LE PENSER PASSIONNÉ SOMMAIRE Le dionysisme épitémologique La rage « théologique » Libido sciendi Le dionysisme épistémologique « Il est des entreprises dans lesquelles un méticuleux désordre est la seule vraie méthode. » Herman Melville, Moby Dick. Il devient de plus en plus évident que la vérité de la raison est seconde par rapport à la vérité des faits (233) Celle-là reposant sur des a priori, celle-ci intervenant, plutôt a posteriorii il semble, empiriquement, plus judicieux de faire créance à cette dernière. Et ce, tout simplement, parce que le Réel, dans son essentielle imprévisibilité, nous rappelle quil faut savoir sajuster à ce qui est plutôt que de postuler, dune manière incantatoire, ce que lon aimerait qui soit. Cest pourquoi lintellectualisme théoriciste devient de plus en plus inopérant, ce qui le conduit dailleurs à être on ne peut plus dogmatique. Tant il est vrai que lorsquune forme de pensée nest plus en phase avec son temps, elle tend à devenir une formule passe-partout. Langue de bois compréhensible par la seule tribu qui en a émis les codes. Mais le Réel est rétif à ces codes abstraits. Il ne se laisse pas enclore dans les languissantes certitudes propres à lentre-soi du scientisme rationaliste. (234) Dune manière quelque peu insolente, il montre (« monstre ») en quoi les Lumières sont devenues clignotantes. Et sont du coup peu à même de guider la pensée dans ce qui constitue le clair-obscur de lexistence. En bref, cest parce que lon observe le resurgissement dun dionysiaque sociétal, quil faut savoir élaborer un dionysisme épistémologique. Et ce, en laissant filer la métaphore, car la figure emblématique de Dionysos est chtonienne, liée à laspect sombre de la terre. Ce qui en fait une divinité autochtone, de ce monde-ci. Donc de ce qui est ! Il peut se trouver que la science mathématique soit en avance sur les dogmatismes philosophiques Par exemple la théorie des fractals de Benoît Mandelbrot, ou encore les analyses de René Thom, nous indique comment le désordre, le « bruit » informationnel, le « chaos » sont éléments structurants de lélaboration de lordre, du message, ou de la cohérence ; et ce, bien entendu, a posteriori. Et cest pour (re)donner la place qui leur revient à tous ces éléments, quil convient de redynamiser la science de lhomme par une démarche de pensée quelque peu vagabonde, peut-être buissonnière, où limage, la métaphore, lanalyse jouent un rôle important. Cest ainsi, et ainsi seulement, quen une cohérence paradoxale, contre la doxa de la routine philosophique, on saura constater comment ces éléments que sont lonirique, le ludique, limaginaire, le festif, sont au fondement même du lien sociétal. Ces éléments, la modernité les avait considérés comme frivoles ou dimportance seconde. Et voilà quils reprennent force et vigueur dans la vie politique, économique, religieuse (indignations, humeurs, rébellions diverses...), imposant, de fait, le désir comme une réalité incontournable à toute compréhension lucide et sans idée préconçue, du vivre-ensemble contemporain. Contre labstraction du concept, il faut laisser la pensée sapprocher de ce qui est le simple, le proche de la vie de tous les jours (235) Cest la prise en compte dune telle proxémie qui permet daccéder à un questionnement issu de lexpérience elle-même ; donc enraciné. Cest cela la concrétude : ce qui croît avec (cum crescere) lobjet, la situation, le phénomène analysés. Ce qui est en réversibilité, en correspondance, autre manière de dire au-delà de lenfermement conceptuel, le « trajet », le chemin de pensée propre à la vie effective, cest-à-dire qui seffectue. Voilà en quoi à lopposé de laspect unilatéral du rationalisme moderne, rationalisme dont laspect morbide est de plus en plus évident, la démarche compréhensive est un agencement polyédrique abordant les phénomènes sociaux dans toute leur entièreté. Cest cela que Michel Maffesoli qualifie de « dionysisme épistémologique ». Lexistence se justifiant en elle-même. Vie en continuelle création, ou puissance sociétale qui est un consentement, quasi religieux, à ce qui est ; au vécu en son entièreté ni renié, ni amputé de tel ou tel de ses aspects essentiels. Cest parce quil y a une telle posture affirmative dans la vie courante, quil faut trouver une manière rationnelle den rendre compte. Dès lors, la vérité de raison est subordonnée à la vérité des faits ! Cest parce quelles ont perdu de vue cette interaction holistique que les sciences sociales et humaines sont devenues une toute petite oligognosie[2]. (236) Savoir parcellaire dû à une hyperspécialisation : le découpage du Réel en rondelles, celles de la soi-disant réalité. Oligognosie dont les divers experts contemporains : sociologues, philosophes, psychologues, économistes, donnent le ridicule spectacle. A défaut dêtre enracinés dans la culture populaire, déconnectés du bon sens quotidien, ces experts ne méritent plus le beau nom de savants, se contentant de répéter, sans que personne ny prête bien attention, les ritournelles convenues et sans aucun intérêt. Tout autre est le « dionysisme épistémologique », celui dune raison sensible Lui qui se fait écho de cette essentielle préoccupation qui de Leibniz à Schelling, sans oublier Schopenhauer, rappelle loriginelle unicité de la perceptio et de lappetitus ; la corrélation de la représentation et de la volonté. Ce qui exprime que le vouloir est lêtre originel. Loriginalité intellectuelle consiste donc à saccorder à un tel originel. Cest-à-dire, pour reprendre un leitmotiv phénoménologique : voir les choses telles quelles sont. Ce quelles sont en leur essence, cest-à-dire en leur dynamique : ce qui constitue leur force (dunamis) propre. Raison sensible, voilà une manière de résoudre la quadrature du cercle. Le « Grand Jeu » nest-ce pas, justement relier entendement et émotionnel ? Cest le ratio vitalisme deOrtega y Gasset, écho de la philosophie de la vie de Simmel. Alchimie que lon retrouve dans le mysticisme de sainte Thérèse dAvila reconnaissant que « le mouvement de la pensée nest pas la même chose que lentendement » car elle est faculté imaginative[3]. La prise en compte des affects, de lémotionnel, des passions et diverses humeurs sociétales, permet dintégrer les forces de limaginaire dans lentendement holistique que lon peut avoir de lêtre-ensemble en sa dynamique propre. Sil y a une « loi » régissant la vie en société, elle est bien dans la compréhension de la volonté des choses sociétales (237) Autre manière de dire le têtu et irrépressible « vouloir-vivre » qui, tant bien que mal et au travers des multiples vicissitudes, perdure dans lêtre. Cette « loi » ne fait que traduire la « volonté de vie » dun groupe donné en particulier, et des peuples en général. Cétait là une idée fondamentale dAuguste Comte[4], ce qui fut, par après, traduit par Durkheim lorsquil indique que « la loi suit les murs » ! Nest-ce pas cela le primum vivere dantique mémoire ? Il y a dabord de la vie, puis une interprétation, une représentation de celle-ci. Banalité de base quil convient de répéter, ne serait-ce que pour relativiser, sans pour autant la nier, « cette lumière tremblotante que nous appelons raison[5]. » Elle le sera, mais si on sait lui adjoindre léclairage de la passion ! Il est frappant dobserver que, tout au long des histoires humaines, les divers totalitarismes se sont fondés sur la Raison. Ou, à tout le moins, en légitimant au nom de la Raison la passion qui les animait. La libido dominandi ne pouvant, en soi, se justifier, on pare le désir de dominer dhabits demprunts rationnels. Il est, en effet, fréquent de navouer comme passion que la Raison. Ce qui est, souvent, le cas des décideurs de tous poils, et le péché mignon des experts de diverses obédiences, nédictant leurs analyses, diagnostics, et autres prophéties, quen fonction de la pure raison. Ce qui, dailleurs, leur permet daller, sans coup férir, derreurs en erreurs. Mais il est vrai que « lastro-économie » nest pas des plus sûres ! Ne dit-on pas que les paranoïaques sont de grands rationalistes ? Très précisément, en ce quils voient le monde et ceux qui lhabitent, tels quils devraient être, et non tels quils sont. (238) Le « rationalisme morbide » nest pas une exception, mais bien lhabituelle conséquence dune attitude désincarnée ; stricto sensu coupée de ce charnel quest la vie vécue. Ce fut, certainement, la dominante de lambiance mentale propre à la modernité. Et cest là contre que sexprime, de nos jours, ce que lon peut appeler une pensée de lincarnation Une pensée qui affirme plus quelle ne nie. Un « oui » diffus à lexistence, perceptible dans les modes de vie, dans le vitalisme ambiant, dans les nouvelles formes de générosité et de solidarité dont on commence, à peine, à mesurer lampleur. Les sites communautaires, blogs et divers forums de discussion bruissent de toutes ces initiatives quotidiennes faisant de lentre-aide, de lhospitalité, de la recherche de lâme sur, de léchange et des multiples trocs les concrètes modulations dun vivre- ensemble incarné. Il nest plus opportun de le nier : le désir constitue le lancinant bruit de fond du monde. Comment rendre compte de ça ? Comment, plutôt que de les suspecter a priori, apprécier le retour dun tel « sociétal » ? Puisque la vie se (re)vit en son entièreté, il faut donc trouver une procédure intellectuelle qui soit en correspondance épistémologique avec elle. Cest bien ce que propose Hannah Arendt, lorsquelle rappelle que le penser « peut devenir une passion qui nétouffe pas les autres capacités et autres dons, mais les ordonne et les gouverne. Nous sommes si habitués aux vieilles oppositions de la raison et de la passion de lesprit et de la vie, que lidée dun penser passionné dans lequel Penser et Être vivant deviennent un, nous étonne quelque peu[6]. » Un Penser passionné, voilà un défi denvergure ! Mais qui exprime bien la constante interaction existant entre les divers aspects dune vie vivante. Il est des moments où la correspondance est à lordre du jour, où lorganique reprend le pas sur le mécanique (239) Des moments où il est un ordonnancement sans instance surplombante. Pour le dire dune manière imagée, cest bien cela la mosaïque postmoderne. Dans tous les domaines, chaque élément garde sa spécificité, et sintégre dans un ensemble en un équilibre des plus féconds. Le Penser passionné, cest lharmonie conflictuelle de toutes les capacités et potentialités humaines. Cest, pour le dire en un mot : le sociétal. Nombreux sont les penseurs denvergure qui, dans tous les domaines, montrèrent que la connaissance nest possible quà partir dune intuition sensible. En science, philosophie, arts divers, les découvertes essentielles reposent sur une « vision intérieure », cest cela lintuition, quil convient, par après, dordonner dune manière rationnelle. Donc complémentarité féconde quil ne sert à rien de nier, et qui au-delà des « chercheurs » totalement improductifs, permet lémergence des vrais « trouveurs ». Ceux-ci sont très souvent, en leur temps, des anomiques, des outsiders, mais parce quils surent mobiliser lentièreté de leurs capacités, ils deviennent, rapidement des références incontournables. Cest cette intuition sensible qui permet daboutir à ce que dans la mystique que lon nomme vita peracta.Une vie parachevée, traduisant, ou exprimant, ce quil est convenu de nommer lentièreté de lêtre. Ce que plus haut Michel Maffesoli a appelé un réel non réductible à une réalité découpée en rondelles, que celle-ci soit économique, culturelle, religieuse, sociale, etc. Peut-être est-ce une telle intuition qui chez Auguste Comte se nomme le « Grand Être », ou chez Carl Gustav Jung, le Soi. En chacun de ces cas, non pas un objet extérieur, par exemple le Dieu substantivé des divers monothéismes, mais bien un relationnisme généralisé entre les divers aspects du donné mondain : les morts, comme garants de la mémoire collective, les vivants de la socialité quotidienne, la nature servant décrin à la vie sociale, le sacré comme transcendance immanente dans laquelle tout cela se rapproche. (240) Cest tout cela qui constitue la vie parachevée. Voilà qui est au fondement même du souci du qualitatif qui semble être la caractéristique essentielle de latmosphère mentale du moment. Non plus une vie sécurisée, celle dune assurance généralisée et du risque zéro, mais, bien au contraire, une vie dintensité, du plus être, où lhédonisme et le plaisir dexister prennent le pas sur le ressentiment, la mortification et diverses illusions propres à la recherche des multiples « arrière- mondes » qui furent la spécificité des Temps modernes. Avec son habituel et ennuyeux cortège didéologie se lamentant sur la « misère du monde ». Linconscient collectif met laccent sur la puissance de toutes les potentialités humaines voire, comme lanalysent certains, du « transhumain ». Ce qui peut se comprendre comme un humanisme plus large, un humanisme intégral, mettant en jeu les capacités que lhumanisme classique avait déniées, refusées ou rejetées[7]. Un tel humanisme, en son entièreté, sait, de savoir incorporé, cest-à-dire instinctif, animal, intégrer ce que lon pourrait considérer comme étrange, étranger. Il y avait de ce point de vue, une sorte de « xénophobie » dans lhumanisme issu de la Renaissance. La peur de létrangeté en était la marque essentielle. Cest bien tout lopposé qui est en jeu dans le vitalisme postmoderne. Michel Maffesoli sen est précédemment expliqué, mais le développement exacerbé du « tribalisme » reposant sur la multiplicité des goûts partagés en est lexpression achevée. Il en est de même du « nomadisme » qui, technologie aidant, rejoue limmémoriale pulsion derrance, la « soif de linfini » (Durkheim) taraudant limaginaire humain. (241) Et cest à la conjonction des deux que lon voit naître cet esprit dentreprise à luvre dans les « start-up » dont la saga est loin dêtre finie. Sil est un mot qui pourrait définir tout cela, cest bien celui de « xénophilie » : un réel amour pour linquiétante étrangeté sans laquelle il ny aurait pas de vie vivante ! Cest un tel substrat « pathétique » quil faut analyser si lon veut saisir le fourmillement vital caractérisant la socialité contemporaine Mais il faut accorder au « pathos » le sens à la fois fort et simple qui le caractérise. Cest-à-dire limpact des passions, tant dans la vie personnelle, que dans la sphère publique. Cest le retour de lexpérience, comme étant le pivot à partir duquel se structure lêtre-ensemble. Le rythme de la vie ne se comprenant pas si lon na pas à lesprit cette source primordiale de toute créativité. Voulant élargir, justement, la signification du terme humanisme, et refusant ce que, habituellement, on mettait derrière ce mot, Heidegger rappelle que « le pouvoir du désir est cela grâce à quoi quelque chose à proprement parler a pouvoir dêtre[8] ». Ce pouvoir étant celui du possible. Ce qui nest pas dans létroite réalité économique, sociale, politique, mais qui est, en gestation, dans lélaboration du Réel en son entièreté. Cest là une bonne illustration dun « imaginaire » dont le rationalisme sest, sur la longue durée, employé à montrer linanité. Et pourtant, cest cette « inanité » même qui revient en force dans la vie des sociétés, et qui tend à constituer lessentiel des multiples relations au fondement du « commerce » humain. Commerce, Michel Maffesoli le rappelle, quil convient de comprendre en son sens fort : commerce des biens certes, mais également « commerce des idées », « commerce amoureux », toutes choses constituant, en leur conjonction, lessence même de lêtre-ensemble. Le « Grand Etre » comtien. (242) Le relationnisme que cela induit prend fond sur le virtuel. Cest-à-dire cette capacité dimaginer, de rendre présent par les images partagées, toutes les possibilités dont nous sommes, collectivement, capables. Et il est certain, que cest parce quil y a du désir, élément immatériel sil en est, que toutes les possibilités peuvent, suivant les époques, advenir. Cest cette (ré)émergence qui est, certainement, laspect primordial de la vitalité contemporaine. Cest, justement, ce qua de pathétique lexistence humaine qui en appelle à une méthode qui soit le fruit dun « méticuleux désordre » Désordre en ce que la sempiternelle question du « pourquoi » ne semble plus de mise. Car le « pourquoi » en un regressus ad infinitum en appelle, toujours, à un nouveau pourquoi. Questionnement puéril aboutissant à cette niaiseuse harmonie à la Bernardin de Saint-Pierre pour qui les raies striant les melons avaient pour finalité que ceux-ci puissent être découpés en tranches et mangés en famille. Ce qui nest pas une caricature, mais bien la logique paranoïaque de la recherche rationaliste du « pourquoi ». Laissons en place les cucurbitacées et les doctes philosophes qui sen occupent, et entrons dans la méticulosité du « comment ». Car cest bien cela qui est en jeu dans la démarche phénoménologique : mettre laccent sur la sympathie pour la vie. Au-delà de ce que lon pense, limportant est ce que lon est. Le comment (description, présentation...) permettant, ainsi, dapprocher lintensité authentique du vécu. A lopposé du « dévivre » théorique, celui du « pourquoi », et celui du non à ce qui est, la présentation des choses, des phénomènes, semploie à donner son prix à une vie pleine de sens, celle de linstant vécu. Cest ce dernier qui rappelle que ce qui est artificiellement construit, les représentations rationnelles, est éphémère. (243) Lobsolescence rapide des systèmes théoriques est on ne peut plus évidente. Alors que lintuition sensible, quant à elle, perdure au travers des âges Et cest cette intuition, celle dun questionnement jamais résolu, qui repose inlassablement la question du comment, de ce que Ernst Bloch nommait « lobscurité de linstant vécu ». Approche nécessitant moins lenfermement dans le concept que ce « lyrisme philosophique absolu » propre à lutilisation de la féconde métaphore[9]. Instant-obscur, en ce quau-delà de linjonction de la transparence propre à lidéologie des Lumières, il rappelle que cest le « clair-obscur » qui caractérise une existence authentique. Ainsi que lexprime un oxymore commun : lobscure clarté définissant bien, en son entièreté, la nature humaine et son être en situation. La démarche, quelque peu lyrique du comment, sopposant à la sécheresse conceptuelle du pourquoi, pourrait sapparenter à lhistoriographie de Jacob Burckhardt. Il la qualifiait de « pathologique » en ce quelle prend pour point de départ « lhomme avec ses peines, ses ambitions et ses uvres, tel quil a été, est et sera toujours[10] ». Belle leçon dhumilité, consistant à rappeler, à partir de cette hommerie concrète, quau-delà du progressisme rationaliste, il convient de prendre en compte la touffeur de la vie effective où le sensible a sa part, et où la répétition joue un rôle non négligeable. Le socle granitique sur lequel sélève, avec constance, le vivre-ensemble étant ce qui a été et sera toujours, voilà les assises du présent vécu. « Le passé traîne ses restes dans le présent » (Chateaubriand, Vie de Rancé). Voilà bien ce que nous enseigne la sagesse populaire. Voilà bien ce qui, au-delà des idées abstraites et quelque peu compassées de lintelligentsia, rappelle le rôle de lémotionnel dans la structuration sociale (244) Gabriel Tarde, que lon a tendance à méconnaître, en décrivant les lois de limitation, insistant sur la « signification psychologique de la valeur » ou encore sur le « rôle du désir dans la vie économique ». Toutes choses montrant que la croyance, en ses diverses modulations, était un levier méthodologique essentiel pour bien comprendre comment se développe le devenir social[11]. Que lon appelle cela passion, émotion, voire en rappelant la figure emblématique de Dionysos, « orgiasme », peu importent les termes. Il suffit de rappeler que les affects sont des éléments essentiels du vivre-ensemble, et que lon ne saurait les enfermer derrière le « mur de la vie privée ». Il est des moments où ils contaminent la sphère publique. Il faut donc les intégrer dans le penser afin dêtre, avec justesse, en phase avec ce qui est.la vie en son entièreté qui nous apprend le sens des choses. Egratignant un des protagonistes des Lumières, ce pourrait être Rousseau ou Voltaire, Joseph de Maistre note, ironiquement, que lessence « de cet homme venait que ce grand écrivain, constamment occupé à instruire lunivers, navait que bien rarement le temps de penser17. » Remarque qui ne manque pas de sel, et quil est aisé dappliquer à nombre de théoriciens contemporains. Le Penser nest quun écho de ce qui vient de fort loin. Cest lorsquon en prend conscience que lon devient un vrai initiateur. La rage « théologique » « Car javais peur de mes pensées et même de mes propres arrière-pensées. » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Qui peut nier que dans le retour éternel du même, caractérisant les histoires humaines, lombre de Dionysos, à nouveau, se projette sur les grandes mégapoles postmodernes ? Voilà qui devrait nous inciter à suivre cette ligne de crête quest la raison sensible (245) Avoir la capacité dobservation concrète permettant daccéder à la dimension cachée du Réel. Déceler le « roi des clandestins » de lépoque, et par là, participer à ce quest, en son essence, la démarche authentique de la vérité : dévoiler ce qui est. Peut-être est-ce ainsi que lon saurait répondre à linjonction de Zarathoustra-Nietzsche : « Restez fidèles à la terre ». Cest-à-dire savoir relier lêtre humain à la terre-mère ; être-avec le monde (Mitwelt) si difficile dès le moment où les écrans vaporeux des représentations, et autres visions théoriques, empêchent de lapprécier pour ce quil est. En effet, on ne le redira jamais assez, ce sont ces constructions abstraites qui régulièrement, et sur de longs cycles, brisent lorganicité de la droite raison et du bon sens intimement mêlés qui caractérisent les sociétés harmonieuses. Cest parce quils sélaborèrent sur le bris de cette unicité originelle que les Temps modernes sachèvent sur la dévastation du monde (Heidegger), et sur celle des esprits. Mais il se trouve que, de plus en plus, lUniversalisme dobédience rationaliste, propre à la société officielle moderne, laisse la place à ce que lon pourrait appeler le « cosmopolitisme » de la société officieuse Michel Maffesoli entend par là cette attitude desprit ouverte à la diversité des cultures. Ubiquité faisant de tout un chacun lhabitant dun site particulier, sans dénier quil soit aussi citoyen du monde. Enracinement dynamique dont lécologie donne maints exemples et qui, ontologiquement, caractérise lapérité fondamentale à laltérité. En la matière ouverture de la raison à la passion. Mais cela contrevient à légoïté propre à léconomie judéo- chrétienne, puis moderne. Celle dun individu indivisible étant appelé à survivre individuellement ! Individualisme épistémologique dont la forme achevée est lidéalisme philosophique du XIXe siècle, léconomicisme qui en est lapplication et le contractualisme social enserrant le tout dans ce quil faut bien appeler la grégaire solitude caractérisant la décadence des sociétés modernes. (246) Mais le dépassement de cette « égoïté » de base inquiète les tenants de ces « récits de référence » qui firent les beaux jours de la Modernité. On sait ce que les carnages religieux ponctuant lhistoire doivent à la rabies theologorum. Cette rage théologique est, de nos jours, peut-être moins sanglante, mais non moins réelle. Elle est insufflée, par tous ces pseudo-experts, et nombreux docteurs à bonnet. Bonnets dânes, bien entendu. Ânes bâtés ne saisissant rien de la concrétude de la vie, en particulier cette reliance unissant raison et affects, fondement même de la confiance que lon peut avoir envers les autres et ce monde en son entier. Reliance caractérisant ce que lon pourrait nommer un « idéalisme objectif ». Matérialisme spirituel qui est la caractéristique essentielle de lesprit des peuples. Déjà, en son temps, cet observateur lucide de la chose intellectuelle et politique quétait Alain, notait avec une cruelle ironie : « Il y a longtemps que le cortège des marchands de pensées ma abandonné sur la route, quelques-uns me donnant tout au plus un regret. Jai déplu à ces animaux-là (comme Stendhal aime dire) par une hauteur et une promptitude et un parfait mépris des objections[12]. » Mais est-ce bien grave de déplaire à ces « marchands » là ? Imbus de leur intellectualisme abstrait, ils sont incapables de comprendre un ordo amoris (Max Scheler) en gestation, où au-delà de légoïté quils postulent comme essentielle à la chose publique, sexprime, de plus en plus, une « participation » magique à la vie universelle. (247) Il se trouve, en effet, que cette « participation » que Lucien Lévy-Bruhl, en des livres éclairants, décrivait pour lâme ou la mentalité primitives[13] trouve une étonnante actualité dans les afoulements, de la musique techno, les hystéries des « soldes » ponctuant la consommation, les meetings politiques ou syndicaux, les « gays » parades et autres journées mondiales de la jeunesse (JMJ), rassemblements où ce qui est important est bien de vibrer ensemble, entrer en « syntonie » avec lAutre, et parfaire, ainsi, cet idéal communautaire qui en deçà des « arrière-mondes » théoriques, constitue un « avant-monde » substrat primordial à partir duquel sélève cet être-ensemble que sont, en leurs histoires diverses, toutes les sociétés. Quand il y a retour du désir, ou plus généralement des affects, sur la place publique, on peut parler dune intensification des potentialités humaines Intensification qui est la spécificité du sociétal. Intensification, cest-à-dire que lénergie, personnelle et collective, est tendue dans léternité de linstant vécu avec dautres. Ce qui conforte le corps collectif et lui assure, ainsi, la perdurance dans lêtre. Ce nest donc pas rien dêtre attentif, et de savoir dire lunion organique de la raison et de la passion. Car cest ainsi que lon saura reconnaître, et apprécier, le corporéisme mystique, ou le matérialisme spirituel étant à luvre dans nombre de phénomènes contemporains et qui traduisent bien, sous forme « oxymoronique », ce quil en est du retour à lentièreté de lêtre social. Cest une telle entièreté, étrange étrangeté de la vie effective, qui reste stricto sensu, un mystère, ou pire une aberration pour ceux qui restent obnubilés par légoïté de lidéalisme moderne. Nest-ce point cela, pour citer encore cet auteur si aigu, que notait Nietzsche ? « Le savant, conformément à sa nature, est infécond [...] et il est animé dune sorte de haine naturelle contre les hommes féconds. (248) Ce qui explique pourquoi, de tous temps, les génies et les savants, se sont combattus[14]. » Le plaidoyer nest pas simplement pro domo. Il souligne bien que le « génie » est celui dont le savoir est enraciné dans la sagesse populaire, celle de la « gens ». Et seul celui qui est, organiquement, lié à celle-ci, mérite le qualificatif en question. Le génie peut être solitaire, il nest jamais isolé, dès le moment où il « participe » à et de la conscience ou de linconscient collectifs. Mais il est vrai que cette communion avec le savoir incorporé du peuple, ne manque pas dirriter. En précisant que la haine sécrétée par les sachants abstraits, certes, vise ceux osant dire ce qui est, mais, plus profondément, concerne, justement, cette gaya scienza quelque peu païenne, sachant rassembler ce que lanalyse inféconde avait, sur la longue durée, séparé : le corps et lesprit, la nature et la culture, lintellect et les affects. Cest une telle unicité qui apparaît dans le resurgissement de termes tels que sympathie, pathos, empathie Leur utilisation est, certes, descriptive. Ils expriment, de facto ce qui est. Ce qui apparaît dans nombre de phénomènes contemporains. Mais également, ils traduisent, de jure, la nécessité, pour le Penser, de prendre en charge ces effervescences quelque peu anomiques ponctuant, dune manière exponentielle, la vie quotidienne des sociétés postmodernes. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim montrait en quoi les « effervescences » festives « confortent le sentiment quune société a delle-même[15] ». Heureuse formule rendant bien compte de limmoralisme éthique de toutes ces pratiques anomiques, au-delà ou en deçà de la loi : violence ritualisée, prise de produits hallucinogènes, sexualité débridée, par lesquelles, ou grâce auxquelles le corps social conforte le vivre-ensemble. (249) Et seuls les esprits bornés savèrent incapables de voir en quoi et comment, contemporainement, ce sont ces mêmes « effervescences » festives qui structurent la socialité de la vie courante. Étant bien entendu que celle-ci repose sur ce mixte de passion et de raison qui est le propre dun humanisme intégral bien compris. Cest cela lunicité dont il a été question. Non pas lunité réduisant la diversité des potentialités humaines au plus petit dénominateur commun, celui de la Raison souveraine. Mais, unicité, cest-à-dire la cohérence, fut-elle conflictuelle, des divers éléments constitutifs du donné mondain. Cest cela qui est en jeu dans la sympathie : correspondance des antagonismes. Conjonction, toujours en devenir, de la multiplicité. Reliance féconde des « mots et des choses ». Comme le remarque Henry Corbin, « sympathie avec les êtres qui est celle de la théopathie[16] ». Théopathie ! Nest-ce point ainsi que lon peut, avec justesse, désigner le divin social ? Une transcendance sexprimant dans limmanence de la vie courante. Lêtre du social se vivant, toujours et à nouveau, en situation. Cest une telle sympathie qui me semble être la cause et leffet de ce retour à loriginel-original quest lHomo eroticus postmoderne. Figure emblématique se souvenant de lavenir, et dont les myriades dexpressions ponctuent ce vaste théâtre, le theatrum mundi quest la vie de nos cités. Cest bien parce quil ne sait pas saisir les racines essentielles du vivre-ensemble que le clerc égotiste, et protagoniste de lindividualisme épistémologique se contente dune manière péremptoire de donner des leçons. Alors que cest la vie en son entièreté qui nous apprend le sens des choses. Egratignant un des protagonistes des Lumières, ce pourrait être Rousseau ou Voltaire, Joseph de Maistre note, ironiquement, que lessence « de cet homme venait que ce grand écrivain, constamment occupé à instruire lunivers, navait que bien rarement le temps de penser[17]. » Remarque qui ne manque pas de sel, et quil est aisé dappliquer à nombre de théoriciens contemporains. Le Penser nest quun écho de ce qui vient de fort loin. Cest lorsquon en prend conscience que lon devient un vrai initiateur. Libido sciendi « Professer la vérité avec amour (alétheuontes en agape). » Saint Paul, Ephésiens, IV, 15. Au-delà de la paranoïa intellectuelle, tout autre est la démarche, humble, de ceux sattachant à lordre concret des choses (250) Ils sont, tout à la fois, des « maîtres de lecture » et des « maîtres de vie ». Refusant la dichotomie entre la science et la sagesse conduisant à lasthénie de la pensée, ils se souviennent que lessence primordiale du Penser est chose commune : ce qui met en jeu tous les sens et les sens de tous. Cette unicité on la retrouve dans la démarche mystique de Maître Eckart[18], mais il est instructif de noter que cest cette liaison du savant et du spirituel qui lui permet de sadresser au public cultivé, comme aux moniales non lettrées. En bref, la connaissance, issue de lexpérience populaire, est en phase avec la vie vivante, propre à la communauté en son ensemble. (251) Le Penser comme « sens commun » est une manière denvisager le Réel derrière la réalité. Ou mieux, de saisir la réalité du Réel. Cest pousser jusquà son ultime conséquence ce que furent les découvertes de certains penseurs denvergure. Par exemple Schopenhauer rendant attentif, au-delà du filtre de la raison, à la prégnance de la volonté. Ou encore Nietzsche subordonnant la culture aux instincts. Et bien sûr Freud soulignant, en tous domaines, le rôle de la libido. Il sagit là, en son sens strict, dinventions : ce faisant venir à jour (in veniré) ce qui est déjà là. Le rapprochement avec la mystique est dactualité, en ce que cette démarche semploie à mettre en uvre toutes les potentialités de vie. Et à le faire dune manière paroxystique. En cette corrélation, la subjectivité, loin dêtre un obstacle, est la condition sine qua non de lacte de connaissance Ce qui permet de fonder la réversibilité entre la vérité et lexpérience. Ou encore à enraciner la vérité dans cette expérience se manifestant dans la vie effective, cest-à-dire dans tous ces « faits », du plus anodin au plus important dont la sédimentation constitue, sur le long terme ce quil est commun dappeler culture. Voilà bien, au-delà de la simple critique, qui fut linstrument de choix de la connaissance moderne, le retour à la radicalité comme (re)découverte des racines fondamentales. En particulier de ces racines élémentaires que sont les instincts, les humeurs. En un mot : lémotionnel, tel que lenvisage la phénoménologie allemande, cest-à-dire la Stimmung ; en son sens fort la tonalité dans laquelle baigne la communauté. La critique est devenue une posture, ou mieux une pose sans grand intérêt. Cest une formule vide de sens ; et ce parce quelle a déserté la vie vécue. La radicalité, quant à elle, est autrement plus pertinente en ce quelle essaie de dire lentièreté de lexpérience mondaine. Pour exprimer cela, Michel Maffesoli a proposé dutiliser un oxymore : la raison sensible (252) Cest la pensée augmentée par le goût. « Raison composée », à la manière de Charles Fourier, où la passion enrichit cette propension à connaître, belle spécificité de lhumaine nature. Dans une telle composition, les affects démultiplient les potentialités de la raison. Linverse étant, bien entendu, également vrai. Cest cela lentièreté de lêtre, en ses dimensions personnelle et sociale. Cest cela qui se manifeste dans la reviviscence multiforme du désir, dans le souci du qualitatif, et, plus généralement, dans lhédonisme diffus ne pouvant être réduit à un simple « bien-être », mais qui est une inconsciente tension vers un « plus-être » collectif. La raison sensible tient donc les « deux bouts de la chaîne ». Elle assure la solide concaténation de ce que lon avait pris lhabitude de séparer. Michel Maffesoli a cité, en ce sens, Arendt à propos du Penser passionné. Ce nest pas autre chose quaffirme Heidegger : « Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de lÊtre[19]. » Cest cela qui constitue lexpérience de la pensée. Non pas le « je pense » de létroite conscience individuelle, pivot essentiel de la connaissance moderne, mais bien cette expérience annihilant le petit soi dans le Soi plus vaste du donné mondain. Ce Soi où interagissent les éléments naturels et culturels, les dimensions rationnelles et passionnelles, les vivants et les morts, le profane et le sacré. Expérimenter cest mourir à soi pour naître à lAutre. Cest bien cela que semploient à déchiffrer la pensée et la poésie en leurs corrélations fécondes . Il se trouve quune telle « tonalité » est chose vécue dans la vie de tous les jours (253) En reprenant une image connue, cest ce qui constitue latmosphère mentale de cet « homme sans qualité » qui, sur la longue durée, assure la perdurance du vivre-ensemble. Pour le dire en des termes qui me sont chers, ce qui sert de fondement à la puissance sociétale, alternative au pouvoir social. Cest cela la socialité de base ou la centralité souterraine dont on ne redira jamais assez quelles constituent le substrat irréfragable de tout ensemble social. Pareto parlait, pour le désigner, de « résidus ». Mot judicieux pour désigner ce qui ne se fragmente ou ne se divise pas. Et cest bien pour aborder ce Réel caché, et non moins présent, quil faut savoir mettre en uvre lempathie (Einfuhlung), véritable pénétration intuitive, grâce à laquelle sopère cette véritable copulation mystique quest la libido sciendi. Car il y a du désir dans la connaissance. Ce qui est perceptible dans le lyrisme propre à la parole féconde qui selon lexpression de Nicolas de Cuse (Sermon du 23 janvier 1457), fait quun prédicateur « animé du feu de lesprit peut embraser des charbons éteints ». Qui na pas expérimenté une telle métaphore ? Tant il est vrai quen diverses occasions : discours politiques, cours magistral, conférence publique, les mots exprimant la vie vécue deviennent, sans coup férir, paroles fondatrices. Pascal rappelle que « le cur a son ordre, lesprit le sien ». Ordre : ce qui permet lagencement du divers en une unicité harmonieuse. La manière dagir de lesprit est celle de la démonstration, celle du cur étant la « monstration », ce qui favorise « léchauffement » des sentiments[20]. (254) Et il est frappant de voir revenir, de multiples manières, un ordre de la charité que lon croyait relégué dans les oubliettes de lobscurantisme médiéval. Mouvements caritatifs divers, réseaux de solidarité sur Internet, bienveillance se diffractant dans de nombreuses émissions télévisuelles, foisonnement des ONG ayant pour objectif la générosité de base, en bref le mutualisme est tendance. Il exprime concrètement le (re)nouveau de la conjonction de lesprit et du cur, ou de la raison et de la passion. Rappelons encore Pascal : « Le cur a ses raisons que la raison ne connaît pas », mais qui nen sont pas moins opérantes dans la vie de tous les jours. Tout comme la poésie et la pensée ont, en des époques de haute culture, partie liée, il en est de même de lart et de la science, qui se fécondent mutuellement. Cest cette conjonction que lon retrouve fréquemment dans les histoires humaines, qui permet de comprendre le rôle fondateur de la passion dans toutes les manifestations de la vie sociale, y compris le politique. Les croyances, les délires, les fictions sont comme autant de modulations du substrat affectuel de tout vivre-ensemble. Les constitutions politiques, les normes juridiques, les règles positives ne viennent quaprès coup : « la loi suit les murs » (Durkheim). Et ce principe, faisant fondement et autorité, accorde au désir la place qui est la sienne : la première. Pour Spinoza, en effet, « bien que le désir de lhomme soit déterminé par un bien objectif, cest du désir lui-même que lobjet désiré tient sa valeur propre[21] » (255) Sentence craquante de sens ! On ne peut plus claire et précise. Et de poursuivre : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons ni ne le désirons, pas parce que nous jugeons quil est un bien, mais au contraire nous ne jugeons quun objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons, et le désirons ». Le mot « désir » ayant souvent mauvaise presse, peu importe le vocable employé. Lessentiel est ce quil désigne. En la matière la force intense étant à luvre dans le donné mondain. La dynamique profonde animant la nature, cette phusis traversée de flux souterrains, dinstincts et de pulsions que nous sommes loin de dominer. Cest lélan vital, quelque peu mystérieux, mais toujours présent tout à la fois dans lenvironnement naturel et social. Effervescence païenne que lon retrouve dans les divers panthéismes ayant marqué de nombreuses cultures et qui tend à caractériser la sensibilité écosophique propre à la modernité. Cest Goethe, dit-on, qui parla du « funeste instant » où triompha le dualisme. Ce qui est certain, cest que ce dernier engendra une méfiance vis-à-vis des sens et du sensible. Dès lors, lhomme et le Réel furent découpés en rondelles étanches les unes aux autres. Ce qui aboutit, outre la dévastation du monde et des esprits, à lélaboration dun rationalisme mortifère sécrétant des visions du monde on ne peut plus abstruses, ad usurn delphini : cest-à-dire pour les protagonistes des querelles byzantines. Dans latmosphère sismique caractérisant le renversement des valeurs modernes, cest là contre quest en train de renaître le réalisme contemporain Réalisme en une interaction sans fin, qui conforte lunicité de la réalité sensible et du Réel spirituel. Non plus un dualisme réducteur, mais une réversibilité amplificatrice. Ce qui est en uvre dans les diverses philosophies de la vie quil est de bon ton de tenir pour quantité négligeable. (256) Ne serait-ce que parce quelle relativise une causalité unique, et met laccent sur le « pluricausalisme » dont la fécondité caractérise ce que Max Weber nommait le « polythéisme des valeurs ». La réalité, économique, politique, sociale, par crainte de fourmillement vital, a besoin de lois tout à la fois rigides et abstraites. Cest tout autre chose qui est en jeu dans le Réel qui, dans sa complexité, est tributaire de ce nomos, terme grec quil est bien difficile (et abusif) de traduire en « loi », tant il signifie le principe générateur, directeur, organisateur, propre à la vie vivante en son accroissement. Le « nomos de la terre[22] » est une force irrésistible sexprimant dans un vouloir-vivre têtu qui, malgré les impositions, les aliénations, les exploitations multiples et diverses, assure, sur la longue durée, la perdurance de lespèce humaine en son site naturel. Cest cela que je nomme le donné mondain. Cest ce nomos interne, à forte charge érotique qui semploie régulièrement à arracher la vie aux illusoires arrière- mondes dont sont pétris les divers dualismes philosophiques ou moraux. Il est cause et effet de ce saisissement radical à partir de lexpérience vécue particulièrement évident dans les modes de vie et de penser propres à lépoque contemporaine. Il est, en effet, frappant dobserver la tonalité équilibrée la caractérisant. Celle de la raison et du bon sens, du naturel et du culturel qui, ainsi que la souvent indiqué Michel Maffesoli, constitue une véritable harmonie à partir de la tension. Attitude exprimant cette grande santé vitaliste ordonnant en un mixte fécond limagination, lexpérimentation, et lintellectualisation. Voilà qui peut permettre ces deux maximes antagonistes et « en apparence incompatibles : celle dune immersion minutieuse et celle de la distance libre[23].» (257) Judicieuse remarque du philosophe Adorno ne valant pas seulement pour la démarche théorique, mais particulièrement pertinente pour lexpérience existentielle en ses diverses modulations. Equilibre entre la distance et limmersion, voilà bien une posture juste nétant pas « pose » simulée ; très précisément en ce quà lencontre du « devoir-être » moraliste, elle laisse apparaître ce qui doit lêtre, justement lêtre en son propre devenir. Cest cette libido sciendi qui, en faisant coïncider les contraires, accompagne le dynamisme et la fécondité de cette « terre-mère » (Edgar Morin) que lon a avec constance saccagée[24]. Ce qui, dans la fibre païenne, déjà évoquée, permet ce que chante le poète : patuit Dea (elle se révéla la déesse[25]). Métaphore pour indiquer la force irrépressible du vitalisme populaire nécessitant, à lencontre de la sinistrose ou du catastrophisme propres à lambiance intellectuelle de lépoque, une vraie appétence pour cette vie et pour lallégresse fringante de la socialité de base. Celle-ci est, certes, cachée, mais non moins présente dans le secret de la vie quotidienne. Max Weber rappelait quil fallait « être à la hauteur du quotidien ». Cest, en effet, dans ses plis, échappant au regard de « Big Brother » et aux diverses injonctions morales, que se trouve le vitalisme de la vitalité. Cest là que niche, insensible aux pouvoirs politiques, économiques, religieux, la Puissance populaire dobédience quelque peu anarchique : celle qui reconnaît lordre sans lEtat. Cest dans le secret de la vie effective que sélabore la bienveillance nécessaire à tout vivre-ensemble. (258) Cest lintime secret qui suscite lex-time affiché. Cest dans ce que Heidegger nommait « la tendresse intense de lintimité[26] » que se développe cet ordre de lamour {ordo amoris) requérant une démarche intellectuelle qui soit en phase avec lui : la libido sciendi. Il y a de lintensité dans le secret du vécu, et cest ce qui échappe aux pensées courtes et aux esprits pressés. Mais pour que soit établie une intelligence du donné, cest-à-dire unir ce qui doit lêtre, permettre de rassembler ce qui est épars, la tâche nest pas, forcément, aisée, mais elle est prospective Et surtout en pertinence avec le temps qui ne se laisse plus illusionner ou impressionner par des systèmes théoriques tout aussi abstraits que plaqués, mais qui est avide dun Réel dont la richesse ne saccorde plus avec lutilitarisme moderne. Lesprit du temps est luxueux. Luxe quil faut comprendre en un de ses sens : ce qui nest pas, seulement, fonctionnel, une « luxation » de la vie en quelque sorte. Puis-je ici, une fois nest pas coutume, mabriter derrière Bourdieu qui, reprenant une analyse de Panofsky, tente de comprendre le goût, quelque peu exubérant de labbé Suger qui, pour la construction des édifices religieux, par exemple la basilique de Saint-Denis, soppose à la sévérité rigoureuse de saint Bernard : « On ne peut que mettre en relation le goût de la splendeur et du luxe que Suger ose affirmer et imposer contre les raffinés de son entourage avec dautres traits, tels que son goût pour la fréquentation des grands ou la préciosité un peu prétentieuse de son style. Et si, avec M. Panofsky, on ajoute un dernier trait, la petite taille de Suger, on peut voir dans une attitude libérée à légard de la petitesse physique et surtout sociale, le principe générateur et unificateur de cette personnalité singulière et, par là, le principe qui permet de comprendre et dexpliquer la forme singulière de son action novatrice[27]. » (259) Voilà une analyse de laspect novateur de la préciosité, du plaisir de choquer des « raffinés » ou du « goût du luxe ». Mais au-delà du cas spécifique des individus en question, limportance est de voir en quoi ils sont en phase avec lépoque, en quoi ils en représentent le « principe » et comment ils cristallisent ce dernier. En la matière, pour rester dans le droit fil du chemin de pensée emprunté ici, montrer comment lirruption du désir, et du plaisir dêtre, comment la prise en compte de linutile peuvent être le ciment dune société donnée. Ce qui incite à penser ce qui, en son sens strict, se présente comme une éthique de lesthétique, celle de l'Homo eroticus. Cest le (re)nouveau dune telle énergie parcourant, dune manière explosive, ou dans la discrétion, le corps social, qui en appelle à une connaissance sachant, avec justesse, en rendre compte Cest ainsi quà lidéalisme intellectualiste, il convient dopposer un « réalisme » sachant composer passion et raison. Goethe, dont nombre danalyses anticipatrices préfigurent le romantisme, notait : « Das Schaudern ist der Menschheit bestes Teil », le frisson sacré est la meilleure part de lhumanité (Second Faust). Cest ce tremblement qui, dune manière brutale, parcourt à nouveau le corps social. Ses modulations politiques, culturelles, sociétales, sont légions. (260) Ce « frisson sacré » révèle, au grand jour, le fourmillement vital de ce monde souterrain quest la société officieuse aux soubresauts aussi violents quimprévisibles. Par là sexprime le principe générateur dun Réel aux potentialités insoupçonnées. Le défi est lancé. La tâche de Penser est, dès lors, bien définie : dresser les contours et repérer les conséquences sociales de ce que lon peut, sans hésitation, nommer Eros énerguméne !
[1] Michel Maffesoli, « LOrdre des choses », CNRS EDITIONS, octobre 2014.1 [2] G. Durand, Science de lhomme et tradition, Tête de Chêne/ Sirac, 1975, p. 223, note 81 ; cf. M. Xiberras, Pratique de limaginaire. Lecture de Gilbert Durand, Presses Universitaires de Laval, Québec, 2002. [3] Sainte Thérèse dAvila, Le Château de lâme, 4e demeures in uvres, Seuil, 1957, p. 868. [4] A. Comte, Cours de philosophie positive, IV, 46e leçon. [5] J. de Maistre, Considérations sur la France, op. cit., p. 223 [6] H. Arendt, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 312. [7] Cf. J.-D. Vincent, avec G. Ferone, Bienvenue en transhumanie, Grasset, 2011. [8] M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Aubier-Montaigne, 1964, p. 37, et Denis Jeffrey, Jouissance du sacré, éd. Armand Collin, 1998. [9] E. Bloch, LEsprit de lutopie, Gallimard, 1977, p. 15. [10]J. Burckhardt, Considération sur lhistoire universelle, Alia, 2001, p. 9. [11] G. Tarde, Les Lois de limitation, Alcan, 1890; cf. aussi La Psychologie économique, Alcan, 1902 ; et un article synthétique, « La psychologie en économie politique », in Revue Philosophique, t. XII, 1881. [12] Alain, « Histoire de mes pensées », in Les Arts et les Dieux, op. cit., p. 19. [13] L. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, Al can, 1922 ; et LÂme primitive, Alcan, 1927. [14] F. Nietzsche, Considérations inactuelles, 2e série, Mercure de France, 1922, p. 91. [15] E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), CNRS Éditions, 2008. [16]H. Corbin, LImagination créatrice dans le soufisme de Ibn Arabî, Flammarion, 1958, p. 121. [17] J. de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, J. B. Pélagaud, 1867, p. XLIII. [18] B. Beyer de Ryke, Maître Eckhart, Une mystique du détachement, Editions Ousia, 2000, p. 33. [19] M. Heidegger, « Lexpérience de la pensée, in Question III, op. cit. p. 37. [20] J. Maritain, De la sagesses augustinienne, in uvres, DDB, 1975, p. 604-605. [21] B. Spinoza, Ethique, partie III, prop. 9, scolie, PUF, 1990, p. 165 ; cf. aussi Charles Baladier, Eros au Moyen Âge, Editions du Cerf, 1999, p. 54. [22] C. Schmitt, Le Nomos de la terre, PUF, 2001. [23] T. Adorno, Trois études sur Hegel, Payot, 2003, p. 94 ; cf. aussi, p.134 et 139. [24] E. Morin, Un paradigme perdu, la nature humaine, Seuil, 1979, et E. Morin, A. B. Kern, « Terre-Patrie, Seuil, 1996. [25] Virgile, Enéide, I, 405. [26] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 27. [27] P. Bourdieu, postface à E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Editions de Minuit, 1967, p. 165-166.
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