendi.
Il y a de l’intensité dans le secret du vécu, et c’est ce qui échappe aux pensées courtes et aux esprits pressés.
 
Mais pour que soit établie une intelligence du donné, c’est-à-dire unir ce qui doit l’être, permettre de rassembler ce qui est épars, la tâche n’est pas, forcément, aisée, mais elle est prospective
Et surtout en pertinence avec le temps qui ne se laisse plus illusionner ou impressionner par des systèmes théoriques tout aussi abstraits que plaqués, mais qui est avide d’un Réel dont la richesse ne s’accorde plus avec l’utilitarisme moderne.
L’esprit du temps est luxueux. Luxe qu’il faut comprendre en un de ses sens : ce qui n’est pas, seulement, fonctionnel, une « luxation » de la vie en quelque sorte. Puis-je ici, une fois n’est pas coutume, m’abriter derrière Bourdieu qui, reprenant une analyse de Panofsky, tente de comprendre le goût, quelque peu exubérant de l’abbé Suger qui, pour la construction des édifices religieux, par exemple la basilique de Saint-Denis, s’oppose à la sévérité rigoureuse de saint Bernard : « On ne peut que mettre en relation le goût de la splendeur et du luxe que Suger ose affirmer et imposer contre les raffinés de son entourage avec d’autres traits, tels que son goût pour la fréquentation des grands ou la préciosité un peu prétentieuse de son style. Et si, avec M. Panofsky, on ajoute un dernier trait, la petite taille de Suger, on peut voir dans une attitude libérée à l’égard de la “petitesse physique” et surtout sociale, le principe générateur et unificateur de cette personnalité singulière et, par là, le principe qui permet de comprendre et d’expliquer la forme singulière de son action novatrice[27]. »
(259) Voilà une analyse de l’aspect novateur de la préciosité, du plaisir de choquer des « raffinés » ou du « goût du luxe ». Mais au-delà du cas spécifique des individus en question, l’importance est de voir en quoi ils sont en phase avec l’époque, en quoi ils en représentent le « principe » et comment ils cristallisent ce dernier.
En la matière, pour rester dans le droit fil du chemin de pensée emprunté ici, montrer comment l’irruption du désir, et du plaisir d’être, comment la prise en compte de l’inutile peuvent être le ciment d’une société donnée. Ce qui incite à penser ce qui, en son sens strict, se présente comme une éthique de l’esthétique, celle de l'Homo eroticus.
 
C’est le (re)nouveau d’une telle énergie parcourant, d’une manière explosive, ou dans la discrétion, le corps social, qui en appelle à une connaissance sachant, avec justesse, en rendre compte
C’est ainsi qu’à l’idéalisme intellectualiste, il convient d’opposer un « réalisme » sachant composer passion et rai­son. Goethe, dont nombre d’analyses anticipatrices préfigurent le romantisme, notait : « Das Schaudern ist der Menschheit bestes Teil », le frisson sacré est la meilleure part de l’humanité (Second Faust).
C’est ce tremblement qui, d’une manière brutale, par­court à nouveau le corps social. Ses modulations politiques, culturelles, sociétales, sont légions.
(260) Ce « frisson sacré » révèle, au grand jour, le fourmillement vital de ce monde souter­rain qu’est la société officieuse aux soubresauts aussi violents qu’imprévisibles. Par là s’exprime le principe générateur d’un Réel aux potentialités insoupçonnées. Le défi est lancé. La tâche de Penser est, dès lors, bien définie : dresser les contours et repérer les conséquences sociales de ce que l’on peut, sans hésitation, nommer Eros énerguméne !


[1] Michel Maffesoli, « L’Ordre des choses », CNRS EDITIONS, octobre 2014.1
[2] G. Durand, Science de l’homme et tradition, Tête de Chêne/ Sirac, 1975, p. 223, note 81 ; cf. M. Xiberras, Pratique de l’imaginaire. Lecture de Gilbert Durand, Presses Universitaires de Laval, Québec, 2002.
[3] Sainte Thérèse d’Avila, Le Château de l’âme, 4e demeures in Œuvres, Seuil, 1957, p. 868.
 
[4] A. Comte, Cours de philosophie positive, IV, 46e leçon.
[5] J. de Maistre, Considérations sur la France, op. cit., p. 223
[6] H. Arendt, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 312.
[7] Cf. J.-D. Vincent, avec G. Ferone, Bienvenue en transhumanie, Grasset, 2011.
[8] M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Aubier-Montaigne, 1964, p. 37, et Denis Jeffrey, Jouissance du sacré, éd. Armand Collin, 1998.
[9] E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, Gallimard, 1977, p. 15.
[10]J. Burckhardt, Considération sur l’histoire universelle, Alia, 2001, p. 9.
[11] G. Tarde, Les Lois de l’imitation, Alcan, 1890; cf. aussi La Psychologie économique, Alcan, 1902 ; et un article synthétique, « La psychologie en économie politique », in Revue Philosophique, t. XII, 1881.
[12] Alain, « Histoire de mes pensées », in Les Arts et les Dieux, op. cit., p. 19.
[13] L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Al can, 1922 ; et L’Âme primitive, Alcan, 1927.
[14] F. Nietzsche, Considérations inactuelles, 2e série, Mercure de France, 1922, p. 91.
[15] E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), CNRS Éditions, 2008.
[16]H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme de Ibn Arabî, Flammarion, 1958, p. 121.
[17] J. de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, J. B. Pélagaud, 1867, p. XLIII.
[18] B. Beyer de Ryke, Maître Eckhart, Une mystique du détachement, Editions Ousia, 2000, p. 33.
[19] M. Heidegger, « L’expérience de la pensée, in Question III, op. cit. p. 37.
[20] J. Maritain, De la sagesses augustinienne, in Œuvres, DDB, 1975, p. 604-605.
[21] B. Spinoza, Ethique, partie III, prop. 9, scolie, PUF, 1990, p. 165 ; cf. aussi Charles Baladier, Eros au Moyen Âge, Editions du Cerf, 1999, p. 54.
[22] C. Schmitt, Le Nomos de la terre, PUF, 2001.
[23] T. Adorno, Trois études sur Hegel, Payot, 2003, p. 94 ; cf. aussi, p.134 et 139.
[24] E. Morin, Un paradigme perdu, la nature humaine, Seuil, 1979, et E. Morin, A. B. Kern, « Terre-Patrie, Seuil, 1996.
[25] Virgile, Enéide, I, 405.
[26] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 27.
[27] P. Bourdieu, postface à E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Editions de Minuit, 1967, p. 165-166.




Date de création : 02/02/2015 @ 11:19
Dernière modification : 02/02/2015 @ 11:25
Catégorie : Sociologie
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