GEORGES DE LA TOUR 1593-1652
René Char, se rendant en 1934 au Musée de l'Orangerie à l'Exposition consacrée à Georges de La Tour, prit un grand intérêt aux œuvres présentées. Les premières toiles profanes et "diurnes" y figuraient notamment par Le Tricheur, La Rixe, Les Vielleurs, ainsi que les "nuits" de la deuxième période du peintre. Ces dernières, réalisées après 1625, étaient les plus novatrices de par "leurs éclairages contrastés et leurs ombres anguleuses sur le fond". Le tableau du "Prisonnier" (appelé encore "Job raillé par sa femme") dont il se procura une reproduction, l'accompagna longtemps dans son existence: il était déjà au mur de sa cache à Céreste pendant la période de la Résistance; André Ravaute témoignera l'avoir vu après 1945 dans son cabinet de travail dans la propriété des Névons. Les raisons de cette présence intense de Georges de La Tour dans sa pensée, René Char les a exprimées dans un entretien qu'il eût avec Raymond Jean: "Pour être celui non qui édifie mais qui inspire, il faut se placer dans une vérité que le temps ne cesse de fortifier et de confirmer. Georges de La Tour est cet homme-là. Baudelaire et lui ont des faiblesses mais ils n'ont pas de manques. Voilà qui les rend admirables. Georges de La Tour est souvent mon intercesseur auprès du mystère poétique épars sous les hautes herbes humaines. Il n'y a pas d'auréole d'élu derrière la tête de ses sujets ni sur la sienne. Le peintre, l'homme Georges de La Tour sait. Je dis "sait" et non "savait". Baudelaire également sait. Dieu et Satan sont chez lui tels le jour et la nuit chez de La Tour. Immense et juste allégorie ! C'est mortel, c'est périssable, mais c'est imputrescible. Capture de poète..." René Char a dit à nouveau son admiration pour Georges de La Tour quand il écrivit son long texte sur Rimbaud en 1956: "Avant Rimbaud, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l'homme: à la fois demeure pour le souffle et la méditation."
ECRITS DE RENE CHAR Le Prisonnier (Feuillets d'Hypnos, 1943-1944). Madeleine à la veilleuse (La Fontaine narrative, 1947). Madeleine qui veillait (Pauvreté et privilège, 1948). Justesse de Georges de La Tour11 (Dans la pluie giboyeuse, 1964-1970). A deux mérites12 (Seuls demeurent, 1938-1944).
LE PRISONNIER
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j'ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n'ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l'emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d'ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l'homme assis. Sa maigreur d'ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L'écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l'inespéré mieux que n'importe quelle aurore. Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d'êtres humains.
 Le Prisonnier, ou Job raillé par sa femme.
MADELEINE A LA VEILLEUSE
Je voudrais aujourd'hui que l'herbe fût blanche pour fouler l'évidence de vous voir souffrir; je ne regarderais pas sous votre main si jeune, la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d'autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d'huile se répandra par le poignard de la flamme sur l'impossible solution.
La madeleine à la veilleuse
MADELEINE QUI VEILLAIT.
Une communication ?
J'ai dîné chez mon ami le peintre Jean Villeri. Il est plus de onze heures. Le métro me ramène à mon domicile. Je change de rame à la station Trocadéro. Alourdi par une fatigue agréable, j'écoute distraitement résonner mon pas dans le couloir des correspondances. Soudain une jeune femme, qui vient en sens inverse, m'aborde après m'avoir, je crois, longuement dévisagé. Elle m'adresse une demande pour le moins inattendue: " Vous n'au riez pas une feuille de papier à lettres, monsieur ?" Sur ma réponse négative et sans doute devant mon air amusé, elle ajoute: " Cela vous paraît drôle ?" Je réponds non, certes, ce propos ou un autre...Elle prononce avec une nuance de regret : "Pourtant" ! Sa maigreur, sa pâleur et l'éclat de ses yeux sont extrêmes. Elle marche avec cette aisance des mauvais métiers qui est aussi la mienne. Je cherche en vain à cette silhouette fâcheuse quelque beauté. Il est certain que l'ovale du visage, le front, le regard surtout doivent retenir l'attention, troubler. Mais de là à s'enquérir ! Je ne songe qu'à fausser compagnie. Je suis arrivé devant la rame de Saint-Cloud et je monte rapidement. Elle s'élance derrière moi. Je fais quelques pas dans le wagon pour m'éloigner et rompre. Sans résultat. A Michel-Ange Molitor je m'empresse de descendre. Mais le léger pas me poursuit et me rattrape. Le timbre de la voix s'est modifié. Un ton de prière sans humilité. En quelques mots paisibles je précise que les choses doivent en rester là. Elle me dit alors: " Vous ne comprenez pas, oh non ! Ce n'est pas ce que vous croyez." L'air de la nuit que nous atteignons donne de la grâce à son effronterie: " Me voyez-vous dans les couloirs déserts d'une station, que les gens sont pressés de quitter, proposer la galante aventure ?" - Où habitez-vous ? - Très loin d'ici. Vous ne connaissez pas." Le souvenir de la quête des énigmes, au temps de ma découverte de la vie et de la poésie, me revient à l'esprit. Je le chasse, agacé. " Je ne suis pas tenté par l'impossible comme autrefois (je mens). J'ai vu trop souffrir...(quelle indécence!)" Et sa réponse: " Croire à nouveau ne fait pas qu'il y aura davantage de souffrance. Restez accueillant. Vous ne vous verrez pas mourir ".
Elle sourit: "Comme la nuit est humide!" Je la sens ainsi. La rue Boileau, d'habitude provinciale et rassurante, est blanche de gelée, mais je cherche en vain la trace des étoiles dans le ciel. J'observe de biais la jeune femme: "Comment vous appelez-vous, mon petit ?- Madeleine". A vrai dire, son nom ne m'a pas surpris. J'ai terminé dans l'après-midi Madeleine à la veilleuse, inspiré par le tableau de Georges de La Tour dont l'interrogation est si actuelle. Ce poème m'a coûté. Comment ne pas entrevoir, dans cette passante opiniâtre, sa vérification ? A deux reprises déjà, pour d'autres particulièrement coûteux poèmes, la même aventure m'advint. Je n'ai nulle difficulté à m'en convaincre. L'accès d'une couche profonde d'émotion et de vision est propice au surgissement du grand réel. On ne l'atteint pas sans quelque remerciement de l'oracle. Je ne pense pas qu'il soit absurde de l'affirmer. Je ne suis pas le seul à qui ces rares preuves sont parfois foncièrement accordées. " Madeleine, vous avez été très bonne et très patiente. Allons ensemble, encore, voulez-vous ? " Nous marchons dans une intelligence d'ombres parfaite. J'ai pris le bras de la jeune femme et j'éprouve ces similitudes que la sensation de la maigreur éveille. Elles disparaissent presque aussitôt, ne laissant place qu'à l'intense solitude et à la complète faveur à la fois, que je ressentis quand j'eus mis le point final à l'écriture de mon poème. Il est minuit et demi. Avenue de Versailles, la lumière du métro Javel, pâle, monte de terre. "Je vous dis adieu, ici. "J'hésite, mais le frêle corps se libère. "Embrassez-moi, que je parte heureuse..." Je prends sa tête dans mes mains et la baise aux yeux et sur les cheveux. Madeleine s'en va, s'efface du bas des marches de l'escalier du métro dont les portes de fer vont bientôt être tirées et sont déjà prêtes. Je jure que tout ceci est vrai et m'est arrivé, n'étant pas sans amour comme j'en fais le récit, cette nuit de janvier. La réalité noble ne se dérobe pas à qui la rencontre pour l'estimer et non pour l'insulter et la faire prisonnière. Là est l'unique condition que nous ne sommes pas toujours assez purs pour remplir.
JUSTESSE DE GEORGES DE LA TOUR
L'unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d'entrer dans le cercle de la bougie, de s'y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant.
٭
Il ouvre les yeux. C'est le jour, dit-on. Georges de La Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu. Le véhicule s'est renversé. Le peintre en établit l'inventaire. Rien de ce qui infiniment appartient à la nuit et au suif brillant qui en exalte le lignage ne s'y trouve mélangé. Le tricheur, entre l'astuce et la candeur, la main au dos, tire un as de carreau de sa ceinture; des mendiants musiciens luttent, l'enjeu ne vaut guère plus que le couteau qui va frapper; la bonne aventure n'est pas le premier larcin d'une jeune bohémienne détournée; le joueur de vielle, syphilitique, aveugle, le cou flaqué d'écrouelles, chante un purgatoire inaudible. C'est le jour, l'exemplaire fontainier de nos maux. Georges de La Tour ne s'y est pas trompé.
A DEUX MERITES.
Héraclite, Georges de La Tour, je vous sais gré d'avoir de longs moments poussé dehors de chaque pli de mon corps singulier ce leurre: la condition humaine incohérente, d'avoir tourné l'anneau dévêtu de la femme d'après le regard du visage de l'homme, d'avoir rendu agile et recevable ma dislocation, d'avoir dépensé vos forces à la couronne de cette conséquence sans mesure de la lumière absolument impérative: l'action contre le réel, par tradition signifiée, simulacre et miniature.
Rixe de musiciens Le joueur de vielle
 Le Tricheur.
 La diseuse de bonne aventure
Date de création : 10/05/2010 @ 09:13
Dernière modification : 10/06/2010 @ 17:19
Catégorie : Poésie
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