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Sciences politiques - Repenser la démocratie (2)




REPENSER LA DÉMOCRATIE (2)
 
DEUX PROPOSITONS CIBLÉES POUR ACCROÎTRE
LA LÉGITIMITÉ DE LA DÉMOCRATIE
 
 
INTRODUCTION
 
Les Anciens (Platon, Aristote et bien d’autres) ont pu analyser les forces et les faiblesses de la démocratie qui s’est créée à leur époque et se sont attachés à montrer qu’elle était particulièrement vulnérable à certains maux (démagogie et excès de liberté). Les modernes, quant à eux, après de nombreux siècles de vie monarchique ont vu, à partir des Lumières, que la démocratie était à comprendre comme un régime sui generis (qui n’a d’autre auteur que lui-même), qui évolue, et par conséquent, dont le principe de légitimité n’est pas un invariant, mais peut être intensifié, voire reconfiguré.
Pour poser le problème de la légitimité, il faut se référer au Contrat Social de  Rousseau (1762). Le fait marquant le plus fondamental de la théorie politique de cet auteur est, selon Yves Charles Zarka, « d’avoir placé la légitimité du pouvoir au centre de sa théorie et d’avoir pensé la légitimité en termes de souveraineté actuelle du peuple ». Pour lui, la souveraineté est inaliénable, car elle ne peut être détachée de son seul et unique sujet légitime : le peuple. L’expression de la souveraineté populaire, c’est la volonté générale qui donne son contenu à ce qui est conforme au droit et à la loi (la légalité).  
Les deux propositions d’accroissement de la légitimité qui suivent émanent, de deux contributions qui sont incluses dans l’ouvrage collectif réalisé récemment sous la direction de Yves Charles Zarka, professeur à la Sorbonne, Université Paris-Descartes ; il est intitulé « Repenser la démocratie », et a été édité par Armand Collin, en octobre 2010. Ces contributions ont trait chacune à une nouvelle instance à créer : première création, celle d’une Cour, dite « Cour de légitimitéd’exercice » (suggestion Zarka) ; seconde création, celle d’un « Observatoire du spectateur impartial» (suggestion issue du personnage symbolique créé par Adam Smith et repris par Boudon, professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne). 
 
I/ UNE NOUVELLE INSTANCE : LA COUR DE LÉGITIMITÉ D’EXERCICE
 
Pour étayer sa proposition, le professeur Zarka a développé la légitimité telle qu’elle se trouve liée à la démocratie et dont elle est le paradigme. Cela dans trois chapitres : lorsqu’elle est contre la démocratie et réciproquement, dans sa liaison avec la démocratie, et enfin dans les tentatives contemporaines faites pour la repenser.
 
Liaison entre démocratie et légitimité
 
Lorsqu’il entreprend de montrer comment la légitimité adhère à la démocratie, Yves Charles Zarka commence par aborder les thèses de deux auteurs contemporains qui ont précisément contesté le principe d’une liaison indissoluble entre démocratie et légitimité. Il s’a git de Carl Schmitt et de Michel Foucault. La démarche de Zarka est entièrement conceptuelle et a deux objectifs :
        premièrement attester la centralité de la question de la légitimité en démocratie, comme toute forme de subordination ou d’effacement. Il s’agit en particulier de remettre en cause toute conception simplement procédurale de la démocratie s’intéressant par exemple au système du vote, à l’opérativité de la représentation ou aux rapports entre législatif et exécutif, etc.
         deuxièmement, montrer que l’on ne doit pas penser la légitimité démocratique sous le mode du tout ou rien, car elle comporte des différenciations et des niveaux. Il existe par ailleurs une tendance à l’extension et à l’approfondissement de la démocratie. C’est pourquoi le vote et la représentation qui sont les deux pièces maîtresses de la légitimité dans les démocraties depuis la Révolution française sont actuellement jugées insuffisantes , pour s’assurer que la volonté politique est conforme à celle du peuple. Des conceptions nouvelles comme l’idée de « démocratie participative », les jurys de citoyens, les consultations locales, ont fleuri ces dernières années, en se présentant soit pour compléter, soit pour remplacer les piliers du vote et de la représentation.   
 
1/ La légitimité contre la démocratie et réciproquement
 
A) Analyse des positions de Carl Schmitt
 
Sa critique se borne à la démocratie libérale, en ce qu’elle se donne pour tâche la protection des droits et des libertés individuelles et collectives et se caractérise par la séparation des pouvoirs et l’État de droit. Il entend lui opposer une autre démocratie, celle de « l’homogénéité du peuple ». Toute démocratie véritable repose sur le fait que seulement ce qui est semblable reçoit un traitement semblable. Dans la démocratie entre donc nécessairement comme ingrédient, pour commencer, l’homogénéité et, ensuite, si besoin est, la mise à l’écart ou l’exclusion de l’hétérogène […] La force politique d’une démocratie se manifeste par sa capacité d’écarter ou de tenir éloigné l’étranger et le non semblable, celui qui menace l’homogénéité.
La démocratie que Schmitt appelle de ses vœux est une démocratie plébiscitaire sous une forme renouvelée qui met le peuple directement en rapport avec un chef charismatique, on n’aurait pas de peine à y voir une préfiguration du régime nazi.
Ce que reproche Carl Schmitt à la démocratie libérale c’est d’avoir écarté la légitimité au profit de la légalité qui en constitue précisément le propre ; c’est une démocratie bourgeoise et le parlementarisme est le mode par lequel la bourgeoisie s’est emparée du pouvoir et le conserve en excluant le prolétariat de toute intégration dans l’unité politique. On voit ici l’une des voies par lesquelles les positions de Schmitt peuvent trouver un écho favorable à l’extrême gauche. Alors que la vraie démocratie devrait se constituer à travers une redéfinition majeure de la légitimité politique, la fausse démocratie libérale a substitué à la légitimité le légalisme, le normativisme et le positivisme.  
Dans un texte de 1932 sur Légalité et légitimité, Schmitt développe longuement ce qu’il appelle la débâcle de l’État législateur parlementaire (la République de Weimar). Ainsi l’État législateur se caractérise-t-il par deux déterminations :
        il est dominé par des normes impersonnelles. Le système légal complet érige le dogme de la soumission aux lois et supprime tout droit d’opposition. L’État se borne à une application conforme des normes.
        corrélativement, il y a disparition de la souveraineté, c’est-à-die pour Schmitt de l’instance de légitimité. Or, les lois ne règnent pas, elles valent simplement comme normes. Il n’y a donc plus de pouvoir souverain, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur.        
Il importe donc selon Schmitt de remettre en cause la démocratie libérale pour faire resurgir le problème de la légitimité démocratique – l’intégration du prolétariat à l’unité politique.
 
B) Analyse des positions de Michel Foucault
 
Cet auteur est l’anti-Schmitt par excellence. Pour lui l’antidote à Schmitt c’est Kant ‘cosmopolitique’ qui fournit les moyens de neutraliser et de réfuter sa pensée[1]. Pour Foucault du milieu des années 1970, il n’est possible de rendre compte du fonctionnement de la démocratie libérale et de critiquer les rapports de domination qu’elle engage, que si on abandonne l’interrogation sur la légitimité. Pourquoi ?Parcequelalégitimité comme tout dispositif juridique relève du leurre, de l’illusion qui masque les procédures effectives par lesquelles le pouvoir politique s’exerce et conduit la société. Pour rendre compte des modalités d’exercice réel du pouvoir, il faut substituer les rapports de force impliqués dans lecoupledomination/assujettissementaucouplejuridiquesouveraineté/obligation.  
Cette substitution est liée à une remise en cause radicale de toute lecture juridique du pouvoir.
La souveraineté et, avec elle, la légitimité sont des pièges. Pour penser la démocratie libérale et le libéralisme en général, il faut éviter le piège, un piège qui est celui du pouvoir lui-même. Le discours juridico-politique est en effet le discours que tient le pouvoir sur lui-même. On comprend donc en quel sens, selon Foucault, le discours des juristes est constitutif du pouvoir en place : « Le personnage central, dans tout l’édifice juridique occidental, c’est le roi. C’est du roi qu’il est question, c’est du roi, de ses droits, de son pouvoir, des limites de son pouvoir, c’est de cela qu’il est question dans le système général, dans l’organisation générale, en tout cas, du système juridique occidental »[2].
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette théorie de la souveraineté a persisté, au-delà du temps des rois, comme idéologie et comme principe organisateur des grands codes juridiques, jusqu’à la démocratie. On voit donc comment Foucault accomplit un geste spécifiquement opposé à celui de Schmitt : il s’agit pour lui de mettre en place une nouvelle interrogation sur le pouvoir, en particulier de l’exercice du pouvoir dans les démocraties libérales. C’est ce qu’il fera dans son cours au Collège de France sur le libéralisme[3]. L’analyse du pouvoir s’y opère sur la base d’un concept non juridique du concept qui met en œuvre des concepts nouveaux comme ceux de biopouvoir et de gouvernementalité qui sont des concepts antischmittiens, parce qu’ils doivent être pensés sans restriction du pouvoir au pouvoir politique et sans conception pyramidale du pouvoir qui le reporterait à un pôle unique, source de toute décision.  
 
Telles sont donc les deux modalités opposées de séparation entre démocratie libérale et légitimité. Y. Ch. Zarka entend montrer maintenant qu’à l’opposé de l’une et de l’autre la question de la légitimité est au cœur de la démocratie libérale. Pour y parvenir, il lui faut auparavant revenir à Jean Jacques Rousseau, premier penseur moderne qui a isolé le concept central de la démocratie moderne. L’analyse qu’il fera de sa théorie politique n’aura pas pour objet de dire qu’il a fixé définitivement la théorie de la légitimité démocratique, mais au contraire de montrer comment il importe de sortir de Rousseau, de remettre même en cause radicalement son concept de volonté générale.    
 
2/ La centralité de la légitimité en démocratie
 
L’apport le plus fondamental de Rousseau, c’est le fait d’avoir placé la légitimité du pouvoir au centre de sa théorie et d’avoir pensé cette légitimité en termes de souveraineté actuelle du peuple[4]. Avant lui, on avait conçu le concept de souveraineté du peuple, mais sous une forme pour ainsi dire inactuelle car, ce seul acte de souveraineté consistait à se démettre ou à s’aliéner elle-même pour se transformer en souveraineté du roi ou d’une autre instance. C’est à partir de cette nouvelle doctrine qu’il sera possible de définir la légalité sachant que c’est la volonté générale qui lui procure son contenu.
Rousseau fonde son concept de légitimité démocratique en montrant que l’institution fondatrice n’est pasl’établissement d’un prince, d’un roi, ou d’une cour aristocratique, mais l’institution du peuple.
 
Le contrat social a pour objet de montrer comment le peuple s’actualise en tant que tel     
La thèse de Rousseau est la suivante : « Avant que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple car, cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société[5]. Il faut rendre compte de la manière dont une multitude devient un peuple : celui-ci n’est pas un moment dans la constitution de la société politique mais la fin. Le contrat social ne s’opère donc pas entre deux instances réellement distinctes, il ne s’agit pas à proprement parler d’un contrat juridique. Il opère ce que l’on peut appeler une requalification de la même réalité : les individus comme multitude disparates sont requalifiés comme membre du tout. « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ».
 
L’absolutisation de la souveraineté du peuple dans la volonté générale
« La volonté générale, pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet, ainsi que dans son essence, qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous, et qu’elle perd sa rectitude lorsqu’elle tend à quelque objet déterminé[6] ». Rousseau absolutise donc le collectif contre l’individuel et les droits individuels. La généralité est le mode par lequel tout le peuple statue sur tout sans qu’aucune division n’intervienne. Que s’immisce la moindre division, la moindre particularité, qu’une atteinte affecte si peu que ce soit la légitimité et celle-ci s’effondre. Alors au lieu de la souveraineté du peuple, nous aurions la domination d’un parti, au lieu d’un système légal, nous aurions le règne de l’arbitraire.
 
Chez Rousseau, il y a eu seulement transport d’un sujet à l’autre, du roi au peuple (souveraineté par le haut)
Reste une question fondamentale, la souveraineté du peuple est-elle foncièrement différente de celle du roi ? Est-ce que le changement de sujet de la souveraineté a produit un changement dans la nature de la souveraineté ? Force est de répondre de manière négative car, chez Rousseau, la souveraineté a changé de sujet, mais elle est restée la même que lorsqu’elle était souveraineté du roi. Il y a eu seulement transport d’un sujet à l’autre. La souveraineté du peuple est même plus absolue que ne l’était celle du roi. Or cette absolutisation de la souveraineté du peuple dans son expression, la volonté générale, est telle qu’elle est même une sacralisation (comme la volonté du roi était sacrée) : « Le souverain, par cela seul qu’il est toujours ce qu’il doit être[7] ». Or, quel est l’être qui est défini comme étant toujours ce qu’il doit être. C’est Dieu, la volonté divine qui ne compte pas de distance entre l’être et le devoir être. C’est ainsi que Rousseau ajoute que la volonté générale est indestructible, qu’elle ne peut jamais être anéantie ni corrompue : « elle est toujours constante, inaliénable et pure », bien qu’elle puisse être éludé. Nous avons vécu longtemps sur cette doctrine d’une souveraineté et d’une légitimité sacralisées, qui est en vérité une sacralisation du collectif. C’est ce que Zarka appelle une souveraineté par le haut, qui s’exerce de haut en bas – bien que pour Rousseau la volonté générale soit également, et même préalablement à son expression, inscrite dans le cœur de chaque citoyen.
 
Les possibilités offertes à la souveraineté par le haut
On sait le double discours que Rousseau tient sur le peuple : le peuple mythique du contrat social qui est la rectitude même et les peuples réels pour lesquels il n’a pas de mots assez durs dans le Contrat social. Si la souveraineté est celle des peuples réels, elle doit pouvoir s’historiciser, c’est-à-dire abandonner le statut de pureté, d’absoluité et de sacralité que Rousseau lui conférait. Elle doit pouvoir s’exprimer selon différentes modalités, elle doit même pouvoir se diviser. Elle ne doit pas étouffer les droits individuels. Cette historicisation de la souveraineté du peuple et du principe de légitimité démocratique, dans les faits, a été opérée par les penseurs du XIXe siècle. Pour permettre au principe de la souveraineté du peuple de prendre corps dans les démocraties réelles, ils l’on limité par la protection des droits individuels.   
 
La déconstruction de la volonté générale de Rousseau par Benjamin Constant : sa conception des deux pouvoirs
Selon lui, la souveraineté du peuple est le fondement de toute légitimité politique, et en dehors d’elle, il n’y a que la force : « En un mot, il n’existe que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force ; l’autre, légitime, c’est la volonté générale.   
Mais dans le même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue[8] ». Constant va se livrer à une déconstruction de la volonté générale de Rousseau par désabsolutisation et désacralisation. La souveraineté du peuple rousseauiste s’est incarnée historiquement, au moment de la Révolution française, dans la Terreur, il convient donc de reconstruire ce principe pour l’empêcher de se retourner en son contraire : passer du principe de gouvernement par le peuple à celui de domination au nom du peuple, mais contre le peuple. Le premier objectif de Constant va être de limiter le champ du pouvoir politique pour préserver les droits et libertés des individus. Il invoque deux idées directrices :
        1) Il ne faut pas que l’autorité politique ait trop de pouvoir social, parce qu’on ne sait pas entre les mains de qui ce pouvoir peut tomber ;
         2) La distinction rousseauiste entre le souverain (le peuple) et le gouvernement (le ministre) n’est qu’une distinction théorique : lorsque nous considérons la société réelle, c’est le gouvernement qui est le souverain, c’est lui qui définit et incarne la souveraineté. Autrement dit, la démocratie rousseauiste est impossible, elle est faite d’un mixte de la démocratie ancienne et de démocratie moderne, étant donné que la démocratie dont nous avons besoin est celle qui compose le gouvernement du peuple et la protection des libertés individuelles.
 
Les trois modifications à la souveraineté du peuple apportées par Tocqueville à partir de l’expérience américaine 
        1) Un premier pas considérable va être fait alors que la politique européenne n’a jamais pensé la souveraineté que sur le modèle de la souveraineté du roi [Le roi ne dit pas je veux, mais nous voulons], l’expérience américaine donne un tout autre contenu à l’idée de souveraineté du peuple. Ce n’est pas une souveraineté du peuple par le haut – celle du commandement –, qu’on y trouve, mais une souveraineté par le bas. La souveraineté américaine existe d’abord au niveau politique le plus bas, à savoir la commune. La description des communes américaines donne un contenu historique à la souveraineté du peuple, mais au-delà, elle inverse ce qu’on pourrait appeler le rapport de souveraineté. Au principe transcendant du commandement souverain, se substitue un principe immanent, qui prend d’autant plus de force que l’on sait que pour Tocqueville, l’esprit de liberté doit exister au niveau politique le plus bas, celui de la commune, sans quoi on chercherait vainement la liberté au niveau supérieur. C’est au niveau de la commune, là où la souveraineté du peuple est quasi directe que la liberté s’institue.
        2) Si Tocqueville repense ainsi le principe de souveraineté (mouvement de bas en haut), il montre aussi que la démocratie américaine est divisée. C’est là une seconde modification fondamentale du principe de souveraineté défini par l’indivisibilité telle qu’elle a été pensée par les modernes Jean Bodin et Thomas Hobbes. Diviser la souveraineté pour ceux-ci, c’était inévitablement la détruire, parce que ce serait alors remettre en cause l’unicité de l’instance de souveraineté, donc l’idée d’une instance qui pourrait décider seule et sans appel. Introduire la division dans la souveraineté ce serait en somme se donner plusieurs maîtres, qui plus est en conflit entre eux.
Pour Tocqueville le sens de cette division de la souveraineté signifie simplement que la souveraineté du peuple s’incarne dans différentes instances et selon des modalités diverses : la souveraineté du peuple de quasi directe au niveau de la commune devient nécessairement liée au principe de représentation au niveau des États ou à celui de l’Union.
        3) Il y a également une troisième modification qui résulte du fait que la souveraineté du peuple peut politiquement se dégrader en tyrannie de la majorité. Autrement dit, le principe même de la démocratie politique, loin d’être absolu et sacré peut devenir tyrannique et réinscrire dans la société un rapport de celui qui existe entre le maître et l’esclave. C’est le caractère virtuellement intolérant de la démocratie qui est ici souligné. La démocratie n’est pas par elle-même et spontanément, acceptation des différences, elle est plutôt source d’uniformisation et de conformisme à un modèle dominant. On comprend donc que, pour Tocqueville, la souveraineté du peuple ne soit plus la norme ultime ; au-dessus de la souveraineté du peuple, il y a, en effet, la souveraineté de l’humanité, c’est-à-dire un principe de justice qui doit servir de régulateur à la souveraineté du peuple qui peut y déroger. On retrouve ici une idée de Condorcet : il faut empêcher les lois d’être injustes, il faut mettre des bornes au pouvoir politique. Les peuples peuvent devenir fous, c’est une vérité historique.      
Ainsi Constant et Tocqueville ont pu établir l’historicisation, c’est-à-dire l’introduction du principe de souveraineté du peuple dans les démocraties réelles.
 
3/ Les tentatives contemporaines pour repenser la légitimité politique
 
Le vote et la représentation s’avérant insuffisants, il est donc nécessaire de les repenser. Il y a manifestement aujourd’hui une volonté des citoyens d’avoir un droit de regard sur les choix et les décisions politiques de leurs élus et de leurs représentants. Ce qui est de moins en moins accepté c’est que le citoyen devienne passif entre deux échéances électorales. Il faudrait donc que le citoyen puisse être actif de manière continue et non plus simplement ponctuelle. Il doit pouvoir contrôler les contrôleurs, participer aux décisions politiques, être informé des enjeux, des risques et des dangers réels auxquels la société est confrontée.
C’es exigences interviennent globalement pour deux raisons :
        la première est la défiance envers les gouvernants dont nous avons appris qu’ils ne sont pas toujours ni le plus souvent gouvernés par l’intérêt général, mais qu’ils font passer trop fréquemment leurs intérêts particuliers (réélection, parfois même corruption) avant le souci du public/
        la seconde tient à l’émergence de des nouvelles problématiques environnementales, en particulier écologiques.
Y. Ch. Zarka n’exclut pas qu’il y ait d’autres raisons mais il se fixe maintenant pour objectif d’examiner deux tentatives, celle de Pierre Rosanvallon et la sienne propre, faites toutes deux pour repenser la souveraineté du peuple.   
 
La démarche de Pierre Rosanvallon
Dans son ouvrage « La légitimité démocratique : impartialité, réflexivité et proximité[9] », il part de l’idée suivante qui reprend l’argument relevé ci-dessus selon lequel l’élection ne garantit pas qu’un gouvernement soit et demeure au service de l’intérêt général. Il est selon lui indispensable d’instaurer une compréhension élargie de volonté générale. Un pouvoir ne peut être considéré comme légitime que s’il est soumis à des épreuves de contrôle et de validation à la fois concurrentes et complémentaires de l’expression majoritaire. Le pouvoir politique doit ainsi se plier à un triple principe de légitimation :
        1/ La légitimité d’impartialité : elle consiste en une mise à distance des positions partisanes et des intérêts particuliers. Ce qui doit assurer cette forme de légitimité, ce sont des autorités administratives indépendantes.
        2/ La légitimité de réflexivité : il s’agit ici de prendre en considération les expressions plurielles du bien commun. Cette réflexivité doit être assurée selon des modalités comparables à celles par lesquelles les Cours constitutionnelles garantissent la protection des garanties individuelles.
        3/ La légitimité de proximité : il s’agit ici de reconnaître toutes les singularités, sociales, culturelles, religieuses, et autres. Il faut donc un art de gouverner qui soit plus attentif aux situations particulières. L’un des exemples que donne Rosanvallon est la police de proximité.     
Le problème de cette démarche est de confondre plusieurs problématiques (société, culture, etc.) qui ne sont pas en lien direct avec la légitimité et qui paradoxalement, selon Y. Ch. Zarka, l’ont conduit exactement à l’inverse, c’est-à-dire à lui substituer un certain nombre de procédures.  
 
La démarche propre à Y. Ch. Zarka : les deux versants de la légitimité démocratique
Il se propose d’attaquer de front la légitimité par l’introduction d’une distinction nouvelle entre ce qui pourrait être appelé une légitimité de titre et une légitimité d’exercice. La problématique originale d’apparition de cette distinction, loin d’être celle de la légitimité, est plutôt celle de l’illégitimité ou au de la tyrannie. Il s’agit d’une distinction qu’un bon nombre de penseurs médiévaux faisaient entre deux tyrannies : la tyrannie par défaut de titre (defectu tituli), c’est-à-dire l’usurpation, et la tyrannie d’exercice (ex parte exercitii), c’est-à-dire l’injustice.
Le tyran par défaut de titre était celui qui commettait le crime le plus grave, et contre lequel n’importe qui avait le droit de commettre le tyrannicide. Le tyran d’exercice, c’était le tyran incontestable du trône mais qui, en raison de son gouvernement, injuste au point de compromettre l’existence de sa société. Cette double figure de la tyrannie se trouve en particulier dans le Policratus de Jean de Salisbury.  
Y. Ch. Zarka propose de transporter cette distinction dans la problématique de la légitimité démocratique.
Cette légitimité de titre due à l’élection est précisément celle qui est jugée aujourd’hui insuffisante. On sait bien que l’élu fera parfois, et même souvent, autre chose que ce qu’il aura dit ou promis. Si l’on s’en tenait à cette figure de la légitimité, on confirmerait l’idée d’un passage des citoyens d’une citoyenneté active au moment ponctuel du vote, à une citoyenneté passive, inerte même, après le vote. Qui contrôlera les contrôleurs ? Qui jugera que les promesses ont été tenues ou non ? Qui examinera si les intérêts privés ne se sont pas substitués parfois aux intérêts publics ? Pour répondre à ces questions, pour que la légitimité de titre ne soit pas un blanc-seing donné aux politiques entre deux échéances électorales. Il convient donc d’introduire un autre versant de la légitimité démocratique : la légitimité d’exercice.  
Qu’est-ce que cette légitimité d’exercice ? Elle consisterait en un examen des actes gouvernementaux au plan strictement politique pour leur contenu est ou non conforme à la volonté exprimée au moment du vote. Il s’agit, par exemple, de savoir si les promesses et le programme présentés au moment de l’élection ont été tenus ou non, et s’ils n’ont pas été tenus, pourquoi ? Est-ce que l’homme politique ou le parti qui a été élu n’a pas fait passer ses intérêts privés avant les intérêts publics ? Un tel contrôle représenterait une avancée évidente. Cependant, quatre objections concernant cette nouvelle instance pourraientêtreavancées.
 
Proposition de création d’une nouvelle instance pour accroître la légitimité de la démocratie
La réponse aux quatre objections permet de préciser les attributions qui pourraient être celles de cette nouvelle instance politique de contrôle de la légitimité :     
        Première objection : dédoubler la légitimité démocratique comporte le risque d’introduire le conflit dans la légitimité, au cœur même du régime démocratique. Pour répondre à cette objection, il faudra simplement montrer, que la légitimité de titre ne s’est pas traduite dans l’exercice, et que, par conséquent que les électeurs ont été trompés. Ce qui n’est pas peu au retour des élections.
        Deuxième objection : cette liberté d’exercice est déjà assumée par des organes qui existent dans les démocraties, et il n’est nul besoin d’introduire une instance nouvelle. N’est-ce pas, en effet, le rôle de la presse et des partis politiques que de souligner le sens politique des actes d’un gouvernement en vue d’éclairer l’opinion ? Certes, mais les analyses politiques produites par les partis ou par les organes de presse ou, plus généralement encore, les médias, entrent dans le jeu démocratique, mais aucune de ces analyses ne pourra avoir la force d’un jugement en légitimité. Pour cela, il faut une instance politique et non administrative ou juridique, indépendante et dont l’indépendance est assurée constitutionnellement. Quant à savoir comment cette instance sera établie, c’est une question que l’on peut facilement résoudre. On sait comment établir une telle instance dans une société démocratique. En outre, cette instance n’aurait rien d’autre fonction que d’éclairer les citoyens, donc l’opinion sur les actes de gouvernement. Rien d’autre. Mais cela serait déjà considérable.
        Troisième objection : il existe déjà des instances de contrôle financier, juridique, et qu’il n’est pas nécessaire d’introduire un tel nouveau contrôle incertain et qui, en outre, pourrait paralyser les actes d’un gouvernement légitimement élu, donc l’empêcher de gouverner. A cela il faut répondre qu’il existe déjà plusieurs instances de contrôles, mais que la fonction de ce qui pourrait être une Cour de légitimité d’exercice serait différente de celles qui existent et qui ont un rôle bien défini (les Comptes, la Constitution, etc.) et précisément ont une compétence hors du champ politique. Aucune n’a l’autorité pour juger en légitimité.
        Quatrième objection : à partir de quels principes cette Cour de légitimité d’exercice pourrait juger. Devra-t-elle elle-même définir ces critères, mais alors, ne deviendra-t-elle pas elle-même l’instance détentrice de la vraie souveraineté ? Cette objection est indépassable. Pour y répondre, il y a lieu pour cette Cour de pouvoir se référer à une Charte de légitimité d’exercice,différente de la Constitution qui définirait préalablement les principes et les critères par rapport auxquels l’exercice du pouvoir par un gouvernement déterminé sera analysé et jugé. Autrement dit, il s’agira de définir les limites du politique, les seuils qu’il n’est pas autorisé à dépasser sauf à devenir tyrannique, même dans ses formes les plus subtiles qui, comme Tocqueville l’a montré résultent de l’immixtion du politique dans des champs qui ne relèvent en aucune façon de lui, comme le savoir, par exemple et d’autres encore.
Il ne s’agit en rien de destituer le gouvernement mais d’éclairer l’opinion sur la conformité de son action à ses engagements de départ et au respect d’une charte politique comportant les principes politiques que tout gouvernement démocratique devrait suivre, la dénonciation de l’abus de pouvoir étant évidemment l’une des fonctions essentielles de l’établissement de la légitimité d’exercice. Éclairer l’opinion doit susciter une plus large adhésion des citoyens aux choix politiques, en particulier une plus grande représentativité des classes sociales lors des choix décisifs relevant de la légitimité de titre.           
[Remarque : Le pouvoir étant partagé entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux, il conviendrait d’examiner si la compétence de la Cour de légitimité d’exercice ne devrait pas être étendue aux gouvernements régionaux, dans le but de mieux harmoniser les politiques notamment sur l’emploi et le développement durable.]
 
II/ UN OBSERVATOIRE ‘DU SPECTATEUR IMPARTIAL’ 
 
Préalablement à la création de cet observatoire, il convient de rappeler ce qu’est le « Spectateur impartial » aux yeux d’Adam Smith et tel que repris par Boudon. Décrire ce qu’il est et comment, d’un point de vue pratique, il est en mesure de représenter la volonté générale, est important pour le politique ;  sous le régime de la démocratie représentative, il est vital de prendre l’opinion à témoin par-delà les écrans qui s’interposent entre elle et lui.
 
Le spectateur impartial
C’est en fait le citoyen quelconque dont on suppose que, sur telle ou telle question, il échappe à ses intérêts, à ses passions, ses préjugés ou ses présupposés. Dans ce cas, il tire ses appréciations et ses jugements du bon sens. Additionnées les unes aux autres et les uns aux autres, ils constituent une réponse collective conforme au sens commun. Certes, les questions posées par la vie politique exigent parfois un certain niveau de compétence avant de permettre au bon sens de s’exprimer. Mais bien d’autres sont accessibles à tous. De sorte que l’on ne peutsuivre Joseph Schumpeter lorsque, dans Capitalism, socialism and democraty (1950), il redoute une incompréhension croissante du citoyen dès lors qu’une question s’éloigne de son expérience immédiate. Si tel était le cas seraient inexplicables un grand nombre de phénomènes de consensus et d’irréversibilité que, chemin faisant, il va nous être donné d’observer.
 
La volonté générale
Cette thèse de Rousseau selon laquelle la volonté générale est toujours droite ne dit pas autre chose que la notion du spectateur impartial. Il n’est cependant pas douteux que la volonté exprimée par les citoyens concrets, la volonté de tous, peut s’écarter de la volonté générale, comme Rousseau l’a souligné. Néanmoins, il y a des sujets où nombre des citoyens s’expriment en spectateurs impartiaux. C’est la raison principale pour laquelle la démocratie est le pire système à l’exception de tous les autres. Bien que la notion de volonté générale ait été obscurcie par une glose surabondante il n’en reste pas moins que l’on discerne chez Durkheim comme chez Max Weber l’idée que le sens commun entraîne sur le long terme une sélection rationnelle des institutions et des pratiques qui engendre, souvent à l’issue de conflits prolongés, des progrès dans la vie de la Cité. On retrouve donc chez eux, comme on pourra le voir aussi chez Rawls (fiction du voile de l’ignorance), l’idée que le bon sens et le sens commun tendent à s’imposer sur le long terme, dans les sociétés démocratiques du moins : celles où le poids du spectateur impartial ne peut être négligé par les responsables politiques.   
 
I/ Le « spectateur impartial » fait face à des phénomènes de plusieurs types
 
1) Le public ne réprouve que des formes d’inégalités bien précises
 
Bien qu’il soit souvent tenté par l’égalitarisme, il n’applique cependant l’équation inégalité = injustice, qu’à certaines des formes d’inégalités. C’est que les sentiments de justice ou d’injustice suscités par telle ou telle forme d’inégalités lui sont inspirées par des raisons ayant de bonnes chances d’être approuvées par le spectateur impartial. Ainsi :
        les inégalités fonctionnelles ne sont pas perçues comme injustices, car le public admet fort bien que les rémunérations soient indexées fans une mesure acceptable sur le mérite, les compétences ou l’importance des services rendus.
        ne sont pas perçues non plus comme injustes les inégalités qui résultent du libre choix ces individus. La rémunération des vedettes du sport ou du spectacle est considérée sans doute comme excessive mais non comme injuste par la raison qu’elle résulte de l’agrégation de demandes individuelles de la part de leur public.
        en principe, il faut que, à contribution identique, la rétribution soit identique. Mais on ne considère pas comme injuste que deux personnes exécutant les mêmes tâches soient rémunérées différemment selon qu’elles appartiennent à une entreprise florissante ou non, à une région économiquement dynamique ou non.
        on ne considère pas comme injuste une différence de rémunération concernant des activités incommensurables. Ainsi, on conçoit bien qu’il est difficile de déterminer si le spécialiste en climatologie doit être pus ou moins rémunéré que le directeur d’un supermarché.
         on ne considère pas comme injustes des inégalités dont on connaît mal l’origine, dont on ne peut en particulier déterminer si elles sont fonctionnelles ou non.
 
 Or, la distribution des revenus mêle des inégalités d’origines diverses. On ne peut donc conclure par exemple du fait qu’elle est plus inégale en France aujourd’hui qu’hier – à supposer qu’il en soit ainsi – que la société française soit devenue plus injuste.
 
         on considère en revanche comme injustes toutes les inégalités perçues comme des privilèges. Ainsi les parachutes dorés que certains chefs d’entreprise se font octroyer sont particulièrement mal perçus. Mais aussi les privilèges en matière de retraite des agents du public par rapport au privé ou ceux de professions particulières.
 
L’opinion en septembre 2007 de déclare favorable à 68% dans un sondage, à 75% dans un autre (60% en 2006) à l’abolition des régimes spéciaux de retraite : le spectateur impartial éclairé comprend bien que l’équité l’exige.
 
2) Le public n’est pas sans réaction devant les phénomènes institutionnels
 
Premier exemple : l’impôt sur le revenu
 
Aujourd’hui un consensus très général s’est établi sur l’idée que l’impôt sur le revenu est une bonne chose, et qu’il doit être modérément progressif. Si un consensus a fini par s’établir sur ce point, c’est qu’il est fondé sur un système de raisons solides qu’approuverait le spectateur impartial.
On peut, à la suite de Stein Ringen, dans What democracy is for (Princeton University Press, 2007), présenter succintement ce système de raisons de la manière suivante. Les sociétés modernes sont grossièrement composées comme Tocqueville l’avait déjà remarqué, de trois classes sociales. Celles-ci entretiennent entre elles des relations à la fois de coopération et de conflit évidemment incompatibles avec le modèle à somme nulle de la lutte des classes, comme on peut le noter en passant. Ces classes sont les suivantes : 1) les riches, qui disposent d’un surplus significatif éventuellement convertible, notamment en pouvoir politique ou social ; 2) la classe moyenne, qui ne dispose que d’un surplus limité, insuffisant pour être converti en pouvoir politique ou social ; 3) les pauvres. La cohésion sociale, la paix sociale, le principe de la dignité de tous impliquent que les pauvres soient subventionnés. Par qui ? Au premier chef, par la classe moyenne, en raison de son importance numérique. Mais la classe moyenne n’accepterait pas d’assumer sa part si les riches ne consentaient pas à participer de leur côté à la solidarité à un niveau plus élevé. D’où la nécessité d’un impôt progressif et supportable par les riches faute de quoi ils pourraient avoir recours à l’évasion fiscale.
On peut donc estimer à bon droit que le consensus qu’on observe ici s’est formé sur la base d’arguments convaincants ayant vocation à être accepté par le sens commun. Une fois suffisamment informé, le citoyen quelconque, quelle que soit la classe à laquelle il appartient lui-même, devrait accepter l’idée d’un impôt sur le revenu modérément progressif. La force du raisonnement comporte une promesse de consensus et d’irréversibilité.
 
Second exemple : l’équilibre des pouvoirs.        
 
Dans la recherche de cet équilibre, il ne s’agit plus seulement de limiter les uns par les autres les pouvoirs chers à Montesquieu, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais l’ensemble des pouvoirs qui naissent dans les sociétés modernes. Ainsi le caractère essentiel de toute société démocratique exigeante est qu’elle s’efforce de limiter la conversion illégitime du pouvoir économique en pouvoir politique. Le spectateur impartial exige aussi de combattre la conversion du pouvoir bureaucratique en pouvoir politique. Mais c’est en fait la conversion illégitime de toutes les formes du pouvoir entre elles que le spectateur impartial voudrait voir freinée.
Réciproquement, tout état de chose faisant apparaître une absence de considération pour le principe de la séparation des pouvoirs ou révélant un phénomène de conversion illégitime de l’une des formes du pouvoir dur une autre serait et est en fait désapprouvée par le spectateur impartial. Ainsi en est-il pour tous les observateurs attentifs du système de décision collective caractérisant l’enseignement français. Il est illustratif de la conversion en pouvoir politique du pouvoir social au sens où, dans Mémoire sur le paupérisme, Tocqueville prenait déjà cette expression.
En effet, on a affaire dans ce cas à une structure du pouvoir reposant sur un système de cogestion entre des organisations qualifiées de représentatives et les autorités politiques. Les syndicats d’enseignants, élément central de ces organisations, ont une fonction parfaitement légitime, celle de défendre le personnel enseignant. On ne doit donc pas s’étonner qu’ils adoptent spontanément une attitude corporatiste sur bien des sujets, puisque celle-ci résulte de leur rôle même. Il en résulte une conversion illégitime du pouvoir social en pouvoir politique qui heurte à la fois la rationalité axiologique et la rationalité instrumentale.
C’est Mancur Olson qui a identifié la cause primordiale de ce phénomène : lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts, sa volonté ou ses idées à un groupe non organisé, dans des conditions générales, il peut le faire, puisque les membres du grand groupe vont avoir tendance à adopter une stratégie de cavalier seul : à compter sur les autres pour exercer des pressions visant à faire changer d’avis le petit groupe organisé. En d’autres termes, chacun espère pouvoir bénéficier d’une action collective qu’il appelle de ses vœux sans avoir à en assumer les coûts. D’où il s’ensuit que l’action collective du grand groupe contre le petit a de fortes chances de ne pas avoir lieu.
Ce phénomène explique encore que des minorités agissantes puissent chercher à imposer au public, des idées que celui-ci ne partage pas : c’est l’origine du phénomène du « politiquement correct » par lequel des groupes ou des réseaux paraissent en mesure de faire passer leur vérité pour la vérité.
Le retard pris par la France sur ses voisins sur bien des sujets résulte de ce mécanisme. Il joue moins en Allemagne ou au Royaume-Uni où le Parlement et à travers lui l’opinion font office de bouclier contre les intérêts particularistes et où les syndicats, étant plus représentatifs, doivent davantage tenir compte de l’opinion de leurs mandants et s’en tiennent plus étroitement qu’en France à leurs fonctions syndicales sans chercher à empiéter sur le pouvoir politique.
En résumé, une ligne d’action politique essentielle s’impose aux démocraties, à devoir approfondir l’équilibre des pouvoirs et plus précisément à chercher à limiter les phénomènes de conversion illégitime des diverses formes du pouvoir entre elles. Le pouvoir administratif peut être limité par des agences d’évaluation indépendantes, le pouvoir exécutif par un renforcement du pouvoir législatif et une affirmation de l’indépendance du pouvoir judiciaire, le pouvoir médiatique par un renforcement du pouvoir politique. Si l’on se lamente moins sur l’importance du pouvoir médiatique en Allemagne qu’en France, c’est que le pouvoir politique et le pouvoir social s’y exercent d’une manière moins voyante et moins médiatisée peut-être, mais plus efficace.
 
3) Le public est sensible aux phénomènes d’évolution
 
Premier exemple : l’adoucissement tendanciel des peines
Durkheim observe que l’évolution des sanctions pénales dans les sociétés occidentales se caractérise par un adoucissement séculaire. Des catégories toujours plus nombreuses d’agissements sont dépénalisées. Elles sont soustraites au droit pénal et traitées comme relevant du droit civil.
 
Deuxième exemple : l’évolution des mœurs 
Les différents mouvements, loin d’être une conséquence de mai 1968, n’ont en fait qu’exprimé et accéléré une tendance à long terme à la rationalisation des attitudes à l’égard de l’autorité, de la religion et de la morale. Quant à l’agent principal de ce processus de rationalisation, c’est encore le spectateur impartial. On observe distinctement ces processus de rationalisation à l’œuvre sur le moyen terme, à partir de la grande enquête réalisée en 1998 par l’américain R. Inglehart sur les valeurs du monde. On y observe une tendance générale pour les plus jeunes et les plus instruits à approfondir les institutions démocratiques de façon à ce que le pouvoir politique respecte mieux le citoyen, à définir de nouveaux droits, à affirmer les droits de minorités au nom de la liberté de revendiquer des identités diverses, à reconnaître la complexité des processus politiques et à écarter les idéologies simplistes.
        Les réponses aux questions relatives à l’autorité font apparaître, des anciens aux jeunes, des moins instruits aux plus instruits, une tendance qu’on peut décrire à l’aide des catégories wébériennes familières : tendance à l’affirmation d’une conception rationnelle de l’autorité et déclin des conceptions traditionnelle et charismatique. On accepte l’autorité mais on veut qu’elle se justifie.
        Les questions relatives à la religion elles-mêmes font apparaître un processus de rationalisation : il se révèle à ce qu’on reconnait de plus en plus fréquemment d’une génération à la suivante un certain nombre de vérités, à savoir : 1) que rien n’interdit à l’être humain de se poser des questions métaphysiques sans une réponse définitive possible (Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quel est le sens de la vie ? De la mort ?) et auxquelles les religions fournissent une réponse qu’elles présentent elles-mêmes comme relevant de la foi ; 2) qu’il est impossible de démontrer que la réponse d’aucune des grandes religions est préférable à celle des autres ; 3) que par suite le respect à l’égard de tous les systèmes de croyances religieuses est le seul principe compatible avec la valeur fondamentale du respect de l’autre. Il suit aussi de ces notions que la séparation des pouvoirs spirituel et temporel est une bonne chose. Les enquêtes montrent que cette proposition s’impose en effet de plus en plus fermement dans les esprits d’une génération à la suivante.
         Les questions relatives à la morale témoignent du même processus de rationalisation. Du groupe le plus ancien au plus jeune et du groupe le moins instruit au plus instruit, on tend de plus en plus à soutenir qu’une morale fondée sur le principe cardinal que tout ce qui ne nuit pas à autrui doit être permis. On croit à la distinction entre le bien et le mal, mais à mesure qu’on descend dans les catégories d’âge et qu’on monte dans les catégories d’instruction, l’on pense de moins en moins qu’elle puisse résulter de l’application mécanique des principes. On veut reconnaître les raisons qui font qu’un état de choses ou un comportement peut être jugé bon ou mauvais. Cela indique que les systèmes d’éducation sont d’importants vecteurs de rationalisation diffuse qu’illustrent les données en question : que le spectateur impartial est d’autant plus actif qu’il est plus éclairé et que son regard peut se poser par-delà les aléas de la conjoncture et du contexte.
 
II/ Le contexte observé par le spectateur impartial
 
Le spectateur impartial est à même d’observer que les voisins immédiats de la France ont mieux réglé le problème de la dette ou celui des retraites engendré par le vieillissement de la population , ne connaissant guère les incendies de voiture et les mouvements de rue, ne voient pas leur jeunesse émigrer, ont un taux de chômage plus faible et un niveau de vie plus élevé, disposent d’un nombre satisfaisant de magistrats ou ont des prisons plus décentes. Pourtant la France et ses voisins immédiats appartiennent au même environnement économique et politique. La cause première des singularités indésirables de la France réside dans l’étiolement – qui la caractérise depuis un demi-siècle – de la démocratie représentative. La notion de démocratie ‘participative’ ne fait, elle, qu’ajouter à la confusion. Quant à l’idée selon laquelle nous serions entrés dans l’ère de la démocratie médio-cratique et que le politique serait jugé par le public sur son image plus que sur ses résultats, il s’agit d’une billevesée. Il faut dire qu’à la différence des grands auteurs tels que Montesquieu, Adam Smith, Rousseau, Tocqueville ou Max Weber, les analystes modernes du comportement humain ont tendance à voir l’homme soit, pour parler comme Amartya Sen (voir What democracy is for – Princeton University Press, 2007), un ‘imbécile rationnel’, aveugle à tout ce qui n’est pas ses intérêts immédiats, soit, ajoute R. Boudon, un ‘imbécile irrationnel’ manipulable à merci par la ‘com’.
Le spectateur impartial est aussi à même d’observer que certaines démocraties modernes tendent à devenir démocraties de compromis : qu’elles reposent sur une vision du gouvernement réduisant son rôle à celui d’un arbitre des groupes d’intérêt ou d’influence et généralement des minorités agissantes.
Or, il n’est clairement pas souhaitable du point de vue de l’épanouissement de la démocratie que le « dialogue » entre l’exécutif et les représentants des minorités actives tende à réduire à peu de chose les représentants de la nation et celui de l’opinion publique, et que l’on s’écarte ainsi des principes de base de la démocratie représentative. Le fait que la notion de « démocratie d’opinion » soit couramment affectée d’une coloration négative est à cet égard un symptôme alarmant. Comme l’est le fait que la philosophie politique « avancée » voie dans la manifestation anarchique de demandes particulières en provenance des minorités agissantes et des groupes d’intérêt ou d’influence un passage à une démocratie « participative » censée correspondre à « l’âge de la défiance » dans lequel nous serions entrés.  
En fait, il importe plutôt de souligner que c’est l’opinion publique (comme le révèle la pratique des sondages) qui est le partenaire principal des acteurs politiques et non les minorités agissantes.
(R. Boudon, à propos du rôle néfaste des minorités pour la vie démocratique n’a pas manqué de déplorer la pression exercée par les agents de Gaz de France sur les parlementaires qui les a conduits à faire obstruction au débat par le dépôt de 100.000 amendements.) 
Le spectateur impartial a aussi conscience de la nécessité d’une politique rationnelle. Dans ses écrits de 1835 sur le paupérisme, Tocqueville avait déjà indiqué les risques que comportait une politique sociale plus compassionnelle que rationnelle. Autant il est nécessaire pour la cohésion sociale d’apporter de l’aide au citoyen en difficulté, autant il est négatif pour la collectivité et pour lui-même d’en faire un assisté. Car on le prive alors de sa dignité et l’on prive la collectivité du produit du travail qu’il pourrait accomplir.
Il est aisé d’observer, grâce à l’influence du spectateur impartial, une évolution tendant à substituer une politique rationnelle à une politique compassionnelle, non seulement en Scandinavie, mais en Allemagne avec les mesures dites Hartz IV ou au Royaume-Uni avec le nouveau New Deal de Tony Blair.     
 
III/ La création d’un observatoire national représentatif du « Spectateur impartial »
 
Comment rendre utiles les prises de conscience de ce spectateur digne d’éloges ?
On a jusqu’alors souhaité enregistrer et si possible apaiser les plaintes des citoyens vis-à-vis de l’administration, en créant l’ombudsman. Il s’agirait donc de faire appel à une nouvelle personnalité pour constituer ce nouvel observatoire dont le regard aurait à se poser sur le monde pour recueillir des informations essentielles et ouvrir des voies de progrès. À titre d’exemple, les constats en responsabilité devant l’illettrisme et l’échec scolaire, pourraient être utilement authentifiés par ses soins pour qu’enfin soient proposées des solutions consensuelles. Quant à savoir comment cette instance sera établie, et légitimée, c’est une question que, comme pour la Cour de légitimité d’exercice, l’on peut facilement résoudre.
 
CONCLUSION
 
Nous souhaitons, pour conclure, cerner la démocratie dans son acceptation du conflit d’une part, et dans son rejet de la violence, d’autre part. La philosophie politique, comme le rappelle Zarka, « nous a appris depuis longtemps que le conflit révèle quelque chose de l’essence même du politique…S’il n’y avait que sympathie, solidarité et harmonie spontanée entre les hommes, il n’y aurait tout simplement pas de politique. D’un autre côté, le conflit est ambivalent, il peut être surmonté par le compromis et l’accord ou déboucher sur la violence. Double mouvement par lequel la démocratie marginalise la violence et celui par lequel la violence vient l’obséder en son cœur : la démocratie serait alors le régime qui laisse libre cours au conflit, mais ne supporte pas la violence ».
Faut-il rappeler que ce n’est pas dans ce qui rapproche l’homme de l’animal qu’il faut chercher la condition existentielle du conflit mais ce qui l’en sépare. Cette condition, précise Zarka, «  réside dans ce qui permet à l’homme de se détacher du présent immédiat, de concevoir l’avenir et de s’en inquiéter », de s’affirmer ‘homo loquax’ (l’homme qui parle), si différent de toutes les autres créatures. Il appert que Platon et Aristote avaient déjà vu en quoi la parole modifie ontologiquement l’être humain dans son désir, ses passions, sa nature et ses relations. Mais au dire de notre auteur, « c’est Thomas Hobbes qui l’a montré le plus profondément dans son Léviathan. Les conflits de l’homme sont d’une autre nature que les conflits des animaux, parce qu’ils ont à leur principe une ambivalence que le langage inscrit dans la condition de l’homme : dire la vérité ou mentir, montrer ou dissimuler, être ou paraître. Le conflit et la politique s’enracinent donc dans l’être même de l’homme comme être parlant ».
Mais c’est aussi, il faut l’avoir en tête en permanence, que c’est cette capacité de parler qui lui permet de mettre fin au conflit.  
La dérive du conflit en violence ou en guerre, poursuit Zarka, « a aussi quelque chose à voir avec la parole : violence symbolique ou violence physique, selon qu’elle passe par la parole ou en est la suspension. C’est pourquoi, la violence comme le conflit, a quelque chose à voir avec l’essence du politique. Il est possible de la maîtriser, de la contrôler, mais impossible à éradiquer. Toujours possible, voire imminente, il convient donc d’appliquer les procédures qui doivent     
l’empêcher de se donner libre cours ».
 
 
 
 
 


[1] Cf. Yves Charles Zarka, Kant cosmopolitique, Paris, L’Eclat, 2008, préface p. 7-9.
[2] Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, p. 23.
[3] Cf. Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France.
[4] Cf. Y. Ch. Zarka, « Le tournant rousseauiste ou la réinvention de la souveraineté du peuple », in Penserlasouverainetéàl’époquemoderne,sous la dir. de Gian Marco Cazzaniga, Vrin, p. 287-303.
[5] Rousseau, Le contrat social, I, 5 in Œuvres complètes, Paris Gallimard, tome 3, 1959, p. 359.
[6] Ibid., I, 4, 373.
[7] Ibid., I, 7, 363.
[8] Principes de politique, éd. de 1815.
[9] Paris, Seuil, 2008.



Date de création : 13/09/2011 @ 15:37
Dernière modification : 13/09/2011 @ 23:36
Catégorie : Sciences politiques
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