PENSER LA POSTMODERNITÉ (2) LA PENSÉE COMME ÉCHO SOMMAIRE La saga mythique La saga mystique Une sociologie originelle La saga mythique Notre problème aujourdhui réside dans le changement de paradigme en cours (77) On se situe différemment par rapport au monde, par rapport aux autres. Mais pour emprunter une métaphore à la physique, il y a, actuellement une hystérésis, un retard dans lévolution du savoir par rapport au Réel dont il dépend. Le savoir, celui de la bien-pensance régnante, continue à croire (et à faire croire) que lidée crée et domine le monde. Il est constructiviste par essence. Paranoïa habituelle pensant que lon construit toutes choses, et que lon peut dominer lenvironnement naturel et social. Le Réel, quant à lui, rappelant que les choses précèdent le savoir. Quil y a un « donné » que lon ne peut pas dominer en totalité. Ce qui conduit à abandonner le primat de la conscience. Voire le primat de lhomme. Ce qui conduit à rappeler la sagesse « écosophique » de linteraction, de la complémentarité, de la correspondance entre tous les éléments du « donné » mondain. Cest pour cela quil convient de creuser, profond, des galeries afin de repérer les archétypes latents servant de fondements, de racines, à tout être-ensemble. Repérer ces archétypes et trouver un point dArchimède permettant linterprétation. Cest à la jonction de ces deux préoccupations que la pensée radicale pourra saisir ce quil en est de lexpérience, personnelle et collective, saffirmant, avec une force indéniable, dans de multiples phénomènes contemporains. Larchétype[2] animant linconscient collectif, dans le « monde » dInternet (78) Cest celui que lon voit à luvre dans la publicité, dans les clips, les jeux vidéos, mais aussi dans les forums de discussion, les listes de diffusion : « nouveau monde » qui nest en rien réductible à des contenus intellectuels. Il met en scène des émotions de tous ordres. Il actionne des virtualités et des dynamismes étant rien moins quindividuels. Cet archétype est lexpression dun imaginaire collectif, cest-à-dire dun climat rendant le soi personnel tributaire dun Soi général, où linteraction dont il vient dêtre question, est lélément majeur du vivre-ensemble. Sil y a du retard (hystérésis), cest bien là quil repose. À lencontre de ce sur quoi sest fondée la modernité, les symboles collectifs sont premiers. Et lon ne peut comprendre les « hystéries » de tous ordres traversant le corps social, que si lon a cela à lesprit. Hystéries sportives, rassemblements musicaux, fanatismes religieux, soulèvements politiques imprévus, mimétismes tribaux de tous ordres, ne sont compréhensibles que si lon sait déconstruire la bien-pensance habituelle, et repérer le retour dun ordre des choses « archaïque ». Peut-être ce par quoi Baudelaire définissait le génie : « lenfance nettement formulée » ! Voilà qui éclaire bien, tout à la fois, une constante de lesprit humain et de nombreux phénomènes contemporains qui ne manquent pas de lillustrer. La constante, cest le mythe du Puer aeternus (syndrome de Peter Pan : refus de grandir) qui, à certaines époques, souligne la reviviscence, la juvénilité de lordre des choses. Et il est aisé de voir en quoi et comment ce mythe trouve, de nos jours, une vigueur nouvelle. Par là se dit et se redit léternelle enfance du monde. Limportance des mythes, la fascination pour la mythologie, la célébration des dieux et des déesses (du stade, de la musique, de la télévision, etc.) en témoignent. On ne peut réduire le Réel à une réalité rationnelle. (79) Lirréel refait une entrée en force dans lorganisation du vivre-ensemble. Cest bien cela que ne peuvent pas saisir les esprits pressés, aux pensées courtes, désirant avant tout aller droit au but. En ces moments où les mythes retrouvent une force attractive, il faut prendre le temps de la réflexion ; savoir baguenauder autour dune pensée centrale Cest ainsi que lon aborde au mieux, la complexité et lentièreté des choses. Cest ainsi que lon peut comprendre la gravité qui est à luvre dans les contes et légendes dont on ne peut plus nier linsolence et la juvénile vitalité. Certes, on peut considérer cela comme de la sous-culture sans consistance, il nen reste pas moins que le succès de Harry Potter, celui du Seigneur des anneaux et autres Starwars ou quêtes du Graal postmodernes, sont là comme les indices les plus nets de la saturation de lobsession dune Histoire finalisée et sûre delle-même ; dune Histoire qui, telle la marche royale dun Progrès inéluctable, est partie du point obscur de la barbarie, pour arriver à la lumineuse clarté dun avenir radieux. Ce qui souligne le retour du mythe, celui toujours et à nouveau présent de lenfance de lhumanité, cest létonnante rémanence des archaïsmes fondamentaux de la condition humaine. Le champ magnétique de la mythologie continue à aimanter nombre de rêves, de désirs et fantasmagories diverses. En bref, dans la spirale des histoires humaines la tradition et lactuel se conjuguent harmonieusement. Et limage des chevaliers du Moyen Âge maniant avec dextérité, le rayon laser est bien le signe de la progressivité postmoderne. Cest en ce sens quil faut savoir mettre en uvre la recherche des choses primitives et des sentiments éternels (80) Ce qui est exactement au cur même des thématiques du quotidien et de limaginaire social. Cest ainsi que le montre Bergson, à côté de la connaissance qui nous est familière, celle mettant en uvre la raison, il y a ce quil nomme une « auréole dintuition[3] », permettant justement, dappréhender cet » irréel » dont est gros le Réel. Appréhender, sans violenter, la vie en son moment naissant ; le sol de lexpérience originaire. Toutes choses constitutives de ce flux phénoménal manifeste dans la production musicale, dans la chorégraphie ou la danse contemporaine dans les feast hell du black metal et autres rassemblements saisonniers où, au-delà des divers prétextes culturels, lessentiel est bien de « séclater » ensemble ! Cest cela quil faut dire et redire, car les vérités archétypales ont du mal à briser les préjugés rationalistes ayant constitué lidéologie moderne. Il faut savoir les enfoncer, avec constance, dans les cervelles pétrifiées de nos contemporains. Car ce nest point le fait de rassembler, de recueillir, de préserver ce qui constitue, aussi, lessence du legein[4] ? Ce logos : rationalité propre à la constitution du social et « verbe » grâce auquel se dit notre être au monde. Un rationalisme étroit a oublié limportance du recueil de ce qui avait été vécu dans la suite des générations. Doù la dévalorisation des traditions ancestrales. De même, il a oublié que ce nétait pas simplement à partir dune conscience individuelle, le « je pense » moderne, que lon peut comprendre lacte de conservation, de préservation, cest-à-dire la mise à labri, quest, en son sens strict, toute culture. Pour cela il faut élargir la conscience, lui donner une dimension collective. Dès lors, on ne peut faire un pronostic quen fonction dun diagnostic (81) Ainsi à ne prévoir quà partir dune connaissance enracinée ; quen référence à ce qui est profondément ancré dans les esprits, et qui survit dans les us et coutumes, ce que saint Thomas dAquin nommait habitus, servant de ciment à tout être ensemble. Il sagit là dun socle archaïque permettant de comprendre ce quil y a dans le Réel, non pas un progressisme indéfini, mais une continuité progressive ; ce qui est tout différent. En ce sens, la mythologie est bien lexpression dun enracinement dynamique ! Dans lanalyse quil fait du tableau de Vélasquez, Las Meninas[5], Michel Foucault montre bien le jeu paradoxal de lépistémé prémoderne[6].
En poursuivant son analyse, Michel Maffesoli dirait quil y a un jeu paradoxal en ce que lon nest pas maître de nos idées. Elles nous tourmentent. Et pourtant il faut les dire même si elles contreviennent à nos propres valeurs. Il nest donc pas question dêtre ou non daccord (avec soi, avec les autres), il suffit de reconnaître ce qui est. Il sagit, contre lopinion, et même contre « lopinion savante » de parler hors de soi-même. En quelque sorte être le haut-parleur de la mémoire collective qui, elle-même, est une voix nappartenant à personne en particulier. Mémoire issue de la sédimentation des siècles. Mémoire appartenant au peuple en son entier, voix immémoriale qui, si on sait lentendre et lécouter, constitue la seule voie possible pour une sereine harmonie sociétale. Diagnostic-pronostic : connaissance au travers du temps (dia) assurant une connaissance de ce qui est à venir (pro). (82) Les historiens de lAntiquité prémoderne ont pu montrer que la relation aux mythes était ce qui caractérisait le vivre-ensemble grec : cest à partir de telle ou telle interprétation de la mythologie que lon a telle ou telle organisation spécifique de la cité : par exemple, celle de Sparte ou celle, toute différente dAthènes. Larchéo-sociologie, dans le même ordre didée, celle dune connaissance radicale, ne peut que constater comment les mythes trouvent une indéniable vigueur dans la vie quotidienne postmoderne Les jeunes générations, en particulier, sont saisies par le (re)nouveau mythique. On peut même parler dans les diverses effervescences sociales ponctuant la vie courante, dune véritable expérience mythique à forte charge religieuse et exprimant une sorte de connaissance innée de la vie dans ce « monde-ci ». Une telle restauration ne manque pas de poser question. Peut-être même est-ce la question primordiale qui doit préoccuper lobservateur social. Donc, restauration du mythe ; de son efficacité sociétale dont rien ni personne nest indemne. Le chef dentreprise le sait bien, qui a du mal à mobiliser les énergies de ses cadres. Il en est de même du politique narrivant plus à faire rêver ses militants ou ses sympathisants à partir dun simple programme rationnel. Et que dire de léducateur voyant tourner en dérision une culture et un mode dapprendre singulièrement datés ? Sans oublier les parents dont le désarroi face aux mutations des valeurs affectives est tout à fait touchant ! En tout cela et dans bien dautres domaines encore, il faut reconnaître que les murs évoluent. Encore faut-il accepter que le sens des mots y participe. Cest ainsi, quà la différence de la domination du concept, ce « conceptualisme intellectuel » dont parlait Heidegger, la connaissance mythique est plus complète. Elle nentend pas maîtriser mais accompagner, laisser être, laisser aller ce qui est en train de se passer. Lair du temps nest plus à la maîtrise totale par un concept dominateur éclairant une action politique non moins dominatrice (83) Et lon passe à côté du changement de paradigme en cours si lon se plaît à y voir la résultante de laction concertée et préméditée de quelques minorités ou majorités actives. Écoutons ici Chateaubriand qui sut observer avec lucidité et écrire avec pertinence les révolutions qui frappèrent son temps : « On prend pour des conspirations ce qui nest que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de lancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions, contre lénergie des jeunes générations ; enfin la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être [7] ». Il est certain, quau travers de leur musique, dans leur désinvolture politique, dans leur matérialisme affiché et leur souci des choses de lesprit, les jeunes générations postmodernes intègrent, développement technologique aidant, les antiques leçons des archétypes primordiaux. Ces derniers, en particulier, se retrouvent dans lexacerbation des passions, dans lambiance émotionnelle perceptible dans le retour en force du désir marquant tous les domaines de lexistence sociale. Désir dans lérotique diffus dont la publicité, la consommation, la production cinématographique, les jeux vidéo se font les vecteurs. Il y a de la pornographie dans lair. Et ce en son sens strict : on se plaît à écrire avec complaisance, les sujets obscènes de notre condition humaine. Comme ce fut le cas en dautres périodes historiques, on les met sur le devant de la scène. Il en est de même du pouvoir dont la charge érotique est on ne peut plus évidente. Il faudrait voir si les turbulences financières, celles induites par la passion des traders, ne comportent pas, elles aussi quelque chose qui a à voir avec lobjet du désir. Larrière-plan archétypique est aussi à luvre dans lez moments où lon voit revenir, sous toutes ses formes le syncrétisme[8] (84) Dune manière approfondie, Gilbert Durand a mis en place une « mythodologie » montrant, justement, tout ce que limaginaire devait à la comparaison culturelle, au choc des mythes entre eux et à leur fécondation réciproque[9]. Cest bien quelque chose de cet ordre qui sexprime dans les « produits du siècle ». Livres, « Wikipédia », « Facebook », « Twitter », etc., mettent en jeu un continuel syncrétisme dont il est aisé de repérer les archétypes essentiels : ceux des contes de fées ; mythes damour et de désamour, dattraction et de répulsion, constituant sur la longue durée, le fond commun de toutes les cultures humaines. Il suffit de faire une anatomie comparée de tous ces « produits » pour repérer des thèmes identiques. Certains analystes jungiens de la psychologie des profondeurs, ainsi la plus proche collaboratrice de C. G. Jung, Marie Louise von Franz, montrent ce quil y a de similaire dans les retranscriptions des contes populaires que lon peut retrouver chez Görres, Max Muller ou les frères Grimm. Comment de plus, ces mythes permettent de réapprendre collectivement les raisons de vivre[10]. Voilà qui devrait intéresser les décideurs de tous poils, quils soient politiques, éducateurs ou entrepreneurs. Ils pourraient ainsi voir en quoi la compréhension des archétypes ancestraux, le retour chez les jeunes générations de mythes fort anciens, pourraient les aider à dynamiser leur action dans la sphère publique ou dans celle de léconomie ! (85) Et ce tant il est vrai que, de tout temps, les héros des légendes sont pleinement ancrés dans la vie ordinaire. Ils en partagent les heurs divers : bonheurs et malheurs. Cela ensuite se condense, se cristallise pour devenir archétypes. Ceux-ci ne sont, en fin de compte, les caricatures de la vie de tous les jours. Ils se contentent den charger les traits et den accentuer les caractéristiques. Ainsi, en étant attentif aux mythes, paroxystiques, des scènes musicales, sportives, cybernétiques, on peut lire le corps social en sa totalité. Cest cela les leçons de lanatomie comparée dont il vient dêtre parlé. Le chemin à faire pour bien saisir les leçons des mythes et le retour des archétypes dans la vie quotidienne Au-delà de la paranoîa conceptuelle, il faut : accepter que toute image visible dune culture donnée senracine profond dans un substrat invisible, dans lequel on doit aller périodiquement se ressourcer ; comprendre que cest un tel ressourcement qui se trouve en jeu de nos jours. Rappelant ainsi que les thèmes mythologiques achétypaux constituent ces « pensées élémentaires » de lhumanité dont il faut reconnaître la richesse, ce qui faisait dire à Claude Lévi-Strauss que les hommes avaient « toujours aussi bien pensé ». Doù la nécessité de savoir repérer, dans les divers phénomènes contemporains, ces images élémentaires, ces émotions de base, ces fantasmes immémoriaux, constituant le socle granitique sur lequel sélabore le vivre-ensemble. Ces structures anthropologiques sont parfois oubliées. A contrario, il est des moments où elles renaissent, retrouvent force et vigueur et, dès lors renforcent la dynamique sociétale, cause et effet de lénergie populaire. Il peut paraître paradoxal de parler de ressourcement aux mythes fondateurs, ou denfouissement dans les tréfonds des archétypes primordiaux, en un moment où une culture technologique tend à contaminer lensemble de la vie quotidienne. (86) Mais de bons esprits nont pas manqué de remarquer que chaque fois quun nouveau cycle commence, les phénomènes paradoxaux tendent à prévaloir. La postmodernité nest pas exempte dune telle tendance qui voit, dune manière paroxystique, la coïncidentia oppositorum, la concordance des opposés, que sont le développement technologique et la référence nostalgique aux mythes ancestraux. Peut-être même est-ce la figure rhétorique de loxymore (ceci et son contraire) qui permet de comprendre nombre de phénomènes contemporains. Souvenir du bon vieux temps, valorisation du patrimoine artistique, culturel, architectural, célébration des arts premiers, retour de la mode ethnique, accélération du commerce éthique, allant de pair avec une sensibilité écologique : le naturel, loriginel sont à lordre du jour. Il sagit en tous ces domaines de célébrer lorganique. Cest-à-dire lorganicité liant tout un chacun à la tribu qui est la sienne et au territoire lui servant de support. Les réseaux sociaux, les sites communautaires favorisent cette interaction et suscitent une contamination dont on commence à peine à mesurer les effets[11] Là est, en effet, le paradoxe actuel qui voit les valeurs de la tradition se multiplier grâce à la vitesse de la culture cybernétique. Cest bien un nouvel imaginaire qui est en train de (re)créer le développement technologique. En la matière le ressourcement du vivre-ensemble à ses mythes anciens. Pour rester dans la figure de loxymore, il sagit bien là dun véritable enracinement dynamique. (87) Cest bien parce quil y a un tel enracinement quil est nécessaire dajuster la réflexion à ce qui est. Quà limage de ce qui est en jeu dans la vie sociale, véritable enjeu sociétal, la pensée retrouve elle aussi une réelle « organicité ». Cest en ce sens, dailleurs, que dépassant lhabituelle attitude critique, qui fut la marque de la modernité, elle (re)devient radicale : elle sait retrouver et dire les racines de lêtre-ensemble. Cest, en effet, un enjeu dimportance lui permettant déchapper dune part au négativisme de « lesprit qui toujours nie » et dautre part à la stigmatisation de ce qui est au nom de ce qui devrait être, au nom de ce que lon aimerait qui soit. Se complaire dans la critique de la « misère du temps » est la forme moderne du taedium vitae dorigine chrétienne trouvant son aboutissement dans les théories de lémancipation dont le XIXe siècle se fit le promoteur. Certes, il faut partir des circonstances, mais ne pas sombrer dans une sociologie de circonstance ! Pour éviter cet écueil que serait une sociologie de circonstance, la référence à la mythologie est une parade de choix Très précisément en ce quelle rappelle quil ny a de croissance que grâce aux racines, éléments primordiaux du donné mondain. On peut éclairer cela par la remarque de Hannah Arendt rappelant que la tempête soulevée par la pensée radicale elle prend lexemple de Platon ou de Heidegger , vient de ce quelle na pas son origine dans le siècle, mais quelle vient de limmémoriel. Une telle pensée permet un accomplissement parce que, justement, elle fait un retour à limmémorial[12]. (88) On ne saurait mieux dire ce qui, à certains moments, va éclairer le présent en fonction du passé. Éclaircie qui est gage davenir. Cest ce quon peut appeler la « conquête du présent » faisant de la vie quotidienne lélément essentiel de la culture ; ce, à partir de quoi on peut comprendre la perdurance du vivre-ensemble. Un tel présentéisme » enraciné : vie courante, importance de la banalité de la proxémie, est ainsi le terreau, la bonne terre permettant quil y ait croissance sociétale. Mais, comme vient de le montrer Michel Maffesoli, le paradoxe nest quapparent car, pour croître il faut des racines et cest cela même que lon est en train de (re)découvrit. Cest même le cur battant de la socialité postmoderne, dont on voit ici les multiples exemples dans les sites communautaires propres à Internet et qui strito sensu « actualisent » ce qui est essentiel : ce qui rend actuels les anciens archétypes ! « Provenance est toujours avenir » Un tel avertissement, revenant de manière récurrente dans luvre de Martin Heidegger, est particulièrement instructif si lon veut saccorder aux caractéristiques essentielles de la culture postmoderne. Certes, ce nest pas chose aisée après plusieurs siècles de paranoïa « intellectualiste », croyant que cest lesprit qui crée le monde naturel et social. Mais radicaliser la pensée consiste bien à reconnaître quelle nest que lécho de cette lente et continue sédimentation que lon nomme culture[13]. Être un écho est, ainsi, une manière de senraciner dans lordre des choses. Cela permet déviter la prétention subjectiviste faisant de lhomme, avatar de Dieu, démiurge tout-puissant, le créateur du monde ; le maître et possesseur de la nature ! (89) À lencontre dun anthropocentrisme dont on commence à mesurer les effets dévastateurs, la pensée organique est cela même qui, parce quenracinée, permet de comprendre la correspondance fondamentale entre les éléments du tout sociétal. La radicalité dune telle sensibilité théorique nous arrache à la routine philosophique. Et ainsi penser, cest saccorder à ce qui reste de non-pollué dans la socialité contemporaine. Se ressourcer à ces espaces de liberté, ces utopies interstitielles, où se niche, de plus en plus, le vivre-ensemble et qui constituent ce que Michel Maffesoli a nommé « terreau », lieu où les racines se confortent. Cest en saccordant à ces mystérieux intersignes que sont les nouvelles formes de solidarité, les nouvelles manières dexprimer la générosité humaine, les phénomènes caritatifs et autres expressions de lambiance émotionnelle, que la sociologie compréhensive sera en congruence avec le Réel où les fantasmes mythiques jouent un rôle de choix. Le mythe, cest ce qui unit des initiés entre eux. Et cest bien une forme contemporaine de linitiation qui se joue dans le pacte émotionnel : celui de lintensité dun présent enraciné dans lancienne communauté de destin.
La saga mystique Penser limmémorial est donc une bonne propédeutique pour saisir, avec acuité, ce qui se donne à voir au présent Reste à reconnaître que larchétype peut être considéré comme la matrice de ce qui va se rationaliser. De même, les contes et légendes peuvent être considérés comme une entrée de choix dans ce quAgrippa dAubigné appelait le « beau pays des âmes ». Cest tout cela qui constitue la conscience ou linconscient dont on commence à mesurer limportance dans des domaines paraissant dominés par la rationalité que ce soit le politique, léconomie ou, dans son sens le plus large, lorganisation sociale. (90) Certes, il est aisé (et peut-être légitime) de soffusquer lorsquun brillant étudiant américain profite de la projection de « Batman » pour tirer dans le tas ; représentant ainsi la part dombre du justicier en question. Et cest régulièrement que les social killers viennent réveiller la monotonie quotidienne. Les Massenmörder dans les années trente étaient aussi une expression de limaginaire commun. À tel point quun jeu de mots, instructif, faisait florès à lépoque. Lun dentre eux sappelait Hartmann (homme fort), un autre Denke (je pense). Et lorsquon posait la question : qui est le plus grand meurtrier ?, une réponse fort ambiguë fusait : Ich Denke Hartmann, ce qui pouvait signifier : « Je pense que cest Hartmann et aussi : « moi, Denke et Hartmann » ! Mais ces faits divers de lactualité ne font-ils pas revivre les figures du Dragon, de Barbe Bleue, du Bel Ange de la mort et divers ogres dont les contes et légendes rappellent les hauts faits ? « Hauts faits » répulsifs parfois, mais dont certains aspects ne manquaient pas dattirer aussi. La part dombre ou « part du diable » reste à bien des égards, fascinante ! En tout cas cela nous conduit à plus dhumilité. À propos de ces sédiments mnésiques que lon retrouve dans ces Contes, Gilbert Durand parle dune « induction archétypale[14] ». (91) Ils nous conduisent à une vision globale, et somme toute assez stable de lêtre- ensemble. Ils permettent également, la socialisation, cest-à-dire ce qui élabore et conforte le lien social. Ce qui, au-delà ou en deçà de la morale, fait quil y a de léthique, autre manière dexprimer le lien assurant la solidité du vivre en commun. En un mot, ce qui est le fondement de « lanimal politique », spécificité de notre espèce animale : linterdépendance de tous les êtres. Celle-ci donc est enracinée. Et cest naïveté de croire à loriginalité des choses si lon oublie leur sens originel. Dantique mémoire on le sait : quid novi sub sole, nihil, « il ny a rien de nouveau sous le soleil[15] ». Et entre le serial killer, le « dépeceur » et lOgre ou Barbe Bleue, ce qui est en jeu est cette ambivalence : attraction/ répulsion, ou encore la coïncidence de ces opposés que sont lombre te la lumière, constitutifs de notre humaine nature. La seule différence avec cet ordre des choses pourrait être la vitesse de diffusion. Entre ce qui se racontait dans les soirées des chaumières et ce qui se diffracte, en temps réel, sur la toile ? Mais la vitesse ny fait pas grand-chose. Un clou chasse lautre. Et lobsolescence des faits divers est telle que seuls importent les archétypes auxquels ils renvoient. Sinon peut-être que les contes, même dans leurs aspects les plus effrayants, disaient, toujours, les choses avec élégance alors que le charabia, uniforme, convenu, des médias rend bien indigente la belle histoire ou lévènement étonnant dont ils se font les rapporteurs. Ce quil faut retenir, en tout cas, de la « saga mythique », cest quil existe une source originaire constituant un donné servant de terreau à la conscience proprement dite (92) Celle-ci dailleurs, étant bien moins individuelle que collective, voire « tribale » selon la métaphore filée par Michel Maffesoli. Ce fut lapport de la phénoménologie de rendre attentif à cette dialogie constitutive de lintentionnalité sociale, à son noyau ambivalent : je pense, mais en même temps, je suis pensé par quelque chose qui mest antérieur. Cest ce en quoi le mythe et larchétype lui servant dexpression, sont des créateurs dinitiation : forme pré et postmoderne de la socialisation. Ce que lon peut résumer par cette remarque des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maîstre : « Lhomme ne peut rien apprendre quen vertu de ce quil sait déjà ». Dun savoir, précisons-le profondément et anciennement enraciné. Savoir incorporé tout au long de la phylogénèse. Ce qui rend le présent tributaire du passé. Ce qui, également, en appelle à une pensée radicale sachant « dire oui » à ce qui est, ne se contentant pas de vitupérer dune manière morale contre un monde misérable et, structurellement aliéné. « Dire oui, cest reconnaître que « tout est admirable » (Léon Bloy), ce que, au-delà de leurs modalités passagères, la stabilité des archétypes rend particulièrement évident. Initiation, socialisation, stabilité du lien social, tout cela repose sur linterdépendance, ou pour le dire au travers dun néologisme éclairant : reliance. Ce qui relie tout un chacun à laltérité (religare), ce qui le met en confiance (« reliant ») avec cette étrange, étrange altérité ! Interdépendance qui, au-delà de lhabituel individualisme épistémologique propre à la doxa occidentalo-moderne, reconnaît que lhomme est partie prenante dun ensemble le dépassant. Martin Heidegger le situe au point de jonction de ce quil nomme le Geviert. (93) Ce « quatuor » constitué par le ciel, la terre, le divin et lhumain[16]. Il faut méditer une telle métaphore. Ce qui est certain, cest quelle permet de dépasser la figure dun sujet actif (lhomme) agissant sur un objet (la nature). Ce qui a conduit à la dévastation que lon sait. Autrement plus complexe et plus féconde est la réversibilité existant entre les polarités (celles du quatuor), où les voix, les sons, les instruments se répondent en interactions dynamiques et constituent ainsi, la force interne de la vitalité propre dune « écosophie » en gestation, celle dune « maison commune » dont lélément essentiel est la dimension matricielle : le creuset donnant la vie. Cest cela qui en appelle à une « géosociologie », celle du lieu faisant lien. En bref une pensée dun lien social enraciné. Lintentionnalité phénoménologique permet, justement, dêtre attentif aux empreintes séculaires se trouvant au fondement de lhabitus social. Très précisément en renvoyant dos à dos les deux discours dominants de lintellectualisme conceptuel : celui de lidéalisme : la conscience est tributaire de ses représentations, celui du matérialisme : la conscience nest que le « reflet » de la structure économique. Refusant ces deux écueils, elle porte son attention sur le vécu, le concret et les situations quotidiennes. Ce qui, bien entendu ne permet pas de faire système puisquil sagit de suivre la vie en sa sempiternelle métamorphose. Cest cela même qui permet pour rester encore dans lordre des banalités phénoménologiques , de revenir à ces évidences ou intuitions originaires. révélatrices. Retour à ces intuitions originaires, dautant plus que celles-ci sont donatrices de significations en ce quelles se content de tout ramener à limmanence vécue. (94) Rückfrage, que lon peut traduire par question du retour, peut-être question du rétro, en tout ce qui nous rappelle ce qui est à lorigine, cest-à-dire ce qui ouvre (orire) le vivre-ensemble collectif. Question du retour se fondant sur la fameuse « époché » ou mise entre parenthèses des théories sur le monde. En effet, la suspension de nos routines philosophiques (nest-ce point cela la doxa ou opinion savante ?) fait ressortir ce qui est fondamental, préconceptuel : les attitudes corporelles, les manières dêtre, les us et coutumes que, pour reprendre une image familière, « on suce avec le lait maternel ». Toutes choses constituant cet habitus dont saint Thomas dAquin a montré limportance[17], et qui ne sont rien dautre que le commerce que lon établit avec les choses en deçà et au-delà des représentations théoriques. Question du retour de lêtre-là. Question dune grande banalité, mais qui est on ne peut plus masquée par la manière conceptuelle qui, par besoin de sécurité intellectuelle, tend à sabstraire de la touffeur quotidienne. Ce retour à loriginel, donc aux choses-mêmes, permet dune part, de rappeler tout ce que lanimal humain, comme toute autre espèce dailleurs, doit à linnéité ; aux idées innées et aux manières dêtre enracinées. Les habitudes, instincts et diverses humeurs individuelles ou collectives ne peuvent être compris que dans une telle perspective : il y a un donné irréfragable que lon ne peut plus négliger. dautre part, lêtre-là enraciné est loin dêtre homogène. Il ne peut, en rien, être réduit à lunité. Le fantasme de lUn est, certainement, la spécificité de la tradition occidentalo-moderne. (95) Revenir à lordre des choses réel incite à reconnaître que la complexité, ou la bigarrure prévaut. On peut comparer le Réel au manteau dArlequin ou à la figure artistique de la mosaïque où diversité et cohérence font bon ménage en une harmonie qui, tout en étant conflictuelle nen est pas moins réelle. Manteau dArlequin où les fragments, quoiquordonnés, ne permettent pas une interprétation totalisante, voire totalitaire. Et cela la sagesse populaire le sait bien « quil faut de tout pour faire un monde ». Voilà ce quest une « évidence originaire ». Ce qui reconnaît la pluralité comme élément constitutif de toute vie en société. Or, pour le dire en des termes plus soutenus, ce qui fait reposer lordre des choses sur un « polythéisme des valeurs » ou chaque entité : valeur, idée, phénomène, habitude, etc., occupe la place qui lui convient et, ainsi, contribue à lorganisation de lensemble. Cest là où la « saga mystique » rejoint la « saga mythique » Elle le rejoint très précisément en ce que, instinctivement, on pourrait dire en une « intuition originaire », le monde vécu est proche de celui que décrit la science-fiction. Cest-à-dire que dune part, le festif (létrange, létranger, tous ces « aliens » peuplant nos villes) est accepté comme tel, et dautre part, on pressent que ce monde « fictif » est bien le nôtre. Quelque part, nous sommes aussi des aliens ; et lon saccepte comme tel. Michel Maffesoli le répète à lenvi, il y a de loxymore dans lair du temps. Tout un chacun est autre que ce que lon croit quil est. Chaque situation est autre que là où on voudrait la réduire. Cest ce pluralisme dans les manières dêtre et de penser qui est en cause et effet tout à la fois du tribalisme et du nomadisme postmodernes Ou plutôt qui redonne à ces structures « archaïques », (cest-à-dire à ces fondamentaux) une vigueur nouvelle. Ce qui signifie que lindividu et son identité ne sont plus à lordre du jour. (96) De même lassignation à résidence dans un « état » stable laisse la place à une intense circulation, à un « commerce »dans tous les sens du terme. Bref, lerrance tend à prévaloir. Cest bien limportance du « nous »communautaire et le nomadisme multiforme quil génère qui induisent une nouvelle compréhension du rythme de la vie. Rythme où le relationnisme est primordial. Ce que lon peut éclairer par une remarque de Heidegger : « rythme
ne veut pas dire fleuve ou flux, mais bien « jointure ». Le rythme est lélément reposant qui ajointe et dispose la mise en chemin de la danse[18]
». « Jointure ». Belle image soulignant que limportant est la relation, le lien avec laltérité sous ses divers aspects. Une telle « mise en chemin » sociétale est particulièrement évidente dans limaginaire dInternet, ou dans le relationnisme induit par le « smartphone[19] ». Dans chacun de ces cas, ce qui importe, cest de rentrer en contact avec « ceux de sa tribu ». Étant entendu, faut-il le préciser, que ce contact nest pas de lordre du « contenu », mais se contente de privilégier le « contenant ». Cest-à-dire degré zéro de la dimension rationnelle et prévalence du rapport émotionnel. En bref, être-ensemble pour être ensemble ! On est bien là au point nodal de ce que lon peut nommer laporie [la difficulté extrême] mystique Il nest pas question de chercher une solution. De réformer, révolutionner, changer de société. Mais bien au contraire de vibrer avec lAutre, autre de la nature (deep ecology), autre du groupe (tribalisme), autre de la déité (religiosité). (97) cest un tel retour au « ça » socio-anthropologique qui en appelle à une archéo-sociologie, une sociologie des profondeurs étant à même de repérer et dévaluer la dynamique interne propre aux pulsions primitives du vivre-ensemble. Là où la dichotomisation moderne avait prévalu (matériel/spirituel, corps/esprit, hédonisme/ ascétisme), lintuition originaire pré et postmoderne, trouve et retrouve la « jointure » entre la nature et la technologie permettant quà lopposé dune action, quelque peu paranoïaque, ultima ratio de la modernité, activisme aboutissant à un monde « construit », ce qui sesquisse dans le retour à la « jointure », cest un monde où la contemplation retrouve droit de cité. Alors que le « constructivisme » promettait le » meilleur des mondes », laporie mystique se contente duvrer pour un monde meilleur. Michel Maffesoli a déjà souligné la synergie entre larchaïque et le développement technologique. Lart, aussi, redécouvre linteraction existant entre la nature et la technologie[20]. On peut comprendre cette synergie ou interaction à laide de ce quen mathématique on nomme théorie des ensembles où chaque élément a une place qui lui revient mais est , en son sens fort, tributaire de lensemble dans lequel il se situe. Ce qui entraîne une relation avec une dynamique propre, donc une force (dunamis) indéniable, et où le temps, non moins indubitablement, salentit. Le rythme de la vie est donc bien la dynamique et le repos. Ce que, lauteur vient de le dire, la danse illustre bien. Le bon valseur, en effet, le sait : il y a dans la frénésie du mouvement comme un temps darrêt ; un repos au sein même de laccélération du rythme. (98) Cest parce quil a un pied bien fiché à terre, donc une forme dimmobilité ou une force dinertie, que le cavalier peut entraîner sa cavalière en une chevauchée endiablée. Et cest la « jointure » du couple de danseurs qui suscite cet arrêt du temps, et lapaisement que cela ne manque pas de procurer. Bel exemple du primum relationis. Exemple paroxystique montrant que cest en « séclatant » dans lautre que lon est le plus soi-même Relationnisme ou « associationnisme » montrant quil est bien délicat, voire impossible, de se dépêtrer de lhéritage du passé qui rappelle tout ce que nous devons à lautre (celui du territoire et du groupe) qui nous constitue pour ce que nous sommes. Lassociationnisme rappelle que lon nexiste que sous le regard de lautre. Le relationnisme met cela en situation en un lieu donné. Toutes choses rappelant laspect concret et inéluctable de la dépendance aux choses et aux autres dont est pétrie la condition humaine. Ce qui, également montre en quoi la liberté est un idéal abstrait qui est, très souvent, le propre desprits bornés, la plupart du temps peu assurés sur eux-mêmes. La religion de la liberté ne voulant pas se reconnaître comme telle, est diantrement asservissante en ce quau nom dune illusion elle conforte le « conformisme logique », négation sil en est de ce qui fait la noblesse de lesprit humain : la lucidité. Celle-ci aux belles époques de la pensée ne se leurre pas sur une illusoire liberté, consciente quelle est de tout ce quelle doit aux prédécesseurs : la longue lignée des sages ayant contribué à lédification de ce temple toujours inachevé quest le savoir. Ce quelle doit aussi à ce qui sert de racines à lentièreté de lêtre. Lucidité, enfin, permettant de saisir le Réel en sa solide évanescence : une continue discontinuité de flux, de vibrations, débranlements dont la somme constitue linéluctable communauté de destin propre aux sociétés humaines. (99) En bref, au-delà des systèmes conceptuels par trop étroits et combien rigides, une pensée authentique permet de repérer, parfois de saisir, les soubresauts intérieurs du monde. Cest cela que souligne la tautologie riche de sens : ce qui est est. Autre manière de dire : le monde va. Nest-ce point cette connaissance innée des principes moraux ? Cette conscience habituelle est immédiate, cause et effet du vivre-ensemble. La philosophie médiévale nommait cela « syndérèse ». Cette étincelle de lâme exprimant une empathie profonde avec la vie en sa complexe richesse. Cette vie quil est fréquent de dénigrer, mais cette vie, alpha et oméga de tout et, bien sûr de la compréhension que lon peut en avoir. Cette vie dont on peut dire paraphrasant Virgile : patuit Dea, elle se révéla déesse[21]. Cest-à-dire ce en quoi et grâce à quoi le monde sordonne. Autre manière de parler de lordre des choses. Ordonnancement où ce qui prévaut est non pas un « je » illusoire à la caducité programmée, mais un « nous » exprimant bien lentièreté de lêtre. En effet, ce « nous » il faut le comprendre comme étant la manière métaphorique de dire linteraction, la correspondance existant entre les éléments naturels et humains du donné mondain. Doù la référence à la théorie des ensembles. « Nous » permettant donc de comprendre le « holisme » postmoderne. Holisme nétant pas réductible comme cétait le cas dans la pensée de Durkheim au « tout social » Holisme renvoyant à un « tout » bien plus vaste ; intégrant lespace, la sédimentation culturelle, les générations actuelles et passées ; toutes choses caractérisant la communauté de destin et la solidarité organique qui la définit. (100) Dans une telle mise en perspective, le nous en appelle à une écosophie, cest-à-dire à une sagesse du vivre-ensemble ne visant pas un but précis, celui du « sens » lointain, mais saccordant tant bien que mal à un « sens » proche : la signification de ce « vécu » que tout un chacun vit avec dautres en un lieu donné. Ce que lon peut résumer par une expression proposée par lÉcole de Palo Alto en Californie : la Proxémie[22]. Mais le propre dun tel « relationnisme », cest quil est toujours instable. Et cest là que le bât blesse. En effet, ce qui fit la performativité de lindividualisme épistémologique et du contrat social, qui en est la conséquence, cest quil fait reposer lêtre-ensemble tout à la fois sur la simple raison et sur la durée. Ce sont les deux piliers essentiels de lidée démocratique moderne. Il y a en tout et pour tout une possible solution. Comme le dit Karl Marx, « chaque société ne se pose que les problèmes quelle peut résoudre ». Dès le moment où laffect devient primordial, ce qui est la caractéristique du « nous », il ny a pas de solution possible. Les combinaisons sociales sont vraisemblables et aléatoires. Comme en amour qui est la forme paroxystique de ce relationnisme, cest le questionnement qui tend à prévaloir Le lien, peut à la fois être intense, et toujours remis en question. Pour employer une expression de Max Scheler, lordo amoris tient sa force de sa précarité. Ce qui en fait lamère grandeur. Les esprits libres naiment pas les solutions. Les esprits asservis, tels les pourceaux dans leur fange, sy complaisent à loisir. (101) Ceux-là en questionnant savent apprécier, donner son prix à lhéritage quils recueillent. Ceux-ci dans leur manie dogmatique ne sont que des réfutateurs aigris et inféconds. Séchapper à lenclosure dun soi autosuffisant et intégrer dans un Soi plus vaste la non-assurance de la question font accéder à lharmonie conflictuelle de ce qui et, stricto sensu, le cosmos. Dans le séminaire du Thor de lété 1968, Heidegger notait que la « tradition du nous délivre[23] ». Il faut rappeler, pour mesurer lampleur du propos, la tradition de la Cabale, par exemple, qui renvoie, en hébreu, à la réception. Qibel signifiant recevoir. On est là au cur même du cercle herméneutique : se dépouiller de toutes les théories, faire le vide, laisser advenir ce qui est. Le dire avec les mots qui sonnent le moins faux possible. Recueillir ce qui est donné par la tradition et se laisser féconder par elle. De diverses manières, on retrouve cette « réception » dans toutes les démarches initiatiques : cest lorsque le disciple est prêt que le maître arrive. On ne lit bien un livre que lorsquon « sait » (de manière instinctuelle pourrait-on dire) ce quil y a dedans ! Cest en ce sens que la tradition nous délivre. En brisant le caparaçon théorique qui, certes, protège, mais ne favorise pas les audaces, elle permet la féconde réversibilité entre ceux qui ont pensé (ancêtres : anc(iens)êtres) et ceux qui semploient à le faire dans la situation présente. Recevoir (Qibel) est donc un acte dhumilité insérant le « je pense » dans une pensée collective, lui permettant, dès lors, dapprécier lordre des choses à sa juste mesure. Dans le cadre de la « progressivité » des histoires humaines, il sagit là dune avancée en spirale, une « docte ignorance[24] » (102) De cette sorte davancée, nombre de bons esprits ont montré quelle pouvait être efficace sans être intrusive. Avancée enracinée qui accompagne ce qui est (métanoïa, un penser dà côté) sans prétendre imposer, par en-haut, ce qui devrait être (paranoïa, un penser surplombant). Cest cela laporie de la saga mystique : une rhétorique que le corps social tient sur lui-même sans quil ne propose une solution. La métaphore de la spirale est là pour nous rappeler une constatation de bon sens. On ne peut définir la condition humaine ni par la simple progression, ni par la non moins simple régression. Ni le mythe de la société parfaite à venir, ni celui de lâge dor à jamais révolu. Giambattista Vico et Auguste Comte ont parlé de cycles ou de stades[25]. On peut compléter en rappelant que ceux-ci ne sont ni univoques, ni simplement successifs. Léternel retour du même montrant quau sein dune carrière individuelle, tout comme dans la carrière sociétale, il y a la reviviscence de ce que lon avait cru dépassé et qui, avec insistance, se rappelle à notre bon souvenir. Le primitif, lethnique, le tribal, le nomadisme, etc.. étant, de nos jours, les symptômes les plus évidents du processus spiralesque des communautés humaines. En corrigeant quelque peu lhabituelle expression philosophique, on peut parler de spirale herméneutique permettant dinterpréter les signes et les intersignes, par lesquels la culture à la fo is se dit (pouvoir des mots) et sorganise (puissance de la socialité de base). Ou comme le rappelle Lévinas, dans un commentaire du Midrash, toute exégèse est dans le même temps, fidélité et trahison[26]. On commente et on subvertit. Il sagit, en fonction du moment vécu, de se couler dans le commentaire afin dinsuffler au texte une vigueur (re)nouvelée. Ainsi il y a une dialogie entre la vie en son développement et la trace en son enracinement. En pensant au destin du peuple juf, ne peut-on pas dire que, malgré les coups du sort, et non des moindres, qui lont frappé tout au long de son histoire, cest cette dialogie qui a permis son étonnante endurance et son indéniable vitalité ? Là encore, fécondité de lenracinement dynamique ! Une sociologie originelle Loriginel est cela même qui renvoie aux instincts primitifs dêtre et dy être- ensemble (103) Une sociologie originelle tente de prendre au sérieux ce que sont le logos[27] et le legein : cueillir, récolter. Puis, une fois la récolte faite, dire au mieux, ce qui est là. Ne pas se contenter de « létant » social, avec la forte charge théorique qui le caractérise, mais sattacher à « lêtre » sociétal. Celui-ci pouvant être considéré comme la condition de possibilité de celui-là. Dès lors la pensée du monde originel, tout en intégrant la subjectivité, ne se réduit pas à elle. Elle se jette hors de soi et semploie uniquement à saisir des relations. Elle est, en ce sens, totalement indifférente à lopinion savante et ne craint pas de bousculer les certitudes dogmatiques. (104) Cest cette attention à lessentiel : le « trouveur » authentique est toujours hasardé et hasardeur. Auguste Comte, en sa démarche singulière, avait bien montré la fécondité de ce relationnisme épistémologique : « Dans un sujet quelconque, la plénitude de la démonstration ne peut jamais résulter que dun suffisant concours entre la méthode subjective et la méthode objective[28]
» Plénitude de la démarche alliant ce quhabituellement on séparait : le subjectif et lobjectif, les relativisant lun lautre et, par leur enrichissement mutuel, parvenant à saisir la source ultime de la connaissance humaine. Cest au point de jonction du subjectif et de lobjectif que lon peut comprendre lharmonie conflictuelle de « létant social » et de « lêtre sociétal » Le participe (étant) tributaire de linfini (être). En prenant ce terme en son sens strict, le participe étant « participe » à quelque chose de plus vaste que lui : le modus infinitivus de lêtre. Cest une telle « participation » qui peut permettre dentendre la voix intérieure, le bruit de fond du monde autour duquel sarticule linconscient collectif, autre manière de dire limaginaire social, dont on commence à peine à mesurer, dans tous les domaines, la redoutable efficacité. Cest lécoute de cette « voix » qui, selon les poètes et les penseurs les plus aigus, conforte cette qualité intellectuelle peut-être la plus importante : le discernement. La discrimination de ce qui est essentiel par opposition aux causes secondes et, tout à fait subséquentes. Ainsi lorsque Karl Marx veut définir le fil conducteur de ce qui fut une uvre majeure du XIXe siècle : « savoir écouter lherbe qui pousse ». (105) Ou Rainer Maria Rilke notant : « Avec plus dart, il courberait les branches des saules, Celui qui des saules, eût appris les racines ». Ces deux exemples parmi bien dautres, soulignent le fait quil nest pas opportun de se laisser impressionner par le triomphe apparent des pouvoirs extérieurs : économiques, politiques, institutionnels. Car, autrement plus efficace, à terme, est la puissance intérieure déterminant lordre humain. Cet ordre des choses existe indubitablement, terriblement ; parfois cruellement. Et il est vain de vouloir le changer Et ce à lopposé de ce que croît naïvement lintellectualisme conceptuel, car, selon ladage commun, « on ne commande bien à la nature quen lui obéissant » ! Cest-à-dire en reconnaissant et en acceptant la force interne la mouvant. Nest-ce point cela ce « hasard objectif » dont parlaient les surréalistes ? Ce qui est indéductible, et non moins fondamental, permettant lémergence dévènements décisifs ! Le surréel taraudant le Réel et, ainsi, lui donnant à être. Voilà ce quest le cur battant de loriginel : rappeler que la Nature (humaine et physique) a un principe auquel on ne peut quobéir. On a quelque peu perdu le sens des mots ; mais principe, il faut le rappeler, cest ce qui gouverne (princeps, prince), cest ce qui, également est à lorigine, au principe (principium), lordre des choses. Peut-être est-ce ainsi quil convient de comprendre ladage ancien : auctoritas non veritas facit legem, cest lautorité, non la vérité, qui fait la loi ! Lautorité (auctoritas) en tant que ce qui fait croître ce qui est là, enraciné et dès lorigine des temps. La pensée originelle a donc pour tâche, en fonction de limmémorial principe directeur de la Nature, de repérer quel peut en être lapplication à une époque donnée ; tâche qui nest jamais achevée Tant il est vrai que, sclérose aidant, ce qui est instituant devient institué. Et dès lors, il est habituel doublier le principe fondateur de la Nature. (106) Oubli de ce quelle détermine, cest-à-dire, en son sens plénier quelle limite et « fixe » les prétentieuses dérives de lesprit. Oubli de ce qui est lessentiel, lêtre sociétal pour ne sattacher quà laccidentel, létant social. Pour compléter et, peut-être enrichir la proposition comtienne sur linteraction méthodique entre le subjectif et lobjectif on peut ainsi rappeler que larticulation originelle des choses est ce court-circuit de lobjet et du sujet est le trajet. « Trajet anthropologique » antérieur à la coupure (Spaltung), à la séparation de la matrice naturelle[29]. Le trajectif étant ainsi le fondement originel de la condition humaine. Ce qui devrait inciter à écouter lavertissement de Platon : « car le commencement est aussi un dieu qui, tant quil demeure parmi les hommes, sauve tout[30] ». On comprend dès lors, que pour une pensée respectueuse de loriginel, le « dépassement » nest plus un instrument méthodologique pertinent Aufheben, dépasser. Concept fondamental de Hegel qui, subrepticement, a contaminé les modes dapproche habituels des tributs intellectuelles. Celles-ci nayant plus trop de culture ne font pas, forcément référence à la problématique hégélienne. Mais cest devenu un élément primordial de la doxa. Pour lopinion savante, il faut « dépasser ». Injonction de base pour sinscrire dans la marche royale du Progrès. Et qui accepterait de dire quil nest pas « progressiste » ? Heidegger en fait, à son habitude une lecture plus complexe, plus riche et plus nuancée. En rappelant ce qui, dans la sagesse et la poésie populaires, renvoie au fait de conserver, de « ramasser par terre », de transfigurer. (107) En bref, le mécanisme de métamorphose permettant de comprendre la transformation à partir du même[31]. Il sagit là dun glissement sémantique lui permettant darriver à la notion de Verwindung, autrement plus complexe, soulignant le fait quil puisse y avoir la reprise et la distorsion de choses archaïques et que, de leur conjonction, on puisse arriver à la guérison. Reprendre, tordre , guérir. Voilà ce qui est le mouvement même dune conservation dynamique qui, tout à la fois, accepte et anoblit ce qui est Ce qui, également, rappelle que vivre, cest demeurer et sépanouir. Cest là le secret de toute carrière individuelle ; et lon peut penser que la carrière sociétale mette en jeu une dynamique semblable. Cest en étant attentif à la puissance dun tel élan vital que lon peut dire quil est des obscurités plus significatives que de lumineuses explications. Autre manière de dire quen accentuant, sans nuance, linéluctable changement ou mythe du Progrès, on oublie la secrète germination de toutes choses naturelles, humaines ou sociales. Et sattachant à la vérité de lessence, on doit se contenter de dévoiler, momentanément, ce qui est. En sachant que la source secrète matricielle, continue à fermenter, ce qui ne manque pas de susciter dautres métamorphoses. On le sait, et on loublie, régulièrement, le discernement est la qualité première pour opérer ce dévoilement, ponctuel, quest la vérité Depuis le présocratique Anaximandre (610-546 av. J. C. ) jusquà la discretio médiévale, discerner cest reconnaître quil y a un va-et-vient des choses. Un balancement entre la genèse et le destin (genesis-phtora), le remplacement dune valeur usée par une autre (re)naissante. Cest en ce sens que le discernement conduit à être discret vis-à-vis de lordre des choses, ne pas être paranoïaque à son égard. Cest-à-dire insérer la pensée dans un cadre holistique la dépassant et lui donnant sens. Lintelligence nest que secondairement celle des idées et bien plus celle des choses. Inteligere, faire des relations, « lier » entre eux des faits, des situations paraissant disparates, alors quelles sont, secrètement unies. Tout étant intersigne. Cest cela quil faut « dévoiler ». Cest cette intelligence de la nature des choses qui peut conduire à lintelligence du social. Et dans le balancement dont Michel Maffesoli vient de parler, voilà qui permet de discerner quaprès la « paranoïa » de lidée surplombante, lon (re)vienne à l« épinoïa », cette approche par le bas dune pensée immanentiste. On peut à cet égard rappeler ce petit apologue que rapporte le philosophe Alain dans lequel son père, vétérinaire de son état, linitie au sens profond des choses. « Il mexpliquait que les Américains qui nous achetaient beaucoup, narrivaient pas à fixer la race percheronne chez eux ; ils nont point, dit-il, nos pâturages secs. Dans les prés humides, nos chevaux prennent une maladie du pied, cest le « crapaud » qui fait quils marchent sur la pointe ; et de là la croupe se déforme
Jentrevis que les formes animales étaient comme la forme des collines[32] ». La croupe chevaline et la colline normande ! Judicieux et instructif rapprochement nous ramenant à plus de modestie. Celle nous rendant stricto sensu, tributaire dun lieu. Établissant aussi un rapport étroit entre le monde de lartifice, la culture, et le monde de la nature. Rappelant, enfin, que lon ne peut pas se contenter de dépasser le « donné », mais quil fallait, régulièrement, y revenir. En bref que la raison propre à la culture ne pouvait que senrichir de lapport de linstinct naturel. (109) Cest de cette conjonction que peut naître une nature spirituelle, celle que lécosophie sapplique à dévoiler ! Tension fondatrice que celle voyant dans lopposition le mouvement même de la vie Mais tension reconnaissant la coïncidentia oppositorum la source de tout équilibre, celui de lharmonie conflictuelle. Il sagit dune logique dite « contradictorielle », celle où le tiers est donné. Celle où lon ne dépasse pas ce dernier en une synthèse aussi illusoire que fallacieuse. Logique « contradictorielle » enfin qui, stricto sensu, donne corps aux idées. Cest-à-dire les rend vivantes. En un oxymore particulièrement saisissant, décrivant bien la situation qui était la sienne, prisonnier politique dun pouvoir dictatorial, celui du nazisme, le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer donne une métaphore de la dialogie dont il vient dêtre question : « résistance et soumission[33] ». Que ce soit dans le monde naturel ou social, cest bien ce double mouvement qui est au cur même de la société humaine ; et que lon mesure bien entendu, dans limmémoriale sagesse populaire dont les stoïciens ont su tirer profit : agir ce nest pas dominer, mais avec discernement, se joindre au déploiement des choses. La pensée comme écho, cest se remettre à lécoute dune telle sagesse Saccorder aux contraintes constitutives de ce que nous sommes. Reconnaître quil ny a de vie quà partir et grâce aux déterminations. Determinatio logique qui, tout à la fois, limite et pourtant donne à être. Et contre les préjugés habituels du savoir établi, se souvenir que, comme le rappelait le physicien écossais James Maxwell (1831-1879), la cire est un liquide dur, et la chandelle un solide mou ! (110) Constatation fruit du bon sens et de la droite raison réunis. Constatation empirique qui à lencontre de lactivisme paranoïaque ayant conduit à la dévastation du monde, dont on peut voir chaque jour les effets, sait que sur la longue durée, il suffit de prêter la main à lélan interne animant la nature, et que cest cela qui assure léquilibre du cosmos en sa totalité. Le tableau de Paul Klee, « Angelus Novus », tel que linterprète Walter Benjamin dans sa 9e Thèse sur la philosophie de lhistoire, peut être une illustration anticipatrice de cette sagesse qui, ne se reconnaissant pas dans le progressisme, saccorde avec la progressivité des choses. L« Angelus Novus », en effet, ne progresse pas dialectiquement. Il a le visage tourné vers le passé. Le vent « le pousse irrésistiblement dans lavenir auquel il tourne le dos
ce que nous appelons le progrès est cette tempête[34] ». On peut dire que cette curieuse image, alliant les contraires ou unissant passé et avenir, souligne bien la perdurance de lempreinte mnésique dans linconscient collectif. Prégnance des archétypes dont on peut voir les innombrables effets dans les succès des produits du terroir, dans les célébrations patrimoniales, les attachements localistes et autres réaffirmations des racines fondatrices du vivre-ensemble. Ce sont les manifestations quotidiennes de ce que Goethe appelait les Urphänomen, ou phénomènes primitifs Phénomènes qui doivent redynamiser une pensée fondée sur linteraction entre le mot et la chose, lexpérience et lidée, lapparence et la signification, en bref sur une reliance rassemblant ce que lhabituelle attitude de lanalyse moderne sétait employée, avec constance, à séparer ; à dichotomiser à outrance. (111) Il sagit là dune mise en perspective « holistique » pressentant que, même si ses manifestations varient, la tradition, ce donné primordial de la condition et situation humaines, est une et quelle perdure dans le temps, retrouvant à certaines époques une vigueur nouvelle. Cest ainsi quune lucidité, prudence et discernement, la pensée peut être lécho dun ordre des choses primordial. Écho de cette tradition souterraine dont on peut, prétentieusement, nier lexistence, mais qui, de manière têtue, sourd donc de nombreux problèmes de la vie quotidienne. Limaginaire populaire en est pétri. Et les enthousiasmes de tous ordres : sportifs, musicaux, religieux, afoulements divers en témoignent dune manière irréfutable. Tradition souterraine qui, à lencontre du fantasme du savoir absolu, rappelle limportance du non-dit, nécessité de lapophatique [recours à la négation] À lencontre aussi des positivismes habituels et du rationalisme dominant, elle va, murmurant ce quest lessence des choses. De là limportance du « creux » et de ce « Rien » donnant naissance au « tout ». Cest là que se niche le Réel dun être gouvernant la réalité, dun étant se manifestant dans la facticité de la vie courante. Doù la nécessité dêtre attentif aux « traces » laissées par cette sédimentation quest la culture. Michel Maffesoli le rappelle, le creux peut être creuset de lêtre-ensemble. Il rappelle ce que lon doit à lorigine. Il en appelle à ce Schrift zurück, ce pas en arrière, qui fut la constante préoccupation du questionnement heideggérien. Ce qui donna à sa parole la gravité que lon sait[35]. Mythique : cheminement initiatique à tout lien social ; mystique : renvoyant à la pulsion me poussant vers lautre ; originel comme socle granitique sur lequel sétablit la socialité, voilà bien la gradation permettant de comprendre, en son entièreté, le squelette absolu, toujours et à nouveau actuel, dun ordre des choses dont la tenace solidité ne manque pas détonner.
[1] Michel Maffesoli, « LOrdre des choses », CNRS EDITIONS, octobre 2014. [2] Larchétype évoque à la fois laction et les images de laction ; cest pourquoi on parle dimage motrice. [3] H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Alcan, 1933, p. 267. [4] Les deux fonctions fondamentales du langage sont l'onomazein et le legein (Platon) : nommer et dire, ce qui correspond à peu près à la distinction entre lexique et grammaire. Mais, tandis que dans le nommer (primaire) tout est langage (puisqu'il s'agit de l'organisation du monde en catégories et espèces), dans le dire (où il s'agit d'établir des relations dans ce monde et avec ce monde), ce n'est que la forme générique la modalité sémantique de ces relations qui est, proprement, langage, car, quant à sa substance, le dire est aussi science, activité pratique, sentiment, art (poésie), etc. [5] Le peintre y est représenté en train de travailler à une uvre dont on ne voit que l'envers. Il est accompagné d'un groupe de courtisans qui entourent une jeune princesse et ses suivantes venues sans doute prendre connaissance de son travail. Le peintre, le pinceau à la main, cesse un instant de peindre pour contempler son modèle et porte son regard en direction de l'avant du tableau, en ce lieu même où nous, spectateurs. nous trouvons. En ce lieu qui est le point de vue, origine du regard et de l'image, se trouve également le modèle invisible qui pose pour le peintre. Nous nous inscrivons donc dans la subjectivité du modèle dont nous sommes appelés à partager le regard. Le point de vue narratif adopté par Vélasquez mêle un regard interne à la scène, ou encore point de vue intradiégétique, celui du modèle, avec les points de vue énonciatifs du peintre et du spectateur. [6] Cf. M. Foucault, Les Mots et les Choses, 1966, p. 19 et A. Fouillet, LEmpire ludique. [7] Chateaubriand, Mémoires doutre-tombe, t. II, Gallimard , la Pléïade, 1951, p. 342. [8] Fusion de différents cultes ou de doctrines religieuses; en particulier, tentative de conciliation des différentes croyances en une nouvelle qui en ferait la synthèse. [9] Cf. G. Durand, Introduction à la mythodologie, Albin Michel, 1996 ; cf. également son livre majeur, Les Structures anthropologiques de limaginaire, Bordas, 1969 ; cf. aussi Patrick Tacussel, LImaginaire radical, Dijon, Presses du Réel, 2007. [10] Cf. M.L. von Franz, LInterprétation des contes de fées, La Fontaine de Pierre, 1980, p. 15-16, 33, 81. [11] Cf. la description dun tel phénomène par S. Hugon, Circumnavigation. Limaginaire du voyage dans Internet. CNRS Editions 2011. Cf. aussi Vincenzo Susca, Les Formes élémentaires de la vie électronique, CNRS Editions, 2011. [12] Cf. Hannah Arendt, Vie politique, Gallimard, 1974, p. 320. Michel Maffesoli renvoie à son livre La Conquête du présent (1979), rééd. in Après la Modernité ? , CNRS Editions 2008, p. 673 sq. [13] Cf. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 95 ; et Grammaire et étymologie du mot être, Seuil, 2005, p. 10. [14] G. Durand, Les Structures anthropologiques de limaginaire, PUF 1960, p. 53. [15] LEcclésiaste, I, 9. [16] M. Heidegger, Question IV, Gallimard, 1976, p. 232. [17] Cf. linterprétation et lutilisation de la notion thomiste de lhabitus, in E. Panofski, Architecture gothique et pensée scolastique, Editions de Minuit, 1987. [18] M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 215. [19] Cf. S. Hugon, Circumnavigation. LImaginaire du voyage dans Internet, CNRS Editions, 2010. Cf. aussi le numéro 3 des Cahiers européens de limaginaire : « Technomagie », CNRS Editions, www.les cahiers.eu. [20] Cf. par exemple luvre de Olafur Eliasson in O. Eliasson et P. Ursprung, Studio Olafur Eliason, Taschen 2008. [21] Virgile, Énéide, I, 405. [22] Cf. P. Winquin, La Nouvelle Communication, Seuil, 1989. [23] M. Heidegger, Séminaire du Thor, in Question IV, op. cit. Cf. aussi Acheminement vers la parole, op. cit. p. 18 et 228. [24] N. de Cuse, De la docte ignorance (1440), éd. CERF, 1991. [25] J. Grange, La Philosophie dAuguste Comte, PUF, 1996, p. 33. [26] S. Malka et E. Lévinas, La Vie et la Trace, J-C Latès, 2002, p. 135. [27] Logos : rationalité propre à la constitution du social et « verbe » grâce auquel se dit notre être au monde. Legein : les deux fonctions fondamentales du langage sont l'onomazein et le legein (Platon) : nommer et dire, ce qui correspond à peu près à la distinction entre lexique et grammaire. Mais, tandis que dans le nommer (primaire) tout est langage (puisqu'il s'agit de l'organisation du monde en catégories et espèces), dans le dire (où il s'agit d'établir des relations dans ce monde et avec ce monde), ce n'est que la forme générique la modalité sémantique de ces relations qui est, proprement, langage, car, quant à sa substance, le dire est aussi science, activité pratique, sentiment, art (poésie), etc. [28] A. Compte, Système de politique positive, Paris, G. Grès et Cie, 1912, I, 730. [29] G. Durand, Les Structures anthropologiques de limaginaire, op.cit. p. 194 sq. [30] Platon, Les Lois, 775, c. [31] M. Heidegger, « Hegel », in Question III, Gallimard, 1966, p. 52; cf. aussi G. Vattimo, Introduction à Heidegger, au Cerf, 1985. [32] Alain, Histoire de mes pensées, in Les Arts et les Dieux, op. cit. p. 12. [33] D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Genève, Labor et Fides, 1967 ; cf. aussi E. Meraxas, Bonhoeffer, éd. Première Partie, 2014. [34] W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de lhistoire » in Poésie et Révolution, Denoël, 1971, p. 281-282 ; cf. aussi H. Arendt, Walter Benjamin , Allia, 2010, p. 31 sq. [35] M. Zarader, Heidegger et la parole de lorigine, Vrin, Paris, 1990, p. 143.
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