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Sciences politiques - Le modèle des associations de Tocqueville
LE MODÈLE DES ASSOCIATIONS DE TOCQUEVILLE : RÈGLEMENT DES CONFLITS POUR ET PAR LOPINION Extraits de larticle de Lucien Jaume (a). Le modèle de Tocqueville en deux types historiques : Europe et États-Unis Ce modèle des associations considérées comme nécessaire pour la liberté démocratique[1] est tiré de lexemple féodal, de ce que lauteur appelle les « sociétés aristocratiques ». Il transpose et compare lart américain de sassocier à la résistance que les corps et les seigneurs ont opposé jadis à lÉtat. On peut en effet se reporter à la fin de la première Démocratie, « Importance de ce qui précède par rapport à lEurope »[2]. Tocqueville écrit que « ces institutions politiques (
) souvent contraire à la liberté des particuliers servaient cependant à entretenir lamour de la liberté dans les âmes »[3]. Lassociation en démocratie peut être comparée à la « personnalité » seigneuriale qui constituait autour de lindividualité du titulaire un corps de droits et de devoirs et un regroupement dintérêts spécifiques (paysans, villes, vassaux, territoires, etc.). Ce corps individuel et collectif à la fois (que les Anglais nommeraient corporate body) constitue donc une forme vivante dassociation réglée par le lien de lhommage, et une source de résistance au pouvoir. Pour Tocqueville, de la même façon, lassociation des temps modernes peut affronter le pouvoir administratif de lÉtat et, surtout résister à la volonté des gouvernants, contre la teneur arbitraire quelle revêt parfois. Cependant, Tocqueville applique ce schéma au cas du conflit entre majorité et minorité dans la vie politique ; la minorité au sein de la société devrait trouver les moyens de se retrouver, de se réunir et de sexprimer dune seule voix, face à la majorité dans le gouvernement. Il faut attirer lattention sur ce dénivellement (à première vue banal) entre lautorité gouvernementale, usant des structures institutionnelles, et le pouvoir des groupes sociaux, peu ou pas du tout institutionnalisé, car cela relève de la théorisation par Tocqueville des « autorités sociales » dont il va être parlé. Il faut aussi remarquer que le terme « association » est volontairement extensif et flou chez Tocqueville : association de quartier pour le loisir, associations charitables sinstitutionnalisant en droit privé, associations politiques et religieuses ad hoc en appelant, par exemple, à soutenir la nation polonaise, associations nationales à maillage diversifié, comme le « parti » politique de cette époque, etc. Comme on sait, cest la capacité spontanée à la délibération collective qui frappe Tocqueville voyageant dans la Nouvelle-Angleterre. Il évoque un accident de la circulation qui occasionne la réunion du voisinage à ola recherche dune solution immédiate, lanticipation collective des travaux à entreprendre,par différence avec lesprit français qui se tournera plutôt vers « ladministration » en tant que corps constitué[4]. De même, ce que Tocqueville croit voir dans la logique associative américaine, cest la capacité à témoigner, de façon à rallier des soutiens, à susciter des imitations par la contagion de lexemple : le cas des « vertueuses » ligues anti-alcooliques, à léchelon dune ville ou dun district attirent son attention[5]. En un sens, lassociation est politique parce quelle est sociale relevant de létat social démocratique. Il faut définir lassociation ainsi entendue comme le réseau et la dynamique des individus agissant réciproquement et se donnant la consistance vivante dun corps qui se place sous une direction propre. Lassociation nest pas une étiquette ou un groupe en sommeil, cest avant tout un mouvement, agissant par la synergie des composantes. On comprend donc que lon passe facilement de lassociation non politique à lassociation politique : les pasteurs des diverses sectes protestantes réalisent ce passage de façon souple et aisée[6]. Cest lune des raisons pour lesquelles Tocqueville explique aux lecteurs français que, en Amérique, la religion peut être une « force politique » du fait même quelle est séparée de lÉtat. Il faut dailleurs rappeler que les clivages stricts connus dans la tradition française ne se vérifient pas dans cette société : ladministratif séparé du politique, le quotidien dordre local et lintérêt général durable qui suppose léchelle densemble, le public et le privé, lintérêt général dans sa globalité, les intérêts particuliers dans leur diversité, etc. Mais, du coup, aux yeux de Tocqueville, il existe deux types historiques du modèle modèle dont on doit se souvenir quil consiste dans la gestion des conflits par la mise en scène associative. Il y a une société, en premier lieu, où ce modèle se donne libre cours parce que le politique nest pas propre à lÉtat et que la démocratie-État se surajoute à la démocratie-société avec ses communautés diverses. En Amérique, dit Tocqueville on a procédé du bas vers le haut, les États et, surtout lÉtat fédéral sont venus bien après pour coiffer lédifice dabord construit par les pilgrims, les communautés restreintes, les colons, le système de gestion par un gouverneur. Il existe un autre type de société dont la France est lexemple par lÉtat, datant de la Révolution de 1789, faisant suite en cela à la conception de labsolutisme, a prétendu représenter parfaitement la société, dans plusieurs sens du terme, y compris selon la métaphore du miroir. On peut dire que pour Sieyès (bien que la formule vienne dailleurs) « la volonté politique est en lui » (lÉtat représentatif) et ne réside pas dans le corps des électeurs considérés à part de lAssemblée élue, ou, à lorigine, les assemblées de bailliage qui ont élu les États généraux. Dailleurs , la nation ou le peuple nexistent que par le corps que lui confèrent les représentants et on ne saurait « faire appel au peuple » en dehors de la procédure représentative qui donne existence politique à ce peuple : le discours du 7 septembre 1789 récuse toute procédure de démocratie directe , ainsi que dun appel au peuple contre les décisions des représentants[7]. En effet, la fameuse « volonté générale » qui, selon la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen, est la source de la loi, ne réside pas chez les électeurs, mais apparaît par, et dans la délibération éclairée dun corps choisi (élu à deux degrés et de façon censitaire)[8]. Si les représentants « représentent » (et pour chacun dentre eux) lensemble de la nation, ils ne reflètent pas une volonté générale préexistante ; ils lengendrent au contraire, et lui donnent forme de loi. La doctrine juridique française, jusquaux temps récents, sera puissamment influencée par Sieyès, jusquà ce que de Gaulle et la révolution juridico-politique des années 1958-1962 lui portent des coups importants[9]. De plus, on observe en France une véritable jalousie exprimée par lÉtat représentatif vis-à-vis des corps associatifs, souvent disqualifiés par les termes de « factions », « corporations » et le risque de « retour aux privilèges ». Sur ce point, la littérature est abondante, mais on évoquera le point essentiel : la législation promue par Le Chapelier, en 1791, dabord contre les syndicats ouvriers ou patronaux, puis sur les pétitions en nom collectif et, enfin, sur les clubs et sociétés populaires soccupant de politique[10]. Dans le personnel politique de la Révolution constituante, on veut empêcher ce quon appelle la « délibération », les « corps délibérants ». Organiser des « délibérations actives » est interdit aux corps professionnels qui tentent de se former (syndicats, coalitions ouvrières pour se concerter sur la grève), aux clubs civiques (comme les Jacobins ou les Cordeliers), aux réunions de délégués de toute sorte. En effet, la délibération nest pas tant conçue comme la formation dun avis collectif à travers la pluralité examinée des opinions, que comme un passage à laction. Dans lexpression « délibérations actives » qui souligne le danger présent à lesprit des modérés ; un groupe prétend représenter le peuple plus et mieux que les représentants institutionnels ; il est vrai que cette surenchère a nourri tout le processus révolutionnaire, et que de 1789 à 1794, la question a hanté la rue et les trois Assemblées : « qui représente vraiment la volonté générale ? », ou encore, « Quelle est lexpression authentique de la volonté du peuple ? ». La conséquence du rapport de cette vision société-État par les élites modérées est que tout regroupement associatif est suspecté de préparer au coup de force, accusé de diviser lunité nationale et de transformer artificiellement celle-ci en une mosaïque de conflits[11]. On peut constater que Tocqueville prolonge pour une part cette inquiétude et cette perception : « En Europe [il faut entendre en France], il ny a presque point dassociations qui ne prétendent ou ne croient représenter les volontés de la majorité[12]. En Amérique, par contraste, le suffrage universel est seul limage de la majorité, et lassociation reste consciente du fait quelle reste consciente quelle reste la minorité en politique. Quand il songe aux groupes républicains de la Monarchie de Juillet, à tendance insurrectionnelle, Tocqueville écrit : « Une association, cest une armée ; on y parle pour se compter et sanimer et puis on marche à lennemi[13] ». Et dironiser sur lesprit de discipline qui règne dans de telles sociétés secrètes, où le despotisme est plus insupportable que celui que lon prétend abattre dans la société
Ce modèle nest pas sans poser problème en lui-même. Les conflits pour et par lOpinion Lopposition apparemment tranchée entre les deux types historiques est néanmoins remise en question par Tocqueville lui-même ; si bien que le modèle de la gestion des conflits sen trouve atteint par ricochet. Le côté négatif du bipartisme Si jamais, comme en France, deux grands partis politiques se partagent la nation, la situation peut devenir critique : « Près du pouvoir qui dirige, sil vient à sétablir un pouvoir dont lautorité morale soit presque aussi grande, peut-on croire quil se borne longtemps à parler sans agir ? »[14]. On voit apparaître ici le problème de l« autorité morale » des corps associatifs. Cette autorité est à la fois un pouvoir intégrateur le corps sagrège des membres selon une dynamique expansive , et un pouvoir de commandement interne : il y a un ordre du jour, des délibérations, un vote, dés décisions et lexpression publique dune volonté collective. Enfin, il sinstaure un pouvoir dappel à lopinion et de reconnaissance par cette dernière. Lautorité du groupe (sa capacité à se faire reconnaître une identité propre, à mobiliser, à exercer des pressions diverses se nourrit de lintention que désormais on lui porte. Il faut approfondir cet aspect à laide du chapitre de la seconde Démocratie intitulé « De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques [L. Jaume souligne] » : le titre indique que Tocqueville procède à une généralisation (« peuples démocratiques ») alors que le chapitre précédent et le suivant concernent les Américains[15].Dans ce texte, qui est dune extraordinaire densité , on soulignera que, pour lauteur, il existe une « autorité intellectuelle et morale » dans toute société. En démocratie (entendue comme gouvernement et comme société), cest lopinion publique ou « opinion commune », qui constitue cette autorité. Plus exactement, lopinion est la voix du Public souverain. Tocqueville considère que la révérence envers le public ou, ce qui revient au même, envers la majorité qui sexprime comme opinion publique, constitue le sentiment religieux de la démocratie. Le Public est une autorité révérée et dont on ne saurait rire, toutes les fois que lexpression du sentiment public est publiée et connue. Bien entendu, le contenu doxique change à chaque fois, ou du moins périodiquement, mais les conditions de ce pouvoir majoritaire restent constantes, et par là son autorité, sa respectabilité. Quelles sont ces conditions ? Daprès Tocqueville, elles tiennent à légalité elle-même : des individus « de plus en plus égaux et semblables » (selon une expression récurrente de Démocratie en Amérique) ont besoin dun arbitre immanent-transcendant. La démocratie crée la démocratisation de la transcendance, qui est leffet, partiellement voulu et partiellement non-délibéré, des individus associés idée dont le destin va être important dans la création de la pensée sociologique. La gestion des conflits Elle sopère donc par une dialectique, non subversive (dans le type américain), entre l « empire moral de la majorité » et l« autorité morale des corps associatifs ». Ainsi la légitimité politique est-elle pluralisée de façon souple puisquune autre légitimité à contenu politique ou idéologique différent sexprime devant lopinion, du sein de la société, et commence la conquête pour la reconnaissance. On peut dire que, pour Tocqueville, dont la pensée ici nest pas très éloignée de Schumpeter, la démocratie est une méthode pour canaliser les conflits , de façon à capter lOpinion qui est lautorité morale nécessaire dans la société des gens égaux. Cette méthode ou cette démarche permet de différer le risque de guerre ; la guerre étant le cas où lautorité morale des corps ne se fait pas admettre et nest pas reconnue dans sa revendication de légitimité. Mais le risque structural (en non pas seulement historique) persiste néanmoins, à savoir lenivrement guerrier[16] ; lesprit partisan peut se prendre lui-même comme fin, lenvie den découdre lemporte sur le résultat qui était visé à lorigine, cest-à-dire rétablir laccord des esprits. On doit noter ici linnovation apportée par Tocqueville, et qui explique la connotation sceptique, sinon pessimiste, attachée à son modèle de résolution des conflits. On sait que les Lumières avaient conçu lopinion publique sur le modèle dun tribunal, dune « cour dappel abstraite » comme dit lhistorien Keith Baker[17]. De son côté, Necker avait présenté lopinion comme une véritable force non institutionnelle ; en 1784, il parlait de cette « puissance invisible qui, sans trésors, sans gardes, sans armée, donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois » (De ladministration des finances de la France). Pour Tocqueville, lopinion nest pas seulement ce qui inspire les lois des gouvernants, mais dabord le résultat de linteraction des citoyens ; et, surtout, elle nest pas un juge mais ne peut pas lêtre, car elle-même est partie aux procès en contentieux de la société ou entre la société et lÉtat ; ni impartiale ni libre, lopinion « appartient » à la majorité qui gouverne politiquement ; elle lui rend service, elle est entretenue par les gens du pouvoir. Les corps associatifs, en conflit entre eux, ou surtout avec le Pouvoir, veulent affaiblir (
) lempire moral de la majorité ; (
) ils ont toujours lespérance dattirer à eux cette dernière et de disposer ensuite, en son nom, du pouvoir[18] ». Attirer à eux lopinion (comme on attire une femme selon limage suggérée par Tocqueville), cest attirer (entendons : créer) la Majorité, qui est lautre nom du Pouvoir. Lopinion est une reine, selon lidée des Lumières, mais elle est aussi une femme légère selon Tocqueville, car on peut la séduire et lentretenir ; elle ne vit que de partialité. Lopinion vue comme force oppressante En fait lopinion est lautre nom possible de la domination, comme le montre la fin du chapitre sur « les croyances des peuples démocratiques ». Cette croyance dans la majorité, effet de la religion du Public (où le public démocratique se célèbre lui-même), peut produire, écrit Tocqueville, une « nouvelle physionomie de la servitude[19] ». On doit noter lexpression « nouvelle physionomie » : la domination des temps absolutistes menace la société des temps nouveaux, dans la perspective de son retour, de sa résurgence, peut-être, mais sous un visage renouvelé[20]. Pour lauteur, il nest pas de pays où règne moins la liberté de penser que la société américaine selon ses propres termes[21]. Doù la façon, pour lauteur, de se dégager dans la dernière phrase du chapitre par une sorte de geste aristocratique : « Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui sappesantit sur mon front, il mimporte peu de savoir qui mopprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce quun millions de bras me le présentent[22] ». Voilà une formule frappée, à la façon dun Saint-Simon, ou dun cardinal de Retz, en tout cas dans la lignée du libéralisme aristocratique. Certes, la tyrannie nest pas le destin unique de la démocratie, puisquune autre voie est possible, notamment grâce à lusage judicieux des corps intermédiaires (plus la liberté de la presse, le pouvoir judiciaire, les libertés locales et un certain type déducation du citoyen où lutilitarisme éclaire légoïsme) ; il nempêche, Tocqueville ne considère pas que la puissance de lopinion publique soit garante de lémancipation des esprits ! Un autre passage de la seconde Démocratie laffirme sans nuances : « Lopinion commune apparaît de plus en plus comme la première et la plus irrésistible des puissances : il ny a pas en dehors delle dappui si fort qui permette de résister longtemps à ses coups. (
) dans les siècles dégalité, les rois font obéir, ma is cest toujours la majorité qui fait croire[23]. » Il semble que cette visée reste trop fruste pour nos sociétés actuelles, étant donné la diversité des opinions, leur mobilité constante et lenquête permanente à laquelle elles sont soumises. Mais il ne faut pas entendre uniquement lopinion publique dont parle Tocqueville au sens de ce qui couvre le champ du débat politique national. Tocqueville songe aussi à toutes les micro-sociétés où règne ce quil appelle un « honneur » : cest la pression du groupe quil entend en fait désigner, et dont Locke faisait la théorie, dans sa conception de la « loi dopinion ». Lidée dune contrainte par laquelle le groupe national saffecte lui-même en retour, alors quil est à lorigine de cette pensée collective, ou du créateur soumis à sa créature, contient également quelque chose de juste. Mais, tout comme dans la notion de religion démocratique, Tocqueville décrit davantage des moments de crise et dangoisse collective que le quotidien de nos démocraties. Au reste, il est caractéristique que dans le chapitre cité précédemment, il passe sans cesse de lopinion à celle des « croyances ». On pourrait discuter la thèse suivante, exposée dans le même chapitre : «
il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales ; et cela ne saurait être, à moins que chacun deux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites[24]. » Conclusion Lucien Jaume conclut que Tocqueville a voulu réfléchir sur le type historique quil avait sous les yeux lorsquil est allé chercher des comparaisons aux États-Unis, à savoir le cas français et plus largement la voie européenne du développement historique ; pout lui , la liberté devrait sinspirer du moment féodal, période définitivement liée au passé mais quil ne faudrait pas refouler, de façon à établir des contrepoids à la souveraineté de lÉtat. Mais, en même temps, il faisait pénétrer le problème au cur même du modèle plus général quil voulait défendre, car la France nétait pas aussi exceptionnelle quil pouvait sembler, elle qui ne réussissait pas « à terminer la Révolution », selon lexpression récurrente au XIXe siècle. Les soubresauts que lÉtat à la française rencontrait, dès lors quil avait voulu enfermer le débat dans le tête à tête de lindividu et du pouvoir, étaient susceptibles dacquérir une portée plus générale. Cest ce doute que Tocqueville exprime, et qui est en lien avec sa conception de linévitable puissance de lopinion, modalité pour la société à la fois demprise sur elle-même et de méconnaissance de son mécanisme. En termes plus récents, nous dirons que Tocqueville introduit au pluralisme associatif et par là, au pluralisme culturel religieux et moral, et quil pressent la question que nous connaissons bien aujourdhui : quelles sont les limites à préserver pour maintenir une communauté dappartenance et de destin ? Récemment, un auteur du courant libéral écrivait un papier dhumeur où il soulignait le risque de prolifération des identités, soit une diversité que lon veut présenter et assumer comme un fait positif. Réagissant à la controverse sur les lois mémorielles et au rapport de la commission présidée par lhistorien André Kaspi, en matière de commémorations nationales, Alain Gérard Slama écrivait : « A lorigine, les libéraux français, marqués par la culture des aristocrates éclairés de lAncien Régime, nont pas toujours su nettement distinguer, dans les corps intermédiaires, ceux qui associaient les libres volontés des citoyens émancipés de ceux qui restaient englués, comme figés dans le carcan de la tradition. Le fait quils aient au XXe siècle transmis une partie de cet aveuglement à leurs continuateurs républicains est une des ironies de lhistoire[25] ». La tyrannie des minorités, que dénonce A.-G. Slama, est une occasion pour lui dévoquer les « libéraux français » et, très certainement, la culture aristocratique dAlexis de Tocqueville, parmi eux. Il est vrai que la gestion des conflits, lorsquelle cristallise en revendications identitaires, offre un obstacle considérable que lAmérique post-tocquevillienne a cependant su traiter par le constitutionalisme. À son époque, Tocqueville ne tenait pas pour réalisable une transposition des institutions politiques dAmérique comme le Congrès et le présidentialisme, ainsi que le fédéralisme ou le pouvoir immense du juge américain qui peut toujours suspendre, à quelque degré que ce soit, lapplication de la loi. Cette force du pouvoir judiciaire est ce qui permet de faire évoluer les lois, et en dernier ressort, la Constitution, au pas du changement des murs. Sous cet angle aussi, la démocratie est une forme de société autant quun régime politique. Dans la mesure où la France paraît sengager dans la démarche de lexception dinconstitutionnalité, par la volonté du président de la République, et selon les premiers éléments de la réforme constitutionnelle que vient dêtre ouverte, il se pourrait que les démarches se rapprochent. Une nouvelle étape est ouverte pour la réflexion juridique et la philosophie politique, Tocqueville continuera à léclairer. Lautorité renouvelée dinstances juridictionnelles comme le Conseil constitutionnel, le Conseil dÉtat ou la Cour de cassation, pourrait faire pendant et contrepoids, à l« autorité morale » des associations. (a) Développement inclus dans louvrage collectif publié sous la direction de Yves Charles Zarka : « Repenser la démocratie », Armand Colin, oct.2010. Lucien Jaume est directeur de recherche au CNRS (laboratoire CEVIPOF), chargé de cours de master à linstitut des Sciences Politiques (Paris). Il a publié récemment, Tocqueville : les sources aristocratiques de la liberté (Fayard 2008), Quest-ce que lesprit européen ?, (Flammarion, coll. Champs Essais, 2010). [1] Daprès Tocqueville, tel est le cas américain, qui connaît une liberté dassociation sans limites : « En Amérique, la liberté de sassocier dans des buts politiques est illimitée » (De la démocratie en Amérique, édit. Garnier-Flammarion, 1981, t.I, p. 277). [2] On parlera, selon un usage établi de la « première »(1835) et de la seconde Démocratie (parue en 1840), en usant des sigles suivants : DAI et DAII, suivi de la page dans lédition citée, préfacée par François Furet. [3] DAI, p.421. [4] DAI, p. 274-275. Voir aussi le chapitre 5 de la seconde Démocratie, deuxième partie : « De lusage que font les Américains dans la vie civile », et les deux chapitres suivants. [5] DAII. Dabord étonné par linitiative collective, mais locale, qui sest engagée publiquement « à ne plus faire usage de liqueurs fortes », lauteur ajoute : « Jai fini par comprendre que ces cent mille Américains, effrayés des progrès que faisait autour deux livrognerie, avaient voulu accorder à la société leur patronage (
). Il est à croire que si ces cent mille hommes eussent vécu en France, chacun deux se serait adressé individuellement au gouvernement, pour le prier de surveiller les cabarets sur toute la surface du royaume ». [6] Dans la première Démocratie (p. 395), Tocqueville raconte une réunion de prière qui évoque rn faveur de la Pologne, le « Dieu des armées » et appelle la « nation française » à secourir les Polonais comme jadis. [7] Voir le discours de Sieyès sur le veto royal, Archives parlementaires, 1ère série t. 8, p. 592-601. [8] « Le peuple, je le répète, dans un pays qui nest pas une démocratie (et la France ne saurait lêtre), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » (Sieyès, discours du 7 septembre 1789, éd. citée, p. 595). Conception cléricale du corps gouverné (le croyant ne peut recevoir le Texte que par linterprétation des clercs et de lautorité de lÉglise), et vision dépréciative de la « démocratie » comme une société primitive où la division du travail est quasi nulle, le politique très faiblement développé. [9] Voir notre étude sur « LÉtat républicain selon de Gaulle » et les contestations de la doctrine révolutionnaire de la représentation, Commentaire, n°51, automne 1990, pp. 523-532, et n° 52, hiver 1990-1991, pp. 749-755. [10] Dans son exposé des motifs de la loi du 14 juin 1791, Le Chapelier disait : « Il ny a plus de corporations dans lÉtat, il ny a plus que lintérêt particulier de chaque individu et lintérêt général. Il nest permis à personne dinspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation » (voir étude de Lucien Jaume, « Une liberté en souffrance :lassociationau XIXe siècle »,inAssociationsetchamppolitique,sousdir.C. Andrieu, G . Le Béguec, D. Tartakowsky, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, pp. 77-100. Du point de vue de linterprétation des textes daction politique , L. Jaume a publié une analyse spécifique du discours sur les clubs du 29 septembre 1791 : « Le citoyen sans les corps intermédiaires ; discours de La Chapelier », Interpréter les textes politiques, dossier réuni et présenté par L. Jaume,
Les Cahiers du CEVIFOP, n° 39, avril 2005, pp. 69-94. [11] Rappelons que la liberté dassociation des droits de lhomme et du citoyen de 1789, et quelle se trouve sévèrement comprimée par le Code pénal de Napoléon, aggravé par Guizot en 1834 ; lautorisation ponctuelle du préfet, come dans le cas de la liberté de réunion, est chaque fois requise, sous condition dun nombre retreint de personnes dont le nom a été préalablement transmis. En 1971, le Conseil constitutionnel prend son essor à propos dun contentieux portant sur la liberté dassociation et la tutelle a priori que le pouvoir exécutif et administratif entendait exercer (Affaire Simone de Beauvoir Cause du peuple). [12] DAI, p. 281. [13] Ibid, p. 279. [14] Ibid, p. 276. [15] Soit, respectivement, « De la méthode philosophique des Américains » et, «Pourquoi les Américains montrent plus daptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les Anglais » DAII, I, et I,3. [16] Limage est de Tocqueville, elle reviendra ensuite dans les Souvenirs, au spectacle des clubs de 1848. [17] Voir K. Baker, du tribunal de lopinion, Paris, Flammarion 1993, p. 262. Voir également, L. Jaume, « Lopinion publique selon Necker entre concept et idée-force », in Lavènement de lopinion publique. Europe et Amérique, XVIIIe XIXe siècles, sous dit, J. Fernandez Sébastian et Joëlle Chassin, Paris, LHarmattan 2004, pp. 33-50. [18] DAI, p. 280. [19] DAI, p. 19. [20] Car Tocqueville, comme Chateaubriand, a en tête la monarchie de Louis XIV, « brillant catafalque de nos libertés » (selon Chateaubriand) ; la démocratie despotique est le « retour » de la domination absolutiste. Sur cette idée, qui hante le libéralisme aristocratique auquel se rattache Tocqueville, voir le livre de Lucien Jaume, Tocqueville, pp. 425-431, et 413-424. [21] « Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins dindépendance desprit et de véritable liberté de discussion quen Amérique. La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée (DAI, p. 353). [22] DAI, p. 19. [23] DAII, p. 36. [24] Ibid. p. 15. [25] A.-G. Slama, « Les mémoires contre la mémoire », Le Figaro, 12 novembre 2008. Date de création : 04/07/2011 @ 08:28 Réactions à cet article
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