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Parcours braguien - La vérité dans ses différents contextes


La vérité sans pertinence, jusqu’à être dangereuseDysfonction érectile[1]

LA VERITE DANS SES DIFFÉRENTS CONTEXTES

 
La vérité sans pertinence, jusqu’à être dangereuse[1]
 
La tendance actuelle chez ceux qui lisent est de mettre entre parenthèses la revendication de vérité de ce qu’ils lisent. Le mot de vérité est devenu presque un mot grossier que l’on entoure, en guise de cordon sanitaire, de guillemets. On parlera de la vérité de quelqu’un, ou d’un groupe, ou d’une civilisation, au sens de « ce que cette personne ou ce groupe tient pour vrai » – en bon français, ses opinions.
Rémi Brague commence par présenter un passage de l’écrivain et universitaire irlandais C. S. Lewis (mort à Oxford en novembre 1963). Un démon expérimenté écrit à son apprenti. Celui dont il est le démon gardien pourrait se tirer d’une argutie en lisant la réfutation qu’en a donnée un auteur ancien, Cependant, écrit le démon instructeur dans le climat intellectuel que nous avons enfin réussi à produire d’un bout à l’autre de l’Europe de l’Ouest, tu n’as pas à t’en inquiéter. Il n’y a que les érudits pour lire des vieux livres et nous les avons traités de telle façon que, de tous les hommes, ce sont les moins susceptibles d’acquérir de la sagesse en le faisant. Nous sommes arrivés à cela en leur inculquant le Point de Vue Historique. Le Point de Vue Historique, pour le dire brièvement, signifie que quand un érudit se trouve devant une affirmation qu’il lit dans un auteur ancien, la seule question qu’il ne se pose jamais est de savoir si elle est vraie. Il se demande qui a influencé l’auteur ancien, dans quelle mesure son affirmation est consistante avec ce qu’il a dit dans d’autres livres, quelle phase elle illustre dans l’évolution de l’auteur, ou dans l’histoire générale de la pensée, comment elle a affecté des auteurs postérieurs, combien de fois elle a été comprise à contresens (spécialement par les collègues de l’érudit), quelle est la tendance d’ensemble de la critique des dix dernières années à ce propos, et quel est aujourd’hui l’état de la question[2].
 
Voilà qui est fort bien croqué, souligne Rémi Brague, et nous devrions en prendre de la graine. Ne nous rendons pourtant pas la tâche trop facile. Il ne suffit pas ici de « tonner contre » (Flaubert)[3] l’attitude décrite. Car cette attitude ne repose pas seulement sur un esthétisme qui joue avec les opinions et se délecte de leur chatoyante variété. Elle provient aussi d’un souci moral.
La revendication de vérité formenterait l’intolérance. En particulier le monothéisme serait dangereux, non pas tant à cause du nombre des dieux qu’il admet, à savoir un seul, mais justement parce qu’il introduit dans la religion l’idée de vérité. Un seul Dieu serait le « vrai », les autres étant alors faux, des « idoles ». C’est l’égyptologue et théoricien de la culture, l’Allemand Jean Assmann qui a répandu cette idée dans le monde savant.
À la prétention de posséder la vérité, d’ailleurs inconnaissable, [le philosophe américain] Richard Rorty préfère ce qu’il appelle la « démocratie ». Sa position ressemble, par-delà les siècles, à celle d’Épicure qui mettait au-dessus de tout l’« amitié » (philia). Pourvu qu’elle reste possible, et donc pourvu que la paix de l’âme soit assurée, on peut proposer des phénomènes astronomiques ou météorologiques, n’importe quelle explication qui pourra désamorcer la crainte d’une intervention dans le domaine humain de puissances qui le transcenderaient.
On peut observer une tendance assez récente de ne plus même discuter de la vérité d’un fait ou d’une théorie, mais de critiquer une opinion que l’on ne partage pas en se contentant de la reproduire en la présentant bien entendu sous un aspect qui la rendra ridicule et suffira à la discréditer. Cette tactique atteint aujourd’hui son sommet chez les chroniqueurs médiatiques, mais au fond, elle est assez ancienne. Elle fut inventée par les journalistes des « Lumières » et théorisée par un authentique philosophe [allemand du XVIIIe siècle], Lessing qui parle de « chasser par le rire » (herauslachen) ses adversaires. Leo Strauss [au cours du XXe siècle] a bien vu qu’il y avait là un aveu d’impuissance à discuter sur le fond et à vaincre par le raisonnement les arguments de l’adversaire. Pour le sire avec Valéry : « Mets les rieurs de ton côté – et le bateau chavire.[4] »
Il y a encore plus grave. Le XIXe siècle a joué avec l’idée selon laquelle la vérité serait non seulement inutile à la culture, mais nuisible au moyen du raisonnement suivant : les choses n’ont aucun sens en elles-mêmes ; or, nous avons besoin de sens ; il nous faut donc en profiter. Tout sens est fictif et il doit l’être. La culture est la fiction qui permet de continuer à vivre dans un monde qui, en soi, est privé de sens. Elle est artificielle, et il faut qu’elle le soit. De nos jours, [le  psychanalyste français d'origine grecque, fondateur avec Claude Lefort du groupe Socialisme ou barbarie] Cornelius Castoriadis a orchestré le thème avec force. Mais l’idée du caractère fictif de la culture apparaît bien plutôt, sous le nom de l’« illusion ».
Les Lumières avaient déjà perçu que, pour le dire en 1757 avec d’Alembert, « nous n’acquérons guère de connaissances nouvelles que pour nous désabuser de quelque illusion agréable, et nos lumières sont presque toujours aux dépens de nos plaisirs[5] ». C’est dans un esprit analogue que [l’homme politique et philosophe irlandais] Edmund Burke regrettait que l’empire de la lumière et de la raison détruise les « agréables illusions » de la société[6].
Cette idée, transposée dans une tonalité bien plus radicale, constitue le fond commun de la sensibilité européenne dès l’époque du romantisme tardif. C’est le cas en Italie, chez Giacomo Leopardi, dès 1818. Pour le philologue et poète, la raison détruit les illusions sans lesquelles l’homme ne peut pas vivre. En conséquence, elle mène à son propre contraire, la barbarie. Le résultat logique d’une totale destruction des illusions serait le suicide.
À l’autre bout de l’Europe, en Russie, son contemporain Pouchkine dit préférer à l’image banale de Napoléon restituée par les mémoires des contemporains, la légende historique, et en général, à la réalité vulgaire, la « tromperie qui nous élève. »
 
La vérité disponible : la technoscience
 
Ce rejet de la vérité au profit de la culture ne serait pas tenable si un second phénomène ne venait pas compenser et rendre possible le premier qui vient d’être décrit. Il en est d’ailleurs contemporain, ce qui n’est pas un hasard. Rémi Brague veut parler de la science moderne et de ses applications techniques. La science mathématisée de la nature physique commence avec Galilée († 1642) ; elle trouve des applications techniques avec la révolution industrielle, commencée à la fin du XVIIIe siècle et qui atteint son plein régime au XIXe siècle.
La technologie appuyée sur la science, ou technoscience est une sorte d’usine qui nous fournit de la vérité à la mesure de nos besoins. Ou, si l’on veut une autre image, elle est une planche à billets qui émet toute la vérité que nous voudrons. Nos dépenses étant d’emblée couvertes, nous pouvons nous permettre de jouer à mettre en doute la vérité.
Pour beaucoup de nos contemporains, la vérité se réduit à ce que « la » Science (à supposer que cela existe) nous dit. Cette vérité-là comporte bien des avantages, dont le premier est manifeste, pour ne pas dire spectaculaire, et le second, plus discret, car il est le revers d’un inconvénient.
D’une part, la science a des applications pratiques dans la technologie. Elle se déploie en une technique très efficace, et se contente du « ça marche ».  Dire que les lois qu’elle formule en langage mathématique sont « vraies » serait une redondance inutile. D’autre part, la science, à l’instar de tout savoir pur comme tel, même littéraire ou artistique, est, en rigueur de termes, dépourvue d’intérêt[7].        
La science est à distance de la culture, et n’a même rien à voir avec elle. Comme telle, elle est donc neutre. Elle laisse ouverte la question de la légitimité de l’utilisation des techniques qu’elle rend possibles. L’ordinateur, le téléphone portable, et bien sûr l’avion à réaction sont utilisables par les kamikazes du 11 septembre. Pour la question de la légitimité, la science botte en touche.    
 
La vérité officielle : l’idéologie
 
La culture comme fiction salutaire peut-elle suffire ? Peut-il y avoir accord entre les esprits sans quelque chose comme une vérité ? Pourrait-on concevoir une fiction commune ? Aussi longtemps qu’elle n’est pas consciente, cette fiction commune peut suffire. On observe en tout cas une inflation de formules devenues lancinantes et tendant à diminuer la vérité, comme « chacun sa vérité », « ma part de vérité ». Est également en plein essor le culte de la « tolérance », notre dernière vertu, dont personne ne rit, [voire] celle dont il est interdit de rire.
Cependant, il n’y a là que la bonne conscience de nos sociétés, non leur réalité. Dans celle-ci, en effet, la tentation est forte de mettre de l’ordre dans le chaos des « vérités », en en choisissant une que l’on imposera comme vérité officielle. Et il y a là plus qu’une tentation, c’est la réalité effective de toutes les sociétés, dont les nôtres. Certaines de ces vérités officielles sont douces comme la publicité, d’autres nettement plus dures, comme la propagande d’un régime totalitaire. Entre les deux se déploie un arc-en-ciel de formes intermédiaires dont le politically correct est une des plus visibles. Une montée aux extrêmes est toujours possible. Au nom de quoi s’opposer à de telles tentatives ?
Pascal avait déjà vu le phénomène : « Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes […] car la maladie principale de ël’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut pas savoir, et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur que dans cette curiosité inutile[8]. »      
De cette situation surgit la nécessité de l’idéologie, qui comble le vide laissé par la science. C’est pourquoi l’idéologie adopte la forme même du creux que laisse celle-ci et, de ce fait, singe la science. Il n’y aurait pas de léninisme sans l’économie politique et sa critique par Marx ; il n’y aurait pas de marxisme sans la théorie de l’évolution selon Darwin. L’idéologie est sensée être « vraie ». Lénine l’a dit en 1913 : « La doctrine de Marx est toute-puissante parce qu’elle est correcte. » Elle singe la religion et utilise des affects religieux pour les faire porter sur des objets prétendument accessibles à la science.
En matière de politique, la vérité est moins efficace que le mensonge. On a même fait remarquer qu’un gros mensonge passe mieux qu’un petit. C’est déjà ce que dit un expert dans ce domaine, rien moins que Hitler en personne, à propos de la propagande de guerre, de ce qu’on appelle le « bourrage de crâne[9]. » L’idéologie combine les deux. Sous la plus pure des concrétisations historiques dont l’histoire a jusqu’à présent gardé la trace, l’idéologie présente ses mensonges les plus éhontés comme la vérité et se publie dans le journal qui en porte le titre, la Pravda.   
Un examen même de l’idée de « culture » et de son origine permet de tirer la même conclusion grinçante. L’idée de « culture » est absente de la source grecque de la philosophie, que Rémi Brague va interroger rapidement.
Les Grecs pratiquaient une tripartition des réalités : nature (physis), technique (tekné), convention (nomos), à laquelle correspondait une tripartition des attitudes humaines : contemplation (theȍria), fabrication (poiësis), action (praxis).                                  
Chacune des activités humaines est capable d’un certain accès à la vérité ; l’excellence (aretë) de ces activités est là pour capter la vérité dont est susceptible chacun des trois domaines. La contemplation accueille ce qui se montre « sans distorsion » -voir l’usage de l’adjectif atrekës). [Lorsque] la fabrication produit ce qui n’est pas, il lui faut procéder correctement. Dans tous ces domaines, Aristote parle de vérité. Les vertus concernant l’intellect en tant que tel (dianoétiques) qu’il énumère, à savoir science (epistëmë), technique (teknë), intellect (nüs), sagesse (sophia), prudence (phronësis) sont les cinq par lesquelles l’âme « fait la vérité » (alëtheuein)[10]. En matière de fabrication, l’art est un logos vrai (logos alëthës) qui accompagne la compétence (hexis) fabricatrice[11]. En matière d’action (praxis), la prudence est une compétence vraie (hexis alëthës) pratique[12]. Aristote n’hésite pas à parler de « vérité pratique » (alëthia praktikë)[13]. Mais dans tout cela il n’y a aucune place pour la « culture ».
Notre concept moderne de culture représente comme une fusion des deux dernières notions de chacune de ces triades de la philosophie grecque. Le domaine d’être du culturel regroupe technique et convention ; l’activité exercée par la culture regroupe fabrication et action.
La « culture », dans son opposition avec la nature, est une invention du XVIIIe siècle, qui trouve sa formulation la plus puissante chez Kant.
 
En tant qu’il est le seul être terrestre qui possède l’entendement, et avec lui un pouvoir de se fixer des buts à volonté, il [l’homme] est bien seigneur en titre de la nature ; et quand on considère celle-ci comme un système téléologique, il est quant à sa destination le but dernier de la nature. Seulement il ne l’est que sous condition, à savoir, qu’il le comprenne et ait la volonté de donner à celle-ci et à lui-même une destination finale qui puisse se suffire à elle-même , donc être but dernier, mais un but que l’on a nul besoin de chercher dans la nature […] Seule la culture peut donc être le but dernier que l’on est fondé à poser pour la nature eu égard au genre humain[14]
 
Cette culture n’est pas celle de l’habileté technique, qui développe la capacité des moyens à atteindre leur fin, mais qui ne suffit pas à orienter la volonté vers une fin bonne. Ni non plus celle du dressage (discipline), qui libère par rapport aux instincts, mais ne peut pas plus orienter la volonté que la première espèce de culture. Lhomme ne reçoit le privilège d’être la fin dernière de la création que dans la mesure où il est considéré comme noumène […] sujet de la moralité […] être moral.     
Pour Kant, la synthèse se faisait sous l’égide de l’action, telle qu’elle est régie par la morale. Pour nous [selon Rémi Brague], elle se fait plutôt sous celle de la production, non pas tellement la production matérielle, mais plutôt celle des représentations. La culture ne se comprend plus comme un travail pour accéder au vrai, mais comme production de ce qu’il faut d’opinions communes pour que la vie reste possible. De la sorte, l’idée de culture entre elle-même dans la sphère de l’idéologie.    
 
La vérité comme besoin
 
Nous sommes des enfants gâtés, nous qui pouvons nous permettre de jouer avec l’idée de vérité parce que nous ne sommes pas forcés de mentir. Le mensonge est consubstantiel aux régimes totalitaires, heureusement passés, ou encore virulents dans la réalité et dans la tête de leurs nostalgiques.
 
Le mensonge organisé pratiqué par les États totalitaires n’est pas, comme on le prétend parfois, un expédient provisoire de la même nature qu’une ruse de guerre. Il est quelque chose d’essentiel au totalitarisme, quelque chose qui continuerait même si les camps de concentration et la police avaient cessé d’être nécessaires. […] Le totalitarisme exige en fait que le passé soit totalement modifié, et à la longue il exige qu’on cesse de croire à l’existence même d’une vérité objective[15].
 
Ce mensonge est une torture. Écoutons là-dessus le témoignage d’Alexandre Soljenitsyne. Dans sa Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, publiée en 1974, l’écrivain consacre à l’idéologie un chapitre spécial, le sixième où il écrit : « Ce mensonge universel, obligatoire, d’usage forcé, est devenu l’aspect le plus torturant de l’existence des gens dans notre pays, pire que toutes les adversités matérielles, pire que chaque non-liberté civile[16]. » Soulignons-le : quand Orwell et Soljenitsyne évoquent un contraire de la vérité, ils ne parlent pas d’erreur mais de mensonge.
Ce que Soljenitsyne a subi et objectivé sous sa forme particulièrement violente, mais manifeste et pour ainsi dire franche, et partant plus facile à repérer, est encore présent sous des formes plus douces, mais aussi plus discrètes et donc plus difficiles à affronter. Certes, les moyens de diffusion des doctrines officielles sont, dans nos sociétés européennes, moins concentrés que ne l’était l’agence TASS. Les procédés de coercition y sont de très loin plus dilués que le KGB ou l’Armée rouge. Cependant, il existe des opinions autorisées, des opinions obligatoires, et d’autres interdites.
La vérité est une nécessité vitale, et notre civilisation prend de plus en plus nettement conscience de ce que l’existence de l’homme sur cette terre doit être justifiée. Nietzsche nous aide à le penser, peut-être bien malgré lui. Dans un fragment de l’époque du Zarathoustra rédigé, mais non publié, on lit : « Nous faisons une expérience (Versuch) avec la vérité ! Peut-être l’humanité va-t-elle disparaître ! Allons-y (wohlan) ! »
Pour certaines personnes, la vérité n’est rien de plus que le résultat d’un consensus. Or, de toute évidence, un consensus de ce genre doit se produire entre des gens qui sont vivants en même temps. De la sorte, la vérité qu’ils décideront devra être imposée aux générations futures. Bien sûr, lesdites générations seront à même de changer en constituant un nouveau consensus qui prendra de nouvelles décisions quant à la nature de la vérité. Mais il leur faudra le faire en se fondant sur la « vérité » d’une génération précédente qui sera présente en elle et les marquera, que les hommes vivant à une époque donnée en soient conscients ou non. Ainsi, cette démocratie absolue devra nécessairement dégénérer en une dictature totale du présent sur l’avenir, c’est-à-dire en une absence absolue de démocratie. Il faut qu’il y ait quelque chose comme une vérité objective, indépendante de notre volonté, que l’on puisse transmettre de génération en génération, si les générations futures ne doivent pas être abandonnées sans défense aux caprices de leurs ancêtres[17].
 
Deux types de vérité
 
Rémi Brague est donc amené à se demander ce que serait une culture de la vérité. Ce serait, selon lui, la culture tout court. Celle-ci, non seulement supporte l’idée de vérité, mais elle l’exige. Mais quelle vérité ?
Avec saint Augustin, il est conduit à distinguer deux visages de la vérité. Dans les Confessions, Augustin se pose une question intéressante, à savoir : si la vie heureuse consiste à se réjouir de la vérité, pourquoi, dans le Nouveau Testament, est-il écrit que les hommes haïssent la vérité » ? Ne serait-il pas plus normal qu’ils l’aiment, puisqu’elle est incontestablement un bien ? Augustin répond par une distinction entre deux sortes de vérité : « Amant eam lucentem,odeant eam redarguentem.» La vérité peut être lumière, auquel cas nous l’aimons; mais elle peut être accusation [mise en cause] auquel cas nous la fuyons, voire nous souhaiterions qu’elle ne fût pas – ce qui veut dire que nous la haïssons…
La vérité est la lumière que nous braquons sur les choses que nous désirons connaître, et qui nous en assure la maîtrise ; mais elle est aussi ce qui fait retour sur nous et indique ce que nous devrions faire et ne faisons pas, ce que nous devons être et ne sommes pas, voire elle est ce qui tire au clair tous les sales petits secrets que nous préférerions laisser dans l’ombre, ce qui nous assène, comme on dit ’nos quatre vérités’…
La veritas lucens peut être prise comme une idole, d’autant plus dangereuse qu’elle est noble. Pascal le rappelait déjà dans ses Pensées :’On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et est son image qu’il ne faut point aimer ni adorer, et encore moins faut-il aimer ou adorer son contraire, qui est le mensonge’.
Il faut en revanche demander à ceux de nos contemporains qui sont si sévères envers l’idée de vérité qu’elle est la vraie raison qui les fait la pourchasser ? Peut-être conviendrait-il de retourner le soupçon. Ce qui nous anime et éveille notre animosité contre la vérité, est-ce la crainte de la voir dégénérer en fanatisme oppresseur ? Ou ne serait-ce pas plutôt celle de la voir diriger ses exigences vers moi-même ? Dire ‘chacun sa vérité’, refuser une vérité qui serait la même pour tous, est-ce que cela ne voudrait pas dire : surtout pas d’une vérité qui pourrait dire la vérité sur moi ?  
                           
La culture comme veritas redarguens       
   
L’analyse d’Augustin est fort éclairante, qui permet de caractériser en peu de mots savoir et culture. Rémi Brague proposera donc la double définition suivante : le savoir est la vérité de toutes les vérités lucentes ; la culture est l’ensemble des vérités redarguentes [des consensus qu’on a faits siens].»
Afin de poursuivre, Rémi Brague se propose de retourner au passage de C .S. Lewis qu’il a cité plus haut, car il suffit de le lire à rebrousse-poil pour en tirer une profonde sagesse. L’extrait continue ainsi, il est cité en inversant les paragraphes :  
 
Puisque nous ne pouvons pas tromper toute la race humaine en permanence, il est très important de couper chaque génération des autres ; en effet, quand l’érudition établit un commerce libre entre les âges, on risque toujours que les erreurs caractéristiques d’une époque soient corrigées par les vérités caractéristiques d’une autre. Mais grâce à notre Père et au Point de Vue Historique, les grands érudits d’aujourd’hui sont aussi peu nourris par le passé que le plus ignorant des mécaniciens qui s’imagine que « l’histoire, c’est de la blague ».
 
La diversité même des cultures invite Rémi Brague à chercher ce qui peut être vrai, et à contester ses propres limites. La culture n’est pas un musée des opinions exposées, elle nous permet que les opinions se corrigent les unes les autres. Nous devons donc ‘‘considérer l’écrivain ancien comme une source possible de connaissance, et nous attendre à ce qu’il pourrait éventuellement modifier notre pensée ou notre conduite’’.
On peut généraliser et appliquer à tout ce qui relève de la culture la formule d’Horace : ‘‘sous un autre nom, c’est toi que l’on raconte’’…Dans la culture, c’est toujours de moi que cela parle. Le message du Beau est toujours celui que Rilke tirait [au printemps 1908] de la contemplation d’une statue grecque : ‘ Tu dois changer ta vie ‘. » 
   
L’océan de la vérité
 
La conscience moderne est mal à l’aise devant cette sorte de vérité, parce qu’elle se la représente, à tort, comme un ensemble d’objets tout faits, ready-made. En conséquence, elle place la recherche de la vérité plus haut que la possession de celle-ci. On se souvient de la parabole de Lessing : si Dieu devait nous présenter la vérité dans une de Ses mains, et la recherche incessante de la vérité dans l’autre et nous demandait de choisir, il nous faudrait préférer cette dernière. Le choix n’est pas si simple. En effet, comment saurions-nous si nous préférons la recherche plutôt que la vérité, que l’objet de notre recherche est bien la vérité, et pas plutôt, mettons, l’excitation donjuanesque de la découverte ? Toujours est-il qu’il faut prendre en compte l’aspiration qu’elle exprime, et, loin de la rabrouer, lui rendre justice le mieux possible.
Or, la tradition chrétienne est à ce propos depuis fort longtemps en possession d'une idée qu'il vaudrait la peine de reprendre, car elle pourrait s'avérer plus acceptable à la conscience moderne. Selon cette façon de voir, la vérité n'est pas quelque chose que l'on possède, mais quelque chose "dans quoi l'on est", un espace plus qu'une chose, thème laissé implicite par certains Pères de l'Eglise grecque. Ceux-ci aimaient à parler de l'"océan infini" de la Divinité.
A travers cette image, Dieu est conçu non comme un objet, mais bien plutôt comme un champ, comme un espace librement ouvert. On ne peut atteindre Dieu, on ne peut encore moins "en faire le tour" mais, s'il est permis de s'exprimer ainsi, on peut naviguer sur lui ou surfer sur lui. Saint Augustin le formule ainsi :"Il (Dieu) est caché afin que nous puissions Le chercher afin de Le trouver; mais Il est infini afin que, L'ayant découvert, nous puissions continuer à Le chercher".
La culture, enseignée correctement, peut donc relever de cette vérité dans la charité que Pascal [dans ses Pensées] opposait implicitement au culte idolâtrique du vrai. Dans ce cas, la vérité n'est plus ce que l'on possède, pour s'enorgueillir par rapport à son prochain, voire pour dominer celui-ci. En me faisant me connaître moi-même, elle me fait comprendre qu'"on n'entre pas dans la vérité si ce n'est par la charité" (Saint Augustin).
Rémi Brague ajoute un préalable de son cru et dirait : « On n’entre pas dans la culture si ce n’est par la vérité ».
 
  
[1] R. Brague, « Modérément moderne », Flammarion, mars 2014.
[2] C. S. Lewis, The Screwtape letters, n°27, New-York, Macmillan , 1948, p. 139-140.
[3] Remarque d’un homme de lettres ;  «Qu’on retrouve ces images aussi bien dans la parole quotidienne que dans les scènes d’assemblées, révèle le poids répressif du discours social jusque dans la vie privée. L’expression ‘tonner contre’, marqueur ironique de l’idée reçue chez Flaubert n’a-t-elle pas cette valeur, pitoyable parole qui foudroie de ses préjugés ? Balzac, obsédé par ce fantasme d’un âge de la parole homicide, stigmatise plus d’une fois une activité qui tue par la parole. »
[4] Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, in J. Hytier (éd.), Œuvres, Paris, Gallimars, Pléïade, t.2, 1960, p.827.
[5] D’Alembert, Réflexions sur l’usage et sur l’abus de la philosophie dans les matières de goût, in Œuvres, Paris, Belin/Bossange, 1822, t. 4, p. 333.
[6] Edmund Birke, Reflexions on the Revolution in France, J. G. A. Pocock (éd.)Indianapolis, Hackert, 19897, p. 67.
[7] Voir le fichier « La physique est-elle intéressante ? »
[8] Blaise Pascal, Pensées, §18.
[9] Adolf Hitler, Mein Kampf, I, 10.
[10] Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 3, 1139 b 15.
[11] Ibid, 4, 1140 a 10, 21.
[12] Ibid, 5, 1140 b 5, 21.
[13]Ibid, 2, 1139 a 26-27, 30, b 12.
[14] Emmanuel Kant, Kritik der Ursteikraft.
[15] Georges Orwell, « The Prevention of Literature », in S. Orwell (dir.), The Collected Essays, Journalism and Letters, t. 4.
[16] Alexandre Soljenitsyne. Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, 6, Paris, Seuil, 1974, p. 219.
[17] Pour une illustration très forte de ce point, voir C. S. Lewis, The abolition of Man, chap. III.





Date de création : 09/09/2014 @ 08:54
Dernière modification : 09/09/2014 @ 09:01
Catégorie : Parcours braguien
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