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Parcours braguien - Sagesse du monde (1)


 
LIMINAIRE
Sont proposés à la lecture des internautes différents extraits de « LA SAGESSE DU MONDE » de RÉMI BRAGUE.
Successivement :
LA SAGESSE DU MONDE (1) : Modèle médiéval – La vision standard du monde
LA SAGESSE DU MONDE (2) : Modèle médiéval – Un cosmos éthique
LA SAGESSE DU MONDE (3) : Modèle médiéval – Une éthique cosmologique
LA SAGESSE DU MONDE (4) : Modèle médiéval – L’excès abrahamique
LA SAGESSE DU MONDE (5) : Nouveau monde – La fin d’un monde
LA SAGESSE DU MONDE (6) : Nouveau monde – L’imitation impossible
LA SAGESSE DU MONDE (7) : Nouveau monde – Le monde perdu
 

LA SAGESSE DU MONDE (1)
 
MODÈLE MÉDIÉVAL – LA VISION STANDARD DU MONDE [EXTRAITS[1]]
 
Parmi les quatre modèles de l’Antiquité, deux avaient pratiquement disparu – l’épicurisme et le pyrrhonisme ; en revanche, deux restèrent en lice, ceux où la sensibilité par rapport au monde avait été la mieux affirmée[2] :
·         le modèle timéen qui avait pour lui le syncrétisme philosophique qui domina l’Antiquité tardive : un néo-platonisme qui s’était donné un soubassement aristotélicien en logique, physique et éthique, et qui ne dédaignait pas d’emprunter aux stoïciens en cette dernière discipline ;
·         le modèle abrahamique qui fut porté au pouvoir avec le triomphe indissolublement social et spirituel des religions révélées.
Toutefois, à ce moment-là, on ne peut plus parler de deux modèles étrangers l’un à l’autre. La philosophie et la religion dominante ont en effet échangé bien des éléments. Le modèle médiéval sera pour l’essentiel le fruit d’un compromis entre « Timée » et « Abraham ». Le dialogue de Platon [le Timée] dans les mondes médiévaux de religion « abrahamique » une réception directe et surtout indirecte, presque continue. Platon, selon Jean Scot Érigène[3] († 877), est « le plus grand de ceux qui sont philosophes sur le monde ». La question directrice du rapport entre cosmologie et éthique reçut ainsi un modèle de réponse déterminé. Ce modèle domina la période qui s’étend de la philosophie grecque classique à la fin du Moyen Âge. C’est lui que Rémi Brague ambitionne de décrire.
 
Un terrain connu
 
Pour les cosmologues
Avant la percée que représente la Grèce classique, on voit la « sagesse du monde » là où elle existait, concevant de façon mythique le monde par rapport auquel il s’agissait de se situer. Après elle, l’insertion dans le monde cosmique se fonde sur un monde connu et pas seulement vécu dans le mythe, sur une vision du monde, certes rudimentaire, mais néanmoins établie par des moyens qui relèvent du savoir scientifique. Une même cosmographie unifiée, dans ses grandes lignes, fournit une base à tous les cosmologues. Elle en favorise même certaines avec lesquelles elle a plus d’affinité. La représentation scientifique du monde se prolonge sans guère de solution de continuité en une réponse à la question existentielle de l’être-dans-le-monde « Science » et « sensibilité » sont en phase. Il est de ce point de vue intéressant de constater que l’époque ici envisagée a produit, à côté des traités d’une haute technicité, comme ceux du grec Ptolémée († 158), plusieurs résumés de cosmologie à l’usage du grand public (Ocellus Lucanius dans le monde païen, les Frères sincères dans l’Islam, Herrade de Lansberg dans le monde chrétien, etc.).
 
Pour les philosophes
De leur côté, il arrive qu’ils présentent, dans divers contextes, une structure de l’univers physique qui donne, en termes non techniques, comme un plus petit commun dénominateur, la vision antico-médiévale du monde. C’est le cas d’Averroès[4]. Maïmonide, quant à lui, s’est livré deux fois à cet exercice, dans une œuvre qui s’adresse à une élite comme le Guide des égarés, mais aussi, ce qui est plus surprenant, au début d’une œuvre juridique dans laquelle il présente un tableau d’ensemble de l’univers créé comme partie intégrante d’un savoir qui porte pourtant sur Dieu[5].
Cette cosmographie n’est pas seulement l’objet d’une spéculation. En principe, elle est accessible à l’expérience. Celle-ci trouve une illustration poétique avec les récits d’ascension de l’âme dans les hautes sphères que l’on trouve chez divers auteurs latins et leurs imitateurs médiévaux[6]. Ces récits peuvent être de pures fictions littéraires. Mais ils peuvent aussi décrire une expérience qu’un rite magique est censé admettre d’effectuer. Les récits d’ascension de l’âme dans le monde supérieur sont fort anciens puisqu’ils remontent à Sumer.
Un de ces récits est même présenté comme ayant pour héros le prophète de l’islam, ce qui lui confère une autorité hors du commun. Il s’agit du fameux hadith sur le « voyage nocturne » de Mahomet. Il a alimenté l’imaginaire musulman, mais il est aussi passé dans l’Occident latin sous la forme de l’Échelle de Mahomet, dont l’influence s’est étendue jusqu’à Dante[7].
La même cosmologie peut se présenter sous la forme d’un rêve, comme dans celui que Savonarole raconte en 1495, dans son sermon de l’Annonciation. Elle sert aussi à faire une farce, comme encore dans le Don Quichotte de Cervantès, et jusque dans la seconde partie de celui-ci.
Le succès de ce genre de littérature n’est pas qu’un fait à constater. Il témoigne de ce que les questions afférentes apparaissaient comme pertinentes auprès de l’homme cultivé. Celui-ci se devait d’avoir du monde une représentation exacte. Pour l’homme antique et médiéval, la structure du monde physique importe, elle est intéressante. Les deux questions « qui suis-je ? » et « où suis-je ? » ou  « qu’est-ce que le monde ? », ne peuvent recevoir de réponse l’une sans l’autre.
 
Un monde étagé
 
Les réalités célestes et les choses de ce bas-monde, selon cette cosmographie, ne sont pas sur le même plan. Le sublunaire est séparé du supralunaire. Il l’est, comme le mot le dit, par la barrière que constitue la sphère de la Lune. De plus, la dénivellation dans l’espace se double d’une différence de valeur, en faveur du ciel. Celui-ci explique le Platon du Timée, a été fabriqué directement par le Démiurge, alors que la terre et ses habitants ont été confiés à des divinités secondaires ? En conséquence, leurs œuvres respectives sont inégalement parfaites.
 
La constitution des deux domaines diffère selon les auteurs :
·         pour Aristote, ils sont constitués par deux matières différentes : alors que le sublunaire est constitué des quatre éléments, dont le mouvement naturel est rectiligne, le supralunaire est fait d’un cinquième élément (quinta essentia) dont la nature est de se mouvoir en cercle.
·         pour les premiers stoïciens, il n’u aurait qu’une seule matière (donc pas de cinquième corps). Le feu unique admet cependant des degrés différents de pureté.
Avant que n’intervienne le moyen platonisme et le péripapétisme qui viendront estomper les frontières, leur physique diffère, mais le résultat pratique est le même : l’étagement cosmologique est doublé par une dénivellation axiologique.
Quant à tous les médiévaux, ils n’admettent pas une matière céleste et certains préfèrent une vision de style stoïcien, comme, parmi les chrétiens, Jean Scot Érigène ou Guillaume de Conches. Il en est de même de certains auteurs juifs (Saadia Gaon, Bahia b. Paquda, etc.). Mais ceux qui l’approuvent sont la majorité. On trouve parmi eux des chrétiens comme Bonaventure. La même doctrine se retrouve chez les Juifs, et avant tout quand ils sont aristotéliciens de stricte obédience. C’est le cas d’Ibn Ezra ou chez l’averroïste radical Isaac Albalag . Maïmonide lui donne une autorité traditionnelle en faisant mine de la retrouver dans un passage des Chapitres de Rabbi Eliezer[8].
Selon Averroès, il faut distinguer deux types de matière et deus types de présence de la forme dans celle-ci :
·         pour les corps supralunaires, la forme ne subsiste pas dans la matière et celle-ci n’est que substrat [assise], non matière en puissance ;
·         pour les corps sublunaires, la forme subsiste sans la matière qui est en puissance.
L’argument n’a pas à nous arrêter ici. Mais il est intéressant qu’Averroès souligne que la connaissance de cette différence est à ce point importante que son absence empêche d’atteindre la perfection humaine. On voit que la cosmographie est d’un souverain intérêt ; s’en occuper est tout le contraire d’une vaine curiosité.
En bas se trouve le théâtre de la génération et de la corruption des choses qui proviennent des quatre éléments et qui y font retour. En haut, les astres sont éternels comme individus. En bas, les choses ne peuvent se répéter à l’identique.
La terre n’est qu’un imperceptible point, invisible pour qui prendrait des choses une vue d’ensemble[9]. Quiconque réalise pratiquement cette expérience en montant au ciel ne peut que voir dans la terre :
·         un objet de mépris, et rire de la petitesse de ce pourquoi les hommes se font la guerre (Pompée de Lucain, Dante, Troilus de Chaucer) ;
·         la constitution d’une matière vile, lourde, opaque ;
·         la concrétisation des déchets des sphères supérieures, lui appliquant des images parfois énergiques, comme celle de l’égoût (les auteurs qui jouent avec l’idée d’une cosmogonie).
Cela n’empêche pourtant pas une vision plus riante de la terre, lorsqu’elle est représentée comme séjour de l’homme, du point de vue de celui-ci, et à son échelle.
L’époque qui nous occupe est donc marquée par une oscillation entre « fidélité à la terre » et « oubli de la terre », au profit :
·          soit des astres,
·         soit du destin ultime de l’homme, qui est céleste[10].
 
L’homme
 
La question « qu’est-ce que l’homme ? » que Kant a élevée comme question centrale de la pensée[11], n’est pas très souvent posée dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Ce n’est que de façon très exceptionnelle que l’humanité de l’homme apparaît en tant que problème. Par contre, au Moyen Âge la question reste disputée de savoir qui, de l’homme ou de l’ange, est la meilleure d’entre les créatures. Et la réponse communément donnée à cette question n’est pas la même dans les différentes religions :
·         parmi les penseurs juifs, une majorité se décida en faveur des anges ;
·         dans le monde musulman, le Coran se prononçait sans ambages en faveur de l’homme ;
·         dans le monde chrétien, enfin, l’accent est placé de façon plus décisive sur l’historicité de l’homme. Celle-ci est une conséquence de sa nature charnelle. L’amour humain doit parvenir à sa maturité dans la charité, ce qui implique du temps. L’ange, quant à lui, décide hors du temps et reste éternellement ce qu’il a une fois choisi. L’homme peut tomber et être racheté. De ce point de vue l’homme vaut plus que les anges. Les anges peuvent apprendre quelque chose de l’homme, car ce qui a lieu dans l’histoire humaine est inaccessible. C’est l’une des raisons qui ont encouragé certains auteurs médiévaux à parler d’une relative supériorité de l’homme sur l’ange.
Rémi Brague, dans cet ouvrage, n’envisage de retenir, parmi les caractéristiques de l’homme, que les traits qui concernent sa relation à l’univers physique :
·         quant à la quantité, d’abord, l’homme n’est que peu de chose par rapport au monde. Il n’est pas ce qu’il y a de plus grand en lui. Il n’en est même qu’une partie insignifiante ;
·         quant à la qualité, ensuite, il n’est pas non plus ce que le monde contient de meilleur. Ce « meilleur », ce sont les corps célestes, comme Aristote le laisse entendre assez clairement, idée qui sera reprise par toute une tradition[12]. Cependant, l’homme est le meilleur des êtres sublunaires, l’animal le mieus réussi. Le Psaume 8, qui contient l’une des rares occurrences de la question « qu’est-ce que l’home ? » – laquelle est une exclamation plus qu’une interrogation –, résume très clairement la place intermédiaire de l’homme : insignifiant par rapport au ciel, au voisinage immédiat des anges, supérieur aux animaux. L’homme apparaît ainsi comme le moyen terme (mesotès) de ces êtres, que sépare une telle distance. Il est amphibie [au sens de personne qui vit une vie double], la dernière des choses d’en-haut, la première ce celles d’en-bas. C’est pourquoi, tantôt :
– :il est emporté avec les immortels, et, par sa conversion vers l’Intellect, reçoit le sort qui lui est propice ;
– il s’agrège aux espèces mortelles et, du fait qu’il échappe aux lois divines, déchoit de la dignité (axia) qui lui convient.
 
Mise en évidence des aspirations de l’homme et des réalités physiques
Les ambitions de type cosmique de l’homme antique et médiéval sont suscitées et en même temps limitées, par la place qui lui est assignée dans la hiérarchie des réalités physiques qui composent le cosmos. Son rêve le plus fou (littéralement parlant) est exprimé par Maïmonide. Dans un chapitre consacré à la santé mentale, il est amené à expliquer qu’« il n’y a pas de différence entre se chagriner à cause d’argent qu’on a perdu, etc., et se chagriner parce qu’on est un homme et pas un ange ou une étoile (kawkab), ou cette sorte de réflexion sur des choses impossibles[13] ». Le poète et philosophe toscan, Marsile Ficin († 1499) s’en fait encore l’écho quand il fonde l’invitation de contempler le ciel sur une parenté entre l’homme et l’étoile : « Pourquoi regardez-vous si longtemps, êtres divins ? Lever les yeux vers le ciel, citoyens d’une patrie céleste, en séjour sur la terre ! Oui, l’homme est une étoile terrestre (terrena stella) entourée d’un nuage, et l’étoile, de son côté, est un homme céleste (celestis homo)[14]. »
Ainsi, vivre sur terre ne correspond pas à notre inspiration la plus profonde. La sphère dernière nous conviendrait bien mieux. C’est cette nostalgie qu’expriment quelques vers qu’un biographe et doxographe attribue à al-Farabi. On pourrait les rendre comme suit : « Mon frère, perce le domaine de ce qui est vain / et sois dans le domaine de la vérité. Notre séjour n’est pas de ceux où l’on s’attarde, / et être sur la terre n’a rien de merveilleux. / Que sommes-nous si ce n’est des lignes que nous inscrivons sur un globe, inscription qui nous attend [ ?] Celui-ci rivalise avec cet autre pour / le plus petit et le plus bref des mots. Ce qui entoure les cieux, voilà ce que nous méritons. / Mais combien de gens se pressent au centre[15] ! » De son côté, Ibn Bägga attribue un vers presque identique au denier qu’on vient de citer à un poète du nom de Ibn al-Galläb, qui est peut-être le même que celui qui est connu comme astronome : « Ce qui entoure les cieux est ce que nous méritons. Pourquoi, alors, nous attardons-nous au centre ? »
 
Préfiguration physique de l’anthropologie
 
Qui plus est, la dimension anthropologique, dans cette façon de voir, ne tient pas seulement à ce qu’une certaine image de l’homme et de son comportement est proposée par la structure de l’univers physique à titre de modèle moral. Elle est tout aussi décidément située dans la façon dont l’anthropologie est comme préparée par la physique. Celle-ci appelle l’homme à une plus pleine réalisation, par sa volonté, de ce que lui suggère déjà sa présence dans le monde.
 
        MICROCOSME
 
• D’une part, en effet, l’homme est lui-même conçu comme un petit monde (microcosme), comme contenant en lui, en miniature, tous les composants de la nature. Elle est d’une antiquité immémoriale, et elle se retrouve en maints endroits :
·         aux Indes avec la légende de Prajapati ;
·         dans l’ancien Iran ;
·         en Grèce, elle trouve sa plus ancienne formulation chez Démocrite[16] ;
·         dans la pensée médiévale : d’une manière lancinante dans les trois (ou quatre) monothéismes médiévaux : islam, judaîsme, christianisme latin et grec.
– dans l’islam, en particulier, les faläsifa le connaissent depuis al-Kindi. En terre d’islam, les « Frères sincères » en fontle titre de deux de leurs épîtres, dont deule la seconde le traite de façon plus ou moins centrale ;
– chez les juifs Joseph Ibn Saddïq († 1149), s’inspirant des « Frères », en fait le titre de tout un livre, dans lquel, d’ailleurs le thème n’est pas dominant ;
– chez les chrétiens, Bernard Silvestre († 1165) divise son De universitate mundi, en « Megacosmos » et en « Microcosmos » et Godefroy de Saint-Victor († 1194) écrit un « Microcosmus ».
·         dans les écoles philosophiques où elle est plus ou moins populaire ; ainsi les aristotéliciens ont tendance à n’y voir qu’une métaphore.
 
figsagessemonde1.jpg L’idée reçoit des représentations plastiques, imaginées, chez Hildegarde de Bingen qui décrit l’homme inscrit dans un cercle, ou concrètement dessinées. Ainsi, dans des miniatures où un homme est représenté nu, les bras en croix, inscrit dans un carré, la tête entourée d’un cercle, ou simplement inscrit dans un cercle, deux images qu’un dessin célèbre de Léonard de Vinci († 1519) essaie ingénieusement de synthétiser. La forme humaine représentée par un khi (X), imite non seulement la Croix du Christ mais l’entrecroisement de l’âme qui, selon le Timée, définit le monde.
 
•D’autre part, l’idée selon laquelle la correspondance des deux mondes, grand et petit, est le signe de la présence dans les deux d’une seule et même sagesse. On la trouve déjà chez le médecin grec Galien[17] († 220). Après lui, certains penseurs insistent sur le fait que le véritable principe de la ressemblance entre le monde et l’homme est la présence en celui-ci d’une intelligence qui communique avec celle de Celui qui a créé le monde. On rencontre cette idée chez Jehuda Halevi et chez Maïmonide.
• Enfin, une autre idée, encore plus intéressante revient parfois, venant accentuer l’aspect théorique de l’usage fait du microcosme : l’homme contient en soi de quoi connaître l’ensemble de l’univers. Il constitue un condensé, un miroir ardent dans lequel l’ensemble des réalités peut être connu. Elle est formulée par l’astrologue Manilius né en Afrique du nord vers l’an 10 av. J.C. l’a formulée dans ses « Astronomica ». On la retrouve, après Porphyre, chez Kindi, les « Frères sincères » et Joseph Ibn Saddiq, qui interprète en ce sens le verset célèbre de Job, 19, 26 : « De ma chair, je verrai Dieu ».    
Reste à expliquer pourquoi toutes choses se trouvent dans l’homme. On peut le faire, en supposant :
·         que l’âme a connu toutes choses avant son incarnation en un corps déterminé. Idée platonicienne – même si Platon a lui-même des sources. Elle remonte au Ménon bien sûr, mais aussi au Timée. L’homme connaît tout parce que son âme a parcouru, ou vu, le grand monde avant de naître.
·         que tout était contenu dans l’Adam primitif, et que Dieu l’en a tiré pour le lui faire voir. Pensons par exemple au célèbre passage du Grand Midrash sur la Genèse[18] dans lequel Adam voit toutes les générations et leurs savants. C’est dans cet esprit que les « Frères Sincères » proposent une interprétation audacieuse d’un passage coranique célèbre, celui sur l’acte prééternel (mïtäq) entre Dieu et la descendance d’Adam[19].
Les énumérations par lesquelles les Anciens et les Médiévaux appuient l’idée de microcosme peuvent être forcées et lassantes. Elles témoignent pourtant d’une attitude d’esprit importante : l’homme est tellement peu un étranger dans le monde qu’il est tissé de la même manière que lui. En un sens, l’imitation du monde ne fait donc que ratifier une parenté toujours déjà assurée. Il s’agira seulement d’orienter la ressemblance innée qui lie l’homme au monde vers ce que ce dernier a de plus digne d’être appelé du nom de cosmos, à savoir le monde céleste.
 
        INFLUENCES
 
Ce monde céleste, d’autre part, n’est pas non plus cantonné dans le rôle d’objet attendant passivement qu’on l’imite. Il est tout aussi bien actif, en ce qu’il exerce une influence sur ce bas
monde. On rencontre plusieurs façons d’agir du céleste sur le terrestre :
·         la première est massive et ponctuelle ; elle est l’objet de la théorie des cataclysmes, raz de marée, déluges de feu céleste que l’on rencontre dès Platon et qui se développera par la suite.
– Chez Platon, elle vise avant tout à rendre compte du progrès des sciences et de la philosophie. 
– En outre, elle sert à écarter une objection contre l’idée d’éternité du monde.
– D’autre part, ces catastrophes peuvent également être considérées comme un procédé pour éviter l’excédent de croissance d’une population. C’est le cas de plusieurs auteurs médiévaux (Al-Biruni, notamment), qui anticipent plus ou moins clairement sur Malthus.
·         la seconde, non plus par une intervention ponctuelle, mais en pesant sur lui en permanence. Le ciel exerce sur la terre, au sens propre une influence[20]. Elle est au fond de la théorie astrologique qui, bien qu’elle n’ait pas fait l’unanimité des penseurs prémodernes, fut admise par une confortable majorité de ceux-ci comme u savoir légitime. C’est aussi le cas des pères fondateurs de l’astronomie moderne, comme par exemple Képler, même si beaucoup font des réserves devant le risque pour la liberté qu’implique le déterminisme astral. Mais l’idée d’influence est plus vaste que son application astrologique, et l’homme antique et médiéval admet sans hésiter la réalité d’un certain parallélisme du ciel et de la terre, et d’une influence du premier sur la seconde. Cette idée est plus large que le mot qui l’exprime, influentia, qui évoque, d’une façon peut-être un peu trop concrète, un écoulement. Elle est traduite aussi par les mots de « puissance » (dunamis, virtus).  
Au point de départ se trouve un passage d’Aristote, dans lequel le Philosophe présente, comme en miniature, sa cosmologie[21].
Si tous les corps célestes jouent un rôle, la variété de leurs mouvements, presque infinie, permet de rendre compte de la diversité des faits avec un arbitraire moins criant. De plus, la cosmologie stoïcienne permit d’introduire l’idée d’une unité de tout l’univers, organisme lié par un même souffle (pneuma) et dans lequel tout ce qui affecte la partie doit affecter le tout, par com-passion (sumpatheia).
Par les influences, le monde appelle l’homme, comme magnétiquement, à se laisser pénétrer par lui. Encore faudra-t-il procéder à une prudente sélection entre les bienfaits venus d’en-haut et les influences supposées maléfiques. C’est en tout cas le supérieur, le céleste, qui influence l’inférieur et qui se redouble d’une dimension chronologique : la temporalité circulaire qui régit les corps célestes est censée gouverner la temporalité linéaire de l’histoire humaine[22]. Elle suggère de la sorte une interprétation cyclique du devenir historique et relativise ainsi l’aspect d’aventure sans retour que celle-ci pourrait prendre[23]. Il en résulte quelque chose comme une cosmologisation de l’histoire.
 
        STATION DROITE
 
La cause finale rendant compte de l’économie de notre être, nous est fournie par l’exigence d’imiter les réalités supralunaires : la structure même de notre corps, détaché de l’humilité de la terre et braqué vers le haut nous permet de contempler les astres. La nature nous a ainsi redressés pour que nous puissions nous inspirer de l’exemple de ce qu’elle a produit de plus « cosmique ». L’idée de la contemplation du ciel croise ainsi, sans se confondre avec lui, un thème fort ancien et qui lui survit, celui de la station droite comme l’un des privilèges de l’homme par rapport au reste des animaux. En effet, la station droite est une condition non suffisante, mais nécessaire de la contemplation du ciel physique[24].
Le thème du privilège de la station droite est d’une antiquité immémoriale.
• Là où l’on s’enquiert d’une explication scientifique, elle est d’abord considérée comme élément d’un système physiologique :
·         Aristote orchestre somptueusement le thème en lui donnant un contexte très différencié qui met en jeu les propriétés physiques des éléments et l’implication réciproque des divers organes, en particulier la main et l’appareil phonateur, qui forment un système[25]. Sur ce dernier point les idées d’Aristote sont reprises par Grégoire de Nysse[26], qui les emprunte d’ailleurs probablement à Posidonios. Elles se retrouvent chez un anthropologue contemporain comme André Leroi-Gourhan[27] qui cite Grégoire et pas Aristote.
·         Dans le monde arabe, les explications physiques insistent sur l’équilibre des quatre humeurs dans le corps humain, ainsi le Pseudo-Apollonius de Tyane ou le fameux traité de magie Picatrix.
·         Le Moyen Âge, quant à lui, accroche la déduction aristotélicienne de la morphologie humaine à sa cause finale supposée, qui manquait dans celle-ci. Il définit l’homme (anthrôpos) en une étymologie fantaisiste, comme celui qui regarde vers le haut (anô-athrein). :
– L’idée du «  regard vers le haut » est néanmoins reprise par toute une série d’auteurs : Isidore de Séville, ou s’en inspirant Abélard.
– La même idée est exprimée par une image, venue du Timée, celle d’une plante céleste ayant ses racines vers le haut, au ciel. Elle est présente chez Philon[28]. Au Moyen Âge on la trouve dans le XIIe siècle chrétien, en terre d’islam et dans le judaïsme kabbalistique.
• Elle est une invitation à se dresser vers le ciel :
·         L’idée est présente dès le Timée, d’où elle passe chez les auteurs les plus variés, à travers les siècles. Elle est présente :
– chez un juif de culture grecque comme Philon, qui indique très clairement la cause finale, la contemplation du ciel[29].
– dans la littérature latine, chez Cicéron, surtout dans deux vers d’Ovide repris chez plusieurs auteurs postérieurs. Macrobe, enfin, ajoute l’idée, elle aussi platonicienne, de la ressemblance entre la sphère céleste et la tête humaine[30].
Ces thèmes passent du paganisme à la littérature patristique, dans laquelle ils se trouvent fréquemment :
·         en grec à partir de la Lettre à Diognète,
·         en latin à partir de Minucius Félix.
Leur lieu naturel est le commentaire du passage de la Bible dans lequel il est affirmé que l’homme a été créé à l’image de Dieu (Genèse, I, 26). On ne sait pas clairement comment l’écrivain sacré concevait lui-même la ressemblance de l’homme à Dieu, mais le thème de la station droite selon le Timée est parfois reproduit sans guère de modification. C’est le cas chez Lactance, dans un passage qui est comme un résumé du Timée : la station droite qui permet à l’homme de contempler le ciel est pour lui un rappel de son origine ; son esprit est logé dans la citadelle de la tête qui est d’une forme parfaitement ronde pour imiter l’univers. Témoignent de la noblesse de l’origine de l’homme « la droite raison, son état sublime et son visage qu’il a en commun avec le Dieu père et qui est très proche du sien ». Cependant l’origine céleste de l’homme ne suppose pas la préexistence des âmes, mais la création par Dieu, qui est au ciel. Un certain flou est maintenu quant au sublimus status : s’agit-il de la rectitude de la stature ou simplement d’une vague « dignité » ?   
• L’idée de la station droite se trouve replacée dans le contexte d’une anthropologie globale, où a été introduit un nouveau principe réorganisateur qui est le récit de la création selon la Genèse. On observe alors plusieurs inflexions :
·         d’une part, le thème n’apparaît que dans un second temps après que l’on a déclaré que la ressemblance à Dieu ne réside pas dans le corps, mais dans l’intelligence et comme un argument supplémentaire (chez Augustin notamment) ;
·         d’autre part, la rectitude du corps humain est dépassée vers ce dont elle passe pour n’être que l’image, à savoir celle de l’intellect. La direction vers le haut devient celle du « ciel » en général, sans précision. Les « choses supérieures » ne sont pas les corps célestes, mais sont les réalités que seul l’intellect est capable de saisir (les « idées »), c’est-à-dire les réalités spirituelles (le Christ après l’ascension auprès du Père). Leur ordre n’est plus le kosmos astral, mais l’articulation logique des intelligibles. Ainsi, selon le calabrais fondateur du monastère de Vivarium, Cassiodore († 585), l’homme est droit pour qu’il puisse contempler les choses supérieures, c’est-à-dire intelligibles (ad res supermas et rationabiles intuendas) dont la disposition harmonieuse nous révèle de profonds mystères[31].   
Augustin reprend le thème platonicien selon lequel la contemplation du ciel matériel n’élève pas l’âme, mais au contraire la plaque au sol. L’homme est droit afin qu’il puisse voir le ciel, qui est le principe des choses invisibles (principium invisibilium).   
• Deux autres inflexions se font jour dans la patristique :
·         la supériorité sur les animaux devient la raison d’une exigence morale (Basile de Césarée) et la légitimation d’une domination de l’homme sur eux (Grégoire de Nysse et d’autres).
·         à l’inverse, l’abandon par l’homme de sa dignité doit l’amener à perdre, en même temps que la rectitude morale, la station droite qui en est le signe. D’où le thème de l’âme incurvée, qui fait le pendant de celui de la rectitude de l’âme. Le terme est venu de Perse : « Ô âmes recourbées vers la terre et incapables des choses célestes (o curvae in terris animae et caelestium inanes) ». L’idée vient, elle aussi, de l’anthropologie du Timée de Platon. Elle reste présente chez les païens à partir de Salluste. Elle passe ensuite chez les Pères de l’Église, et enfin chez les auteurs du Moyen Âge[32].
  
Cosmologie et dignité humaine [l’être-dans-le-monde]
 
Pour le courant dominant de la pensée antique et médiévale la dignité humaine ne repose sur des facteurs cosmologiques que de façon très exceptionnelle.
 
a) L’homme placé au centre de l’univers créé
 
Saadia Gaon († 962)
Ainsi, cet apologiste juif prend comme indice la place de l’homme au centre de l’univers créé. Il fait remarquer que la nature a coutume de placer ce qui est le plus précieux au centre : le noyau au milieu des feuilles, la graine au centre du fruit, le jaune dans l’œuf, le cœur dans l’homme, l’esprit visuel dans l’œil. Or la terre est au centre des sphères célestes. L’objet dernier de la création doit donc être sur la terre. On peut éliminer les éléments qui sont inanimés, et les animaux qui sont irrationnels. Il ne reste donc que l’homme.
Saadia fonde un certain anthropocentrisme sur une cosmologie géocentrique. Il ne défend pas pour autant une téléologie naïve : son développement sur la botanique n’envisage pas la nature du point de vue de son usage par l’homme. Par ailleurs, la rigueur du raisonnement est mitigée par un glissement dans le critère choisi. Saadia commence par la thèse, obtenue par induction, de la centralité naturelle du plus important. Mais une fois arrivé à la terre, il abandonne le critère de la centralité pour celui de la vie, et écarte l’inerte. Il prend ensuite pour critère la raison, ce qui lui permet d’écarter les animaux.
 
Nasir-i Khusraw († 1088)
Chez ce propagandiste israélien, on retrouve une idée analogue : « Les astres et le ciel sont grâce à l’impératif divin comme les serviteurs des natures [les éléments], car ils prodiguent des avantages à celles-ci ; ils tournent autour des natures comme des serviteurs et les esclaves qui entourent leur maître. D’un autre côté, les natures sont comme des esclaves du ciel et des astres puisqu’elles y puisent leur puissance pour devenir riches. » Le texte nous retire d’une main ce qu’il vient de nous donner de l’autre : le supérieur n’est au service de l’inférieur que d’un certain point de vue, vite contrebalancé par un autre, moins métaphorique.
 
Hildegarde de Bingen (†1179) et
Ibn Arabi († 1240)
Chez eux, la même idée est rencontrée.
 
b) La structure du monde expliquée par la volonté qu’avait Dieu d’y installer l’homme et de le rendre donc habitable par lui (thèse vivante jusqu‘au XVIIIe siècle)
 
C’est surtout le cas des auteurs en physique du monde sublunaire, celui-ci étant au premier chef le séjour de l’homme. Ainsi l’existence de terres émergées posait problème, dès que l’on concevait les éléments comme formant des sphères concentriques. L’eau plus légère que la terre devrait submerger celle-ci en tout point si la terre avait une forme régulière. C’est l’irrégularité de sa surface qui permet que certaines de ses parties soient sèches, et donc habitables.    
 
Avicenne (†1037), ainsi que nombre de médiévaux n’ont cessé d’être tourmentés par ce problème.  
Samuel Ibn Tibbon (†1230), le rabbin traducteur de Maïmonide en prend prétexte pour un livre entier écrit lors de la dernière décennie de sa vie, dans lequel les digressions occupent d’ailleurs plus de place que la solution effectivement proposée.
 
c) La structure du monde expliquée par l’influence des corps célestes
 
Miskawayh (†1030), option de ce savant et homme d’État iranien.   
Averroès (†1198) attribuant l’émergence de la terre à cette action et avant tout celle du soleil. Les astres, qui sont eux-mêmes éternels comme individus (leur individualité ne se distinguant d’ailleurs pas de leur être comme espèce), ne maintiennent que la perpétuité des espèces sublunaires. Ils font ainsi que les espèces animales soient préservées, alors que individus disparaissent. De même ils assurent la permanence quant à l’espèce des terres émergées : même si leur répartition peut changer, il y aura toujours un équilibre entre les surfaces sèches et aqueuses. Il n’explique pas précisément la façon dont les corps célestes jouent leur rôle. Il le fait ailleurs, et attribue l’émergence des terres au soleil, mais non sans la coopération des étoiles fixes. Leur plus grand nombre au nord expliquerait l’inégale répartition des terres émergées, plus vastes dans l’hémisphère arctique.
 
d) Une fois posée l’influence des corps célestes, qui rend possible la vie humaine, un seul pas restait à franchir pour faire de celle-ci la cause finale, mettant ainsi les astres au service de l’homme
 
Al-Biruni (†1048), plus d’un siècle avant Averroès, après avoir repris l’argument sur les natures respectives de l’eau et de la terre, soutient que l’émergence de la terre est due à la volonté divine. C’est parce que Dieu avait l’intention de créer l’homme qu’il commença par donner à la terre une forme qui s’écarte de celle que lui aurait conférée sa nature. Il cite ensuite un passage perdu de Täbit Ibn Qurra (†901) dans lequel celui-ci aurait résolu à sa façon le vieux problème de la salinité de la mer qui n’a cessé de préoccuper les Anciens et les Médiévaux. Il fait intervenir, lui aussi, une téléologie : la salure permet d’éviter un pourrissement qui aurait été dangereux pour l’homme. Celui-ci ayant besoin pour lui et pour les animaux domestiques, d’eau douve. Dieu a mis à son service le soleil et la lune, leur confiant la tâche de mettre en mouvement l’eau, en la faisant s’évaporer. Les mouvements des corps célestes et leur variété ont pour but de répandre la chaleur jusqu’au centre du monde. Il semble bien que le céleste ait pour fin utile le terrestre.         
 
e) Être tout en bas, idée de la situation centrale de l’homme, ne serait pas purement humiliante, puisqu’elle lui permet de recevoir toutes les influences qui viennent des sphères supérieures (la cosmologie est explicitement mise au service de l’histoire du salut)
 
Ce type de relation est affirmé, plus ou moins clairement dans le monde chrétien. De la sorte la pure passivité du récepteur se retourne pour prendre un sens plus positif.
 
Guillaume de Conches († 1150) philosophe normand et                     
Bonaventure (†1274), frère mineur,
ont choisi cette option.    
Robert Grosseteste (†1253) érudit anglais, proche des franciscains, lui aussi, écrit :
« Toutes choses sont pour l’homme, à savoir que pour que la génération humaine s’accomplisse jusqu’à ce qu’arrive à sa complétude le corps du Christ qu’est l’Église. Le mouvement des cieux n’est donc que pour la génération des hommes […]. Or le mouvement par lequel les cieux produisent la génération dans ces régions inférieures ne consiste qu’à faire tourner l’étoile ou les étoiles situées dans le ciel [la sphère] même. En effet, la révolution des étoiles autour de la terre est par elle-même cause efficiente de la génération. Or, le ciel, mis à part l’étoile est partout semblable à soi-même et il ne pourrait pas influencer (immutare) les choses inférieures selon une certaine situation autrement que selon une autre s’il n’y avait sur lui une étoile. C’est pourquoi tout mouvement du ciel par lequel aucune étoile ne serait mue ne contribuerait en rien à la génération et du coup, son mouvement serait inutile. »     
La cosmologie est très explicitement mise au service du salut : le monde ne persiste que pour permettre que soit atteint le nombre des élus. Mais Grosseteste déduit de cette vieille idée patristique de quoi élucider, de proche en proche, un problème astronomique très précis. La situation statique du monde doit pouvoir permettre la génération, laquelle n’est pas cyclique, mais orientée vers une fin.              
 
Une argumentation très voisine de celle de Grosseteste est développée parmi les juifs.
Le français, Gersonide (†1344), l’esprit le plus universel du Moyen Âge juif, a consacré un chapitre entier à l’influence des sphères sur le monde inférieur. Il est construit comme une « question disputée » selon la méthode scolastique. L’objection – videtur quod non – à contourner est l’impossibilité pour le supérieur d’être au service de l’inférieur. L’autorité d’Aristote – sed contra – pose que les astres sont à cause des choses d’ici-bas. Gersonide monte une argumentation subtile, au fil d’une question directrice : pourquoi les sphères célestes portent-elles des astres ? Le cinquième corps[33] est simple. Ici-bas, la diversité des organes du vivant s’explique par la complexité des éléments qui le composent, ainsi que par la nécessité dans laquelle il est d’acheminer son existence à la perfection. Mais le corps céleste simple et parfait, n’a pas besoin d’être organisé. Alors pourquoi est-il réparti en sphères ? Pourquoi portent-elles des astres ? Pourquoi cette diversité de couleurs dans la lumière qu’ils émettent ?
La réponse est que « du fait qu’elles [les sphères] ont été formées en conséquence de la loi et de l’ordre des existants et que du fait même de leur constitution, elles désirent faire ce par quoi est perfectionné cet ordre qui se trouve dans les choses d’ici-bas, il est nécessaire qu’elles possèdent un organe pour que cette action s’effectue par lui – et c’est l’astre. Mais cet argument implique nécessairement que les astres ne sont pas sur les sphères à cause d’eux-mêmes, mais afin d’effectuer ce que leur constitution (tsiyyur) les oblige de faire pour mener à leur perfection ces existants inférieurs que voici. »                 
L’objection se résout par une distinction : la clarté des astres est à cause des choses d’ici-bas, mais leur substance est à cause d’elle-même. L’idée selon laquelle les influences à exercer sur l’homme sont la cause finale de l’univers persistera bien plus tard[34].                        
 
Ainsi, selon cette façon de voir, l’homme et le monde sont liés par une implication réciproque. L’être-dans-le-monde possède une pertinence dès avant le niveau de l’expérience existentielle ; il est signifiant en cosmographie avant de l’être dans une cosmologie. Qui plus est, la seconde est guidée, préfigurée par la première.
Dire ce qu’est l’homme, c’est le ranger dans un ordre à la fois spatial, dynamique et axiologique. Quant à la simple localisation, il n’est pas indifférent pour l’homme, et pour son humanité même, qu’il soit situé sur la terre et sous le ciel : sa place même suffit à lui assigner une valeur déterminée. Valeur assez faible, d’ailleurs, par rapport au reste du monde, et qui devient presque nulle quand on la compare à celle des phénomènes célestes. Et, lorsque d’autres facteurs viennent la rehausser, comme c’est le cas pour l’homme médiéval, ceux-ci ne relèvent plus de la cosmographie. Quant au rapport dynamique entre l’homme et ce qui l’entoure, l’homme n’est pas seulement dans le monde. Le monde est aussi dans l’homme. Il en rythme l’histoire, voire empêche celle-ci de prendre son indépendance en contraignant le développement humain à revenir périodiquement à zéro. Il définit les aspirations de l’homme. Il en oriente la nature physique.
Il n’y a en tout cela ce que l’homme moderne appelle avec condescendance un anthropomorphisme naïf. L’homme est tout autant cosmomorphe, si l’on peut dire, que le cosmos est anthropomorphe. Le cosmos est en fonction de l’homme, certes. Mais ce serait trop dire qu’il est pour lui. D’abord parce que l’homme n’est pas seul, mais précédé par des êtres plus nobles, astres ou anges. Ensuite, plus radicalement parce que l’homme est si intensément cosmique que l’on peut se demander si l’on peut maintenir jusqu’au bout la distinction qui pose d’abord l’homme en face du monde, pour les rapporter ensuite l’un à l’autre ; en l’homme, c’est plutôt le cosmos qui s’affirme soi-même.
Ainsi nous avons vu que, pour les penseurs de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, l’être de l’homme était d’emblée cosmique ; nous allons voir que son devoir-être l’était tout aussi décidément.


[1] REMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 127-156.    .
[2] •Pour le christianisme, dans tous les cas, le monde dont il s’agit de se garder, n’est pas la nature physique qui est l’œuvre du Dieu bon. Le mal ne vient que d’un attachement déréglé aux biens de ce monde – lesquels restent donc des biens.
 •Pour l’islam, un peu partout, se rencontre l’image selon laquelle le monde est un pont qu’il faut traverser et sur lequel il ne faut surtout pas s’établir. Il s’agit de ce « bas-monde », du monde inférieur, nullement de l’ensemble du créé.
 •Pour le judaïsme, on rencontre les traces de la même sensibilité. On y connaît aussi la formule du pont inhabitable. On y a enfin repéré des éléments gnostiques [le gnostique qui est par essence étranger au monde et qui le devient radicalement une fois qu’il en a pris conscience] dans la Kabbale et sans doute même des contacts avec le catharisme en ce qui concerne le problème du mal.
[3] In DN, I, 31, 476 c ; voir Chenu (1966) 118-119.
[4] Averroès, TT, I, § 76-78, p. 44, 15-47, 7; tr. P. 26-27.
[5] Maïmonide, G, I, 72, p. 127, 10 et suiv. ; p. 154 et suiv.
[6] Voir Rutherford (1989) p. 155-161.
[7] Le livre de l’Échelle de Mahomet, éd. Nouvelle, trad. De G. Besson et M. Brossard-Dandré, Paris, Le livre de poche, 1991.
[8] Maïmonide, G, II, 26, p. 231, 22, et 232, 3-4, 8-11.
[9] Voir par exemple Xénophane, DK, 21A 33 ; Hérodote, II, 12, 1.
[10] Voir Poème de l’Ema, v. 250-252 ; éd. J. Vessereau, CUF, p. 20 ; voir Bernath (1988), p. 190.
[11] Kant, Logik, Introduction, 3, WWW, t. III, p. 448.
[12] Aristote, EN, VI, 1141a24-22, et voir Plotin, II, 9, [33] 13, 18-19 ; t. I p. 243.
[13] Maïmonide, Régime de la santé, III, § 18, arabe dans Kroner, Die Seelenhygiene des Maimonides, […]Suttgarter Ausstellung der Gesundheitspflege, 1914, p. 8, 7-11.
[14] Marcile Ficin, [Lettre au genre humain], dans Lettere, I, Epistolarum familiarum liber, I, éd. S. Gentile, Florence, Olschki, 1990, n° 110, p. 194 ; voir Blumenberg (1966), p. 121.
[15] Ibn Abi Usaybi’a, Beyrouth.
[16] Démocrite, DK, 68 B 34 ; allusion dans Aristote, Physique, VIII, 2, 252b26.
[17] Galien, De usu partium, III, 10, éd. G. Helmreich, BT, p. 177.
[18] GenR, 24, 2, p. 231 (parallèles en note) ; voir Idel (1992) p. 93, 170.
[19] Coran, VII, 171-172, p. 649.
[20] Voir C.S. Lewis (1964) p. 102-112 ; North (1986), et, le résumant, North (1987), Grant (1987). Pour les mondes musulman et juif, faute d’une synthèse, quelques indications dansFreudenthal (1993) p. 77-84.
[21] Aristote, Génération et corruption, II, 10.
         Le cycle annuel du Soleil, les saisons donc, entraîne une reprise ou un engourdissement de la vie des êtres sublunaires
         Le monde qui entoure la terre est « d’un seul tenant avec les révolutions venant d’en-haut, de sorte que tout ce qu’il a la puissance de faire, cest de là-haut qu’on en tient le gouvernail»
         La cause matérielle des phénomènes sublunaires est les quatre éléments, et la cause efficiente de ceux-ci est « la puissance (dunamis) des [réalités] qui se meuvent toujours ».
[22] Sur les deux images du cercle et de la ligne, voir Syrianus dans Goldschmidt (1953), p. 52 (n°3, lire t. VI ; E. Young , Night Thoughts (1742), VI, V. 692.
[23] Voir Pomian (1986) ; sur l’exemple de Machiavel, Parel (1992).
[24] Voir Wlosok (1960) p. 8-47 ; Silverstein (1948), p. 97, n° 28.
[25] Voir Verhaeghe, (1980), p. 71-74.
[26] Grégoire de Nysse, De la création de l’homme, ch. 8, PG, 44, 144bc, 148c-149a et 10.
[27] Leroi-Gourhan, (1964), ch. 2 : « Le cerveau et la main », p. 40-89.
[28] Platon, Timée, 90a7 : « C’est là-haut en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps. »
[29] Philon, De gigantibus, § 31, éd. Mosès, p. 34-35.
[30] Ovide : “ Alors que les autres animaux, penchés sur la terre, la regardent, Il donna à l’homme un visage sublime, lui ordonna de voir le ciel et de porter vers les astres sa face relevée. »
 Platon, Timée, 44d ; Macrobe, In Somm. Scip. I, 14, éd. J. Willis, p.57.
[31] Cassiodore, De Anima, IX, : « De positione corporis », début ; PL , 70, 1295ab.
[32] Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 163 ; Bernard de Clairvaux, In Cant., XXIV, II 6-7 ; O, t. I, p. 157-158 ; PL, 183, 897 a-d.
[33] Le cinquième corps est le corps supra-astral. Ce corps fait la liaison, et en même temps crée une protection, entre nos corps terrestres et nos corps célestes.
[34] Voir H. Tuzet , Le Cosmos et l’imagination, Paris, Corti, 1965, p. 56.





Date de création : 03/11/2014 @ 10:53
Dernière modification : 03/11/2014 @ 11:10
Catégorie : Parcours braguien
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