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Parcours habermassien - Transformation des structures sociales de la sphère publique
TRANSFORMATION DES STRUCTURES SOCIALES DE LA SPHÈRE PUBLIQUE Synthèse proposée par Miguel Abensour Le modèle libéral de la sphère publique, outre quil repose sur la répression de lopinion publique plébéienne (a), se révèle inadéquat pour rendre compte de lespace politique des démocraties de masse, régies par un Etat-social. Au terme dun processus complexe dinterpénétration des domaines privé et public, on assiste à une manipulation de la Publicité par des groupes dintérêts et à une reféodalisation de la sphère publique. (a) Au cours de lhistoire, la sphère publique plébéienne à quelques exceptions près (notamment sous Robespierre) est restée en quelque sorte réprimée. Dans la mesure où elle est illettrée, elle se distingue de la forme littéraire de lopinion publique qui renvoie à un public constitué par des personnes privées faisant usage de la raison telle que celle existant au XVIIIe siècle. INTERPÉNÉTRATION PROGRESSIVE DU DOMAINE PUBLIQUE ET DU DOMAINE PRIVÉ [150] Ce qui faisait de la société essentiellement une sphère privée na été menacé quà partir du moment où les puissances sociales se sont elles-mêmes emparé de domaines qui, jusque-là étaient du ressort de lautorité publique. Dès lors, la politique « néo-mercantiliste » sest accompagnée dune sorte de « reféodalistion » de la société. 1/ Enclenchement de la dialectique dune socialisation de lEtat qui saffirme en même temps quune étatisation progressive de la société. Linterventionnisme du XIXe siècle finissant a pour origine le fait que des conflits dintérêts se sont traduits en conflits politiques lorsquil na pas été possible de les régler sur le seul plan de la sphère privée. Cest ainsi quà long terme lintervention de lEtat au sein de la sphère sociale a provoqué du même coup un transfert de compétences : certains domaines qui relevaient de lautorité publique incombent alors à des organismes privés. Et lextension de lautorité de lEtat à des domaines privés plus nombreux a eu pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir social sest substitué à lEtat en certaines occurrences. La base de la société publique bourgeoise (la séparation de lEtat et de la société) na commencé à seffriter quà partir du moment où sest enclenchée cette dialectique. On peut constater entre lEtat et la société, et pour ainsi dire « à partir de » chacun de ces deux domaines, lapparition dune sphère sociale repolitisée qui a échappé à la distinction entre « public » et « privé ». 2/ Dissolution du domaine spécifique de la sphère privée au sein duquel les personnes rassemblées en un public réglaient entre elles les affaires générales concernant leurs échanges autrement dit, la sphère publique sous sa forme libérale. La grande dépression qui se déclenche en 1873 marque la fin de lère libérale et saccompagne aussi dun très net revirement de la politique commerciale. Peu à peu, tous les pays qui sont à la pointe du capitalisme sacrifient à un nouveau protectionnisme les lois sacrées du libre-échange auxquelles de toute façon seule lAngleterre avait pu rester fidèle sans accroc, puisquelle dominait le marché mondial. [151] On constate également au niveau des marchés intérieurs le renforcement dune tendance à la concentration (formation doligopoles). Ce à quoi correspondent les mouvements du marché de largent : la société par actions de lAllemagne, comme la trust company aux USA, se révèlent les instruments les plus efficaces de la concentration du capital. Aux USA, cette évolution amène bientôt la création dune législation anti-trust, et, en Allemagne, dune loi anti-cartels. Il est significatif quen ce domaine, les jeunes nations industrielles devancent très largement la France mais aussi et surtout lAngleterre où la tradition du capitalisme est plus ancienne et plus continue, en tout cas plus solidement enracinée dans ce quon appelle la phase manufacturière. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, dans tous les pays, des restrictions à la concurrence interviennent sur le marché, que ce soit par le biais de la concentration de capital et la fusion de grandes entreprises en consortium qui deviennent des oligopoles, ou, directement grâce à un partage de marché après accord passé sur les prix et le volume de la production. Le jeu des tendances contradictoires à lexpansion et à la récession, que le libre-« change navait dailleurs jamais laissé se manifester longtemps ni saffirmer comme moteur de lévolution du capital financier et commercial, conditionne à son tour lévolution du capital industriel ; et contrairement à lillusion doptique que provoquent les modèles théoriques de léconomie classique, ce jeu contradictoire réduit lère libérale à un bref épisode : considéré du point de vue de lévolution du capitalisme prise dans son ensemble, la période qui sétend de 1775 à1875 napparaît plus que comme un « vast secular boom ». Ce que la célèbre loi de Say se bornait à prescrire au capitalisme du laisser-faire, cest-à-dire sen remettre à lintervention automatique dun équilibre au sein du processus économique densemble, englobant la production et la consommation, ne dépendait pas en fait du système en tant que tel, mais de conditions historiques concrètes qui nont cessé dévoluer au cours du sicle, non sans subir linfluence de lantagonisme inhérent au mode de production capitaliste lui-même. Dailleurs lhypothèse de Say est également falsifiée dans la mesure où lon peut constater que chaque fois quil vient dessuyer une crise, léquilibre du système ne se rétablit nullement de façon automatique au niveau le plus élevé atteint par les forces productives disponibles. Au cours de cette période, la société bourgeoise a dû complètement renoncer à apparaître encore comme une sphère où se neutraliseraient les rapports de force [152] Le modèle libéral, qui correspond en réalité à une économie de petite production, ne prévoyait que des relations déchange horizontales entre propriétaires individuels. Si la concurrence est libre, comme la fixation des prix, aucun propriétaire ne devait pouvoir acquérir une puissance telle quelle lui aurait permis de den dominer dautres. Or, contrairement à ces attentes, la puissance sociale se concentre entre les mains de propriétaires ou dentreprises privées, alors même que la concurrence est limitée et que les prix ne peuvent plus être librement fixés. Dans le tissu des relations verticales entre des unités collectives, il se forme des rapports de dépendance unilatérale ou de pression réciproque. Les phénomènes de concentration et les crises, en démasquant lidée déchange équitable, mettent au jour la structure antagoniste de la société. Et plus celle-ci se révèle être fondée sur un pur et simple rapport de force, plus lexigence dun Etat fort se fait impérieusement sentir. [153] La concentration de la puissance économique au sein de la sphère privée des échanges dune part, et dautre part le fait que la sphère publique soit devenue un organe de lEtat et réaffirme sa promesse, désormais institutionnalisée, dun libre accès ouvert à tous, renforcent tous deux, au sein des couches économiquement faibles, la tendance de vouloir sattaquer par des moyens politiques aux classes dominantes dont la supériorité repose sur la position quelles occupent au sein des échanges. En Angleterre, des réformes électorales eurent lieu en 1867 et 1883 ; en France Napoléon III avait introduit le suffrage universel dont Bismarck comprit comment exploiter la nature plébiscitaire et conservatrice quand il lintroduisit dabord dans la Fédération de lAllemagne du Nord, puis dans celle de lEmpire qui venait dêtre fondé. Fortes de cette possibilité qui leur est accordée pour la forme participer à la décision politique , les catégories sociales victimes de la paupérisation comme les classes qui en sont menacées, ont cherché à acquérir une certaine influence qui devait leur permettre de contrebalancer sur le plan politique les entorses subies dans le domaine économique, par légalité des chances à supposer que celle-ci ait jamais existé. Incapacité de la sphère publique à évacuer les intérêts privés du fait de laction syndicale Cette évacuation a été rendue impossible dès lors que les conditions du transfert de ces intérêts ont été impliquées dans la lutte dintérêts organisés : les syndicats ne constituent pas seulement sur le marché du travail, des organisations qui jouent le rôle de contrepoids, ils acquièrent également, par le biais des partis socialistes, une influence jusque sur le pouvoir législatif. Influence que partage les entrepreneurs et en général les « forces conservatrices de lEtat » cest ainsi quon les nomme depuis , puisque leur puissance sociale dordre privé se convertit immédiatement en pouvoir politique. Et il nest pas toujours facile de dresser dans le détail un bilan qui montre clairement quels intérêts collectifs dordre privé ces interventions ont avantagés : ceux de la bourgeoisie ou ceux des masses. Toujours est-il quen général lEtat intervient même là où il est forcé daller contre les intérêts « dominants », afin de sauvegarder léquilibre du système que le libre-échange nest plus capable dassurer. [154] L. G. Strachey, dans Capitalisme aujourdhui et demain (Kaitalismus heute und morgen-1957) en tire la conclusion paradoxale suivante : « Cest précisément la lutte des forces démocratiques contre le capitalisme qui a permis le maintien du système. Car dune part ce combat rend supportables aux travailleurs leurs conditions dexistence et, dautre part, il ouvre en même temps aux produits finis ces débouchés quaurait fermés un bond en avant suicidaire entraînant une inégalité croissante dans la répartition des revenus de la masse ». [155] Par le biais des lois et de certaines mesures, lEtat intervient profondément au sein de la sphère des échanges et du travail, puisque les intérêts concurrents des forces sociales se traduisent en une dynamique de nature politique avant de réagir, une fois médiatisée par lintervention de lEtat, sur leur sphère propre. A ce propos, on ne saurait nier, à considérer les choses dans leur ensemble, quune « influence démocratique » ne parvienne à sexercer sur le plan économique ; car cest bien grâce à ces actions de caractère publique au sein du domaine privé et qui contrecarraient la tendance à la concentration du capital et à la formation doligopoles que la masse des non-possédants a réussi, apparemment du moins, à ce quà long terme sa part du revenu national nait pas diminué, bien que, jusquau milieu du XXe siècle, elle ne semble pas non plus avoir sensiblement augmenté. Dans la mesure où linterventionnisme est commandé par de tels rapports, les domaines sociaux quil protège doivent être rigoureusement distingués dune sphère privée où seraient simplement en vigueur des réglementations étatiques les institutions privées elles-mêmes revêtent pour une bonne part un caractère semi-public ; et lon peut directement parler du « caractère quasi politique de certaines entreprises privées ». [156] Dans le cadre de la société civile, on voit apparaître au sein de la sphère privée, dont limportance sur le plan public na cessé de croître, une sphère sociale repolitisée où des institutions sociales et celles de lEtat se fondent en un unique complexe de fonctions quil nest plus possible de différencier selon les notions de public et de privé. Cette relation nouvelle dinterdépendance qui réunit deux sphères jusque-là distinctes trouve son expression juridique dans un éclatement du droit privé classique. La société industrielle régie par un Etat-social voit se développer des rapports et des types de relations qui ne peuvent que partiellement être articulés sur les institutions du droit privé ou du droit public ; ils obligent au contraire à introduire les normes de ce quon appelle le droit social. Cette introduction est dautant plus nécessaire quil existe une séparation entre producteurs et moyens de production, cest-à-dire un rapport de classe, que le capitalisme à la fin du XIXe siècle amène à son plein développement ; il a transformé le lien juridique entre capitalistes et ouvriers salariés qui, du point de vue formel est un rapport dégalité en une relation effective de subordination ; tel quil est formulé dans le droit privé, ce rapport masque un pouvoir de nature quasi publique. Compte tenu du rôle qui découle de la propriété des moyens de production et de ses garanties connexes (liberté de contrat, dentreprise et dhéritage), elles ne peuvent quêtre rattachées au droit public, le droit privé assurant au capitaliste lexercice dun pouvoir public de commandement par délégation. Lévolution du Droit commence donc à suivre jusquà un certain point celle de la société, et provoque une confusion savante des différents domaines juridiques que lon a enregistrée en parlant tout dabord dune « publicisation du droit privé » ; on a compris plus tard quil fallait considérer le même processus du point de vue systématiquement opposé et complémentaire dune « privatisation du droit public ». [157] « Certains éléments du droit privés et certains autres du droit public sarticulent pour former des unités où il devient impossible de reconnaître et de démêler lorigine respective des éléments qui les composent ». Schématisation des contrats en fonction de situations sociales-types Normalement, la standardisation croissante des relations contractuelles réduit la liberté de celui des partenaires qui est économiquement le plus faible ; tandis que grâce aux conventions collectives, cest précisément légalité des positions occupées sur le marché qui peut être rétablie. [158] Les conventions collectives passées entre syndicats et associations patronales ne relèvent plus à proprement parler du droit privé et revêtent directement le caractère de relations juridiques dordre public, car la série des mesures quelles sanctionnent jouent le rôle dun succédané de loi : « La fonction des associations lors de la signature dun contrat collectif de travail est moins à rapprocher de lexistence dune autonomie privée que de la création de relations juridiques par délégation ». Ce sont les effets juridiques produits par des relations contractuelles dans la réalité de leur application qui sharmonisent aux rapports juridiques classiques. Au final, le système du droit privé se trouve envahi par le nombre croissant de contrats passés entre le pouvoir public et les personnes privées , et conclus sur la base du « do ut des » du droit romain : « Je donne afin que tu me donnes ». La « fuite » de lEtat hors du droit public, cest-à-dire le transfert de certaines tâches, incombant à ladministration publique à des entreprises, des établissements, des associations et des chargés daffaires relevant du droit privé, révèle aussi lenvers dune « publicisation » du droit public : autrement dit, la « privatisation » du droit public. Il suffit pour rendre caducs les critères classiques du droit privé que ladministration fasse appel à des moyens qui relèvent du droit privé dans lexercice de ses fonctions : répartir, assister, stimuler. Car le système de droit public ninterdit nullement, par exemple à un fournisseur communal, de nouer avec son « client » une relation juridique de caractère privé ; et le fait quune telle relation juridique soit pour une large part standardisée nexclut pas davantage quelle relève essentiellement du droit privé. [159] Le fait de disposer dun monopole et de pouvoir imposer des contrats forcés interdit quon réfère alors des relations contractuelles au droit public ; mais il ne suffit pas non plus que le rapport juridique ainsi conclu ait eu pour base un acte administratif. . En investissant le droit privé, lintérêt public sadjoint alors cet aspect de la formulation contractuelle qui relève du droit privé, dans la mesure où, avec la concentration du capital et linterventionnisme, le processus de socialisation de lEtat et de létatisation de la société fait apparaître une sphère nouvelle. Celle-ci ne peut être véritablement considérée comme étant purement privée, ni comme étant authentiquement publique ; et il est impossible de la rattacher de façon univoque, soit au domaine du droit privé, soit à celui du droit public.
POLARISATION PROGRESSIVE DE LA SPHÈRE SOCIALE ET DE LA SPHÈRE PRIVÉE La vie privée des bourgeois de lère libérale se déroulait pour lessentiel au sein de la famille et dans le cadre de leur profession ; le domaine de léchange et du travail social était tout autant partie intégrante que la « maison » qui ne jouait absolument aucun rôle économique. Ces deux sphères autrefois structurées selon le même principe, subissent désormais une évolution qui les oppose : « Et lon peut affirmer que le caractère privé de la famille ne cesse de se renforcer, tandis que saffirme toujours davantage le caractère « public » du monde du travail et de lorganisation sociale. Le niveau atteint par la concentration du capital détermine directement le développement des grandes industries, et, indirectement celui des grands appareils de la bureaucratie. On voit apparaître dans les deux cas des formes spécifiques de travail social qui sécartent du modèle auquel obéissaient les professions de caractère privé. [160] Considérée sous langle de la sociologie du travail, lappartenance de lentreprise au domaine privé comme celle dune instance administrative au domaine public, nest plus nettement définie. Quelle que soit la part dune entreprise qui revient à des propriétaires individuels, à des grands actionnaires, ou la part dun appareil démocratique qui échoit au contrôle dune direction administrative, lentreprise ou lappareil bureaucratique ont cependant été soumis à une telle objectivation par rapport aux instances de contrôle privées que le « monde du travail » sest rendu autonome pour devenir une sphère sui generis qui prend place entre les domaines public et privé phénomène qui est présent à la conscience des travailleurs et des employés, tout comme à celle de ceux qui assument de hautes fonctions. Bien entendu cette évolution repose aussi sur le fait que lautonomie des propriétaires des moyens de production, formellement maintenue, perd en réalité son caractère privé. Résumé dans la formule selon laquelle la propriété en titre est à distinguer des instances qui la gèrent, ce phénomène a été mainte fois analysé en prenant pour exemple les grandes sociétés capitalistes qui montre dune façon particulièrement nette comment saccomplit la mise entre parenthèses de lexercice direct des droits de propriété au profit de la gestion de pointe et de quelques grands actionnaires. Ces entreprises acquièrent souvent une une certaine indépendance par rapport au marché de largent grâce à la pratique de lautofinancement ; elles accentuent dans la même proportion leur autonomie par rapport à la masse de leurs actionnaires. Quels quen soient les effets sur le plan économique, ils sont représentatifs, dun point de vue sociologique, dune évolution qui dépouille lentreprise et ce indépendamment de sa nature (usine ou appareil bureaucratique) de sa caractéristique dêtre une sphère dautonomie privée et individuelle ; caractéristique qui était, durant la phase libérale, au principe du magasin ou de latelier des propriétaires indépendants. [161] Vis-à-vis de ses employés ou de ses ouvriers, lappareil bureaucratique ou la grande entreprise, se charge tout dabord de donner un certain nombre de garanties touchant au statut, que ce soit en décentralisant les instances de direction ou en assurant certains services sociaux et certaines protections (sécurité sociale) ou bien encore en sefforçant dintégrer les travailleurs à leur lieu de travail ; mais bien plus évidentes que ces réformes objectives sont les transformations dordre subjectif au rang desquelles on voit la grande entreprise promouvoir au rang de modèle dominant dorganisation de travail (social) une sphère sociale « neutre » par rapport à la séparation de la sphère privée et de la sphère publique : « Les entreprises industrielles construisent des logements, ou viennent en aide aux ouvriers, même lorsquils veulent acheter une maison ; construisent des écoles, des centres dapprentissage, des bibliothèques, des dispensaires, organisent des coopératives, des fanfares, etc. Autrement dit tout un ensemble de fonctions qui étaient à lorigine assumée par des institutions publiques, au sens non seulement juridique, mais aussi sociologique du terme, sont désormais prises en main dans des organisations dont lactivité nest pas dordre public. Lorganisation que représente une grande entreprise détermine ainsi la vie dune ville et fait apparaître un phénomène que lon a qualifié à juste titre de « féodalisme industriel ». Dans la mesure même où la sphère professionnelle gagne en autonomie, la sphère de lintimité familiale se réduit à ses propres dimensions [162] Même si la famille bourgeoise de type patriarcal ne jouait plus de longue date une communauté de production, elle restait néanmoins impliquée dans un processus de production : conserver, accroître et hériter cette propriété, telles étaient les tâches de lhomme privé qui confondait en sa personne les rôles de propriétaire et de chef de famille ; les relations déchange au sein de la société bourgeoise avaient de profondes répercussions sur les liens personnels au sein des familles bourgeoises. Dans la mesure où les revenus individuels prennent la relève de la propriété familiale, cest-à-dire dans la mesure où linfrastructure de la propriété familiale disparaît, celle-ci perd, outre ses fonctions dans la production quelle avait déjà largement abandonnées, son influence sur la production. De plus, le fait aujourdhui caractéristique que la propriété familiale soit réduite au revenu de chacun ses membres qui touche un salaire ou une rétribution, retire à la famille la possibilité de subvenir à ses propres besoins en cas de crise et de prendre en charge elle-même, et par avance, la retraite de chacun de ses membres. Les risques traditionnels, avant tout le chômage, les accidents, la maladie, la vieillesse et les décès, sont aujourdhui largement couverts par des garanties socio-politiques, ce à quoi correspondent des prestations de base qui se traduisent généralement par des aides aux revenus. Mais cette assistance ne sadresse pas à la famille entant que telle, pas plus quon attend delle une prestation daide appréciable. [163] Les compensations dordre socio-politiques qui doivent combler la perte presque totale de ce qui constituait la base de la propriété familiale, ne se présentent pas seulement sous la forme daides matérielles (aides aux revenus), car elles revêtent aussi laspect daides sociales qui conditionnent lexistence même. En perdant ses fonctions sur le plan économique, la famille cesse également de jouer son rôle dorientation, tout en devenant une instance consommatrice Elle perd le pouvoir quelle avait de déterminer les comportements de ses membres, et principalement dans des domaines qui, au sein de la famille bourgeoise, constituaient le noyau le plus intime de la sphère privée. Dune certaine manière, les garanties publiques du statut familial dépouillent elles aussi la famille de son caractère privé, alors même quelle nétait déjà plus quun reliquat de la sphère privée. Mais la famille, devenue bénéficiaire des dédommagements et des aides sociales que lui garantissent les instances publiques, connaît par ailleurs et pour la première fois, un développement au cours duquel elle devient consommatrice de revenus et de loisirs ; sil faut parler dautonomie privée, ce nest plus tant à propos du rôle de la famille en tant que gestionnaire quà propos de son rôle de consommateur ; et, aujourdhui, cette autonomie réside moins dans le pouvoir discrétionnaire de propriétaire que dans la capacité de ceux qui sont commis aux tâches de « prestateurs de services » à jouir des biens quils consomment. [164] On voit ainsi apparaître un illusoire renforcement du caractère privé au sein dune sphère intime réduite à nêtre plus quune communauté de consommation dans le cadre de la famille restreinte. Déchargée de ses fonctions économiques, la famille perd également le pouvoir quelle avait de favoriser lintériorisation de lindividu Cette tendance qui apparait comme le corollaire de la perte des fonctions économiques de la famille a été diagnostiquée au cours des années 1950, par H. Schelsky ; il la voit comme une réification des relations intra-familiales correspondant à une évolution au cours de laquelle la famille est de moins en moins sollicitée dans son rôle de courroie de transmission de la société. Cest dans ce même contexte quil faut comprendre le démantèlement de lautorité paternelle ; phénomène observé dans tous les pays industriels avancés, et qui tend à un rééquilibrage des structures dautorité au sein de la famille. De plus en plus écartées des domaines qui touchent directement à la reproduction sociale, la famille ne conserve donc quen apparence seulement une sphère intime dont le caractère privé nest renforcé que de manière illusoire ; en réalité, déchargée de ses fonctions économiques, la famille nest plus à même dassurer ses fonctions protectrices. Au fait que la famille restreinte patriarcale était requise dans le domaine économique par son environnement social correspondait directement sa capacité institutionnelle à former ce domaine dintériorité qui, aujourdhui abandonné à lui-même, a commencé à se dissoudre en une sphère dintimité factice, cédant à la mainmise directe sur lindividu dinstances extérieures à la famille. Cette extroversion subreptice de la sphère dintimité se traduit également dans lurbanisation [165] Après une période où a dominé lencloisonnement des maisons familiales, on a vu se développer dans les banlieues une « version civile de la vie de garnison ». Dans la même mesure où la vie privée devient publique, la sphère publique revêt elle-même certaines caractéristiques propres à la sphère dintimité ; dans le cadre des relations de voisinage, on a vu réapparaitre la grande famille ptébourgeoise sous une forme nouvelle. [166] Là encore, les limites qui définissaient ce qui appartient en propre à la vie privée et dautre part ce qui était du ressort de la sphère publique sestompent. Et lusage que faisait le public de sa raison est également victime de cette reféodalisation. Aux rapports de société qui sexpriment sous la forme de la discussion se substitue ce fétiche que le fait dêtre purement et simplement avec dautres : « On ne se satisfait plus de la réflexion solitaire où le moi se réalisait » la lecture en privé a toujours été, au sein du public bourgeois, la condition de lusage quon faisait de sa raison « mais on se réalise en faisant quelque chose avec dautres gens ; ne serait-ce que regarder la télévision ensemble contribue à faire de vous un être humain authentique. Le nouvel urbanisme ne garantit pas à la sphère privée un espace qui le protège, pas plus quil ne crée de lieux appropriés aux contacts et à la communication publics, ce qui amènerait les personnes privées à se constituer en un public : « On peut décrire le processus durbanisation comme une polarisation progressive de la vie sociale qui se concentre soit sous laspect de la « vie publique », soit sous laspect de la « vie privée ». Il faut à ce propos observer quil existe une corrélation constante entre sphère publique et sphère privée. Sans le soutien et la protection dune sphère privée, lindividu est aspiré par la sphère publique Cest précisément ce processus qui la dénature elle-même. Il suffit que le moment où lindividu prend un certain recul ce qui est essentiel à la sphère publique disparaisse, et que ses membres se pressent au coude à coude pour que cette sphère publique se transforme en masse. Le problème social que posent à lheure actuelle les grands centres urbains modernes ne réside pas tant dans le fait que la vie sy est pas trop urbanisée : ce qui est réellement problématique, cest quelle a perdu à son tour certaines caractéristiques essentielles de la vie urbaine. [167] La corrélation qui liait la sphère privée à la sphère publique nexiste plus. Elle na pas disparu parce que le citadin est en soi un homme de masse qui ne saurait donc plus comment entretenir une sphère privée, mais parce quil lui est désormais impossible de considérer la vie toujours plus complexe des grandes villes comme une vie publique. Plus la ville dans son ensemble se transforme en une jungle impénétrable et plus il se réfugie dans sa sphère privée, laquelle ne cesse dêtre démantelée, mais lui permet tout de même de percevoir le déclin de la sphère publique urbaine, et dabord à travers le fait que lespace a été perverti en une surface où règne de manière désordonnée une circulation tyrannique. Le fait que la sphère privée se réduise aux limites du camp retranché dune famille restreinte le bonheur petit-bourgeois , largement dépouillée de ses fonctions, et dont lautorité a été affaiblie, ne constitue quen apparence une perfection de lintimité ; car dans la mesure où les personnes privées abandonnent leur rôle de propriétaires, auquel étaient liées certaines obligations, au profit de la fonction purement « personnelle » dorganiser leurs loisirs où rien ne les oblige, elles tombent alors, sans bénéficier désormais de la protection quoffrait la sphère dintimité familiale garantie par les institutions, sous linfluence directe dinstances semi-publiques. La manière dont les gens privés occupent leurs loisirs permet danalyser cette « intimité des projecteurs » propre aux nouvelles sphères, ainsi que le processus de « désintériorisation » subi par une sphère intime qui continue à saffirmer telle. Ce que lon peut aujourdhui définir comme domaine des loisirs, par rapport à une sphère professionnelle qui a conquis son autonomie, tend à prendre la place occupée par la sphère publique littéraire qui, autrefois, allait de pair avec une subjectivité pleinement développée au sein de la sphère intime de la famille bourgeoise. DE LA CULTURE DISCUTÉE À LA CULTURE CONSOMMÉE : ÉVOLUTION DU PUBLIC Si les personnes privées étaient autrefois conscientes du double rôle quelles assumaient en étant bourgeois et hommes, et si elles affirmaient en même temps lidentité du propriétaire et du pur et simple « être humain », cest quelles devaient cette représentation delles-mêmes au fait quune sphère publique sétait déployée à partir du noyau même de la sphère privée. La sphère publique littéraire était exempte dimplication dans la sphère de reproduction sociale [168] Bien quelle nait été, de par sa fonction quun préalable à la sphère publique politique, la sphère publique littéraire nen possédait pas moins, elle aussi un certain caractère quon pouvait déjà qualifier de « politique », et qui lui permettait de ne pas être impliquée dans la sphère de la reproduction sociale. La culture bourgeoise nétait pas une pure et simple idéologie. Dans la mesure où lusage que les personnes privées faisaient de leur raison, dans les Salons, les Clubs et les sociétés de lecture, elle nétait pas directement soumise au circuit de la production et de la consommation, ni aux diktats des nécessités vitales ; dans la mesure où, au contraire, cet usage de la raison possédait, au sens grec, du fait de son indépendance par rapport aux impératifs de la survie, un certain caractère « politique », elle pouvait représenter cette idée dhumanité (morale) qui, plus tard, sest trouvée réduite à létat didéologie. La consommation des biens culturels telle quelle est devenue ne permet pas de faire apparaître une sphère publique en tant que telle Si le temps des loisirs reste lié au temps de travail dont il est le complément, les affaires privées de chacun ne peuvent que sy poursuivre sans jamais passer au stade de la communication publique entre personnes privées. Il est vrai que certains besoins peuvent trouver satisfaction de façon ponctuelle dans le cadre de la sphère publique, cest-à-dire de la masse ; mais cela ne suffit pas à faire apparaître une sphère publique en tant que telle. [169] A partir du moment où les lois du marché qui dominent la sphère des échanges et du travail social pénètrent aussi dans la sphère réservée aux personnes privées rassemblées en un public, le raisonnement tend à se transformer en consommation et la cohérence de la communication publique se dissout en des attitudes, comme toujours, stéréotypées, de réception isolée. Ce qui a pour effet direct de bouleverser la sphère privée corrélative dun public. Les modèles qui autrefois portaient lemprunte littéraire du tissu même de lintimité circulent aujourdhui comme les secrets de fabrication délibérés dune industrie culturelle patentée dont les produits, diffusés par les media dans le public, ne produisent dans la conscience des consommateurs que lillusion dune sphère privée bourgeoise. Cette subversion dordre psycho-sociologique du rapport originel entre domaine intime et sphère publique littéraire va de pair, sur le plan sociologique, avec une transformation des structures de la famille. Menaces pesant sur le domaine dintimité familiale Dans la mesure où les citoyens nont la possibilité de fonder lautonomie de leur vie familiale, ni sur le fait de disposer dune propriété privée, ni non plus sur une participation à la sphère publique politique, deux choses font défaut : premièrement, lindividuation de la personne, selon le modèle de l« éthique protestante », ne peut plus être garantie par des institutions ; deuxièmement, on ne voit pas pour linstant se dessiner les conditions sociales qui permettraient de substituer au processus de lintériorisation classique la voie formatrice que serait une « éthique politique », et qui ainsi donnerait une nouvelle infrastructure au processus dindividuation. [170] Lidéal bourgeois prévoyait quune sphère publique littéraire se formerait à partir de la sphère intime, solidement assise, de la subjectivité corrélative dun public. Au lieu de quoi la sphère publique littéraire est aujourdhui la porte ouverte par où sengouffrent, pour envahir le domaine dintimité familiale, certaines forces sociales soutenues par cette sphère publique de la culture de masse que constituent les média. Le domaine intime, déjà dépouillé de sa nature privée est sapé par les éléments de caractère public ; une pseudo Publicité privée de son caractère littéraire , en est réduite à nêtre plus que lespace où une sorte de superfamille retrouve un climat, non pas dintimité mais de promiscuité. Les mutations subies par la famille elle-même a fait se périmer le genre des revues littéraires familiales. Leur place est aujourdhui occupée par les illustrés publicitaires largement diffusés des Clubs du livre malgré leur but avoué, accroître le tirage des livres, ils témoignent dune culture qui ne met plus sa confiance dans le pouvoir de lécrit. La discussion de société entre individus nest plus le modèle des relations sociales [171] Les formes bourgeoises du commerce de société ont trouvé au cours du XXe siècle des substituts qui, malgré toutes les différences nationales ou régionales, tendent à avoir au moins ceci en commun : labsence de tout usage de la raison sur le plan littéraire comme dans le domaine politique. La discussion de société entre individus cède la place à des activités de groupe dont le caractère obligatoire est plus ou moins accentué. Celles-ci créent aussi des cadres fixes pour une convivialité informelle ; mais il leur manque toutefois cette force spécifique de linstitution qui autrefois assurait la cohérence des contacts de société et en faisait le substrat de la communication publique ; or, les activités de groupes ne suscitent aucun public. Même le fait daller ensemble au cinéma, découter ensemble la radio ou de regarder ensemble la télévision, rien ne subsiste des relations caractéristiques dune sphère privée corrélative dun public : la communication propre au public qui faisait un usage culturel de sa raison allait étroitement de pair avec la lecture quon pratiquait dans cette retraite quoffrait la sphère privée domestique. Les occupations dont le public consommateur de culture meuble ses loisirs se déroulent au contraire au sein dun climat social, sans quelles aient aucunement besoin de se poursuivre sous la forme de discussions : la disparition de la forme privée de lassimilation entraîne avec elle celle de la discussion publique sur ce qui avait été assimilé. Et la tension dialectique qui liait lune à lautre se trouve neutralisée dans le cadre des activités de groupe. Mais dun autre côté, le besoin de faire usage publiquement de sa raison ne disparaît pas pour autant. On organise, en leur donnant des cadres précis, des « causeries », mais on leur assigne aussitôt de nêtre que les composantes de la formation pour adultes. [172] Des universités confessionnelles, des forums politiques, des associations littéraires vivent de débats qui prennent pour thèmes des productions culturelles, lesquelles sollicitent dêtre commentées et suscitent la discussion ; des stations de radio, des maisons dédition, des associations développent, grâce aux débats « publics » (les « tribunes »), une florissante activité dappoint. Ainsi la discussion semble-telle entourée de soins attentifs, et son extension ne connaître aucune limite. Mais, malgré les apparences, elle a subi en fait une transformation essentielle puisquelle devient elle-même un bien de consommation. Et certes, à lorigine, la commercialisation de biens culturels fut une condition nécessaire dun usage public de la raison critique ; mais lui-même restait fondamentalement extérieur aux échanges commerciaux pour demeurer le centre précisément de cette sphère où les propriétaires privés se rencontraient en tant que purs et simples « êtres humains », et nacceptaient de se rencontrer quen tant que tels. On peut dire en gros quil fallait payer pour lire, aller au théâtre, au concert, au musée, mais pas pour parler de ce quon avait lu, vu, ou entendu, ni pour ce quon voulait ainsi, par le seul biais de la discussion assimiler plus complètement. Aujourdhui la discussion en tant que telle se trouve en outre véritablement administrée : dialogues professionnels ex cathedra, débats publics, tables rondes lusage que les personnes privées faisaient de leur raison devient un show où se produisent les stars de la télé ou de la radio, qui remplit les caisses lorsquon délivre des billets dentrée, revêt une forme marchande, même là où nimporte qui peut « prendre part » au débat. Réduite à nêtre quune « affaire », la discussion devient formelle : thèses et antithèses sont tenues demblée de respecter certaines règles du jeu inhérentes à la présentation ; le consensus sur la procédure de la discussion rend largement superflu un accord sur le thème discuté. La manière de poser les problèmes devient une question de protocole et les conflits, qui autrefois se réglaient au sein de la polémique publique, sont ramenés au plan des frictions dordre personnel. Ainsi transformé, lusage de la raison remplit certes dimportantes fonctions psycho-sociologiques ; il est avant tout un substitut rassurant de laction, perdant donc sans discontinuer le rôle quil jouait au sein de la sphère publique. Dans le cadre plus étendu du marché des loisirs, le marché des biens culturels assure désormais un rôle nouveau Il convient de se rappeler le rôle qua joué à ses débuts le marché : cest grâce à lui que les uvres artistiques, littéraires, philosophiques et scientifiques ont pu se constituer en créations autonomes dune culture qui semblait coupée de la pratique ; en effet le public à qui elles devinrent alors accessibles les considéra dabord comme des objets propres au jugement, au goût, et librement choisis par inclination. [173] Cest alors que, grâce à la médiation commerciale, sont apparus les compte-rendus critiques et esthétiques qui semblaient navoir aucun rapport avec la pure et simple consommation. Mais cest aussi la raison pour laquelle la fonction du marché a consisté consécutivement à distribuer les biens culturels afin de les soustraire à lusage exclusif des mécènes et des connoisseurs de laristocratie. La valeur déchange navait alors aucune influence sur la qualité propre des créations culturelles : jusqualors, les affaires où étaient traitées les productions culturelles avaient toujours gardé un caractère particulier qui témoignait dune certaine incompatibilité entre ce type de produits et leur forme marchande. Ce nest dailleurs pas un hasard si la conscience autrefois propre à ces domaines nest plus vivante aujourdhui que dans certains secteurs réservés ; car déjà les lois du marché ont pénétré la substance même des uvres et leur sont devenues immanentes tels des principes recteurs. Dans le domaine très large de la culture de consommation, ce sont des considérations dictées par la stratégie de la vente qui déterminent non plus seulement le choix, la diffusion, la présentation et le conditionnement des uvres, mais aussi leur production en tant que telle. Si la culture de masse porte ce nom équivoque cest bien précisément parce quelle peut étendre son chiffre daffaires en se conformant au besoin de détente et de distraction dune clientèle dont le niveau culturel est relativement bas, et non pas parce quelle chercherait au contraire à étendre son public en le formant à une culture dont la substance resterait intacte. Cest pourtant de cette manière, démodée, quà la fin du XVIIIe siècle le public constitué par les classes cultivées sest élargi en englobant certaines couches de la petite bourgeoisie manufacturière et commerçante. A lépoque et en beaucoup dendroits, des petits commerçants, le plus souvent exclus des clubs bourgeois du fait quils tenaient boutique ouverte, fondèrent leurs propres associations ; les associations professionnelles étaient encore plus répandues, répliques exactes des sociétés de lecture : il sagissait dailleurs souvent de succursales des clubs de lecture bourgeois ; leur direction comme le choix des livres étaient confiés aux notabilités qui, tout à fait dans le style de lAufklärung, voulaient apporter la culture à ce quon appelait les classes inférieures. Etait cultivé celui qui possédait une Encyclopédie ; critère quadoptèrent peu à peu les commerçants et les artisans. Cest le « peuple » quon élève à la culture, et non pas la culture elle-même que lon rabaisse au niveau de celle de la masse. [174] Par rapport à ce qui vient dêtre dit, il importe dopérer une distinction rigoureuse entre deux fonctions du marché, selon quil permet dabord laccès dun public à des biens culturels pour ensuite, et dans la mesure où ces produits deviennent meilleur marché, en faciliter lacquisition, du point de vue économique, à un public toujours plus vaste ; ou selon quil adapte le contenu de ses productions culturelles aux attentes de la masse, de sorte quil leur en facilite la réception sur le plan psychologique aussi. T. Meyerson, décrivant les réactions sociologiques en Amérique, parle à ce propos dun assouplissement « des conditions de laccession aux loisirs ». Dans la mesure où la culture devient une marchandise, non plus seulement dans sa forme, mais dans son contenu même, elle saliène ceux de ses aspects dont la compréhension suppose une certaine formation processus où lassimilation « réussie » élève à son tour la capacité même dassimiler. La commercialisation des biens culturels entre dans un rapport de proportionnalité inverse avec leur difficulté, non pas du fait de la seule standardisation, mais bien du fait que ces produits sont préfabriqués de sorte quils sont déjà prêts à être consommés, cest-à-dire quils présentent la garantie de pouvoir être assimilés sans préalables exigeants, sans laisser non plus il est vrai de marques sensibles. Entrer en commerce avec la culture exerce lesprit, tandis que la consommation de la culture de masse ne laisse aucune trace et procure ce genre dexpériences dont les effets ne sont pas cumulatifs mais régressifs. Ces deux fonctions du marché des biens culturels, en faciliter laccès dun point de vue économique, ou bien du point de vue psychologique, ne vont pas nécessairement de pair. Cest ce dont témoigne jusquà nos jours, le domaine qui joue le rôle le plus essentiel par rapport au raisonnement littéraire : le marché du livre. [175] Le contenu des livres de poche nest en général nullement modifié par les lois inhérentes aux tirages massifs auxquels ils doivent leur large diffusion. Avec les livres de poche, ce qui est durable apparaît sous la forme du périssable, alors quen revanche on na pas manqué de signaler ce paradoxe , les clubs du livre offrent des succès littéraires éphémères sous la forme de livres faits pour durer : reliés demi-plein et dorés sur tranche. En second lieu, les clubs du livre qui ont commencé à apparaître après la Première Guerre mondiale, dans les pays anglo-saxons, et qui aujourdhui contrôlent déjà la plus grande part du marché réduisent le risque commercial et font baisser le prix à lunité ; les stratégies de vente et lorganisation de la diffusion, qui conditionnent lassortiment et restreignent les possibilités de choix des consommateurs dans la mesure même où elles renforcent le contact immédiat du lectorat avec les attentes quexprime le goût du grand public, facilitent néanmoins, et pas seulement dun point de vue économique, laccès à la lecture de ces consommateurs, issus en majeure partie des classes inférieures. Cest en effet bien davantage sur le plan psychologique quelles assouplissent les « conditions daccès », puisque la littérature elle-même doit être taillée sur le patron, fait de confort et dagrément, dune réception peu exigeante quant aux conditions quelle présuppose et sans conséquences marquables. Les clubs du livre régissent leur clientèle sans quil y ait dintermédiaire entre lédition et la réception et ce, à lécart de la sphère publique littéraire. Ce qui, par réaction, a pour conséquence daffaiblir aussi la critique elle-même qui, autrefois bien sûr, représentait linstitution où sexprimait le jugement profane des personnes privées intéressées par la littérature. On ne pourrait à vrai dire prendre la mesure du déclin progressif de la sphère publique littéraire quà partir du moment où lextension du public des lecteurs a presque toutes les catégories sociales irait de pair avec une propagation effective de la lecture. [176] Or, en Allemagne fédérale, plus du tiers de lensemble des lecteurs potentiels ne lisent jamais de livres, et plus des deux cinquièmes nachètent aucun livre ; ces chiffres correspondent à ceux que lon a établis pour la France et les pays anglo-saxons. Cest pourquoi cette extension du marché du livre ne peut refléter quimparfaitement la relève dun public de lecteurs, dont la littérature déterminait lusage quils faisaient de leur raison, par la masse des consommateurs de produits culturels. Car le livre, ce médiateur de la culture, bourgeois par excellence, nest pas le seul facteur déterminant de cette évolution. Le premier journal à atteindre un tirage massif, cest-à-dire au moins plus de 50.000 exemplaires, fut, ce qui est significatif lorgane du mouvement chartiste : le Political Register créé en 1816. Dès le début des années 30, le Penny Press, qui atteignit alors des tirages de 100.000 à 200.000 exemplaires et au milieu du siècle, la Presse du dimanche, encore plus répandue assurent cette « accessibilité psychologique », qui, dès lors, caractérise la presse commerciale de masse. On peut observer une évolution parallèle en France, après la révolution de 1830, à travers les débuts dEmile de Girardin, et aux USA également avec le New York Sun. La grande Presse repose sur le détournement à des fins commerciales de la participation à la sphère publique de larges couches de la population [177] Elle vise à procurer aux masses essentiellement un simple accès à la sphère publique. Cependant, cette sphère publique élargie perd son caractère politique dès lors que les moyens mis au service de « laccessibilité psychologique » ont pu être transformé en une fin en soi : maintenir la consommation à un niveau déterminé par les lois du marché. Lexemple de la Penny Press des années 1830 permet déjà de constater à quel point cette presse compte sur la dépolitisation de son contenu pour accroître ses tirages « en éliminant les informations et les éditoriaux politiques qui traitent de thèmes à caractère moral comme la tempérance et le jeu ». Les principes journalistiques de la presse illustrée ont une origine tout à fait respectable ; mais dans la mesure où le public des journaux sétend, la Presse qui faisait un usage politique de sa raison perd à long terme son pouvoir dinfluence ; et cest au contraire le public consommateur de culture, dont lhéritage provient plus de la sphère publique littéraire que de la sphère publique politique, qui acquiert une étonnante prépondérance. La consommation culturelle sest à vrai dire largement dégagée dune médiation proprement littéraire. Des informations non verbales, ou dautres qui, si elles ne sont pas pour lessentiel converties en sons et en images, bénéficient néanmoins dun soutien optique ou phonique qui facilite leur assimilation, évincent dans une proportion plus ou moins grande les moyens classiques de la production littéraire. Et même la presse quotidienne, qui en est extrêmement proche, subit elle aussi les mêmes évolutions. Une mise en page aérée et une illustration variée soutiennent la lecture dont la marge de spontanéité est de toute façon réduite par une préparation de son contenu (techniques de patterning et de predigesting). Les prises de position de la rédaction cèdent le pas aux informations transmises par les agences spécialisées et aux reportages des correspondants ; les décisions, prises en comité restreint, sur la sélection et la présentation de la matière prennent le pas sur le raisonnement, et lon naccorde plus la même place aux informations politiquement orientées ou qui ont une signification sur le plan politique : [178] « Les affaires publiques, les problèmes sociaux, les questions économiques, léducation, la santé » pour reprendre lintroduction à une enquête menée par deux auteurs américains , cest-à-dire précisément « les informations dont le bénéfice nest pas immédiat » ne sont pas seulement évincées au profit « des informations dont laspect gratifiant est immédiat : bandes dessinées, faits divers, catastrophes, sports, loisirs, nouvelles de la haute société, histoires vécues », elles sont aussi effectivement moins lues et plus rarement, comme lindique déjà la distinction opérée par les auteurs. Les nouvelles finissent par être essentiellement travesties et sont assimilées à un récit (news stories) dont elles adoptent le format et jusquaux caractéristiques stylistiques ; la stricte frontière entre fact et fiction ne cesse de sestomper. Les informations, les reportages et même les prises de position sont présentés selon des méthodes identiques à celles employées dans la publication de la littérature récréative, tandis que, par ailleurs, les articles culturels tendent, dans un style strictement « réaliste », à redoubler un état de fait de toute façon subsumé sous des clichés, et lèvent à leur tour la barrière entre roman et reportage. Cette évolution qui se manifeste depuis peu dans la Presse quotidienne est depuis longtemps à luvre dans les media plus récents : le fait dintégrer la littérature au journalisme, domaines autrefois distincts, raison critique et information dun côté, littérature proprement dite de lautre, provoque un déport de la réalité dun genre tout à fait singulier, et fait en même temps sentrecroiser des niveaux de réalité différents. Sous le dénominateur commun que lon appelle human interest, on voit apparaître ce genre composite des divertissements à la fois agréables et facilement assimilables qui tend à substituer le prêt-à-consommer à une représentation objective de la réalité, et qui rend attirante la communication impersonnelle des avantages de la détente, plutôt quil ne conduit à faire de sa propre raison un usage public. La radio, le cinéma et la télévision font radicalement disparaître la distance que le lecteur est obligé dobserver lorsquil lit un texte imprimé distance qui exigeait de lassimilation quelle ait un caractère privé, de même quelle était la condition nécessaire dune sphère publique où pouvait avoir lieu un échange réfléchi sur ce qui avait été lu. Les nouveaux media transforment la structure de la communication en tant que telle ; leur impact est dans cette mesure-là, plus pénétrant, au sens littéral du terme, que ne fut jamais celui de la Presse. Le comportement du public se transforme aussi sous la contrainte du « dont talk back ». [179] Sous cette contrainte, les émissions telles quelles sont diffusées par les nouveaux media, réduisent singulièrement la possibilité quont leurs destinataires de réagir, ce qui est moins le cas des informations imprimées. Les nouveaux media captivent le public des spectateurs et des auditeurs, mais en leur retirant par là-même occasion toute « distance émancipatoire », cest-à-dire la possibilité de prendre la parole et de contredire. Lusage que le public des lecteurs faisait de sa raison tend à seffacer au profit des « simples opinions sur le goût et lattirance » quéchangent des consommateurs Même le fait de parler de ce quon a consommé, « cette contre-épreuve des expériences du goût », est intégré au processus de consommation lui-même. Cet univers produit par les mass media na que lapparence dune sphère publique ; comme il est tout aussi illusoire de croire que sest maintenue intacte la sphère privée quelle devait par ailleurs maintenir à ses consommateurs. Au cours du XVIIIe siècle, à travers la correspondance privée, comme à travers la lecture de romans et de nouvelles, dune littérature psychologique qui sétait développée à partir de ces échanges épistolaires, le public des lecteurs bourgeois avait pu cultiver, une subjectivité corrélative de la Publicité, et dont lélément était dordre littéraire. Grâce à leur psychologie fondée sur le postulat du pur et simple être humain, de lindividualité abstraite de la personne naturelle, lexpérience (vécue) de la sphère intime rendait possible lexpérimentation dordre littéraire. Ce rapport sinverse aujourdhui, dans la mesure où les mass media dépouillent de son empreinte littéraire cette conception que les bourgeois avaient deux-mêmes, et utilisent leur propre représentation afin den faire la forme courante que revêtent les prestations publiques de service en quoi consiste la culture de consommation. Les modifications subies par la sphère publique au détriment de la sphère dintimité familiale La sphère publique devient la sphère où lon rend publiques des biographies privées : soit quon donne de la publicité aux destins fortuits de ce quon appelle lhomme moyen ou de stars fabriquées selon une stratégie commerciale, soit que les évolutions et les décisions dimportance publique soient travesties sous une présentation qui leur donne un caractère privé, et défigurées jusquà être méconnaissables parce quon les personnalise. [180] Ce qui en résulte avec la force dune nécessité sur le plan psycho-sociologique, cest un certain sentimentalisme à légard des personnes doublé dune attitude cynique vis-à-vis des institutions ; dévidence, se trouve alors réduite la capacité de faire un usage critique de sa raison contre les instances du pouvoir publique, pour nêtre plus que subjective, là même où cette critique aurait été encore objectivement possible. Même dans les couches de la population que lon aurait auparavant considérées comme cultivées, le domaine autrefois protégé de la sphère dintimité familiale sest à ce point effondré que les occupations privées, comme la lecture des romans ou la correspondance, ne sont plus du tout les conditions nécessaires dune participation à une sphère publique dont la littérature serait lélément. A lhabitude des échanges épistolaires privés sest substituée, sous nombre daspects, la participation à des dialogues épistolaires quentretiennent la rédaction des journaux et des revues avec leurs lecteurs, mais aussi les stations de radios et les chaînes de télévision avec leur public. Plus encore, les media se présentent comme des instances à qui lon peut sadresser pour leur confier des difficultés et des détresses personnelles et saffirment compétentes pour aider les gens dans leur existence : radio et télévision offrent de multiples possibilités didentification, de nombreuses occasions de ressusciter en quelque sorte le domaine privé grâce au fond disponible que constituent les services « publics » de conseil et dencouragement. Le rapport quentretenait à lorigine la sphère dintimité à la sphère publique littéraire sinverse : lintériorité corrélative de la Publicité recule sans cesse face aux progrès dune réification corrélative de lintimité. Tous les problèmes qui se posent dans le cadre de lexistence privée sont dans une certaine mesure aspirés par la sphère publique, et, sils ny sont pas réglés, ils sont du moins étalés au grand jour, sous la haute surveillance dinstances publiques. Mais par ailleurs, les gens prennent une conscience plus aigüe de leur sphère privée, précisément à cause de cette « publicisation » qui confère à la sphère produite par les media certains aspects dune intimité de second ordre. Comment le nouveau type de consommation culturelle a-t-il pu simposer? [181] Il est impossible à partir de la composition sociale du public actuel, de projeter purement et simplement sur sa situation passée les orientations de son existence présente, comme si des couches sociales périphériques et en quelque sorte toujours nouvelles avaient été introduites au sein du public des lecteurs de la bourgeoisie urbaine, représenté par les anciennes « classes cultivées ». Mais dautre part, les faits excluent aussi lhypothèse opposée selon laquelle le public des média, exerçant une double pression, d« en-bas », à partir du monde du travail, et de « lextérieur », à partir de la population des campagnes, aurait fait éclater lancien public auquel il se serait substitué. Or, dans ses analyses, lhistoire sociale aurait plutôt tendance, à extrapoler à partir dun cas particulier dextension du public celle qui a pu être observée aux USA grâce à une enquête de sociologie empirique lors de lintroduction de la télévision pour conclure à un élargissement et simultanément à une transformation, même aux premiers stades de la culture de masse, du public qui faisait un usage culturel de sa raison en un public consommateur de culture. Il a été établi aux USA, que la majorité de ceux qui se sont les premiers décidés à acheter un poste de télévision était constituée de gens dont le niveau culturel ne correspondait pas au montant de leurs revenus. [182] On peut alors dire, en sautorisant une généralisation, que les catégories sociales où de nouvelles formes de culture de masse pénètrent en priorité sont constituées de consommateurs qui nappartiennent ni aux classes traditionnellement cultivées, ni aux classes inférieures, mais assez fréquemment à ces groupes en cours dascension et dont le statut social est encore en quête de sa légitimation culturelle. Grâce à lentremise de ce groupe dont le rôle a été de les introduire, les nouveaux media se répandent tout dabord au sein des couches supérieures de la société pour peu à peu se propager, à partir delles, dans les classes inférieures. Scission de lintelligentsia par rapport aux couches cultivées de la bourgeoisie La bourgeoisie, malgré le maintien sur le plan idéologique de la conception quelle avait delle-même, a continué, moins glorieusement il est vrai, à jouer son rôle de guide, même au sein du nouveau public de consommateurs de culture. On a pu dire que, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, tous les gens lettrés avaient pu lire le roman Pamela ou La Vertu récompensée (1740) de S. Richardson ; mais force est de constater que le rapport étroit qui liait lartiste et lécrivain à leur public sest dénoué un siècle plus tard avec le naturalisme (a) ; simultanément, le public, désormais « retardataire » par rapport à lévolution de lart, ne fut plus à même de jouer son rôle de critique vis-à-vis des nouveaux créateurs. Lexistence de lart moderne se déroula alors sous un voile de battage publicitaire : la reconnaissance par la Presse de lauteur et de luvre nentretint plus quun rapport accidentel à leur reconnaissance par le grand public. Cest alors seulement quapparut une intelligentsia qui dans son ensemble, croyait sêtre émancipée ce qui était illusoire de son origine sociale, au fur et à mesure où elle sétait isolée du public des bourgeois cultivés. [183] En fait, un siècle plus tard, cette intelligentsia se trouve socialement tout à fait intégrée ; au lumpenproletariat de la bohème artiste, s'est substituée la caste des fonctionnaires de la culture, fort bien rémunérés, dont l'ascension sociale les fait bénéficier de la respectabilité attachée aux classes dirigeantes de la bureaucratie et de l'administration ; l'avant-garde, elle, a été et est restée institutionnalisée. Ce à quoi correspond un écart croissant entre d'une part les minorités productives et critiques, constituées par les spécialistes et les amateurs compétents qui sont familiers de démarches d'un haut niveau d'abstraction appliquées à l'art, à la littérature et à la philosophie, et qui n'ont rien à envier à l'obsolescence rapide caractéristique de toutes les productions modernes et d'autre part le grand public des media. Il est possible de résumer ainsi encore une fois le déclin de la sphère publique littéraire : la surface de résonance que devait constituer cette couche sociale cultivée, et éduquée pour faire de sa raison un usage public, a volé en éclats ; le public s'est scindé d'une part en minorités de spécialistes dont l'usage qu'ils font de leur raison n'est pas public, et d'autre part en cette grande masse des consommateurs d'une culture qu'ils reçoivent par l'entremise de media publics. Mais, par là même, le public a dû renoncer à la forme de communication qui lui était spécifique. SYNTHÈSE : LES GRANDES LIGNES DU DÉCLIN DE LA SPHÈRE PUBLIQUE BOURGEOISE ET SON ÉVOLUTION La culture des media est en fait une culture dintégration Au cours de l'évolution où s'opère la transformation d'un public qui discutait la culture en un public qui la consomme, la distinction entre sphère publique littéraire et sphère publique politique, qu'on pouvait autrefois encore mettre en évidence, a perdu toute spécificité. Cette « culture » que diffusent les media est en fait une culture d'intégration : elle ne se contente pas d'intégrer l'information et le raisonnement, c'est-à-dire le versant journalistique comme l'aspect proprement littéraire de la littérature psychologique, à la prose récréative, dominée par le style des « histoires vécues », et aux services qui prennent en charge le « mieux-vivre » ; elle est en même temps assez souple pour s'assimiler certains aspects « publicitaires » (b), voire pour devenir elle-même une sorte de super-slogan qui, si cela n'avait pas déjà été fait, aurait pu être inventé afin de jouer le rôle de relations publiques justifiant purement et simplement le statu quo. [184] La sphère publique se charge de fonctions publicitaires (Werbung), et plus elle est investie par la politique et l'économie qui en font le moyen par l'intermédiaire duquel leur influence s'exerce, plus elle se dépolitise dans son ensemble, de même que son caractère privé n'est désormais rien moins qu'illusoire. Le modèle de la sphère publique bourgeoise supposait une stricte séparation entre domaine privé et domaine public séparation qui impliquait l'appartenance au domaine privé de la sphère publique elle-même, constituée par des personnes privées rassemblées en un public, et qui jouait un rôle d'intermédiaire entre les besoins de la société et l'État. Mais dans la mesure où domaines privé et public s'interpénètrent, ce modèle n'est plus applicable. Apparition dune sphère sociale inclassable, ni dans la sphère publique, ni dans la sphère privée On a vu en effet apparaître une sphère sociale qui, ni du point de vue sociologique ni sous l'angle juridique, ne peut être rangée sous les catégories de public ou de privé. Cette sphère intermédiaire est le terrain où s'interpénètrent les domaines étatisés de la société et ceux, « socialisés », de l'État, sans aucune médiation des personnes privées qui font un usage politique de leur raison. Car ce sont d'autres institutions qui déchargent dans une très large mesure le public de cette fonction-là : et d'abord des associations grâce auxquelles les intérêts privés qui s'y organisent collectivement cherchent à se donner une forme directement politique; d'un autre côté, ce sont des partis qui, soudés aux organes du pouvoir dès leur formation comme au cours de leur développement, se sont établis en quelque sorte au-dessus de la sphère publique dont pourtant ils étaient autrefois les instruments. Lorsqu'ils ont une importance d'ordre politique, les processus d'exercice et de rééquilibrage des pouvoirs mettent directement en présence les appareils privés, les associations, les partis et l'administration publique ; le public n'est invité que sporadiquement à entrer dans ce circuit, et lorsqu'il y est convié, on n'attend rien d'autre de lui qu'un comportement acclamatif. Dans la mesure où elles sont salariées ou rémunérées, et admises à travailler, les personnes privées ne peuvent que faire représenter par un biais collectif leurs revendications d'ordre public. Mais les décisions qu'il leur resterait à prendre individuellement, en tant que consommateurs et en tant qu'électeurs, tombent sous l'influence d'instances politiques ou économiques, dès lors qu'on leur accorde crédit sur le plan public. [185] Puisque la reproduction sociale dépend encore des choix qu'effectuent, en tant que consommateurs, les personnes privées, et puisque l'exercice du pouvoir politique est lié à leurs choix électoraux, l'intérêt persiste de pouvoir contrôler ces décisions-là, afin d'augmenter le volume de la production ; ici, afin d'accroître l'électorat de tel ou tel parti, ou bien, de manière plus informelle, dans le but de donner plus de poids à la pression d'organisations déterminées. Bien entendu, la marge de manuvre dont disposent, socialement parlant, les personnes privées lorsqu'elles prennent de telles décisions est déterminée par des objectifs, le pouvoir d'achat ou l'appartenance à tel groupe social, et surtout par le statut socio-économique. Mais il est d'autant plus facile d'influencer ces décisions, même au sein de cette marge de manuvre, que le rapport d'origine entre sphère intime et sphère publique littéraire s'est inversé en rendant possible l'extroversion de la sphère privée désormais étalée sur la scène publique. C'est ainsi que la culture de consommation est entrée également au service des campagnes publicitaires politiques et économiques. L'absorption d'une sphère publique politique, par une sphère publique que la culture de consommation a dépolitisée Tandis qu'autrefois le rapport entre sphères publiques littéraire et politique était la base sur laquelle reposait l'identification fondamentale du propriétaire au pur et simple « être humain », sans pour autant que ces deux sphères s'abolissent l'une dans l'autre, on observe aujourd'hui une tendance persistante à l'absorption d'une sphère publique « politique », dont la fonction est devenue plébiscitaire, par une sphère publique que la culture de consommation a dépolitisée. Pour Marx, la perspective était encore celle de masses qui n'avaient pas été scolarisées et qui ne possédaient rien, qui, sans remplir les conditions ouvrant l'accès à la sphère publique bourgeoise, l'investissaient pourtant peu à peu afin de donner aux conflits économiques la seule forme qui leur donnât une assurance d'en triompher : la lutte politique. Marx pensait que les masses se serviraient de la sphère publique institutionnalisée par l'État constitutionnel comme d'une plate-forme, non pour la détruire, mais pour l'amener à devenir effectivement ce que son apparence libérale ne cessait de promettre qu'elle serait. Mais en réalité, cette occupation de la sphère publique par les masses des non-possédants a conduit à cette interpénétration de l'État et de la société qui retira ses fondements anciens à la sphère publique sans lui donner une nouvelle base. L'intrication des domaines public et privé a eu de fait pour corollaire une désorganisation de la sphère publique qui autrefois jouait un rôle de médiateur entre l'État et la société. Cette fonction, tout d'abord propre au public, incombe aujourd'hui à ces institutions qui se sont formées soit sur la base de la sphère privée, comme les associations et les syndicats, soit à partir de la sphère publique, comme les partis, et qui mènent en collaboration avec l'appareil d'État, mais à travers les circuits internes des administrations, les opérations d'exercice et de rééquilibrage des pouvoirs. La Publicité de manipulation a pris le pas sur la Publicité critique [186] Ce pour quoi elles s'efforcent, grâce aux media qui leur sont les plus favorables, d'obtenir du public vassalisé (mediatisiert) un assentiment, ou tout au moins qu'il les tolère. La Publicité est dispensée en quelque sorte par le haut, afin de créer autour de certaines prises de position déterminées une atmosphère de bonne volonté. A l'origine, la Publicité garantissait le lien qu'entretenait l'usage public de la raison aussi bien avec les fondements législatifs de la domination qu'avec un contrôle critique de son exercice. Depuis, elle est au principe d'une domination qui s'exerce à travers le pouvoir de disposer d'une opinion non publique, ce qui aboutit à cette singulière équivoque : la « Publicité » permet de manipuler le public, en même temps qu'elle est le moyen dont on se sert pour se justifier face à lui. Ainsi, la « Publicité » de manipulation (de type réclame) prend-elle le pas sur la Publicité critique. Le fait que le lien entre la discussion publique et la norme légale soit dissous et ne soit, plus invoqué alors que le libéralisme l'affirmait encore révèle la manière dont se sont transformés en même temps que le principe de Publicité, l'idéal de la sphère publique politiquement orientée, ainsi que la fonction qu'elle assume de fait. La conception libérale des normes législatives, dont dépendent dans la même mesure, voire de la même manière, le pouvoir exécutif et la Justice, implique les caractéristiques d'universalité et de vérité (justice justesse). La structure de cette conception reflète celle de la sphère publique. Tout d'abord, en effet, l'universalité des lois au sens rigoureux n'est garantie que dans la mesure où l'autonomie, intacte, de la société civile en tant que sphère privée permet d'écarter du matériel traité par la législation certains intérêts dont la situation est par trop spéciale, et de limiter le travail de codification aux conditions générales nécessaires à l'équilibre de ces intérêts. En second lieu, la vérité des lois n'est garantie que dans la mesure où une sphère publique élevée, en tant que Parlement, à la dignité d'organe de l'État permet à des discussions publiques de faire apparaître les nécessités pratiques qui répondent à l'intérêt général. Le fait qu'au sein de cette conception ce soit précisément le caractère formel de l'universalité qui ait garanti la « vérité » en tant que justesse, dans le sens concret de l'intérêt de classe bourgeois, est à mettre au compte de la dialectique, très vite mise à jour, du concept. libéral de loi ; et cette dialectique reposait sur celle de la sphère publique bourgeoise elle-même. Aujourd'hui, à la discussion sest substituée la démonstration de caractère publicitaire à laquelle se livrent des intérêts concurrents [187] Dans la mesure où la séparation entre État et société a été dépassée, et puisque l'État, à travers ses fonctions de protecteur, de distributeur et d'administrateur, intervient au sein de l'ordre social, il est devenu impossible de maintenir sans réserve le principe d'une généralité de la loi. Les situations qui nécessitent une codification sont aujourd'hui aussi des situations sociales au sens étroit, donc concrètes, c'est-à-dire liées à certains groupes déterminés et à des conjonctures instables. Dans ces conditions, les lois, même lorsque leur esprit n'est pas expressément celui des lois-mesures (autrement dit précisément celui de normes non générales), revêtent souvent un caractère qui est déjà celui de dispositions administratives détaillées ; et la distinction entre loi et mesure s'estompe. Le pouvoir législatif se voit parfois contraint à des applications qui empiètent largement sur les compétences de l'administration ; mais plus souvent, ce sont les compétences de l'exécutif qui s'élargissent au point que son activité ne peut presque plus être considérée comme une simple application de la loi. E. Forsthoff résume à trois cas représentatifs les procédures qui tendent à abolir la séparation traditionnelle, et du même coup l'intrication, de ces deux pouvoirs. Dans le premier cas, le législateur en vient en quelque sorte à appliquer lui-même les lois en prenant des mesures qui ressortissent à l'exécutif; il intervient dans le domaine de compétence de l'administration (c'est ce qui se produit avec les lois-mesures). Dans le second cas, le législateur transfère à l'exécutif ses propres fonctions ; celui-ci est institué par ordonnance comme pouvoir législatif auxiliaire (c'est le cas de la loi des pleins pouvoirs). Enfin, troisième cas, face à des situations qui attendent dêtre réglementées, le pouvoir législatif fait complètement abstraction de la codification et laisse carte blanche à l'exécutif. Dans la mesure même où cette interpénétration de l'État et de la société supprime la sphère privée dont l'autonomie était la condition de possibilité du caractère général des lois, elle ébranle les fondements sur lesquels reposait le public relativement homogène des personnes privées faisant usage de leur raison. C'est désormais au sein de la sphère publique où elle a pénétré que se développe la concurrence d'intérêts privés représentés par des organisations. Si, autrefois, les intérêts particuliers neutralisés sous le commun dénominateur de l'intérêt de classe parce qu'ils étaient de nature privée avaient pu doter la discussion d'une certaine rationalité en lui accordant aussi une certaine efficacité, c'est aujourd'hui la démonstration de caractère publicitaire à laquelle se livrent des intérêts concurrents qui s'est substituée à la discussion. Le consensus qui résultait d'un usage public de la raison cède le pas au compromis non public qu'on arrache ou tout simplement qu'on impose [188] De ce fait, il n'est plus possible d'exiger des lois promulguées au terme de semblables procédures qu'elles possèdent encore un caractère de « vérité », même si dans bien des cas elles ont conservé leur aspect d'universalité ; car la sphère publique parlementaire la pierre de touche de la « vérité » des lois s'est elle aussi décomposée : « La discussion perd son caractère heuristique, ce que la littérature a fréquemment décrit de façon détaillée. Les discours tenus lors des réunions plénières du Parlement n'ont plus pour fonction de convaincre les députés dont les opinions sont divergentes, mais ils s'adressent directement à la bourgeoisie active tout du moins lorsqu'il s'agit de questions fondamentales qui décident de la vie politique (...) La sphère publique, qui autrefois vivait des débats parlementaires en donnant de son côté un éclat particulier au Parlement, revêt ainsi un caractère plébiscitaire». Le positivisme dont est empreint le fait qu'aujourd'hui même la conception de la norme légale abandonne jusqu'à ses caractéristiques d'universalité et de vérité correspond aux transformations effectives que nous venons de passer en revue. Depuis 1860 environ, la doctrine d'une double conception de la loi s'est imposée en Allemagne. La loi au sens matériel désigne désormais un énoncé juridique doté d'un caractère obligatoire, mais indépendamment du fait de savoir s'il s'agit de règles générales ou de mesures particulières ; en revanche, sont dites formelles toutes les lois qui sont promulguées selon une procédure parlementaire, quel que soit leur contenu. Le rapport originel, si clairement souligné chez Kant, entre la sphère publique politique et le règne de la loi s'effondre puisqu'il se situe à mi-chemin entre ces deux conceptions récentes. La transformation subie par la structure de la loi se révèle dans le fait que ce n'est plus au principe de Publicité qu'incombe la tâche de rationaliser la domination politique. Certes, au sein d'une sphère publique immensément élargie, il est fait appel incomparablement plus souvent et sous de bien plus nombreux aspects à un public vassalisé requis aux fins plébiscitaires d'une acclamation ; mais ce dernier reste en même temps si éloigné des procédures d'exercice et de rééquilibrage des pouvoirs qu'il est désormais à peine possible d'attendre du principe de Publicité une rationalisation de ces processus, et moins encore qu'il s'en porte garant. (a) Ecole littéraire groupée autour de Zola qui fonde la vérité du roman sur lobservation scrupuleuse prise sur le vif, sans aucun souci antiscientifique de morale, ou de dignité, mais sur lexpérimentation qui soumet lindividu au déterminisme de lhérédité et du milieu : Thérèse Raquin (1867) est son premier roman « naturaliste », suivi de la série des Rougon-Macquart commencée en1871. (b) Il ne s'agit plus de la Publicité (Publizität), au sens de mise en sphère publique (Öffentlichkeit), mais de la publicité (Werbung) au sens des réclames .
Date de création : 11/10/2010 @ 07:46 Réactions à cet article
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