QUATRE MODÈLES DE LEXCELLENCE HUMAINE
Le monde comme choix initial À juste titre, on a toujours considéré que « monde » ne désignait pas une simple description de la réalité : il a depuis toujours traduit un jugement de valeur, fruit dune sorte dacte de foi, positif ou négatif. La conscience du monde comme kosmos La science grecque, en effet, avait conscience dêtre non seulement une connaissance du kosmos, mais quasiment une constitution comme telle, comme kosmos. On voit affleurer cette consciencedansunpassagedeSimplicius(néoplatonicien grec du VIe siècle, et commentateur d'Aristote appartenant à l'école néoplatonicienne d'Athènes) qui prétend lui-même reproduire un enseignement du stoïcien Poseidonios (IIe siècle avant J.C.) : « La tâche de la contemplation de la nature (theôria phusikè) est dexaminer la substance du ciel et des astres, la puissance et la qualité de la génération et de la corruption, et, par Zeus !, elle est capable de mener des démonstrations au sujet de la grandeur, de la forme et de lordre de ces choses. Quant à lastronomie (astrologia) elle nentreprend de parler de rien de tel, mais elle démontre lordre (taxis) des choses célestes, ayant déclaré (apophénasa) que le ciel (ouranos) est véritablement un monde (kosmos) ; elle parle des formes, des grandeurs, des distances de la Terre par rapport au Soleil et à la Lune, des éclipses, des conjonctions des astres, sur la qualité et la quantité [qui se manifestent] dans leurs révolutions. » Il sagit dune mise au point classique sur les rôles respectifs de lastronomie, attentive à sauver les phénomènes en proposant des modèles mathématiques, et de la physique, qui doit expliquer ce qui se passe vraiment. Mais elle trahit un présupposé de fond : le monde nest pas quelque chose que lon puisse constater passivement mais que le sage doit poser comme tel. On pourrait dailleurs retourner la formule, dans lesprit des « philosophes du soupçon » ou de la critique des idéologies. Poser le monde comme un kosmos est le rôle dun sage Il y voit le miroir de sa sagesse à lui. Cest en tout cas ce que suggère une étonnante incidente de Platon : « Le chur unanime des sages affirme en effet que lIntellect est pour nous, roi du ciel et de la terre, et, ce faisant, cest en réalité deux-mêmes quils font un objet de vénération »
En clair : les sages se donnent un modèle du monde qui leur assure une domination, au moins symbolique. La souveraineté de lIntellect est la légitimation des « intellectuels »
In fine, le monde pour la pensée classique se présentera, comme le cas par excellence de lordre et de la rationalité. À partir de ce concept grec de monde comme kosmos, souvre une dimension anthropologique Cela semble paradoxal si, comme la supposé Rémi Brague, le concept de « monde » ne devient possible quà partir du moment où lhomme est exclu de son contenu. En fait, lidée grecque de monde contient un appel implicite à lidée de sujet comme en creux. Lhomme est bel et bien exclu de tout rôle actif dans la constitution du monde. Mais cest justement parce que lhomme ne « fait » rien au monde, cest parce que sa présence najoute rien à aucune partie de celui-ci et que son absence ne lui retire rien quil peut apparaître comme le sujet auquel le monde se manifeste dans sa totalité. Ce fait est et restera acquis, même dans les développements les plus récents de lidée de monde. Une fois posé le problème du rapport de lhumanité de lhomme à sa présence dans lunivers physique (kosmos), différentes façons de le traiter peuvent être conçues Plusieurs de ces modèles ont été défendus. Rémi Brague en a effectué une description sommaire quil a regroupés sous quatre chefs. Chacun constitue une sorte didéal-type et ne coïncide pas nécessairement en tout point avec le ou les noms propres auquel il a choisi de les associer à titre détiquettes commodes. Ainsi il examinera successivement Timée de Platon, Épicure, les Écritures révélées, et la gnose. Inutile de dire que ce ne sont pas là les seuls courants spirituels de lAntiquité, mais Rémi Brague les a privilégiés. I. RÉVOLUTION SOCRATIQUE RESTAURATION PLATONICIENNE Le lien du monde au sujet En premier lieu, pour les Grecs ce lien se manifeste :en ce que les deux sont régis par les mêmes lois et des lois de nature morale Lidée na rien de spécifiquement grec. Elle se rencontre par exemple en Perse, puisque la représentation de lunivers comme une lutte entre le bien et le mal est au fond de la doctrine de Zoroastre[2]. En second lieu, en Grèce même, parce que les concepts moraux fonctionnent aussi en cosmologie : les idées de justice, dégalité devant la loi, etc., sont des principes dexplication des cycles élémentaires. Mais cest une chose de faire intervenir des idées morales dans lexplication des phénomènes physiques ; cen est une autre que de faire de ces idées la structure même de la réalité et ce qui justifie quon prenne en compte celle-ci de façon globale comme constituant un « monde ». Pour trouver de cette idée une expression nette, il faut attendre un texte célèbre de Platon (427-347 av. J. C.) qui est resté un morceau danthologie depuis lAntiquité : « Les sages disent [
] que ce qui fait tenir ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes est la communauté (koinônia), lamitié, la régularité (kosmotès), la tempérance, la justice, est cest pour cela quils appellent le tout que voici (to holon touto) « monde » (kosmos), non désordre (akosmia) ni intempérance[3].» Le kosmos que forme lunivers, pour gigantesque quil soit nest au fond quun cas particulier : ce qui en est dit est lapplication dune règle qui vaut pour toute réalité : cest la sorte dordre (kosmos) propre à chaque étant qui le rend bon[4]. Les « sages » ou gens habiles, ne sont pas désignés nommément. Socrate énumère cinq vertus qui font du monde un monde. Les deux dernières prendront leur place dans les quatre vertus cardinales. Celle qui figure au centre (kosmotès : la régularité) porte un nom formé sur la même racine que le mot de kosmos. Pouvait-on faire de cette idée le principe dexplication des choses ? La justice est-elle cosmique comme le kosmos est juste ? La révolution socratique Une telle façon de voir ne pouvait se frayer un chemin que si un obstacle était surmonté : ce quon appelle la « révolution socratique[5] ». La formule devenue traditionnelle suppose une interprétation des faits rapportés par les Anciens, laquelle interprétation suppose la simplification outrancière dun processus fort complexe[6]. Aristote (384-322 av. J.C.) se contente de distinguer ce dont Socrate (470-399 av. J.C.) parlait, à savoir les choses qui relèvent des qualités morales des gens (ta èthica) et ce dont il ne parlait pas, cest-à-dire la nature en sa totalité (phusis)[7]. Ailleurs, il semble même regretter le désintérêt socratique pour la physique : « À lépoque de Socrate [la préoccupation pour les définitions verbales] augmenta, alors que lon cessait de chercher ce qui concerne la nature (ta peri phusis), si bien que ceux qui philosophaient dévièrent (apeklinan) vers la vertu utile, cest-à-dire politique[8]. » Avant lui, le philosophe, historien et chef militaire Xénophon (430-354 av. J.C.) présentait, au moins en première approche, le portrait dun Socrate désapprouvant létude de la nature ou, en tout cas, son étude approfondie[9]. La différence entre les deux préoccupations [celle du naturel, et celle du politique] nest pas toujours représentée comme un passage diachronique de lun à lautre. Mais, de son côté, le poète comique grec Aristophane (445-380 av. J.C.) montre à sa façon quelle nest pas quune pure reconstruction : Les Nuées montrent indirectement que le jeune Socrate sintéressait effectivement à la physique ; autrement la pièce serait incompréhensible. Il se peut même quelle ait été non seulement le reflet dun fait historique, mais la cause : Socrate aurait été averti par elle des dangers de la physique et se serait reporté ailleurs. De cette révolution, nous possédons la formule restée canonique dans ce passage célèbre de Cicéron (106-43 av. J.C.) : « Le premier, Socrate, rappela la philosophie du ciel, la situa dans les cités, lintroduisit même dans les maisons et lobligea à chercher au sujet de la vie, des murs et des choses bonnes et mauvaises (de vita et moribus rebusque bonis et malis)[10]. Les implications sont remarquables ; se détourner de létude de la nature pour se tourner vers celle des choses bonnes et mauvaises suppose à lévidence que ce nest pas au ciel (la réalité naturelle par excellence) que lon trouve des biens et des maux. La différence du bien et du mal ne sapplique pas aux réalités naturelles. Ces implications sont explicitées ailleurs ; la connaissance des réalités naturelles, à supposer quelle soit possible, na rien à voir avec la vie bonne » (nihil [
] ad bene vivendum)[11]. Pour nous, une telle vision des réalités physiques comme axiologiquement neutre va depuis longtemps de soi. Nous ne voyons donc plus quelle est un résultat, quelle a dû être conquise. Cest justement une telle conquête qui se donne à lire dans les récits de la révolution socratique. Le plus complet de ceux-ci est la reconstruction stylistique que donne Platon de la biographie intellectuelle de Socrate dans la confession du Phédon. Or, il ny est pas exactement question dun passage qui partirait dune étude de la nature objective et libre de toute considération de valeur pour aboutir à une interrogation morale. Il sagit bien plutôt dune limitation de la recherche du bon et du mauvais à la sphère des rapports humains. Cette résignation nest pour Socrate lui-même quun second choix quun deuteros plous (second best). Le rêve de Socrate nétait pas seulement de trouver une physique rigoureuse ; il était surtout de dégager un système de concepts unifié, valant de façon univoque pour la physique et pour léthique. Sil avait fondé tant despoirs dans le souffle de lesprit (Intellect), le noûs dAnaxagore (500-428 av. J.C.) qui fut le premier philosophe à sétablir à Athènes, et où il eut Périclès pour élève , cest quil permettait de rendre compte aussi bien de lagir moral que des explications physiques : « [Il me semblait que,] à partir de ce principe (logos), [le principe du meilleur], il convenait à lhomme de ne chercher rien dautre, au sujet de soi-même comme au sujet des autres [choses], que ce qui est meilleur et plus excellent[12]. Lélément important est létablissement dune correspondance entre le moi et les choses. On enjambe ainsi le gouffre qui sépare le mode dêtre du moi et celui des choses présentes dans le monde comme cest le cas semble-t-il dans la pensée grecque en général. Ainsi donc, Socrate renonce à cette unification de lexpérience au profit de la seule considération des phénomènes relevant de la cité, cest-à-dire de lêtre-ensemble des hommes. De la sorte, il délie lanthropologie de la cosmologie et inaugure le projet dune fondation de la première à partir delle-même. Le retour du rêve : le Timée La « révolution socratique » ne représenta pas dans lhistoire de la philosophie ancienne, une coupure irrévocable. Elle napparaît telle quaprès coup, dans une reconstruction de lhistoire de la pensée qui a des allures de schéma. En réalité, il en fut tout autrement puisquelle fut suivie, à lintérieur même de luvre de Platon, par une sorte de restauration. Cest ce que lon a vu très clairement dès lAntiquité, au besoin en lexpliquant par des données biographiques plus ou moins factices. Platon rétablit un pont au-dessus de labîme ouvert par Socrate, en posant comme principe suprême le Bien. Le Bien exerce sa souveraineté : sur la réalité physique, mais il règle tout autant la conduite par laquelle lindividu humain fait de son âme un tout cohérent (morale) et donne à la cité, où son humanité doit se déployer, lunité sans laquelle elle devrait succomber (politique). Socrate évoque donc à nouveau la figure dAnaxagore et le profit que Périclès a tiré de sa fréquentation. Il y a là un exemple de la façon dont la droite connaissance de ce qui nous domine (meteôrologia) et de la nature de lIntellect (noûs) et de son absence , débouche sur une rhétorique politique. Dans Les Lois, qui sont sans doute, quant à lordre chronologique de luvre de Platon, le tout dernier dialogue, lEtranger dAthènes montre que la raison nintervient pas seulement de façon dérivée, comme tentative de lhomme pour sadapter le mieux possible, par son habileté technique, à une situation initiale de déraison, mais au contraire quelle est là dès lorigine, à la naissance même (phusis) de ce qui est. En conséquence, aucune piété nest possible sans la conscience de ce que lIntellect (nous) guide lensemble de ce qui est. Le dialogue qui affirme le plus nettement larticulation lune sur lautre dune cosmologie déterminée et de la tâche qui incombe à lhomme est le Timée Lui donner ici une place privilégiée simpose dautant plus que, quant à lhistoire des idées, son influence sur la philosophie antique, médiévale et renaissante peut difficilement être surestimée. Or, tout se passe comme si le Timée tentait de rétablir, sans doute à un autre niveau, ce à quoi le Socrate du Phédon avait renoncé, peut-être la mort dans lâme. Il nest pas question icide procéder à une analyse approfondie de ce dialogue complexe. Rémi Brague se bornera ici à quelques remarques générales Il le fait avant de passer à lexamen de ce qui, sans être probablement ce quil y a dans le Timée de plus original, a été le plus fécond. Le Timée passe communément pour une cosmologie. Un des commentaires qui font le plus autorité porte même le titre de « la cosmologie de Platon ». Rémi Brague, pour sa part est réservé devant cette prétendue évidence et est tenté de considérer ce dialogue comme ironique de part en part, comme la vision du cosmos la meilleure, mais non nécessairement la plus vraie, comme le meilleur exposé possible dun savoir au fond impossible, tout aussi peu réalisable que la cité idéale de La République. Quoi quil en soit, il y est question tout autant, si ce nest plus, danthropologie. Plus précisément, Timée, (nom du dialogue) décrit la cosmologie que requiert une anthropologie déterminée. Cest en tout cas ce quil commence par dire de la façon la plus explicite : il sagira dexposer la formation du monde jusquà celle de lhomme. Et, plus discrètement, il semble à Rémi Brague que le plan même du texte est parallèle à la structure et aux fonctions du corps humain, tels que le dialogue lui-même les décrit la première partie correspondant à la tête, et la seconde au tronc, avec son articulation majeure au diaphragme. Le programme de la vie humaine peut se résumer en une imitation du kosmos. Celui-ci est, selon le Timée, fabriqué par un artisan divin qui sefforce de rendre son uvre la plus semblable possible au modèle parfait. Il fait le ciel et les dieux secondaires qui le peuplent, et auxquels il délègue la fabrication de lhomme. Le ciel est mis en mouvement par une âme qui en assure la régularité. De même, lhomme possède une âme qui provient du même mélange que lâme du monde, mais à un moindre degré de pureté. À la naissance, cette âme est plongée dans le flux des humeurs corporelles, qui lemportent dans leur courant désordonné. Elle ne parvient que progressivement à rétablir lordre en soi, au prix dune éducation. Lâme individuelle doit imiter la régularité des mouvements de lâme du monde. Cette tâche est préfigurée par une similitude déjà donnée dans la structure même des choses : la tête où tournent les cercles de lâme individuelle a la même forme arrondie que la sphère parfaite que constitue lunivers entier. La nécessité de connaître le cosmos pour pouvoir limiter La première partie du dialogue, qui ne considère la réalité que dans une optique téléologique, explique donc à partir de là la présence du sens de la vue : « Le dieu nous a découverts et donné la vue, afin que, ayant observé dans le ciel les révolutions de lintellect, nous les utilisions, en les rapportant aux révolutions en nous de lintellect ; ces révolutions sont apparentées, même si les nôtres sont troublées alors que les autres sont exemptes de trouble. Ce nest quaprès avoir étudié à fond les mouvements célestes, après avoir acquis le pouvoir de les calculer correctement en conformité avec ce qui se passe dans la nature et après avoir imité les mouvements du dieu, mouvements qui nerrent absolument pas, que nous pourrons stabiliser les mouvements qui en nous ne cessent de vagabonder. » Le passage exprime de façon imagée larticulation de la dimension théorique de la philosophie avec la dimension pratique de celle-ci. La théorie est dabord simple vision, mais passe vite à la considération des invisibles régularités mathématiques qui sous-tendent la broderie visible des cieux. Cest lastronomie, non le regard naïf, qui est béatifiante. Il faudra donc que les citoyens de la cité juste létudient, les élites à fond, le tout-venant un minimum. La seconde partie ajoute à la considération du meilleur celle de la nécessité. Un passage situé à la fin de la première subdivision de celle-ci rappelle la pertinence éthique de cette répartition des causes : « Voilà bien pourquoi il faut distinguer deux espèces de causes : la nécessaire et la divine. Et cest lespèce divine quil faut rechercher (zètein) en toutes choses si lon souhaite acquérir une vie de bonheur, dans la mesure où notre nature ladmet ; quant à lespèce nécessaire, cest en vue des causes divines [quil faut la chercher], en considérant que, sans causes nécessaires, il nest possible ni dappréhender (katanoein) les causes divines elles-mêmes, qui constituent les seuls objets de nos préoccupations, ni ensuite de les comprendre (labein) ou dy avoir part en quelque façon. » Comment faut- il comprendre cette « recherche » de la cause divine ? Sagit-il dune étude dont Timée indiquerait la méthode ? Ou dune obtention plus pratique ? Vers la fin de la seconde partie, le thème est repris, avec en plus le rappel de la cause du trouble des cercles de lâme, dont le premier passage avait simplement évoqué la présence sans en expliquer le pourquoi : « Les mouvements qui sont apparentés à ce quil y a de divin en nous, ce sont les pensées et les révolutions de lunivers. Voilà bien les mouvements en accord avec lesquels chacun, par létude approfondie des harmonies et des révolutions de lunivers, doit, en redressant les révolutions qui dans notre tête ont été dérangées lors de notre naissance, rendre celui qui contemple ces révolutions semblable à ce qui est contemplé en revenant à son état naturel antérieur, et, après avoir réalisé cette assimilation, atteindre le but de la vie la meilleure proposée aux hommes par les dieux pour le présent et pour lavenir. La liaison entre le cosmologique et lanthropologique est de la sorte rétablie Mais elle est désormais inversée : au rebours de ce qui se passait dans les visions du monde archaïques, ce nest pas lhomme qui assure lordre du monde, cest limitation de lordre préexistant des réalités non humaines, physiques, qui va aider lhomme à atteindre la plénitude de son humanité. La sagesse sera, comme nous le verrons, une imitation du monde. Encore faut-il voir que le thème de limitation des régularités célestes reçoit un contrepoint ironique dans lidée selon laquelle la gymnastique doit, elle aussi, se régler sur un mouvement cosmique Mais, alors que le passage cité plus haut semblait déconseiller une imitation de la cause errante au profit de la cause « divine », il sagit ici du mouvement irrégulier, brownien, des qualités premières dans le réceptacle. Il faudra le reproduire en assurant au corps le maximum de mouvement, soit par lexercice gymnastique, soit au moins... en balançant le berceau des nourrissons : « Si on veut imiter cette réalité que nous avons appelée la nourricière et la nourrice de lunivers, que lon se garde bien de jamais laisser le corps au repos ; tout au contraire, on le maintiendra en mouvement et, en lui communiquant sans cesse des secousses par toute son étendue, on le défendra en permanence contre les altérations naturelles internes et externes. Et, en secouant avec mesure les affections et les parties du corps qui se meuvent en désordre, on amènera à lordre les unes par rapport aux autres selon la configuration qui leur est connaturelle, conformément à ce que nous avons dit plus haut sur lunivers. » Le Timée est ainsi non seulement la première uvre dans laquelle lidée de monde comme kosmos soit thématisée de façon centrale, mais la première aussi à définir lexcellence humaine comme une « sagesse du monde ». Le même thème est traité dans les dialogues de la vieillesse de Platon, ainsi que dans lEpinomis Le modèle qui y est dégagé a gardé le haut du pavé jusquà lère moderne. Il la fait sous la forme développée quil a prise pendant un parcours séculaire, commencé dès après Platon. Rémi Brague ne la présenté ici quà létat germinal ; il le décrira plus loin enrichi des concrétions qui viendront déployer tout ce quil impliquait II. LAUTRE GRÈCE QUE CELLE DE PLATON Les atomistes La phrase de Protagoras, premier des sophistes (490-420 av. J.C.) qui fait « de lhomme la mesure de toute chose » et, quel quen soit le sens, récuse du même coup toute prétention dappliquer à lhomme et aux phénomènes humains (et avant tout au logos) un modèle cosmique. Il existe des sagesses non cosmiques Cela reste vrai dans la Grèce davant Platon comme à sa suite. Certaines sont issues de la révolution socratique, et peut-être plus fidèles à celle-ci que le Platon du Timée. Les cyniques[14], depuis Antisthène (445 360 av. J.-C.) et surtout avec son disciple Diogène de Sinope (413 327 av. J.-C.) refusent de soccuper de la nature. Il en est de même des cyrénaïques[15] qui, à la suite dAristippe de Cyrène, professent que la nature est insaisissable. Ils raisonnent suivant un schème venu du Traité de non-être de Gorgias[16] : la nature échappe à nos prises, et quand bien même nous la comprendrions, cette connaissance ne nous servirait à rien. En effet, même si, élevés au plus haut dans les airs, nous pouvions prendre de la nature une vue globale, nous nen serions pas plus vertueux pour autant. Les sceptiques faisant suite à Pyrrhon dÉlis[17] (360-270 av. J.C) ne font de la physique (phusiologia), tout comme les épicuriens, quen vue de la tranquillité (ataraxia) ; mais pour eux, cette tranquillité est obtenue dune façon encore plus indirecte : soccuper de physique ne sert pas à connaître les explications possibles des phénomènes, mais à opposer à celles dautrui des raisons de même force. Rémi Brague choisit maintenant de sétendre sur une autre tradition, celle quon appelle sans doute dune façon inadéquate, « atomisme » Celle-ci est liée notamment aux noms de Démocrite, dÉpicure et de Lucrèce. Elle lui semble en effet affronter de face sa question directrice, et construire en toute conscience un modèle réfléchi qui permet de penser la nature et le statut de la connaissance physique, quelle commence donc par déclarer possible, en polémiquant contre lécole rivale celle des sceptiques., Pour son propos, cette tradition a lintérêt supplémentaire,àpartirdÉpicure,de constituer unetentativede récusationdumodèleplatonicien très explicitement formulée,. On peut linterpréter comme une révocation de la pertinence anthropologique de lidée de monde. Pour elle, la structure de lunivers est en dernière instance indifférente à lexistence humaine et à son libre épanouissement. Le bonheur nest en rien favorisé par lexamen des phénomènes célestes. Leur examen trop poussé risquerait même de le compromettre. Cest ailleurs quil faut chercher un modèle de lexcellence humaine. Démocrite Ce que nous savons de Démocrite[18] (460-370 av. J.C.) ne nous permet pas de nous faire une idée de la façon dont il envisageait le rôle de la nature et/ou de la connaissance de celle-ci dans lélaboration de léthique. Certains érudits pensent même que sa pensée est tout simplement incohérente, et que sa physique ne permet pas de fonder une morale, voire en interdit jusquà la possibilité en particulier à cause de son nécessitarisme, qui semble exclure la liberté et donc la responsabilité. Cicéron affirme bien que Démocrite « avait situé la béatitude dans la connaissance des choses, comme sil voulait que le bonheur résulte des recherches entreprises sur la nature ». Mais, la thèse soutenue dans le contexte étant justement de montrer que le bonheur réside dans la connaissance, le témoignage a probablement été « adapté », et Démocrite ajouté à Epicure pour faire nombre. Par ailleurs, le doxographe Aetius exprime la doctrine de Leucippe, Démocrite et Epicure, en disant que le monde est sans âme et sans gouvernement providentiel[19]. Mais comment distinguer la doctrine authentique de la reconstruction opérée selon des schémas empruntés au Timée ? Veut- il dire que lunivers démocritéen ne connaît pas la doctrine platonicienne d« âme du monde » ? Lidée selon laquelle lhomme est un « monde en petit » se trouve bien chez Démocrite, mais elle ne semble pas impliquer linvitation pour le « petit monde » à imiter le grand. Au contraire, elle semble impliquer que les mêmes lois valent pour les deux - des lois qui leur imposent certaines propriétés et qui, puisquelles sont suivies de toute façon, ne sauraient être imitées. Pour lui, lharmonie interne de lâme et du corps est plus importante que celle du monde. A. INTÉRÊT DE LA PHYSIQUE Avec Epicure (341-270 av. J.C.) et ses disciples, cest une conception originale de la nature et de son étude qui se fait jour. Comme chez Platon et dans la tradition ouverte par celui-ci, létude de la physique y a une fin morale. Comme à peu près partout dans la philosophie ancienne, il est question de ne pas faire violence à la nature et de se laisser guider par elle. Les épicuriens ne pensent pas que la morale puisse devenir parfaite sans la physique ; et ils polémiquent contre un usage purement théorique de la physique, pur bavardage selon eux. Mais, à la différence de ce qui se passe dans loptique platonicienne, le but moral est atteint indirectement. Ce nest pas en sinspirant du monde connu, mais de la connaissance du monde, que lon peut obtenir une réforme morale. Cest ce quexplique lépicurien Torquatus dans Cicéron : « Cest ainsi que lon tire des [études] physiques (e physicis) le courage contre la peur de la mort, la fermeté contre la crainte [qui vient] de la superstition, lapaisement de lesprit, une fois écartée lignorance de toutes les choses cachées, et la tempérance, une fois expliquées la nature des désirs et leurs espèces[21]. » Leffet de la physique nest pas objectif, mais purement subjectif. Lunivers physique pris en soi nest pas véritablement intéressant, au sens fort de cet adjectif : nous navons pas à passer par lui (inter-esse) pour atteindre ce que nous avons à être. Le but de lexercice nest pas directement le savoir, mais labsence de trouble (ataraxia), la vie sans dérangement (athorubos). Certes, la connaissance peut apporter de grandes joies, aussi intenses que si elle était une fin en soi, et des joies concomitantes à son exercice : « Dans la philosophie, lagrément va du même pas que la connaissance. On ny a pas un apprentissage suivi dune jouissance, mais apprentissage et jouissance en même temps.[22] » Mais il reste que son effet nest pas le même. Il nest plus question, comme chez Platon, dune imitation, mais dune distanciation. La connaissance na pas pour but lassimilation, mais plutôt lobjectivation, comme moyen de dissimulation. Lobjet de la connaissance doit, comme la mort, nêtre « rien pour nous ». Ce but est rappelé à lissue de certains développements de détail, comme à propos de la face de la lune ou de la régularité des révolutions célestes, passage à lissue duquel, selon le texte des manuscrits, il nous est proposé de « nous réjouir avec le dieu ». Épicure annonce demblée le but de sa physique « Tout dabord, donc, ne pas croire quil y ait une autre fin de la connaissance dans le domaine des phénomènes célestes (meteôra) [...], que la tranquillité (ataraxia) et la certitude ferme, de même que pour le reste, etc. [...] Si les appréhensions (hupopsiai) des phénomènes du ciel ne nous tracassaient (ènôkhloun) pas, et celles quon éprouve au sujet de la mort, quelle puisse être quelque chose en rapport avec nous, et encore le fait de ne pas connaître les définitions des douleurs et des désirs, nous naurions pas en plus besoin (prosdeis- thai) de la science des substances (phusiologia). » Le second fragment est construit sur une structure différente Celleque lon rencontre ailleurs dans lécole épicurienne et qui est peut- être typique de la méthode ou, du moins, de lattitude épicurienne : la reconstruction dun état virtuel dans lequel ce qui est maintenant un besoin ne létait pas ; la nécessité dajouter ce qui naurait pas dû être utile pour pallier un manque désormais bien réel. Porphyre nous a transmis un long fragment de philosophie politique par un épicurien peu connu par ailleurs, Hermarque. Nous y lisons : « Si chacun était également capable dobserver ce qui est utile et de le respecter, on naurait pas eu besoin dajouter (prosdeisthai) des lois[23]. » B. UN CONTRE-TIMÉE Cette attitude est elle-même construite pour répondre à un modèle qui la rendue nécessaire Ce modèle, cest sans doute celui que Rémi Brague vient de dégager du Timée de Platon. On a déjà remarqué la présence chez Épicure de passages dans lesquels Platon, et plus précisément le Timée, est pris à partie. Ainsi, la doctrine des éléments est critiquée dans le traité De la nature. Dans un passage dont le contenu est au plus proche du développement, central pour le propos de Rémi Brague sur limitation des mouvements célestes, Platon évoque les mouvements complexes de ceux-ci. Les spéculations astronomiques donnent de quoi craindre le futur « à ceux qui sont incapables de calculer (tois ou [si vera lectio] dunamenois logizesthai) ». Or, il se peut quÉpicure ait voulu parodier cette formule Il parle en effet de ceux qui sont capables déprouver la joie suprême et stable qui émane du statut bien équilibré de la chair et de lanticipation digne de foi à son sujet, joie réservée « à ceux qui sont capables de calculer (tois epilogizesthai dunamenois ». Le contexte est le même : celui du rapport au futur. Lajout au verbe du préfixe epi indique le dépassement du présent par le calcul. Mais lappui le plus extérieur, les astres, est remplacé par le plus intime, la chair. Dans le même ordre didées, à propos de larticulation du physique et de léthique, on a limpression quÉpicure répond à Platon point par point Car Platon fixait à lastronomie le même but quÉpicure, et dans les mêmes termes : en finir avec le trouble (tarakhè), mettre en ordre les périodes désordonnées de lâme par limitation des périodes ordonnées des corps célestes (ataraktois teta- ragmenas). Seulement, si Épicure reprend le vocabulaire platonicien, cest pour le subvertir. Les phénomènes célestes ne peuvent favoriser labsence de troubles (ataraxia) quils sont censés apporter. Que les mouvements des sphères célestes connaissent eux-mêmes une sorte dataraxie nimplique pas quils soient susceptibles de la communiquer. Ils ne sont pas des objets paisibles et apaisants de la contemplation. Au contraire, ils provoquent le trouble et langoisse. Il semble même que le ciel soit le paradigme de tout ce doù peut nous venir le trouble. Et même des phénomènes tectoniques. Le poète épicurien de lEtna écrit que, devant une éruption volcanique, le savoir nous permet de ne pas être dupes, de ne pas rester muets, pâles dangoisse, à nous imaginer que « les menaces du ciel ont émigré vers le monde souterrain[24] ». Il nest pas question de fuir les terreurs de ce bas monde en se réfugiant au ciel : cest le ciel qui est la première source de terreur. A toutes les sources de trouble, célestes comme terrestres, la connaissance doit retirer leur aiguillon. Cest ce but primordial de la physique qui explique la « nonchalance sans bornes » avec laquelle Épicure procède en matière dexplication des phénomènes naturels Il ne sagit pas dune indifférence à la vérité. Il y a un besoin de vérité : seule la véritable connaissance de la nature (phusiologia) est capable de nous délivrer du trouble. Mais le vrai ne se convertit pas avec lun. Limportant est quil y ait au moins une explication, afin que lon ne reste pas devant un mystère inquiétant. Rien ninterdit donc que lon propose plusieurs explications concurrentes, au choix. Épicure propose ainsi, spécialement en météorologie, plusieurs solutions sans chercher à les réduire à un principe unique censé rendre compte de tout. Et Lucrèce va jusquà dire que, de plusieurs explications, puisquil y a plusieurs mondes, lune vaudra à tout le moins pour lun de ceux-ci[25]. C. UN MONDE INIMITABLE Un nouveau concept dukosmos A cette attitude envers le monde et la connaissance que nous en prenons correspond, comme son fondement, ce nouveau concept. Il soppose en tous les points à celui quavaient proposé Platon et Aristote, et peut même être lu comme destiné à rendre impensable lidée dimitation du monde. Ce concept épicurien est dailleurs un retour au sens originel du mot grec, « mise en ordre ». Les atomes sont distingués de leur arrangement. Ce dans quoi nous vivons est un des arrangements possibles, voire un des arrangements coexistant réellement. De plus, à la différence des atomes étemels, cet arrangement est périssable. Certes, les lois qui régissent la formation des mondes sont les mêmes, quel que soit lordonnancement déterminé de tel ou tel de ceux-ci. Mais les formes obtenues varient. La forme sphérique, en particulier, si chère à Platon et à Aristote, na rien de canonique. Ainsi, chez Cicéron, lépicurien Velleius déclare ne pas saisir pourquoi elle serait plus belle et plus digne du monde quune autre. La pluralité des mondes nest pas quune thèse physique Elle porte sur lidée même de kosmos, qui se trouve relativisée par son passage au pluriel. La réalité dernière nest pas lordre, tel ou tel arrangement déterminé, mais les atomes et le vide. Le rapport entre le monde dans lequel nous vivons et la réalité dernière nest pas un rapport de copie à original. La connaissance du monde ne permet pas de remonter à une sagesse organisatrice sur laquelle nous pourrions nous régler, car ce monde nest rien de plus que ce quil se trouve être. Le fait que notre monde ne soit quun exemplaire lempêche dêtre un exemple. Les cosmologies classiques sont couronnées par des théologies Elles le sont implicitement dans lidentification des divinités aux astres, les corps les plus élevés et les plus beaux parmi tout ce qui est, chez Platon et Aristote. Elles le sont très explicitement dans le stoïcisme, pour lequel la théologie (ou plutôt la théologie, science dun divin impersonnel) est une partie de la physique. De la sorte, limitation du monde et lassimilation à/aux dieu(x) communiquent sans solution de continuité. Or, tout se passe comme si la conception épicurienne des dieux visait directement à rendre impossible lune comme lautre de ces attitudes. Plusieurs témoignages indirects (mais sans texte directement issu dEpicure) situent les dieux dans les « intermondes » (meta-kosmia) Épicure connaît le premier mot, mais ne lapplique à sa doctrine des dieux dans aucun des textes transmis. En revanche, nous avons des témoignages qui vont nettement en ce sens. Or, il est de la plus haute importance que les dieux soient situés dans des «intermondes». Les dieux existent, leur existence nest pas mise en doute. Mais il faut quils soient radicalement non cosmiques, quils nappartiennent ni à ce monde ni à un autre - que ce soit ce « bas » monde ou un monde supracéleste. Ils ne doivent pas surplomber les choses du monde : on les atteint sans monter ni descendre, sans quitter même de quelque façon le monde : sils sont entre les mondes, on ne peut quitter un monde quen direction dun autre. Il y a des inter-mondes, pour ainsi dire horizontaux. Epicure ne parle pas de lexistence supramondaine de ses dieux. Leur existence intermondaine ne sert pas tant à fixer leur statut que, négativement, à essayer de les présenter comme le contre-exemple ; elle sert à leur éviter de glisser dans le statut du supramondain. Imiter les dieux reste un idéal à proposer, mais ce ne sera plus imiter le monde ; ce sera imiter leur béatitude non cosmique. Lucrèce Si le poète latin place son uvre dans le sillage dEpicure, il fait plus quen donner une traduction versifiée. On trouve chez lui des éléments qui manquent chez son maître, sans que lon puisse dire à coup sûr sils sont originaux Parmi ceux-ci se trouve la critique du providentialisme stoïcien selon lequel le monde serait fait pour servir dhabitacle à lhomme. Lucrèce (99-56 av. J.C.) montre donc en quoi la terre comporte de vastes étendues inhabitables et impropres à la culture, sans compter que la plus grande surface de celle-ci est occupée par les mers. Le second point, le caractère passager des assemblages qui forment les mondes, ne semble pas avoir été explicité par Epicure qui ny voyait, peut-être, quune expérience de pensée. Chez Lucrèce, en revanche, il est présenté avec insistance, et de façon existentielle. Le monde nestpasun kosmos stable.Il est ressenti comme essentiellement fragile. Sa ruine est possible : « Une seule journée... et la masse qui sétait soutenue pendant de nombreuses années seffondrera, et avec elle lédifice du monde. » Il se peut même que cette ruine soit annoncée par les signes dun déclin menant à une relative infécondité de la nature. Rien ninterdit de penser que la fin du monde est imminente : « La chose même confirmera mes dires, peut-être, et, après que les terres se seront lourdement ébranlées, tu verras en peu de temps toutes choses se fracasser. » Lidée fut reçue par dautres auteurs latins, comme Ovide ou lauteur anonyme de lOctavie, mais surtout comme le poète [inconnu] de lEtna[26], qui, après avoir parlé des tremblements de terre, écrit quil y a là « le présage le plus authentique de ce que le monde devra plus tard retourner à son apparence primitive ». Cette fragilité essentielle du monde interdit dy chercher un appui ou un recours La conscience épicurienne contient ainsi un élément quon pourrait dire eschatologique. Mais elle comporte une nuance particulière par rapport à lidée stoïcienne de lekpurôsis ou par rapport à la conscience de fin du monde dans le judaïsme et le christianisme. En effet, dune part, la conflagration stoïcienne se replace dans la temporalité cyclique de la « grande année » ; elle est donc prévue pour une date calculable. La destruction du monde, selon Lucrèce, reste imprévisible. On ne peut pas plus compter sur la dissolution du monde que sur sa persistance. Par ailleurs, à la différence des apocalypses, lâme est elle aussi amenée à périr non pas à être jugée. La source de langoisse est lidée que lâme pourrait survivre au monde, ce que latomisme rend impossible. Dans la tradition épicurienne, le monde est ce sur quoi il ne faut pas compter La sagesse humaine ny est pas sagesse du monde. Il faut une sagesse radicalement non cosmique. Chez Epicure, laccent mis sur lamitié (philia) nest pas quune exhortation à la concorde ; elle implique que laccord entre les hommes est plus important que la correspondance avec les réalités cosmiques. Mais il ne suffit plus dignorer le domaine physique. La voie vers les sagesses préphilosophiques est coupée. La sagesse ne peut plus être acosmique ; parce quelle vient après la tentative platonicienne pour édifier une sagesse du monde, il lui faut désormais être métacosmique. III. LAUTRE DE LA GRÈCE Les écritures La vision du monde que Rémi Brague essaie de reconstituer nest pas seulement le développement didées nées en Grèce terme qui désigne à la fois un pays et une attitude densemble. Elle a des racines à « Jérusalem » comme à « Athènes » et, pour lislam, à La Mecque et à Médine. On peut tirer de cette seconde source une attitude déterminée envers le monde ; laquelle attitude est entrée à titre de composante dans la synthèse qui sest formée à la fin de lAntiquité et quil lui faudra décrire ; mais elle a pu également lui fournir un contrepoint. La Bible, comme on sait, ne constitue pas un texte unique, mais une bibliothèque entière, composée de livres dont les genres littéraires, les auteurs et les époques diffèrent. Il nest donc pas question de tenter dhypostasier quelque chose comme une « vision biblique du monde ». Lunité de la Bible ne réside pas dans le texte lui-même, mais dans lexpérience du peuple dIsraël Celle-ci constitue larrière-plan commun sur le fond et à la lumière duquel les textes ont été constamment relus. De plus, lintention des écrivains bibliques nest que rarement de formuler une vision du monde explicite. Celle-ci napparaît, dans la plupart des cas, que comme un décor. La Bible ne contient de la sorte aucune doctrine cosmologique unifiée, mais plutôt des éclairages divers, quil faudrait examiner les uns après les autres. Rémi Brague se borne ici à quelques textes, choisis parce quils lui semblent représenter le mieux les points sur lesquels la Bible fournit des éléments de réponse à la question posée. Ancien Testament LAncien Testament a, en gros, la même vision de la structure de lunivers physique que les civilisations du Proche-Orient ancien[28]. Cette cosmographie reste la plupart du temps en marge de récits auxquels elle ne fournit quun cadre implicite ; elle nest que rarement présentée pour elle-même, comme dans la vaste fresque du Psaume 104, proche, comme on sait, de lhymne égyptien à Aton[29]. Lobjectif des écrivains sacrés nest en effet nullement de faire de la physique, mais de dispenser un enseignement religieux. Même lévocation des merveilles du monde débouche sur la louange du Dieu dIsraël. Ainsi, le Psaume 19 prolonge laffirmation que « les cieux chantent la gloire de Dieu (EI) », par léloge de la loi du Dieu dIsraël (YHWH). Et cest bien là le but central et premier des textes de lAncien Testament : fonder et rappeler lalliance exclusive entre le peuple dIsraël et son Dieu, qui lui a donné la terre sur laquelle il sest installé. Lenseignement de la fondation de l« Alliance » a néanmoins une incidence sur la façon de se représenter le monde Très précisément parce quil ne porte pas directement sur celle-ci. Lexclusivité du culte rendu au Dieu dIsraël exige en effet la condamnation des autres cultes du pays de Canaan. Ceux-ci visaient en gros : des divinités agraires et pastorales, seigneurs de la pluie et de la fécondité, et plus tardivement venu comme un nouvel adversaire, le culte des divinités célestes, venu de la religion assyrienne. Ducoup, cestverslecultedes astres que se dirigea la protestation des prophètes : du soleil plus spécialement (Jérémie, 8, 2 ; Ezéchiel, 8, 16). Envoyer un baiser au Soleil ou à la Lune est une faute (Job, 31, 26-28). Plus tard, laccent se déplace : de la critique du culte des astres à celle de la sottise de ceux qui, admirant la beautéducréé,nesontpascapablesden reconnaître lartisan (Sagesse, 13, 1-5). La polémique contre les autres dieux, terrestres comme célestes, impliqua quils soient envisagés dans leur unité, ne serait-ce que pour être rejetés dun même geste. Il fallut en conséquence que, en dessous de ce qui oppose les deux et qui est immense quelle ressemblance y a-t-il entre animaux et étoiles ? , leur domaine commun apparaisse comme tel, et cest quelque chose comme la « nature ». De la sorte, lidée de nature nest pas le privilège de la Grèce ; elle a, en revanche, celui de lavoir thématisée et donc nommée, en la contrastant par rapport à lartifice et au conventionnel. Mais Israël, lui aussi, la campe en face dune autre instance. Celle-ci est dabord indéterminée et nest que la place vide laissée libre pour son Dieu jaloux. A. ORDRE MORAL DU MONDE On a vu que lidée dune correspondance du physique et du moral était présente en Grèce, mais quelle venait de plus loin. On ne sera pas surpris de constater quelle se trouve aussi dans lancien Israël. Elle provient de lidée prébiblique selon laquelle lagir cultuel humain exerce une influence sur les rythmes naturels : à la justice humaine envers le Dieu dIsraël en loccurrence, le respect des ordonnances du culte - répond une « justice » des pluies et des moissons. Il semble que cette correspondance ait été lobjet dune réflexion qui la généralisée. On peut citer en ce sens un passage de la seconde partie du livre dIsaïe, postérieure à lexil à Babylone. Dieu fait valoir à la fois la stabilité de sa création et la rectitude de ses paroles : « Car ainsi parle YHWH, le créateur des cieux : cest lui qui est Dieu, qui a modelé la terre et qui la faite, cest lui qui la fondée ; il ne la pas créée vide (tohu), il la modelée pour être habitée. Je suis YHWH, il ny en a pas dautre. Je nai pas parlé en secret, en quelque coin dun obscur pays, je nai pas dit à la race de Jacob : cherchez-moi dans le chaos (tohu) ! Je suis YHWH qui proclame le juste (dôber sédèq), qui annonce des choses vraies (maggid meysarim) » (45, 19-20). Le texte commence par affirmer, sans y insister, lidentité du créateur : le Dieu qui a créé le ciel est le même que celui qui a créé la terre. Le Dieu dIsraël ne crée pas le monde sans lui donner un maximum de consistance Créer, cest établir fermement, installer pour toujours. La création est le résultat dune décision irrévocable, dun engagement de Dieu. Le Dieu de la création est aussi fidèle et digne de foi que celui de lAlliance. Sa parole a donc la même stabilité que sa création : Ce quil dit et ce quil fait se corroborent mutuellement. Dieuneparlepasdans le secret (voir 48,16), et pourtant il est caché (voir 45,15). Ce nest pas dans le chaos davant la création quil faut le chercher, précisément parce que ce chaos est dépassé par lordre du créé. Il faudra le chercher dans lordre du monde créé, dans ce que celui-ci a dintelligible. La stabilité que le Dieu dIsraël introduit dans le créé est une préparation qui permet de comprendre Sa parole historique. Sa « parole » désigne peut-être le don de la Loi au Sinaï. Cest ce que supposent sans hésiter les commentateurs médiévaux. Mais, quel que soit le contenu de la communication de Dieu, il est remarquable que celle-ci ait lieu comme une parole. Dieu se manifeste en parlant, non en infusant quelque expérience indicible - ivresse, désir, état de conscience paranormal. À la différence des cultes extatiques des « idoles », il ne sadresse pas aux sentiments troubles, mais à la clarté de lintelligence et du cur. Il accepte ainsi de se placer sur le même plan que celui sur lequel on peut lui répondre, et de susciter une liberté. Ses paroles possèdent enfin une rectitude qui nest pas seulementdordre spéculatif, mais dordre pratique. Ce quil dit est « correct », comme le résultat dun calcul exact, mais aussi comme une attitude décente. Sa parole est « juste », au double sens de la justice et de la justesse. On voit apparaître ici ce quon pourrait appeler le triangle des rationalités. Il y a du logos présent : dans la création, dans lhistoire de Dieu avec son peuple (la parole des prophètes), dans la conscience morale. Et ces trois dimensions se confirment réciproquement : (a) La permanence inébranlable de ce que les Grecs appellent phusis saccorde avec la parole historique et en devenir de lAlliance, puisque la Création est la première étape de léconomie du salut : le monde est sauvé du chaos comme Israël de la mer Rouge, (b) Lordre (au sens de « régularité ») que suivent manifestement le ciel et la terre saccorde avec lordre (au sens de « commandement ») que la conscience donne dans le secret du cur : la permanence de lunivers nest pas celle de ce qui repose en soi, mais de ce qui est fondé, posé. Il est limage de la constance de lamour, de la fidélité du créateur, (c) La Loi donnée dans lhistoire saccorde avec les aspirations de la conscience. Elle ninvite pas à de troubles extases, mais au choix réfléchi de la vie. Cest dans le droit fil de ces pensées que se formulera lidée de création : lorsque les sages dIsraël réfléchirent sur lunivers qui les entoure, ou, en tout cas, sur ce quils en savent, ils conçurent une création qui ne résulte pas dun travail de Dieu, voire dun combat de celui-ci contre quelque monstre primitif, mais dune parole. Ce quil y a à créer ne résiste pas à la parole divine, mais se laisse appeler par elle à lêtre. Le psalmiste en tire la conclusion : « Cest par la parole de Dieu que les cieux ont été faits » (Psaume 33, 6). Philon, plus tard, a dégagé le principe de la création et la nommé logos, mot grec qui évoque mille harmoniques La création ainsi conçue est : dabord une fabrication. La position de ce qui est dans lêtre est illustrée par toute une palette dimages artisanales : modelage, fondation dune maison, déploiement dun tissu, etc., sont convoqués tour à tour. dautre part, institution dun sens par une parole et collation dune valeur : la parole créatrice est parole de justice. De la sorte, elle unit les deux principes, artifice et convention, auxquels sopposait la phusis grecque. Cest à leur union que, là aussi, va sopposer, en Israël, quelque chose comme la « nature ». Le « monde », au sens grec de kosmos, est ce quil est grâce à lordre quil manifeste. Le monde de lAncien Testament est produit avec sagesse (hôhma). Mais cette sagesse nest pas celle de lhomme. Il y a bien une sagesse du monde, mais son sujet est Dieu, non lhomme. B. DÉVALORISATION DU MONDE AU PROFIT DE L« HISTOIRE » La première description ordonnée de ce que nous appelons la « nature » se trouve au début de la Bible, dans le premier des deux récits de la création qui ouvrent la Genèse. Ce récit est loin dêtre le texte le plus ancien de la Bible ; bien au contraire, il date très probablement daprès lexil. Il faudrait en donner une explication minutieuse. Or le texte est, sous son apparente simplicité, dune subtilité extrême. Rémi Brague ne commente ici que le récit de luvre du quatrième jour : « Dieu dit : quil y ait des luminaires (maor) au firmament des cieux pour séparer entre le jour et la nuit ; quils deviennent des signes, pour les fêtes, les jours et les années ; et quils deviennent des luminaires au firmament des cieux pour éclairer sur la terre et il en fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires : le grand luminaire pour dominer le jour et le petit luminaire pour dominer la nuit, et les étoiles. Dieu les plaça au firmament des cieux pour éclairer sur la terre, pour dominer pendant le jour et la nuit, pour séparer entre la lumière et les ténèbres, et Dieu vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour» (Genèse, 1, 14-19). Le texte se replace dans un mouvement densemble dans lequel le Créateur délègue de plus en plus de sa puissance au créé. Cette puissance créatrice est une puissance de séparation : après avoir séparé lumière et ténèbres au premier jour, au second Il crée le firmament qui a pour fonction de séparer eaux supérieures et eaux inférieures. Ici, cest luvre première de Dieu, la séparation du tout premier jour entre lumière et ténèbres, qui est confiée aux créatures du quatrième (voir 1, 18). Celles-ci ne sont même pas nommées par leurs noms, nont aucune personnalité. Le firmament est un lampadaire, les astres sont de simples lampes que Dieu y accroche après les avoir allumées, ou (cest le sens littéral, contenu dans le schème verbal des noms dinstruments appliqué ici à la racine wr) des « instruments à illuminer», des «luminaires». Il sagit, bien évidemment, du Soleil et de la Lune. Les prophètes nhésitent pas à les appeler par leurs noms : « [Dieu] qui donne le soleil pour [être] lumière de jour, la lune et les étoiles pour [être] lumière la nuit» (Jérémie, 31, 35). Ici, labsence du nom suggère une dévalorisation des astres. Ceux-ci ne sont nommés « grands » que du point de vue de la lumière quils fournissent. Ibn Ezra note ce fait et lexplique : le Soleil et la Lune sont vus uniquement du point de vue de leur lumière, non de leur grandeur, car, sils ne sont pas en soi les astres les plus grands, ils sont ceux qui éclairent le plus la terre. (Pour Rémi Brague, il sagit clairement dune révocation discrète des dieux « païens ».) Mais il est intéressant de se demander pourquoi la Bible procède de cette façon. Elle aurait pu employer dautres moyens, plus polémiques, comme cest le cas dans dautres passages. Les astres ne peuvent être servis, car ils servent Ils ont une fonction : distinguer les temps (zemanim) et les fêtes (moadim). Lespace est mis au service du temps. Parmi les dates ainsi fixées, les fêtes sont nommées en premier (1, 14), bien quelles soient autrement moins manifestes que lalternance des jours et des nuits, et même que les phases de la lune, qui demandent un peu plus dobservation. Cest justement là ce qui les rend pertinentes, et plus quailleurs, en Israël. En effet, elles ne célèbrent pas le retour des cycles naturels (saisons, récoltes, etc.), mais commémorent un événement unique, advenu une fois pour toutes. Cest ainsi que la Pâque juive, sans doute fête pastorale à lorigine, est liée à lExode. La « nature » nest pas envisagée pour soi-même, dans son affirmation cyclique de soi, mais pour être le cadre dévénements situés dans le temps. Rien détonnant, donc, à ce quelle apparaisse comme instaurée par un événement originel. Un second détail va dans la même direction. Dans lensemble du récit de la création, le rideau se lève sur une scène qui sera celle dune histoire On le voit dès le début, dans un détail qui semble inutile : lEsprit de Dieu qui plane (merahhèfèt ) initialement sur les eaux (1, 2). Il reste sans intervenir pendant tout le défilé des créatures, comme une menace ou une promesse inaccomplie. Cest quil est destiné à se poser sur un peuple déterminé, Israël. Un seul autre passage utilise la même racine rhf à la même forme intensive, et cest justement celui qui décrit la façon dont le dieu dIsraël conduit son peuple : « Pareil à laigle qui [...] plane (yerahhèf) sur ses petits [...], YHWH seul nous [Israël] conduit ; et nul dieu étranger avec lui » (Deutéronome, 32, 11). La dévalorisation des corps célestes est destinée à éradiquer ladoration des astres Le culte de ceux-ci est interdit dans un commandement très explicite énoncé dans le Deutéronome : « Quand tu lèveras les yeux vers le ciel, quand tu verras le soleil, la lune, les étoiles et toute larmée des cieux, ne va pas te laisser entraîner (iniddahta) à te prosterner devant eux et à les servir, eux que YHWH ton Dieu a donnés en partage à tous les peuples qui sont sous les cieux. Mais vous, YHWH vous a pris et vous a fait sortir de la fournaise pour le fer, lEgypte, pour que vous deveniez pour lui le peuple de son héritage, comme aujourdhui. » La formule pour décrire légarement et le culte des dieux étrangers, « se laisser entraîner » (niddah), est courante (voir Deutéronome, 30, 17). Linterdiction est accompagnée dune sanction : celui qui se prosternera devant le soleil, la lune ou quelque autre de larmée des cieux sera lapidé (ibid., 17, 3). Quant au Sitz im Leben, il faut sans doute penser au règne du roi Josias pendant lequel le Deutéronome aurait été « redécouvert ». Celui-ci, pieux jahviste, aurait éliminé ceux qui sacrifiaient dans les hauts lieux « et ceux qui sacrifiaient à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute larmée du ciel » (II Rois, 23, 4-5), et détruit leurs lieux de culte. Le texte cité est une justification de cette politique. Le point le plus intéressant est sans doute la raison fournie, qui nest dailleurs pas claire en elle- même : on peut comprendre que les astres ont été donnés à tous les peuples globalement, tous les astres répandant leur influence sur lensemble indifférencié de lhumanité. Mais on peut aussi comprendre quils ont été répartis entre ceux-ci, de telle sorte que chacun serait sous la protection dune constellation ou planète particulière et des anges qui leur sont préposés à lexception dIsraël, dont YHWH soccupe en personne. Lidée se trouve ailleurs dans le Deutéronome, en 32, 8 s. (« fils des anges », leçon des Septante). Elle fera fortune plus tard, chez les rabbins du Talmud (eyn mazzal le-Israeî) comme chez les Pères de lEglise. Au Moyen Âge, cest par exemple ainsi quIbn Ezra comprend le passage. Par ailleurs, si les astres ont été donnés à tous les peuples, dans quel but lont-ils été ? Simplement pour les éclairer ? Ou pour quils soient leurs dieux, les tentant de la sorte ? Rachi privilégie la première interprétation, mais expose la seconde assez longuement : « Il ne les a pas empêchés de ségarer à leur suite, mais il les a fait glisser par leurs paroles vaines, pour les chasser du monde. » Selon la tradition rabbinique, une addition aurait été pratiquée dans le grec de la Septante pour dissiper lambiguïté en faveur de la première interprétation. Quoi quil en soit, les corps célestes appartiennent à tous les peuples, alors que la Loi na été donnée quà Israël Par suite, la Loi ne se trouve pas au ciel (Deutéronome, 30, 12), qui surplombe lensemble de Loikoumenè sans privilégier quelque unité historique déterminée. Ainsi, le passage constitue peut-être la première apparition sans la lettre, évidemment des idées de nature et d'histoire. Il y est question de ce qui est partout de la même façon, ce qui est un caractère de ce qui est par nature : « Ce qui est par nature est immuable et a partout la même vigueur (dunamis). » Que les réalités célestes relèvent de ce domaine, on le sait depuis longtemps, et on trouve des textes dans lesquels le fait est réfléchi : le soleil, la lune, le ciel, la terre et la mer sont communs à tous, mais reçoivent des noms différents. On sattendrait donc à ce que les phénomènes constants, qui valent partout et toujours, et donc pour tous les peuples, soient plus importants que lévénement, datable et localisable, qui ne concerne quun seul groupe humain. Or, cest ici très exactement le contraire. Le rapport à lAbsolu ne passe pas par la « nature », mais par 1« histoire ». Cest lintervention du Dieu dIsraël, intervention datable et localisable, qui singularise le peuple juif. Lidée aura une postérité dans le judaïsme, par exemple chez Jehuda Halevi. C. APOCALYPTIQUE Les faits de nature ont été introduits dans lhistoire dune façon tellement radicale que, dans lexpérience ultérieure dIsraël, on va jusquà concevoir que ceux- ci ou, en tout cas, leur état présent nauront quun temps. Ciel et terre périssent, susent, changent. Des prophètes annoncent la destruction du ciel et de la terre, voire la création de cieux nouveaux et dune terre nouvelle. La littérature intertestamentaire, extérieure aux canons juif et chrétien, accentue encore cet aspect des choses. Si la pensée médiévale ne la que peu connue et na reçu de la Bible que la sélection décrits qui forment lAncien et le Nouveau Testament, cette littérature nen possède pas moins un intérêt propre. Elle suppose une cosmologie composite, déjà entrée dans lorbite de lhellénisme, mais marquée par les représentations babyloniennes et persanes. On y rencontre plusieurs thèmes nouveaux. Ainsi, celui dune certaine supériorité de la terre sur le ciel : les hommes valent mieux que les anges ; or, cest sur terre que se joue lhistoire de Dieu avec son peuple. Ou encore, un thème qui sera reçu de tout le Moyen Âge avec beaucoup dampleur : lidée selon laquelle Abraham aurait découvert lunicité de Dieu à partir de considérations astronomiques, idée attestée pour la première fois au second siècle avant notre ère, dans le Livre des Jubilés. Lapocalyptique contient un enseignement sur le monde : il « passe en toute hâte (festinans festinat saeculum pertransire)». Elle met en scène la dévalorisation des astres en représentant ces parangons de régularité soumis au désordre, voire en supposant comme un limogeage des esprits chargés de les administrer. Par ailleurs, elle nen a pas moins marqué le Nouveau Testament. Le message de Jésus, qui annonçait lapproche du règne de Dieu, a été formulé, par lui-même ou par la communauté primitive, dans le vocabulaire de lapocalyptique qui, lui-même, nest pas exempt dinfluences grecques. Ainsi la description de la fin du monde dans la Seconde Épître de Pierre (3, 10-13) est exprimée dans le vocabulaire stoïcien de la conflagration finale. Nouveau Testament PAROLES DE JÉSUS Dans lenseignement de Jésus [qui na lui-même laissé aucun écrit], on trouve peu de choses sur la « nature » Dans les discours apocalyptiques qui lui sont prêtés, la dévalorisation vétéro-testamentaire des astres se traduit dans le registre événementiel, comme lamorce de leur caractère provisoire. Des phénomènes physiques figurent parmi les signes eschatologiques, le soleil sobscurcit, la lune ne donne plus sa lumière, les étoiles tombent du ciel, les puissances des cieux sont ébranlées (Matthieu, 24, 29). Le vocabulaire et larsenal dimages sont ceux, devenus traditionnels, de lapocalyptique. Mais ce qi nétait que prévision à plus ou moins longue échéance est devenu lannonce dune imminence, qui réclame lurgence dune décision. Parallèlement, cest une image physique qui est employée pour dire cette urgence, dans les deux passages parallèles sur les signes des temps : Matthieu 16, 2-3, et Luc, 12, 54-56 ce dernier ayant lintérêt de juxtaposer « le ciel et la terre », tous deux opposé au kairos[30]. On demande à Jésus un signe venant du Ciel. Ce qui veut dire, selon leuphémisme qui évite de nommer directement le Dieu dIsraël : venant de Dieu. Il répond en rabotant brutalement la métaphore pieuse et prend le mot « ciel » au sens propre. Y sont énumérés des exemples de raisonnements à partir de symptômes météorologiques (le ciel est rouge, donc fera beau ; les nuages samassent, donc il va pleuvoir Mais le sens est retourné : la régularité des phénomènes météorologiques nest plus un exemple de stabilité du cosmos. Elle fonctionne comme image de la sûreté de la venue eschatologique de Dieu. Le raisonnement ne mène plus du présent au futur à lintérieur dune nature cyclique ; il débouche sur un aven absolu. Le rapport à la nature prend une tournure paradoxale Un passage invite à considérer les réalités naturelles, en loccurrence les vivants, les oiseaux du ciel, quil faut regarder (emblepein), les lys des champs, quil sagit détudier (katamanthanein). Nous sommes proches des exhortations à imiter les qualités morales prêtées à certains animaux, dans la Bible comme ailleurs. Mais la conduite recommandée ne pas se soucier de sa nourriture ou de son vêtement nimite en rien ni la structure des êtres naturels ni même leur activité, mais uniquement leur relation de dépendance absolue à la bonté de Dieu. Un autre passage présente le même enseignement, mais du point de vue inverse. Il y est demandé daimer ses ennemis et, par là, dimiter Dieu qui fait briller son soleil et tomber sa pluie, indifféremment, sur les bons comme sur les méchants (Matthieu, 5, 45). Il ne faut pas imiter le soleil, image traditionnelle du bien, avant comme après le Nouveau Testament, mais Dieu. Cest comme le Père quil faut être parfait, non comme ses créatures. Contrairement au Timée, la créature fait connaître le Créateur (Romains, 1, 20), alors que Platon ne le laisse entendre nulle part. Mais elle nest pas un objet dimitation. Il y a quelque chose de plus stable que le monde Ce quelque chose qui non seulement survivra à son bouleversement, mais en constitue comme la mesure, voire comme la cause : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas[31]. » Cette formule me semble avoir un écho dans un commandement adressé aux disciples. Rémi Brague propose ce commentaire : « Je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le Ciel, car cest le trône de Dieu, ni par la terre, car cest lescabeau de ses pieds[32]. » La phrase se situe dans le contexte dune discussion rabbinique : « le ciel et la terre » pouvant désigner soit les choses mêmes, soit leur Créateur, la formule est ambiguë et nengage donc pas. Le philosophe juif hellénisé, contemporain des débuts de lère chrétienne, Philon (Alexandrie, vers --20 vers 45) fait valoir que, plutôt que dinvoquer directement la Cause première,il vaut mieux nommer le monde entier. La parole humaine ne peut sappuyer sur aucune des choses du monde, car les choses du monde appartiennent à Dieu qui en est le Créateur. Prétendre que lon tiendra sa parole aussi longtemps que la terre et le ciel subsisteront, cest engager Dieu à conserver ce quil est peut- être sur le point de révoquer. Une telle possibilité est portée à lincandescence dans latmosphère eschatologique du Nouveau Testament. On peut en tirer une conséquence capitale : en matière danthropologie : la parole doit se risquer seule. en théologie, on dirait que le Verbe ne peut venir du monde, mais sincarne en venantdailleurs. La parole est ce qui fait lhomme comme animal « logique ». Cest avant tout le cas là où elle manifeste la liberté quexprime le « oui » ou le « non », lengagement dont le caractère définitif est marqué par le caractère irrévocable de la parole donnée. On peut interpréter : lhomme ne doit confier ce qui le fait homme à rien de ce qui est mondain. Lhumanité de lhomme transcende sa mondanité. Les [évangélistes] synoptiques [Matthieu, Marc, Luc] ont ainsi une étrange parenté avec Épicure. B. ÉCRITS JOHANNIQUES Avec le quatrième Évangile et les Épîtres de Jean, on voit apparaître un nouveau sens du terme même de « monde » Le mot ne désigne plus lobjet dune cosmographie, les réalités physiques dans leur totalité ordonnée ; cest pourquoi ce sens ne me concerne pas directement. Il faut cependant traiter rapidement de ce sens, pour deux raisons : parce que, dans lhistoire de la pensée occidentale, il na guère cessé dinterférer avec celui sur lequel Rémi Brague se fonde ici ; et, dautre part, parce quil présente lui-même une pertinence philosophique, ce pour quoi il lui faudra y revenir plus tard[33]. Lusage que lon trouve chez Jean du mot grec pour le « monde », kosmos, est en continuité avec le sens que lhébreu ôlâm commence à avoir à lépoque. « Monde » désigne dabord la vie humaine. Lexpression « entrer dans le monde » se trouve dans le célèbre prologue du quatrième Evangile, où il est question, selon les interprétations, de « tout homme », ou du Verbe divin « qui vient dans le monde » (Jean, 1, 9, et cf. 3, 19). Les écrits de Jean figurent dailleurs parmi les premiers textes où lon voit apparaître en grec le syntagme « dans le monde ». Le monde est la création de Dieu (Jean, 1, 3). Mais les hommes sont séparés de Lui. Le monde est obscurité qui se complaît en soi et se ferme à la lumière (3, 19), mensonge qui nie la vérité (18, 37), mort qui refuse la vie. Il est soumis au Mauvais, « père du mensonge » (8, 43 s.), « meurtrier dès lorigine » (8, 44) et donc « prince de ce monde » (12, 31, etc.). Le Fils, qui est le Verbe, est lumière qui vient dans le monde (8, 12, 46), vérité, vie. Il se révèle dans le monde pour le sauver (3, 17). Mais il ne vient pas de celui-ci (18, 36). Ceux qui lont accueilli sont lobjet de la haine du monde (1 Jean, 3, 13). Ils doivent donc adopter quelque chose comme une éthique de lêtre-dans-le-monde, telle que la définit le Christ dans la « Prière sacerdotale » : « Dans le monde vous avez de la tribulation (thlipsis), mais ayez courage, jai vaincu le monde » (Jean, 16, 33). Cet état de choses est pourtant provisoire : « Le monde passe, et avec lui son désir ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (I Jean, 2, 17). Dès maintenant, la foi, qui met le croyant en contact avec Dieu, « vainc le monde » (5,4). Le monde désigne donc ici les hommes qui lhabitent et la situation dans laquelle ils se trouvent. Les écrits de Jean ne contiennent rien qui relèverait dun inventaire du contenu du monde créé, rien dune cosmographie. C. ÉCRITS PAULINIENS Rémi Brague place ici les écrits de Paul après ceux de Jean, nonobstant la chronologie probable, puisquon considère le plus souvent les écrits johanniques comme les plus tardifs du Nouveau Testament. Il le fait pour des raisons de fond. En effet, on y trouve déjà, à lintérieur du concept de monde (kosmos), un glissement de lanthropologique au cosmographique Le mot « monde » désigne parfois la création (Romains, 1, 20), ou la terre habitée (ibid., 1, 8). Mais il désigne surtout la vie humaine. Vivre, pour lhomme, cest « user du monde » (khrèsthai ton kosmon) (1 Corinthiens, 7, 31). Le monde, constitué par les soucis de lhomme déchu (la « chair »), se retourne contre lui et lasservit (ibid., 7, 32-34). Se régler sur lordre du monde, cest définir une règle daction, la « sagesse du monde» (1, 20. 27-28; 2, 6. 8 ; 3, 18-19). Or, commeJean,Paulconnaîtlidéeapocalyptiqueselonlaquellele monde«passe». Sil nest que provisoire, sy fier est folie : Dieu a « rendu folle la sagesse du monde » (1, 20). En même temps que le monde, tout ce qui le structure est frappé de folie, aussi bien la Loi juive que la philosophie grecque[34]. Il recommande donc aux chrétiens : « Ne vous conformez (suskhèmatizesthe) pas à ce monde (aiôn), mais transformez-vous par le renouvellement de lesprit » (Romains, 12, 2). Ce qui « passe », et ce à quoi il ne faut pas se conformer, est le skhèma du monde : « La figure (skhèma) de ce monde passe » (1 Corinthiens, 7, 31). Le skhèma nest pas limage comme simple représentation, comme « vision du monde » ; le mot désigne limage qui permet une pratique, celle qui permet de « sy prendre » dans la mesure où elle donne de la « tenue » (ekhein) au monde. Lidée de quelque chose comme une structure du monde apparaît ainsi, et avec elle une cosmographie. Elle [la cosmographie] est implicite dans lachristologie des Epîtres de la captivité : la mort du Christ établit avec Dieu un contact, un accès (Éphésiens, 2, 18), qui ne passe plus par les éléments du monde. Le monde est en effet entré sous le contrôle de puissances « mondaines » qui se veulent indépendantes de Dieu, et donc mauvaises. Il en est ainsi de ce que Paul appelle la « puissance de lair » (2, 2). Mais ces puissances ignorent le plan de Dieu. En particulier, lévénement du Christ leur est inconnu (1, 21 ; 3, 10 ; 6, 12). Elles sont en conséquence dépossédées de leur souveraineté par le Christ (1 Corinthiens, 15, 24). La dimension cosmique du salut apparaît nettement dans un passage où le contexte densemble est une critique simultanée de lastrologie et de lattachement aux fêtes juives dont les dates sont déterminées par les révolutions astrales. Il y a là deux façons dêtre asservi aux corps célestes qui sont, dans le monde, ce quil y a de plus cosmique. Mais ils sont aussi ce que le monde comporte de plus rudimentaire : « Quand nous étions enfants, nous étions esclaves des éléments (stoikheia) du monde » (Galates, 4, 3)[35]. Ils étaient les précepteurs dont nous avons maintenant quitté la tutelle peut-être est-ce là la première apparition de lidée dun âge adulte de lhumanité, dune émancipation. « Maintenant que vous connaissez Dieu, ou plutôt que vous êtes connus de Dieu, comment retournez-vous aux éléments {stoikheia) faibles et mendiants que vous voulez servir à nouveau ?» (ibid., 4, 9). Replacés par le baptême dans le Christ lui-même, nous sommes morts avec lui aux éléments du monde : « Si vous êtes morts avec le Christ et arrachés aux éléments (stoikheia) du monde, pourquoi vivez-vous comme si vous viviez dans le monde ? » (Colossiens, 2, 20-21). Les écrits de Paul contiennent donc une cosmographie ; mais elle reste implicite. Elle na dailleurs guère besoin dêtre explicitée : dune part, parce que Paul reprend limage du monde de son temps et, dautre part, parce quelle ne constitue quun décor. Les constituants de lunivers physique nacquièrent une pertinence que parce quils sont entraînés dans le drame du salut. Et cette histoire est justement celle de leur mise hors circuit. ▲ Ainsi, avec le Nouveau Testament, et pour la première fois de façon explicite, la « sagesse du monde » est nommée. Mais cest pour être aussitôt retournée et convaincue de folie. Le sage est bien celui qui sait lire les signes du monde. Mais ces signes sont des « signes des temps» (Matthieu, 16, 3) ; ils sont lus à même un monde qui passe, et désignent, au-delà de celui-ci, lintervention historique de son créateur. Le Coran Le Livre sacré de lislam[36] se distingue de ceux du judaïsme et du christianisme par plus dun trait. En particulier, les deux Testaments sont composites et ont été rédigés sur une longue période - plusieurs centaines dannées pour lAncien, quelques dizaines pour le Nouveau. Le Coran a, en revanche, une unité dorigine : un seul auteur Allah [« Le Dieu par excellence »], pour les musulmans, Mahomet pour lés autres - et une rédaction échelonnée sur une vingtaine dannées, même si lassemblage posthume de ses éléments a occupé une période plus longue. Rien détonnant, donc, à ce que lon y rencontre une doctrine assez unifiée. En revanche, comme on le sait depuis longtemps, le Coran élabore beaucoup déléments des Livres antérieurs et des apocryphes, parvenus à Mahomet par divers canaux, oraux ou écrits[37]. Les éléments principaux de sa vision du monde reprennent donc certaines données de lAncien et du Nouveau Testament, mais avec certains déplacements daccent, qui ont donné lieu, dans la tradition musulmane postérieure, à des développements qui possèdent une certaine originalité. A. LE MONDE COMME CRÉATION Lidée de monde nest pas présente clairement dans le Coran Le mot demprunt (à laraméen) âlam, qui le rend dans la langue classique, ny est présent quau pluriel, et non sous la forme habituelle awâlim, mais comme alamün, qui désigne les habitants du monde et les hommes en particulier. La formule récurrente rabb ul- alamïn, rendue traditionnellement par « Seigneur des mondes » ou « de lunivers », signifie probablement « Seigneur des hommes[38] ». Le « monde » non nommé est lensemble des objets créés par Allah, ce qui est tautologique Allah seul pouvant créer ; les divinités des idolâtres ne sont pas capables de créer, ne fût-ce quune mouche. Allah crée sans fatigue. Il lui suffît en effet, pour créer, de dire « sois ! » à une chose, et elle est[39]. Comme dans la Genèse, la Création a eu lieu en six jours. Selon un passage, la terre fut créée en deux jours. Plusieurs autres représentent Allah créant, puis sasseyant sur son trône. Allah peut ajouter à la création ce quil veut. Lidée dune création continuée par la providence est peut-être présente là où il estdit quAllah « élabore lordre [au sens de commandement] (yudabbiru l-amr)[40] ». Il semble même que le Coran, qui ne connaît pas lidée biblique dun repos sabbatique de Dieu après luvre de la création, ne distingue pas création initiale et maintien du créé par la providence. Ainsi, Allah « retient les cieux et la terre pour quils ne saffaissent point[41] ». Lobjet de lacte créateur nest pas subsumé sous un terme unique Comme dans la Bible, il est souvent désigné comme « le ciel et la terre », auxquels sont ajoutés souvent « ce qui est entre les deux » ou « les étoiles ». Les énumérations peuvent être résumées par « toute chose », cette dernière expression pouvant aussi apparaître seule. Lexclamation : « Celui qui a bien fait toute chose quil a créée » rappelle le récit sacerdotal de la création[42]. Mais il y a une nuance capitale la totalité des créatures est : sommative dans la Bible, dans ladmiration de larticulation qui leur donne leur consistance ; et là, distributive où chaque créature est prise dans sa singularité, sans communication avec le reste du créé, voire sans autre lien quavec Allah. La structure du monde est exposée en marge des quelques indications sur sa fabrication par Allah. Ainsi, les cieux ne reposent sur aucun pilier visible. Un passage reprend lidée dune séparation originelle du ciel et de la terre. Un autre implique lébauche dune cosmographie sphérique[43]. Celle-ci distingue sept cieux auxquels correspondent sept terres. Il semble que les astres soient un rempart contre les démons qui y sont enfermés. B. LES SIGNES Les premières sourates, dictées à La Mecque : commencent par utiliser les phénomènes de la création comme témoins dun serment ; elles tournent ensuite à lapocalypse et annoncent une catastrophe cosmique, un tremblementdeterre,uneouvertureducielouunesériede phénomènes extraordinaires. Le Coran reprend la transposition apocalyptique des « signes des temps », déjà réalisée dans les Évangiles Transposition consistant à faire des régularités naturelles les signes dune irruption définitive du jour du Jugement : Allah qui crée lhomme dune goutte de sperme saura bien le ressusciter ; Allah, par la pluie, fait sortir la végétation, et cest ainsi quil fera sortir de terre les ressuscités. Celui qui na pas eu de peine à créer le ciel nen aura pas à ressusciter lhomme. Dune manière générale, les phénomènes naturels sont une preuve de la bonté divine [44] Le thème des « signes » (âyât), sans doute annoncé dès la première période mecquoise, devient lancinant dès la seconde. Citons quelques exemples : « En vérité, sont certes en cela des signes pour ceux ayant de lesprit » ; « En vérité, dans les cieux et la terre sont certes des signes pour les croyants. En votre création et en ce quil engendre de toute bête sont des signes pour un peuple qui est convaincu. Dans lopposition de la nuit et du jour, dans la pluie quAllah fait descendre du ciel, par laquelle il fait revivre la terre après sa mort, dans le déchaînement des vents, sont des signes pour un peuple qui raisonne. » Lidée est résumée en une formule : « Allah a créé les cieux et la terre, avec sérieux. En vérité, en cela est un signe pour les croyants[45]. » On peut articuler le thème en quelques points : a) la réalité sensible est un langage par lequel Allah parle à lhomme. Elle est appelée, la plupart du temps, un signe, mais aussi un rappel, un aide-mémoire (dikrà) ; b)lhomme peut le déchiffrer et en déduire lexistence et la générosité dAllah, c) encore faut-il quil fasse preuve dintelligence (nuhan), de « cur » (lubb) ; d) il faut donc quil use de ces facultés et entende (sama a), réfléchisse (tafakkara), comprenne {aqala, tadakkara ou iddakara) ou croie (âmana)[46]. Nous sommes invités à « considérer » (nazara) le royaume du ciel et de la terre, comme la fait Abraham, qui en a déduit lunicité du Créateur thème venu du judaïsme[47]. Ainsi la sourate « Les abeilles » dresse-t-elle un vaste tableau de la création : cieux et terre, lhomme, les animaux, la pluie et la végétation quelle fait pousser, les astres, la terre avec ses couleurs variées, la mer avec ses poissons et ses perles, les montagnes ; elle reprend le thème un peu plus loin en répétant à trois reprises la clause : « pour ceux qui comprennent[48] ». Il ne semble pas que Mahomet ait distingué sous ce rapport le « naturel » et le « culturel » En effet, les signes invoqués peuvent appartenir aux domaines les plus divers et être lobjet dénumérations qui juxtaposent des réalités dont les statuts ontologiques sont tout différent. Il en est ainsi de ce qui est « naturel », « historique » et «artificiel» : les régularités naturelles sont sur le même plan que les gesta Dei dans lhistoire. Ainsi, la sourate « Yâ Sîn » mentionne comme signes la fécondité de la terre, la nuit et le soleil, puis lhistoire de larche de Noé ; lidée de « signe » englobe des rappels historiques, en particulier bibliques : lhospitalité (philoxénie) dAbraham ou larche de Noé ; elle forme le refrain de la sourate « Les poètes »[49]. Lhistorique est constamment juxtaposé à des exemples tirés de la nature. Et les mêmes expressions, comme par exemple « rappel » (dikrâ), désignent le rôle des signes naturels et celui des récits historiques. Par ailleurs, les artefacts sont tout aussi bien des « signes » que les phénomènes météorologiques ou relevant de la végétation. Cest tout spécialement le cas des bateaux (fujk), qui ne sont pas cités moins de seize fois[50]. Il est vrai que laccent est mis moins sur le vaisseau comme fabriqué que sur la façon dont leau est rendue capable de faire flotter une telle masse. Sil en est ainsi, lidée se trouve chez saint Ephrem, qui a peut-être indirectement influencé Mahomet[51]. Allah a mis la mer à la disposition de lhomme afin que les bateaux y voguent ; il fait souffler le vent qui les meut ; il fait venir laccalmie et leur assure une navigation paisible. C. LHOMME Lhomme, lecteur de ces signes, est une créature privilégiée : Allah lui a donné une forme harmonieuse ; le créé est soumis à lusage de lhomme, y compris le soleil et la lune ; mais ce que lhomme a dunique nest que rarement mis en rapport avec ce qui relève du cosmologique ;. il ne semble pas non plus que la distinction entre le monde et le « moi » soit faite de façon stricte, comme le laisse supposer la juxtaposition, en une même série, des phénomènes naturels et de lâme. Cest très net dans : « Sur la terre, il y a des signes pour ceux qui sont convaincus (li-l-müqinïna), et en vous (fi anfusikim, littéralement : dans vos âmes) [aussi]» ; ailleurs, il semble que cette distinction soit pratiquée, comme dans le célèbre verset dans lequel Allah est censé dire : «Nous avons proposé la confiance (amâna) aux cieux, à la terre et aux montagnes. Ils ont refusé de sen charger, et sen sont effrayés, alors que lHomme sen est chargé [...] ». Mais la suite du verset, qui insiste sur linjustice et lignorance de lhomme, semble nuancer le privilège dabord reconnu à celui- ci. Toute créature, et pas seulement lhomme, adore Allah ainsi les montagnes[52]. Le Coran contient-il une doctrine sur la tâche de lhomme qui conçoive celle-ci à partir de sa relation à lunivers physique ? Àplusieursreprises,leCoran insiste sur lidée que la création na pas été faite par jeu : « Nous ne créâmes ni les cieux ni la terre ni ce qui est entre eux par simple jeu (lâHbïna). Nous ne les créâmes quavec sérieux (bi-l-haqqi) [...] ». « Nous navons pas créé le ciel, la terre et ce qui est entre eux en jouant. Si nous avions voulu y prendre un amusement (lahw), nous laurions pris spontanément si Nous lavions fait. » « Nous navons pas créé le ciel la terre et ce qui est entre eux à la légère (bâtilan). Ceci est lhypothèse (zann) de ceux qui sont infidèles [...]». Il est possible que la formule récurrente selon laquelle Allah a créé bi-l-haqqi doive se traduire dans les autres passages également par « avec sérieux », et non pas par « en vérité », comme on pourrait le faire aussi. Il nest pas impossible que linsistance du Coran sur la gravité de la vie humaine et son rejet dune interprétation hédoniste de celle-ci fassent système avec le sérieux même de la création. En revanche, il est peu probable quil sagisse ici dune affirmation métaphysique sur le but dernier de la création, qui sopposerait à des théories sur le caractère ludique de lêtre. Il est affirmé en parallèle avec lidée dun délai fixé (agal musammâ)[53]. Cest pourquoi Rémi Brague se demande sil ne faudrait pas songer à un contexte juridique, et comprendre quAllah na pas fait le monde à fonds perdu, mais comme un investissement qui doit lui revenir. Allah, dans un passage unique, et souvent commenté, annonce quen lhomme il va créer sur la terre un halïfa [califat] Depuis une date assez récente, on croit pouvoir en tirer que lhomme reçoit la dignité de «VicairedAllah»(«calife»)sur la terre. Or, le mot arabe ainsi rendu signifie « successeur », plus spécialement celui qui succède au propriétaire dune terre tombée en déshérence ce qui ne peut être le cas pour Allah. Il nest donc pas impossible que lidée sous-jacente soit que lhomme succède comme occupant de la terre...aux anges[54]. Il est hors de question que Allah délègue quoi que ce soit à lhomme. On le voit quand on compare la version coranique et la version biblique dune même scène : selon le Coran, Allah enseigne à Adam les noms de toutes choses ; en revanche, le Dieu biblique ne nomme que cinq choses (jour/nuit, ciel/terre/mer) et laisse lHomme nommer les animaux, acceptant ainsi dapprendre quelque chose de sa créature ▲ .Rémi Brague sefforce maintenant de dégager des éléments communs aux Écritures tenues pour révélées et esquisser quelque chose comme un modèle « abrahamique ». Le monde est créé par un Dieu bon, qui affirme à chaque étape de la création que ce quil vient de susciter librement dans lêtre est « bon », voire, en son édifice ordonné, « très bon » (Genèse, 1). Mais les réalités qui semblent les plus sublimes à lintérieur du monde physique ne sont pas les plus hautes. Elles sont en fait de moindre valeur par rapport à lhomme, quelles servent. Lhomme na donc pas à se régler sur les réalités du monde, mais doit chercher ailleurs un modèle de conduite. Ce modèle est en dernière analyse Dieu lui- même. Celui-ci se manifeste moins par sa création que par une intervention plus directe ; il peut : soit donner au monde sa loi, comme dans le judaïsme et lislam, soit même entrer dans celui-ci en sincarnant, comme dans le christianisme. IV. LAUTRE AUTRE La gnose De façon très générale, la gnose (du grec gnôsis : connaissance) est un concept philosophico-religieux selon lequel le salut de l'âme (ou sa libération du monde matériel) passe par une connaissance (expérience ou révélation) directe de la divinité, et donc par une connaissance de soi[56]. Rémi Brague a souhaité la décrire ici à titre de quatrième et dernier modèle en privilégiant un aspect de celle-ci, lanticosmisme[57]. Selon lui, la gnose désigne un ensemble complexe de mouvements qui sont loin de constituer un corpus doctrinal commun, et dont lunité nest peut-être quartificielle, mais où lon peut identifier comme une « sensibilité » commune[58]. Par ailleurs, cette Stimmung dépasse les frontières de la gnose, pour teinter lensemble du monde méditerranéen vers le IIe siècle de notre ère, que lon a caractérisé comme un « âge dangoisse », angoisse due peut-être à un « manque daudace »[59]. Rémi Brague a choisi de terminer par la gnose cette galerie des modèles cosmologiques, tout dabord pour de simples raisons de chronologie. Il ne semble pas, en effet, que le mouvement gnostique soit antérieur à lère chrétienne, ni même à la destruction du Temple de Jérusalem en 70. La gnose est postérieure au christianisme ou, du moins, se situe après les mouvements apocalyptiques de la fin du judaïsme vétéro-testamentaire. Il se peut que la gnose ait été une des réponses à ceux-ci. Il nentrera pas dans la question disputée de ses origines. Elles sont peut-être juives, et en tout cas postjuives. La gnose est aussi postbiblique pour des raisons de fond : elle est une réponse à certaines thèses de la théologie biblique ; sa mythologie est une inversion de lexégèse juive du début de la Genèse ; une certaine valorisation négative du monde est présente dans certaines sectes juives et peut-être même à Qumran[60]. La gnose est également postphilosophique : On peut lire certains aspects de la pensée grecque en y retrouvant certaines harmoniques gnostiques. Et laccent même mis sur le savoir est grec. Certains traits gnostiques sont présents même dans le platonisme, et dabord chez Platon lui-même - doù provient, selon le néoplatonicien Plotin ( 270), tout ce quil y a de bon dans la gnose. Ce que corrobore la présence dun passagedePlaton,traduiten copte, dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi[61]. Parmi les thèmes platonisants qui permettent une réinterprétation gnostique, on trouve le Démiurge et lidée selon laquelle il pourrait ne pas être bon. Le fait de la présence de lâme dans le monde nest pas, lui aussi, sans poser problème Elle est la conséquence dune chute dont la raison est peu claire dans le moyen platonisme, y compris chez le néoplatonicien Plotin (270), et fort débattue chez les interprètes. Mais, dès Platon, on voit apparaître un problème : la présence de lâme dans le monde est un bien pour celui-ci, mais un mal pour celle-là. Dans le Timée, la chute de lâme est le prix à payer pour la perfection du monde : les dieux doivent réaliser un monde parfait qui comporte donc les quatre espèces de vivants [Les Astres, dieux visibles Les Divinités mythologiques Les vivants mortels (c) et (d) leur âme, par les soins des dieux seecondaires] . Or, à lorigine, seul est créé lHomme primitif, sorte d'Adam qadmon, qui, en principe, devrait pouvoir ne pas chuter. Et les animaux ne peuvent surgir de lui quune fois que lhomme est tombé. Ainsi, la gnose remythologise ce que la philosophie avait rationalisé De la sorte, elle ne fait pas que subir linfluence de la philosophie ; elle se situe explicitement par rapport à elle, pour lui répondre et sen distancier. Anticosmisme Sil faut ici à Rémi Brague parler de la gnose cest, quelle aussi, a proposé un modèle de rapport au monde. Qui plus est, ce rapport au monde semble bien être une des clefs de lattitude gnostique, point qui a été mis en lumière par lhistorien du gnosticisme Hans Jonas (1903-1993), et Henri-Charles Puech (1902-1986). La façon dont la gnose voit le monde explique en effet toute une série dautres traits de la mentalité gnostique. Cest le cas, par exemple, de lattitude envers le corps, en une logique qui a bien été vue par le Père de lÉglise carthaginois Tertullien (160-220) : si le corps est ce par quoi nous sommes au monde, et si le monde est mauvais, il ne faut pas que le corps puisse ressusciter. Sur ce point, la gnose soppose aussi bien à la vision « grecque » du monde quà la Révélation biblique dans son interprétation orthodoxe, en ce quelle rejette le postulat commun à ces deux modèles. Ceux-ci peuvent bien sopposer quant à lorigine du monde : étemel pour les Grecs (que cette éternité ne concerne que la matière ou sétende aussi à larrangement de ses parties), créé pour les adeptes des religions bibliques. Mais ils saccordent quant à la valeur de ce qui est, à savoir sa « bonté » fondamentale. Celle-ci, à son tour, peut être due à plusieurs facteurs : selon la Bible et, avec des nuances, selon le Timée, elle est une conséquence de son origine en un Créateur parfaitement bon ; pour Aristote, la bonté du monde tient à sa parfaite permanence ; pour les stoïciens, elle exprime son identité avec Dieu lui-même. Mais le principe est sauf. Et cest justement à celui-ci que la gnose soppose de front. On a fait valoir contre Hans Jonas que, dans le gnosticisme et les religions qui en sont issues, lanticosmisme nest pas présent partout avec la même intensité. De même, le manichéisme semble avoir connu des attitudes plus pacifiées, comme en témoigne ce texte : « Les Sages et les Justes sont capables de reconnaître la pure bonté, infinie dans lespace et le temps, du Paradis, dans la bonté mélangée, limitée et transitoire du monde. Et, de la même manière, dans le mal dénombré et limité que lon voit dans le monde on reconnaît le mal sans nombre et sans limitation de lenfer. Et si lon ne voyait pas dans le monde le bien et le mal limités et transitoires, ainsi que le mélange de lun avec lautre, le commandement qui nous enjoint de nous écarter du mal et de parvenir au bien ne pourrait pas venir à notre pensée[62]. » Qui plus est le monde, pour le manichéisme, est une machine de salut : un dispositif destiné à libérer, à recueillir et à purifier la lumière qui y est retenue captive[63] : « Le sens du monde est la rédemption que doivent opérer les hommes [plus exactement : les élus]. Et dans la mesure où celle-ci [...] est interprétée comme un processus purement physique, le cosmos dans sa totalité apparaît désormais comme le porteur et linstrument de ce processus même : depuis les trois roues [les sphères sublunaires : eau, vent, feu] jusquaux deux vaisseaux lumineux, la lune et le soleil, jusquà la roue à douze godets du zodiaque, et jusquau paradis de lumière, il forme une gigantesque machine, artistement agencée et manuvrée, dont le but est la remontée (ahramisn) de la lumière libérée. Cest ainsi, dans ce mythe physico-mécanique, que se présente la soumission de lappareil cosmique au but qui est la rédemption de la lumière : le monde terrestre nest plus seulement, comme dans la doctrine de Zoroastre, la scène du combat contre le monde ; il est un dispositif à cet effet. » Dans la gnose elle-même, lanticosmisme nest pas non plus partout aussi net : Il lest surtout chez Marcion (85-160)[64] ; Valentin (100-160)[65], en revanche, représente une gnose cosmogonique, dans laquelle le monde est déjà présent dans le plérôme [plénitude divine], et nest donc pas entièrement mauvais. Dautres sont plus nuancés, comme Hermogène[66]. Dans sa cosmologie dallure platonicienne, le kosmos mérite bien son nom, mais conserve une partie désordonnée, de matière sauvage : le Démiurge « prit une partie du Tout et lapprivoisa (hèmerôse), et laissa lautre emportée en désordre. Il dit que ce qui est apprivoisé est le kosmos, et que le reste demeure sauvage (agrios) et est appelé matière sans ordre (hulè akosmos) ». Dans le meilleur des cas, le rôle du monde est pédagogique : Cest le cas chez Ptolémée (100-170)[67] : « Les éléments spirituels, que Sagesse [Achamoth] sème depuis lors jusquà maintenant dans les âmes justes, éduquës ici- bas et élevés, et, du fait quelles avaient été envoyées enfants, parvenues plus tard à la perfection, seront donnés en fiancées aux anges du Sauveur. » Un monde dévalorisé La tonalité fondamentale ces nuances étant mises à part , reste à une dévalorisation de lunivers physique Même Ioan Couliano[68] ne cite pas un seul texte dans lequel il serait affirmé que le monde serait bon ; tout au plus déduit-il une relative inocuité de celui-ci. Force lui est dailleurs davouer que le monde, pour les gnostiques, est une erreur, inutile, et que sa disparition finale est une libération. Un texte de Nag-Ham-madi laffirme explicitement : « Le monde (kosmos) a été produit par une chute (paraptôma). » Il est une illusion (phantasia). Le monde a été fait par un Démiurge qui nest pas le Dieu suprême, mais un être qui lui est subordonné. Les différents gnostiques mettent laccent sur des caractéristiques négatives qui peuvent être différentes. Pour les uns, il est ignorant. Ainsi, pour Basilide[69], le Démiurge ne sait pas quil y a au-dessus de lui quelque chose de plus parfait. Pour les autres, comme Ptolémée, il est carrément mauvais. Le beau et le bon, dans lhellénisme classique, étaient presque constamment associés ; dans le Timée, ils constituaient deux caractéristiques du monde supposées inséparables et simpliquant mutuellement - même si ce lien apparaît plus problématique à un examen. Approfondi ; dans la gnose, en revanche, le monde peut être beau, mais il nest pas bon. En effet, il est matériel, facilement passible, incomplet, mouvant. Il est bon (agathos) dans la mesure où il produit toutes choses, mais il nest pas bon quant à ses autres aspects, puisquil est passible, mobile et producteur dêtres passibles. Le monde est même la plénitude du mal (plè- rôma tès kakias), alors que Dieu est celle du bien. Le monde est la pleine mesure (to sumpan horos) du mal. La mauvaise qualité du monde a diverses causes possibles, elle peut provenir : de ce quil est bâclé et donc mal fait. Cest le cas dans certains textes du Corpus hermeticum ; du fait quil soit simplement mauvais la « mauvaiseté » du monde , sans que ce soit le fait dune méchanceté ou une malveillance ; du fait, enfin, quil soit bel et bien méchant ; cest ce qui émerge de la gnose. Pour elle, le monde est bel et bien méchant. Cest une puissance mauvaise qui règne au firmament cest-à-dire justement là où, selon la pensée grecque « classique », le Bien devrait être à son comble. Un texte parle du « firmament, où habite le prince de ce monde », et dans un texte parallèle, on lit : « Je vis Satan assis dans le firmament du ciel. » Cest pourquoi il est important que le monde disparaisse en entier : « Le Tout doit se dissoudre, aussi bien les choses terrestres que les choses célestes. » Le monde est bien dun ordre rigoureux et incontestable, voire dune beauté fascinante Mais sa beauté est la beauté du diable, elle est un piège destiné à séduire lâme. Et son ordre sert en fait à en rendre impossible lévasion. Pour le prisonnier, habiter une prison bien construite est plutôt cause de désespoir que dencouragement. La gnose accentue encore la régularité et la puissance du kosmos de lhellénisme classique, mais en en changeant le signe, du positif au négatif. La terreur cosmique Le monde est un lieu de torture pour la lumière, dans le manichéisme spécialement :le monde est sa croix, en une crucifixion généralisée ; pour la gnose, il lest de toute façon pour lâme. Plotin parle de tout le « cinéma » (tragôdia) que font les gnostiques sur les dangers que lâme courrait dans les sphères du monde. Et un texte de Nag Hammadi porte effectivement : « Nous ne possédons rien en ce monde, de crainte que la Domination qui est survenue dans le monde ne nous retienne dans les sphères célestes, celles où demeure la mort universelle entourée des [morts] particulières. » Les puissances du monde apparaissent comme source de terreur. Cest le cas dans un papyrus magique grec, qui contient une invocation à la Grande Ourse. Ou encore dans un autre texte magique selon lequel les sept planètes sont lancées à la poursuite de lhomme, qui ne peut échapper à leur influence. Un texte mandéen [en langue dIran et dIrak], qui, dans sa forme actuelle, remonte sans doute au VIIIe siècle, mais fait la synthèse de représentations plus anciennes, exprime bien ce sentiment du monde physique. Le locuteur y est décrit contemplant le monde entier au-dessus de lui : non seulement les astres, mais « les anges qui sont placés au-dessus du ciel, qui sont aussi placés au-dessus de la terre, les douze signes du zodiaque ». Lévocation du monde céleste et terrestre depuis les anges qui président aux quatre éléments jusquaux arbres et aux fruits , mène aux interrogations sur lorigine: « Qui me dira doù ils sont venus, sur quoi ils sappuient, et sur quoi ils se tiennent ? » La structure statique est animée par un mouvement ordonné : les anges qui attirent les étoiles, le jour et la nuit, en font une succession comparable à un système de relais. Ce retour régulièrement alterné des phénomènes célestes ninduit pas chez les hommes des sentiments constants Au contraire : il y a bien des gens qui se réjouissent de cela, bien [dautres] qui en sont troublés et disent : pourquoi le jour sest-il levé et pourquoi le matin est-il venu ? Et cet autre relais, qui se lève la nuit : il y a bien des gens qui sen réjouissent, et bien [dautres] qui en sont troublés,.,pleurent, et disent : Pourquoi la nuit est-elle venue et pourquoi la lune sest-elle levée ? » Notre insatisfaction est comparable à celle de Job languissant après la nuit quand il fait jour, pour attendre ensuite impatiemment que le jour se lève. Nous sommes ainsi radicalement déphasés : aucun temps nest favorable Linstabilité est dans les choses mêmes : les étoiles « changent de jour et de nuit, tournent et se retournent au ciel, et nont aucune permanence dans une place ». Leur seul trait constant est négatif : « Elles ne produisent rien de bon pour les enfants des hommes : elles appauvrissent lun, enrichissent lautre ; elles causent des dommages à chacun ; elles font de lesclave un homme libre, et de lhomme libre un esclave. » De plus, les astres ne font pas que bouleverser et ruiner des situations matérielles. Leur action maléfique est plus profonde, puisquelle sétend jusquaux âmes, quelles plongent dans lerreur : « Elles circonviennent les âmes des enfants des hommes et les séduisent, de telle sorte quils se trompent. Elles les bernent et retiennent chez elles bon nombre de leurs âmes, jusquau dernier jour. » Celui qui se fait le spectateur dun monde ainsi constitué tremble et frissonne ; son corps se crispe en un spasme douloureux, les soupirs montent à son cur, ses jambes se dérobent sous lui. Considérant la situation, il comprend sa déréliction dans un monde mauvais et conclut : « Mes frères aînés mont abandonnédanscemonde du mal, ils ne viennent pas et ils ne me rachètent pas dici. » .Peu importe ici que cette scène très noire ne soit que le prologue dune délivrance et quelle prélude, ici comme dans toute la gnose, à lannonce de la venue dun Sauveur. Seule la façon dont le monde est perçu, intéresse ici Rémi Brague Il est pour lâme un lieu dangoisse : « Peine (ponos) et angoisse (phobos) recouvrent les choses comme la rouille recouvre le fer. » Selon un texte de [la ville de Haute Égypte] Nag-Hammadi, langoisse peut devenir épaisse comme un brouillard. Langoisse est même la matière première du monde : il nest pas seulement dans langoisse, il est pour ainsi dire « en » angoisse comme une planche est en bois. Selon les valentiniens, le Démiurge a créé les esprits du mal à partir de la tristesse (lupè), les animaux à partir de la crainte (phobos), « et ce qui est créé à partir de leffroi (ekjplèxis) et de limpossibilité de sen sortir {aporia),ce sont les éléments du monde ». La même doctrine est rapportée par Irénée. Lâme dans le monde Pour les Grecs « classiques », notre présence dans le monde nest pas thématisée, car elle va de soi. Pour les gnostiques, elle a cessé dêtre une évidence et elle est devenue un problème lancinant qui se ramifie en une batterie de questions : « Comment sommes-nous retenus en cette demeure ? Comment sommes-nous venus en ce lieu ? De quelle façon en sortirons-nous ? Comment possédons-nous la liberté de parole ? Pourquoi les Puissances nous combattent-elles ? » Notre présence dans le monde est pensée à travers plusieurs images négatives telle celle du cauchemar, ou celle de labandon : lâme est abandonnée dans le monde comme un avorton dans linforme ; également le mouvement violent par lequel nous avons été mis au monde. Notre présence dans le monde est la conséquence dun jet. Limage revient sans cesse, comme dans le célèbre catéchisme, proche du texte qui vient dêtre cité : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés (pou eneblèthèmen) ? Vers quel but nous hâtons-nous ? Doù sommes-nous rachetés ? Quest-ce que la génération ? Et la régénération ?» Limage revient dans la Pistis Sophia ; chez les Naassènes, lâme, «jetée (errimenë) vers le malheur (eleos), se lamente ». Ailleurs, elle supplie : « Rachète-nous des ténèbres de ce monde, dans lequel nous sommes jetés. » Certes, limage du jet nest pas propre à la gnose. On peut la rapprocher de la célèbre comparaison épicurienne selon laquelle lhomme, à sa naissance, est comme un naufragé drossé (proiectus) au rivage. Limage du monde comme secoué par une tempête où des milliers font naufrage se trouve dailleurs également chez Mani. Cependant, derrière le parallélisme des métaphores, ce sont deux représentations diamétralement opposées qui saffrontent. En effet, chez Lucrèce, limage sert à montrer que le monde nest pas fait pour lhomme : le monde a ses lois propres qui ne se règlent pas sur les besoins de lhomme, lequel y est comme superflu ; dans la gnose, il sagit plutôt de montrer, à linverse, que lhomme nest pas fait pour le monde : lhomme est trop bon pour le monde. Le pessimisme cosmologique des gnostiques est compensé par un «optimisme anthropologique délirant». Le rapprochement, devenu classique depuis [lhistorien du gnosticisme] Hans Jonas (1903-1993), avec le concept d « être-jeté » (Geworfenheit) forgé par Heidegger nest pas vraiment convaincant. Le monde nest pas notre lieu naturel Cest pourquoi « les bons nentreront pas dans le monde ». Ou, sils y sont, ils y sont perdus. Selon le gnostique Héracléon[70], à la fin du IIe siècle, « ce qui est propre («oikeion) au Père - à savoir lesprit - est perdu (apolôlenai) dans la profonde matière (hulè) de lerrance {plané) ». Y entrer, cest même entrer dans la mort, cest moins naître que mourir : « Celui quenfante la Mère est amené vers la mort, cest-à-dire vers le monde (eis thanaton [...] kai eis kosmon). » Le monde est par excellence non notre demeure, mais soit une prison, soit en tout cas ce qui ne nous est pas approprié ou familier, linhabitable, pourrait-on dire au prix de la sur-traduction du terme technique anoikeion. Le jeu de mots implicite sur ce qui est « propre » (oikeios) et ce qui est « habitation » (oikia) - on peut songer à des termes français comme « habiter / habitude », « familier » - est présent chez Héracléon : ce qui est tombé dans la matière est le « propre » du Père ; Capharnaüm (Jean, 2, 12) désigne « ces extrémités du monde, ces choses matérielles vers lesquelles il est descendu. Et cest parce que ce lieu était inhabitable (anoikeion), dit-il, quon dit quil ny a rien dit ni fait. Lorsque Jésus annonce au centurion : ton fils vit, il veut dire quil est comme il faut (oikeiôs) et convenablement, sans plus faire ce qui ne convient pas (anoikeia)» : pour les stoïciens, cest le méchant qui est un étranger dans le monde, dont le sage est lhonnête citoyen ; pour les gnostiques, nous sommes par rapport au monde trop bons pour ne pas y être comme des étrangers. Cela vaut dabord pour le Christ, qui le quitte pour cette raison. Mani se sent lui aussi, par rapport aux autres groupes religieux, étranger et solitaire (othneios kai monèrès) dans le monde, et cet isolement correspond bien à sa situation ontologique : lâme est dans le monde comme une étrangère. La révélation gnostique est souvent mise au compte dun Étranger. Ainsi lauteur supposé dune apocalypse, Seth lAllogène, et peut-être Elisha ben Abouya, le « Aher » (« lAutre ») du Talmud. La connaissance gnostique est essentiellement « connaissance étrangère » (.xenè gnôsis). Lélection et son objet sont elles aussi étrangères, car elles sont supracosmiques : « Je suis [lâme du sage et du gnostique] sur terre avec vous un résidant (paroikos) et un métèque (parepidèmos) (Genèse, 23, 4 ; Psaume 38, 13). Cest de là que partit Basilide pour dire que lélite du monde est étrangère (xenèn tèn eklo- gèn tou kosmou), en tant quelle est par nature supra-cosmique (huperkosmion). » Se sentant étrangère au monde, lâme cherche lissue qui lui permettra den sortir pour regagner son monde véritable Selon les Naassènes, Jésus demande au Père de lenvoyer pour aider lâme. Celle-ci « cherche à fuir lamer chaos, et ne sait par où passer ». Ailleurs, on loue Dieu « qui a ainsi donné à un homme une porte dans un monde étranger ». Lâme doit percevoir lappel venu dailleurs qui lui révèle sa vraie nature. La libération apportée par le Sauveur (qui peut être le Christ) libère des puissances du monde, en particulier de linfluence des astres, permettant du coup la remontée au Père transcendant. Ainsi : « Cest pourquoi le Seigneur descendit pour faire la paix, la paix qui vient du ciel sur terre [...]. Cest pourquoi sest levé un astre étranger (xenos) et nouveau (kainos), détruisant lancienne ordonnance des astres (astrothesia), brillant dune lumière nouvelle et non cosmique (kainôi phôti, ou kosmikôi), et traçant des voies nouvelles et salutaires [...] ». On notera léquivalence implicite entre « nouveau » et « extra-cosmique ». Dans un tel modèle, il ne peut être question dune « sagesse du monde » au sens où lentend Rémi Brague. Lexpression ne saurait que surenchérir sur son emploi péjoratif chez saint Paul. Cest en ce sens quelle figure peut-être dans un texte de Nag-Hammadi : « La sagesse du monde a pris le dessus sur eux depuis le jour où elle a créé le soleil et la lune et où elle a scellé son ciel pour léternité. » La sagesse du monde ne pourrait être, au sens subjectif du génitif, que lhabileté diabolique avec laquelle ce monde nous captive. Lauthentique sagesse de « celui qui sait », celle du gnostique, est le savoir des chemins dévasion, une sagesse de la négation du monde. ▲ Les quatre modèles que Rémi Brague a esquissés forment système et pourraient être disposés, de façon assez lâche, en un tableau à double entrée, selon la valeur ontologique intrinsèque du monde et lintérêt pour lhomme de sa connaissance : Le Platon du Timée répond de façon très positive aux deux questions de la valeur et de lintérêt du monde : le monde est ce quil y a de meilleur, et sa connaissance est souverainement intéressante, puis- quelle, et elle seule, nous permet daccéder à la plénitude de notre propre humanité. Pour Épicure, le monde tel quil est nest pas mauvais, mais il na pas plus de valeur que nimporte quel autre arrangement datomes ; sa connaissance, en droit, nest pas indispensable, mais elle est utile en fait, puisquelle permet de se rassurer. Pour qui se réclame dAbraham, le monde est bon, et même « très bon », puisquil est luvre dun Dieu bon ; sa connaissance est également utile, puisquelle achemine à celle du Créateur. Pour la gnose, le monde, uvre dun démiurge maladroit ou pervers, est mauvais. La valeur du monde, quant à elle, dans le platonisme, en tout cas celui du Timée, est plus grande que selon « Abraham » ; pour le premier, ce qui transcende le monde reste flou ; pour te second, le Créateur est « le seul (vraiment) bon ». À linverse, le monde épicurien,est meilleur que celui quimagine la gnose ; il nest en effet pas franchement mauvais, mais plutôt moralement indifférent ; le monde selon les gnostiques est au contraire le comble du mal, un piège et une prison. Lintérêt du monde, dans le platonisme, là aussi si lon se limite à celui du Timée, est considérable, puisque sa connaissance constitue la seule voie vers lexcellence de la conduite humaine ; il subsiste pour qui suit Abraham : le monde est un chemin tout à fait légitime et praticable vers Dieu ; il nest donc pas sans intérêt, mais le détour par lui nest pas indispensable, la révélation fournissant au croyant, de façon immédiate, un savoir plus précis et des directives daction plus nettes. En revanche, lépicurisme considère la « physiologie » comme nayant quune valeur négative, indirecte ; reste quelle est indispensable, car, sans elle, la sagesse resterait hors datteinte ; pour la gnose, la connaissance du monde est inutile, la seule connaissance libératrice est bien plutôt celle qui permet den sortir[71].
[1] RÉMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 49-57. [2] Nietzsche dit avoir nommé son livre Zarathoustra afin que ce soit le réceptacle même de linterprétation morale du monde, dun platonisme plus ancien que Platon lui-même, qui est chargé de racheter son erreur en la définissant. [3] Platon, Gorgias, 507eb-508a4. [5] Lexpression complète ne semble pas plus ancienne quE. Dupréel, La Légende socratique et les sources de Platon, Bruxelles, 1922, p. 122. [6] Voir Goldschmidt (1953), p. 51. [7] Aristote, Mét. A, 6, 987b2. [8] Aristote, Parties des animaux, I, 1, 642a 28-30. Cest par ce passage que les auteurs de langue arabe ont connu la « révolution socratique ». [9] Voir Xénophon, Mémorables, I, 1, II et IV , VII, 2, 8. [10] Cicéron, Tusculanes, V, IV, 10 ; éd. Pohlenz, BT, p. 409. [11] Cicéron, Académiques, V, IV, 10 ; éd. H. Rackham, LCL, p. 424. [12] Platon, Phédon, 97c8d3. [13] RÉMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 59-68. [14] Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l'humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement antimatérialistes et anticonformistes, les Cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire. L'école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités qu'on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la Nature. [16]Le Traité sur le non-être ou De la nature de Gorgias nous a été transmis par Sextus Empiricus qui en restitue entièrement l'implacable logique dans son Contre les mathématiciens. C'est en effet d'un point de vue purement formel qu'il faut aborder le Traité du non-être : il serait vain de se demander si les propositions du sophiste sont vraies ou fausses en essayant d'en faire la réfutation à la manière du Pseudo-Aristote. La vraie question qui se pose est de savoir si Gorgias n'a pas de toute façon « supprimé le critère de la vérité» Pour mieux comprendre l'enjeu de ce Traité, il faut tout d'abord évoquer le Poème de Parménide intitulé lui-aussi De la nature : « Ce qui peut être dit et pensé se doit d'être : car l'être est en effet, mais le néant n'est pas.» Ainsi pour Parménide « l'être est et le non-être n'est pas», de plus, et cela est essentiel, « la pensée est la même chose que lêtre. » Ce sont ces deux affirmations ontologiques que Gorgias va littéralement annihiler. Cette « destruction ontologique des choses » lui fera attribuer du même coup une réputation injustifiée de philosophe nihiliste. Pour traduire sa pensée, comme le résume Sextus Empiricus, Gorgias a mis en place, dans l'ordre, trois propositions fondamentales quil explicitera ensuite : premièrement, et pour commencer, que rien n'existe ; deuxièmement que, même s'il existe quelque chose, l'homme ne peut l'appréhender ; troisièmement, que même si on peut l'appréhender, on ne peut ni le formuler ni l'expliquer aux autres. » [17]Pyrrhon prétendait que rien, n'est certain, qu'à chaque proposition on peut opposer une proposition contraire également probable, que par conséquent le sage doit s'en tenir à l'examen, scepsis (d'où ses disciples prirent le nom de sceptiques), s'abstenir de tout jugement (épokhein). Il avait pour maximes : non liquet; nil potius (sans clarté, pas de jugement. [18] Démocrite dAbdère (Thrace) [Démokritos : « choisi par le peuple]. Il a beaucoup voyagé pour s'instruire et a passé cinq ans avec des géomètres égyptiens. Il a également vécu à Athènes où il ne semble pas avoir connu Socrate. Vers 420 avant JC, il fonde son école dans sa ville natale. En prolongeant les idées de Leucippe dont il a été l'élève, Démocrite développe une théorie matérialiste mécaniste, l'atomisme, qui considère la matière comme constituée d'atomes indivisibles et éternels. Le vide existe, c'est ce qui permet le mouvement des atomes. Les figures que forme la matière se distinguent par leur taille, leur poids et leur vitesse. Les corps complexes sont formés de corps plus simples qui se désagrège après la mort. L'âme est, quant à elle, composée d'atomes particuliers, subtils, légers et chauds. La perception de la matière est provoquée par l'émission de substances très fines qui interagissent avec les sens de 'homme. Cette première vision cohérente du monde a inspiré Epicure et Lucrèce. La conséquence de cette théorie est le principe de causalité et un déterminisme total, permettant de concevoir le monde réel (matériel) sans création, ni référence à Dieu ou au surnaturel. Les dieux ne sont que la représentation de l'idée que les hommes s'en font, des rêves en quelque sorte. [19] Leucippe, DK 67 A 22. [20] École philosophique fondée à Athènes par Épicure en 306 av. J.-C. Elle entrait en concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, fondé en 301 av. J-C. L'épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse dont le but est l'atteinte de l'ataraxie, la tranquillité de l'âme. C'est une doctrine matérialiste et atomiste. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). Le but de l'épicurisme est d'arriver à un état de bonheur constant, une sérénité de l'esprit, tout en bannissant toute forme de plaisir non utile (prolongé ou non). L'épicurisme est aussi désigné par métonymie comme l'école du Jardin, Épicure ayant établi son école dans un petit jardin acquis à Athènes. L'épicurisme professe que pour éviter la souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires. Il ne prône donc nullement la recherche effrénée du plaisir, comme beaucoup le pensent à tort. Cette vision erronée, a été favorisée il est vrai par des personnes comme Horace, qui se définissait lui-même comme un « petit cochon du jardin d'Épicure ». [21] Cicéron, F, I, XIX, 64, p.28. [22] Épicure, Sciences vaticanes, n° 27, HPb,p. 156, la citent comme rendant impossible lidée selon laquelle la connaissance ne serait quun moyen discussion nuancée dans Salem (1989) p. 25sq. [23] Hermarque, dans Porphyre, De labstinence, I, 8, 4. [24] Etna, vv. 272-278, éd. J. Vessereau ; CUF, p.22. [25] Lucrèce, V, 526-533. [26] Éruption de lEtna en novembre 79 ap. J. C. [27] RÉMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 69-92. [28] Voit Stadelman (1970). [30] Kairos (petit dieu de loccasion opportune). [31] Matthieu, 24,35 ; Marc, 13,31 ; Luc 21,33 ; source dans Isaïe, 51, 6. [32] Matthieu, 5,34 et voir 23, 22. [33] Voir M. Henry, Cest moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996. Voir p. 331. [34] Voir Taubes (1996) p. 122. [35] Sur le sens de « éléments » voir Pépin (1964) p. 307-313. [36] Rémi Brague cite les pages de Blachère sans pour autant retenir toutes ses traductions. [37] Voir Masson (1976) qui est surtout une synopse des paraboles bibliques, et Speyer (1931) pour le Midrash. [38] XXIX, 9/10, p. 526, et voir Paret (1977), p. 12. [39] Multiples références dont XXII, 72/73, p. 1047. [40] XXXV, 1, p. 596, puis X, 3, p.559 ; 32, p. 566. [41] XXXV, 39, p. 605, et cf. XXII, 64/656, p. 1046. [42] XXXII, 6/7, p. 355, et Genèse I, 31. [43] XXXI, 9/10, p. 539 ;XXI, 30, p. 292 ; et 34, p. 293. [44] LXXX, 24-32, p. 36 ; LXXXVIII, 17-20, p. 46 ; LXXVIII, p. 6-16, p. 67-68 ; LV, 1-24, p.74-76. [45] XX, 56, p. 184 ; et cf. 128, p. 195 ; ouis XLV, 2-4 p. 369, et cf. 12, p.370. [46] Respectivement : a) XXXIX, 22, p. 514 ; c) XX, 56 et128, p. 184 et 195 ; d) XVI, 67, p. 407 ; enfin XVI, 81, p. 410. [47] Ce trait archaïque est aussi en Egypte, voir Instruction pour Merikare, dans ANET, col. 417b. [48] XVI, 3-810-11, 12, 13 (et cf. XXXV, 25-26, p. 601), 14, 15, p. 397 sq. [49] XXVI, 7, 67, 103, 121, 139, 158, 174, 190. [50] Voir par exemple II, 159/164, p. 774 ; XIV, 37, p. 458 ; XXXI, 30,p. 545 ; X, 23/22b, p. 563. [51] Voir saint Ephrem, Sermon sur la Résurrection, Op. Gr. III, 119, dans AZndrae (1955) p. 179. [52] XXII, 18, p. 1034 ; XVI, 50-51, p. 405 ; puis XXXVIII, 17, p. 240. [53] XXX, 7/8, p. 421 ; XLVI, 3, p. 656. [54] II, 27, p. 736 ; voir Paret (1977), p. 16 ; Al-Qadi (1988). [55] RÉMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 93-105. [57] Le mot est sans doute dû à Pétrement (1984) ; voir Dewitte (1989). [58] Pour le tradition gnostique, lhumanité est divisée en 3 catégories : Ceux qui sentent (donc se savent) pourvus dune perfection innée dont la nature est esprit (les pneumatiques ) ; Ceux qui nont quune âme et point desprit, mais chez qui le salut peut encore être introduit par instruction (les psychiques) ; Enfin les êtres dépourvus desprit et dâme (les hyliques) uniquement constitués déléments charnels voués à la destruction. [59] On reconnaîtra les titres de Dodds (1979) et du chapitre de Murray (1925). [60] Dodds (1979), p. 29, cité daprès M. Burrows un texte qui parle du monde comme du « règne de la terreur, le lieu de la détresse et de la désolation ». Ces codex (les plus anciens connus), contiennent une cinquantaine de traités en copte, traductions de textes écrits initialement en grec ancien. Ils datent vraisemblablement du IIe au IIIesiècle. La majorité sont des écrits dits gnostiques, mais on trouve également trois textes de la tradition hermétique, dans la lignée du Corpus Hermeticum, et une traduction partielle de La République de Platon. La plupart de ces textes n'étaient pas connus par ailleurs, ou seulement de façon fragmentaire. Le plus célèbre est sans doute l'Évangile selon Thomas, dont la bibliothèque de Nag Hammadi contient le seul exemplaire complet. [62] Texte dans Ort (1967), p. 140-141 [63] Le but premier du gnostique est la délivrance de sa parcelle divine, aliénée dans un monde matériel corrompu et sa remontée vers les sphères célestes. Cette délivrance passe par la Gnose, la connaissance parfaite de la structure de lesprit, des structures de lunivers et se son histoire passée et future. [64]Marcion, successeur de Valentin, et qui, comme lui, vécut à Rome, est un témoin des origines de lEglise. Le Nouveau Testament nexistait pas encore. Des Evangiles et des Epîtres circulaient entre les communautés chrétiennes. Mais lAncien Testament était le livre de référence qui annonçait la naissance, la mort et la résurrection de Jésus tout en préfigurant son enseignement. A lépoque de Tertullien, vers 200, il y avait des églises marcionistes bien organisées, avec un clergé et des lieux de culte, dans presque toutes les provinces de lempire romain. Cela obligea la grande Eglise catholique (que lon peut déjà qualifier de romaine) à faire face à la concurrence marcionite et, à cet effet, de rassembler, parmi tous les écrits qui circulaient dans la chrétienté, un corpus de textes normatifs. Par bonheur, la grande Eglise procéda de manière moins unilatérale que Marcion. Elle intégra dans son canon des Evangiles et des Epîtres dune grande diversité. Sous la pression de lhérésie envahissante, notre Nouveau Testament était né. [65]Valentin fut le plus important des maîtres gnostiques. Il naquit en Égypte et fut éduqué à Alexandrie. Il se rendit à Rome vers 140 pour y fonder son école où il enseigna jusquen 160.Selon Tertullien, Il fut candidat pour être évêque de Rome en 143. Toutes les études confirment que son gnosticisme est celui qui apporta le plus grand nombre denseignements ésotériques (qui le firent dailleurs excommunier) en ce qui concerne les commentaires sur les Saintes Ecritures et sur la doctrine de ladorable sauveur du monde. Si Valentin et ses suiveurs furent capables dutiliser le langage biblique dans son sens le plus profond, cest certainement dû au fait quils connaissaient les clés avec lesquelles ces textes avaient été écrits : la kabbale transcendantale et lalchimie ésotérique. Une autre des grandes contributions du gnosticisme valentinien fut léclaircissement de la distinction entre le « Dieu suprême » du Nouveau Testament et le « Dieu créateur » de lAncien Testament tel que cela est exposé dans le mythe gnostique. [66] Hermogène de Carthage, peintre, enseignait particulièrement léternité de la matière, ce qui en faisait légale de Dieu. Tertullien récusa cette doctrine dans son uvre Adversus Hermogenem (EP 321/28), défense de la doctrine chrétienne de la création. [67]Luvre la plus célèbre de Ptolémée, qui fut rédigée d'abord en grec est intitulée syntaxe mathématique. Cette uvre a ensuite été traduite en arabe, sous le nom d'Almageste. Il s'agit d'un traité constitué de treize livres, qui décrit sous une forme mathématique le mouvement apparent de la Lune, du Soleil et des planètes. Cependant, cette uvre ne contient pas de description physique des objets célestes. Pour construire son Almageste, Ptolémée s'est appuyé sur une théorie bien connue de son époque : la Terre est un objet immobile au centre du monde (Géocentrisme). Les autres objets peuplant le ciel sont eux, animés par une force qui leur donne un mouvement orbital circulaire homogène. [70] Héracléon , né probablement dans le sud de lItalie et dont la période active se situe entre 170 et 180, a été évoqué par Clément dAlexandrie, très estimé à lécole gnostique de Valentin, et par Origène (Comm. in S. Joann. t. ii. § 8,Opp. t. iv. p. 66) qui aurait été en contact avec lui. [71] La gnose est le dernier terme du ternaire qui structure complètement le champ religieux dévotion, mystique, gnose. On voit bien que la dévotion sattache au rite par le comportement, la mystique à leffusion par lascèse, et la gnose à la connaissance par létude. Dans le ternaire isomorphe corps, âme et esprit la mystique, de même que le psychisme, occupent lensemble du plan horizontal.
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