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Synthèses - Noumène et microphysique




NOUMÈNE ET MICROPHYSIQUE[1]
 
La science du siècle dernier comme connaissance homogène
 
À la fin du siècle dernier, on croyait encore au caractère empiriquement unifié de notre connaissance du réel. C'était même une conclusion où les philosophies les plus hostiles se réconciliaient. En effet, l'unité de l'expérience apparaît à un double point de vue : pour les empiristes, l'expérience est uni­forme dans son essence parce que tout vient de la sensation; pour les idéalistes, l'expérience est uniforme parce qu'elle est imper­méable à la raison. Dans l'adoption comme dans le refus, l'être empirique forme un bloc absolu. De toute manière, croyant écarter tout souci philosophique, la science du siècle dernier s'offrait comme une connaissance homogène, comme la science de notre propre monde, au contact de l'expérience quotidienne, organisée par une raison universelle et stable, avec la sanction finale de notre intérêt commun. Le savant était, au sens de Conrad, «l'un d'entre nous ». Il vivait dans notre réalité, maniait nos objets, s'éduquait avec notre phénomène, trouvait l'évi­dence dans la clarté de nos intuitions. Il développait ses démons­trations en suivant notre géométrie et notre mécanique. Il ne dis­cutait pas les principes de la mesure, il laissait le mathématicien au jeu des axiomes. Il comptait des choses séparées, il ne pos­tulait pas des nombres qui ne sont plus tout à fait nos nombres. De lui à nous, c'était tout naturellement la même arithmétique. La science et la philosophie parlaient le même langage.
C'est encore cette science pour philosophes que nous ensei­gnons à nos enfants. C'est la science expérimentale des instruc­tions ministérielles : pesez, mesurez, comptez ; méfiez-vous de l'abstrait, de la règle ; attachez les jeunes esprits au concret, au fait. Voir pour comprendre, tel est l'idéal de cette étrange péda­gogie. Tant pis si la pensée va ensuite du phénomène mal vu à l'expérience mal faite. Tant pis si la liaison épistémologique ainsi établie va du prélogique de l'observation immédiate à sa vérification toujours infaillible par l'expérience commune, au lieu d'aller du programme rationnel de recherches à l'isolement et à la définition expérimentale du fait scientifique toujours fac­tice, délicat et caché.
 
Les messages nouveaux d’un monde inconnu, celui de la physique contemporaine
 
Mais voici que la Physique contemporaine nous apporte des messages d'un monde inconnu. Ces messages sont rédigés en «hiéroglyphes », suivant l'expression de Walter Ritz. En essayant de les déchiffrer, on s'aperçoit que les signes inconnus s'interprètent mal dans le plan de nos habitudes psy­chologiques. Ils paraissent en particulier réfractaires à l'analyse usuelle qui sépare une chose de son action. Dans le monde inconnu qu'est l'atome, y aurait-il donc une sorte de fusion entre l'acte et l'être, entre l'onde et le corpuscule? Faut-il parler d'as­pects complémentaires, ou de réalités complémentaires ? Ne s'agit-il pas d'une coopération plus profonde de l'objet et du mouvement, d'une énergie complexe où convergent ce qui est et ce qui devient ? Finalement, comme ces phénomènes ambigus ne désignent jamais nos choses, c'est un problème d'une grande portée philosophique de se demander s'ils désignent des choses. D'où un bouleversement total des principes réalistes de la syntaxe de l'infiniment petit. Dans cette syntaxe, le substantif est désormais trop mal défini pour régner sur la phrase. Ce n'est donc plus la chose qui pourra nous instruire directement comme le proclamait la foi empirique.
 
L’objet ultra-microscopique, considéré comme un moyen d'ana­lyse, voire un prétexte de pensée, plutôt qu'un objet pour la connaissance empirique
 
On n'augmentera pas la connaissance d'un objet ultra-microscopique en l'isolant. Isolé, un corpuscule devient un centre d'irradiation pour un phénomène plus gros. Pris dans son rôle physique, il est plutôt un moyen d'ana­lyse qu'un objet pour la connaissance empirique. C'est un prétexte de pensée, ce n'est pas un monde à explorer. Inutile de pousser l'analyse jusqu'à isoler à tous les points de vue un objet unique, car il semble bien que dans le monde de la micro­physique l'unique perde ses propriétés substantielles. Il n'y a alors de propriétés substantielles qu'au-dessus – non pas au-dessous – des objets microscopiques.
 
La substance de l'infiniment petit est contemporaine de la relation
 
Si le réel se désindividualise physiquement en allant vers ces régions profondes de la physique infinitésimale, le savant va donner plus d'importance à l'organisation rationnelle de ses expériences au fur et à mesure qu'il en fera croître la précision.
 
C'est l’organisation des objets qui, maintenant, fait figure de réalité phénoménale
 
Une mesure précise est toujours une mesure complexe; c'est donc une expérience organisée rationnellement. D'où un deuxième bouleversement dans l'épistémologie contemporaine. Nous devons en souligner l'importance philosophique. Il nous semble, en effet, que la construction mathématique des hypo­thèses atomiques vient contredire la théorie qui attribuait à ces hypothèses un rôle effacé et provisoire. On prenait au XIXe siècle les hypothèses scientifiques comme des organisations schéma­tiques ou même pédagogiques. On aimait à répéter qu'elles étaient de simples moyens d'expression. La science, croyait-on, était réelle, par ses objets, hypothétique par les liaisons établies entre les objets. À la moindre contradiction, à la moindre difficulté expérimentale, on abandonnait ces hypothèses de liaison que l'on taxait de conventionnelles, comme si une conven­tion scientifique avait d'autre moyen d'être objective que le caractère rationnel ! Le nouveau physicien a donc renversé la perspective de l'hypothèse patiemment dessinée par Vaihinger. Ce sont maintenant les objets qui sont représentés par des méta­phores, c' est leur organisation qui fait figure de réalité. Autrement dit, ce qui est hypothétique maintenant, c'est notre phénomène; car notre prise immédiate sur le réel ne joue que comme une donnée confuse, provisoire, conventionnelle, et cette prise phénoménologique réclame inventaire et classement.
 
Par contre, c'est la réflexion qui donnera un sens au phénomène initial en suggérant une suite organique de recherches, une perspective rationnelle d'expériences
 
Nous ne pouvons avoir a priori aucune confiance en l'instruction que le donné immédiat prétend nous fournir. Ce n'est pas un juge, ni même un témoin ; c'est un accusé et c'est un accusé qu'on convainc tôt ou tard de mensonge. La connaissance scientifique est toujours la réforme d'une illusion. Nous ne pouvons donc plus voir dans la description, même minutieuse, d'un monde immédiat qu'une phénoménologie de travail dans le sens même où l'on parlait jadis d'hypothèse de travail. Pour ne donner qu'un exemple, qu'on songe seulement à l'arbitraire qui préside à la première définition expérimentale du spectre d'un élément chimique ! Considérons même, si l'on veut, une série particulière de ce spectre : cette série est d'abord prise comme un groupement provisoire qu'une étude théorique toute rationnelle devra analyser et regrouper. Loin qu'on puisse garder, pour cette série, son individualité, son unité phéno­ménale, son caractère de chose définie une fois pour toutes, on verra cette série bouleversée et segmentée par des conditions instrumentales légèrement modifiées. De toute évidence, le phénomène primitivement retenu ne peut plus être pris que comme l'instant particulier d'une méthode. On ne tardera pas à modifier la méthode et conséquemment le phénomène pour atteindre une suite féconde d'expériences.
 
La série d’expériences ne trouvera sa véritable individualité que lorsqu'elle aura été constituée mathématiquement
 
C'est la formule mathéma­tique qui lui donnera une forme; c'est par le lien mathématique qu'on verra se coordonner en une unité les termes brouillés dans le phénomène immédiat. D'ailleurs, les liens mathématiques ne suivent nullement les ligatures qui pourraient apparaître dans l'observation première. Ils suivent la trace d'une coordination nouménale, ils font l'objet d'une pensée coordonnée avant d'être objet d'une vérification expérimentale.
Le problème philosophique de la vérification des théories est dès lors modifié. L'exigence empiriste qui ramène tout à l'expé­rience, exigence si nette encore au siècle dernier, a perdu sa primauté, en ce sens que la force de la découverte est presque entièrement passée à la théorie mathématique. Jadis, la philo­sophie générale de l'expérience en physique eût été assez bien exprimée par cette formule de Paul Valéry : il faut, dit le poète, tout à la gloire de la vision, «réduire ce qui se voit à ce qui se voit ». Nous dirions maintenant, si nous voulions traduire la véritable tâche de la microphysique : il faut réduire ce qui ne se voit pas à ce qui ne se voit pas, en passant par l'expérience visible. Notre intuition intellectuelle a désormais le pas sur l'intuition sensible. Notre domaine de vérification matérielle ne fournit guère qu'une preuve surnuméraire pour ceux qui n'ont pas la foi rationnelle. Peu à peu, c'est la cohérence rationnelle qui en vient à supplanter en force de conviction la cohésion de l'expérience usuelle. La microphysique est non plus une hypo­thèse entre deux expériences, mais bien plutôt une expérience entre deux théorèmes. Elle commence par une pensée, elle s'achève en un problème.
Au siècle dernier, quand on prenait les mathématiques comme un simple moyen d'expression, les liaisons mathéma­tiques passaient pour de vaines lignes de rappel, pour l'encre rouge d'une épure. Seules, l'expérience de départ et l'expérience d'arrivée étaient considérées comme les deux projections posi­tives du réel. Mais avec les progrès de la physique mathéma­tique, l'intérêt se concentre sur la méthode de liaison; on lit l'épure comme une méthode de recherches plutôt que comme un tableau des résultats obtenus.
 
Il s'agit en réalité d'affermir ou même de créer des relations
 
C'est pourquoi des variations expé­rimentales qui, pratiquement, peuvent être très peu importantes, seront susceptibles de déceler des variabilités très instructives. On cherchera donc plutôt la variable que la constante. C'est ainsi que des phénomènes d'un ordre de grandeur si petit qu'ils passeraient pragmatiquement inaperçus – perdus qu'ils sont dans la marge d'imprécision expérimentale – sont cependant érigés en preuves suffisantes. Une phénoménologie normale, en quelque manière homogène, eût péremptoirement interdit cette étrange composition du grand et du petit. Mais pour minimes que soient certaines perturbations, leurs valeurs fonctionnelles priment tout et, par un renversement de la croyance positive, on en vient à croire que le phénomène ne démontre rien, ou qu'il démontre mal, tant qu' on ne l' a pas sensibilisé mathématiquement, tant que les réactifs mathématiques n'en ont pas révélé tous les traits. Mille finesses d'origine mathématique, encore qu'elles  atten­dent leur justification expérimentale, s'imposent aux physiciens non pas par la séduction d'une nouveauté décousue, mais bien par leur coordination nouménale. La physique mathématique réunit ainsi l'esprit de finesse et l'esprit géométrique ; mieux, elle donne à la finesse la rigueur et la certitude géométriques. Devant le résultat négatif d'une expérience suggérée mathémati­quement, on a de prime abord l'impression d'un échec. On s'y soumet difficilement, on accroit la puissance des appareils, on écarte les causes de troubles. La Physique n'est plus une science de faits ; elle est une technique d'effets (effets Zeeman, Stark...).
D'ailleurs, par sa valeur psychologiquement dynamique et inventive, le réalisme mathématique, tel qu'il résulte de ses rapports avec la Physique contemporaine, dépasse de beaucoup le sens tout platonicien où se plaçait encore le réalisme de Hermite (1822-1901). Pour Hermite, l'être mathématique est, en quelque sorte, statique ; son étude est essentiellement anatomique, elle conduit à un complexe de relations qui s'achève sur un plan homogène. Au contraire le réel de la Physique mathématique s'enrichit d'un double dynamisme : en l' étudiant, on a autant de chance de découvrir des phénomènes que des théorèmes. Il faut d'ailleurs toujours en venir à réaliser les théorèmes ainsi décou­verts. Pour cette tâche, il ne s'agit plus, comme on le répétait sans cesse au XIXe siècle, de traduire dans le langage mathématique les faits livrés par l’expérience.
 
Il s'agit, en fait, d'ex­primer dans le langage de l'expérience commune une réalité pro­fonde qui a un sens mathématique avant d'avoir une signification phénoménale
 
Par exemple, l'atome construit par les mathématiciens pourrait assez bien être appelé l'atome parfait. Mais il ne joue pas du tout le même rôle épistémologique que celui joué par le concept de gaz parfait. En effet, le gaz parfait est une abstrac­tion réalisée qui traduit l'assemblage d'un nombre minimum de variables phénoménologiques à grande échelle; il joue le rôle du premier terme d'une série d'approximations ; pour s'en servir, on le compliquera. Au contraire, l'atome parfait est plus compliqué que l'atome saisi dans sa réaction énergétique au moment où il porte trace expérimentale de son existence. En construisant cet être mathématique, on essaie de n'oublier aucune variable, si petit qu'en soit le jeu ; on tente de lui attribuer même tout le possible, bref on veut donner la série entière sans souci des approximations pratiques. Pour s'en servir, on le simplifiera. Notre expérience de microphysique est toujours une mathéma­tique mutilée. Dans l'infiniment petit, les propriétés nouménales sont plus nombreuses que les propriétés phénoménales.
 
Ainsi le monde caché dont nous parle le physicien contem­porain est d'essence mathématique
 
 Le physicien fait ses expé­riences en se fondant sur le caractère rationnel du monde inconnu. On exprimerait peut-être assez bien la conviction du physicien, au sortir du doute relatif à son emprise sur la réalité, par la formule suivante : cogitatur, ergo est, étant entendu que le fait d'être pensé mathématiquement est la marque d'une exis­tence à la fois organique et objective. Et c'est seulement parce qu'elle est organique qu'on croit à son objectivité. Rien de gratuit et de subjectif d'une part, rien de simple et de décousu d' autre part ne peut trouver place dans l'être de la Physique mathématique.
Devant tant de succès de la recherche rationnelle, comment se défendre de poser sous le phénomène un noumène où notre esprit se reconnaît et s' anime ! Ce noumène n'est pas un simple postulat métaphysique ni un conventionnel signe de ralliement. Nous lui trouvons en effet, par la réflexion, une structure com­plexe; c'est même à cette complexité harmonique qu'il doit son objectivité discursive, cette objectivité qui seule peut s'exposer, s'éprouver, confirmer son universalité. Nous pourrions donc dire que la Physique mathématique correspond alors à une noumé­nologie bien différente de la phénoménographie où prétend se cantonner l'empirisme scientifique. Cette nouménologie éclaire une phénoménotechnique par laquelle des phénomènes nou­veaux sont, non pas simplement trouvés, mais inventés, mais construits de toutes pièces.
 
Dans cette construction, les lois générales qu'on trouverait au niveau de la phénoménographie usuelle doivent faire place aux lois rationnelles puisées au niveau de la nouménologie
 
Il conviendrait donc de fonder une métamicrophysique qui n'ac­cepterait pas sans preuve l'état analytique où se présentent les catégories de la métaphysique traditionnelle. Avant tout, il convient de retenir que le plan nouménal du microcosme est un plan essentiellement complexe. Rien de plus dangereux que d'y postuler la simplicité, l'indépendance des êtres, ou même leur unité. Il faut y inscrire de prime abord la Relation. Au commen­cement est la Relation, c' est pourquoi les mathématiques règnent sur le réel.
On nous objectera ici une expérience célèbre qui semble bien à première vue mettre le micro-physicien en face de l'unique et du simple : c'est l'expérience de Millikan où l'unité de charge électrique est isolée et se traduit à nos yeux par une action qui peut sembler directe. En observant au microscope le mouvement d'une goutte d'huile condensée sur un électron, on détermine, par l'action contrariée d'un champ électrique et de la pesanteur, les deux caractéristiques de l'électron, sa masse et sa charge. Cette expérience délicate paraît d' abord le triomphe du « cho­sisme » scientifique. Mais si l'on examine le problème philoso­phique de plus près, on se rend compte que l'électron libre, c'est vraiment l'électron sans propriétés atomiques. Ce qui nous intéresserait, ce serait surtout les propriétés de l'électron lié, de l'électron mis en relation avec le proton. Ainsi l'expérience de Millikan est encore une expérience de notre monde parce qu'elle est dégagée de la perspective mathématique du monde atomique En quittant l'atome, l'électron libre a quitté la mathématique de l'atome. L'expérience de Millikan ne nous autorise pas à postuler dans l'atome les lois arithmétiques vérifiées hors de l'atome. C'est un point que M. Buhl présente sous une forme par­ticulièrement claire et nette : « Manier des billes, c'est faire, à l'échelle vulgaire, une expérience d'où l'on peut tirer les premières connaissances arithmétiques, puis d'autres plus com­plexes, puis l'Algèbre et l'Analyse couramment employées.
 
Considérer des atomes ou, mieux encore, les corpuscules qu'on peut leur arracher ainsi que les manifestations énergétiques qui se produisent corrélativement, c'est tout à fait spécial
 
Cela crée notamment une sorte d'Algèbre non commutative dont l'esprit se poursuit avec les symboles de non commutativité de la Théorie des groupes. L'expérience, on le voit, est encore à la base des constructions algorithmiques, mais il ne faut pas que ce soit l'expérience des billes dans un domaine où il s'agit de tout autre chose. C'est avec tristesse que l'on constate qu'un tel raisonnement, cependant, à notre avis, si évident, est encore loin de s'imposer à nombre d'hommes de science, lesquels paraissent croire que toute connaissance peut être atteinte par le jeu d'un petit nombre de postulats acceptés jadis une fois pour toutes[2] ». Nous citons sans l'interrompre cette page qui semble nous donner raison en une partie et nous contredire en une autre parce que nous espérons que la contradiction à notre thèse ne serait grave que si nous adoptions, pour les mathématiques, le point de vue axiomatique intransigeant. Au fond, à notre avis, l'a priori des mathématiques n'est qu'un a priori fonctionnel, il n'a rien d'absolu. Un mathé­maticien peut donc être amené – par l'expérience aussi bien que par la raison – à reprendre ses constructions sur une nouvelle base axiomatique, en suivant une nouvelle intuition nouménale; et ce n'est pas un des caractères les moins frappants de la Phy­sique mathématique contemporaine qu'elle ait souvent ramené le mathématicien à son point de départ pour élargir ou pour préciser ses postulats. Finalement, c'est par un même mouvement que le mathématicien changera ses axiomes et le physicien ses définitions expérimentales.
Sans que nous nous en doutions, l'a priori apparent des formes arithmétiques à l'égard de l'observation physique avait été formé dans une expérience commune et facile. Il était donc relatif à cette expérience, il avait à l'égard de cette expérience une valeur non pas absolue mais fonctionnelle.
 
Ainsi, maintenant, étant donnée la coopération des mathématiques et de l'expé­rience dans la microphysique, il faut, dans ce domaine, mettre l'a priori mathématique et l'hypothèse physique sur le même plan
 
Il faut vraiment les unir et les fondre puisque fonction­nellement ce sont l'un et l'autre des suppositions. Autrement dit, une bonne hypothèse de physique est nécessairement d'ordre mathématique. Elle doit être féconde en pensées comme en expériences ; elle se vérifie par des effets. Ainsi, dès le principe arithmétique on doit comprendre que former une somme, c'est composer un tout expérimental. Diviser un nombre, c'est briser une chose. Dans le domaine infinitésimal, rien ne s'énumère, tout s'agglomère. L'addition n'est une juxtaposition pure et simple que dans certains cas où le réel manque de valeur orga­nique et mathématique. La méthode d'addition n'est donc pas nécessairement indifférente aux objets additionnés. Nous pénétrons dans une zone où le concret s'imprègne de mathématique et où l'indépendance formelle trouve une limitation.
Mais le problème peut être pris par un autre biais en suggérant des questions nouvelles. Pourquoi désirons-nous connaître le nombre des électrons d'un atome ? Ce nombre seul ne nous donnerait aucune connaissance positive, puisque dans ce monde caché un simple caractère descriptif est évidemment illu­soire. Si nous comptons les électrons, c'est pour rendre compte indirectement de phénomènes qui trouvent leur racine dans le domaine intra-atomique. Il faut par exemple se servir du nombre d'électrons pour déterminer le bilan énergétique de l'atome. Mais l'inventaire atomique ne peut se faire en suivant les règles de la comptabilité commerciale. Les électrons ont des valeurs qui changent avec leur place. On est amené à postuler des opé­rateurs un peu moins simples et un peu plus synthétiques que le signe plus ou le signe moins de l'addition et de la soustraction ordinaires. Soustraire c'est ioniser. De même il n'y a nulle raison a priori pour que la multiplication soit toujours commutative, car les quantités multipliées peuvent avoir une structure telle qu'elles réclament des méthodes de multiplication où la réci­procité fonctionnelle ne soit pas complète. La multiplication ne sera alors commutative qu'entre certaines variables, en quelque manière plus indépendantes que d'autres ; la multiplication com­mutative prendra l'allure d'une coopération faible, d'une coopé­ration abstraite. Par contre, d'autres variables, tout en étant for­mellement indépendantes (par exemple une coordonnée et le moment correspondant), se présentent à nous dans une relation plus étroite qui nous oblige à des règles de commutation particulière.
 
À manier les paramètres atomiques, on a l'impression qu'une série d'abstractions bien faites se coordonne pour fariner une image mathématique du concret
 
Si l'on voulait caractériser philosophiquement ce rapport complexe de la catégorie d'unité à la catégorie de totalité, il faudrait peut-être dire que la métaphysique atomique envisage une interférence de la notion de nombre et de la notion d'ordre.
Une somme d'objets concrets peut très bien porter trace des opé­rations d'addition par lesquelles elle a été formée. L'arithmé­tique ordinaire de l'atome n'est pas nécessairement une simple redite de l'arithmétique cardinale résumée par le langage usuel.
Comment un tel trouble dans l'identité et la répétion de l'être ne réagirait-il pas sur la causalité des objets ? Comment aurions- nous le droit de postuler la causalité uniforme des phénomènes pris pour unités si nous ne sommes même pas assurés de l'unifor­mité des unités dans leur rôle arithmétique ? Jugées sous cet angle, les révolutionnaires vacances de la causalité, proclamées par certains physiciens, paraîtraient peut-être plus organiques ; elles se légaliseraient puisqu'elles se généraliseraient. Le trouble causal de notre connaissance de l'atome serait de même méta­physiquement exprimable par une nouvelle interférence de l'être et du probable. On s'expliquerait alors bien des erreurs en se rendant compte qu'on a voulu additionner des probabilités comme des choses. La composition du probable est plus complexe ; elle peut fort bien être limitée par des règles d'exclusion. Là encore, il faut comprendre que la méthode de statistique n'est pas nécessairement indépendante de l'élément qu'elle organise.
Ainsi, dans les avenues métaphysiques où nous l'explorons, nous voyons le noumène refuser une analyse qui suivrait docile­ment les principes généraux de notre expérience usuelle. Le nou­mène n'est cependant pas tout entier dans ce refus ; la Physique mathématique, en nous faisant sentir la coordination nécessaire des notions nouménales, nous autorise à parler d'une structure du noumène. Le noumène est un centre de convergence des notions. Il nous faut le construire par un effort mathématique. La physique de l'atome nous donne alors l'occasion d'essayer quelques notions nouménales.
En suivant les enseignements de la Physique mathématique, nous nous trouvons, sans doute pour la première fois, en présence d'une métaphysique qui est positive puisqu'elle s'expérimente. C'est la métatechnique d'une nature artificielle. La science atomique contemporaine est plus qu'une description de phénomènes, c'est une production de phénomè­nes. La Physique mathématique est plus qu'une pensée abstraite, c'est une pensée naturée.


[1] Gaston Bachelard, Recherches philosophiques, I, 1931-1932, p. 55-65.
[2] G. Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, P.U.F., 1999, p. 2.



Date de création : 11/05/2012 @ 10:38
Dernière modification : 11/05/2012 @ 10:41
Catégorie : Synthèses
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