VISAGE ET RAISON
Il néchappe à personne, ou presque, que cacher son visage a quelque chose de déraisonnable. Mais il est plus difficile, et les débats actuels le montrent, de comprendre pourquoi il en est ainsi. Le seul principe, que notre droit ignore, mais que linstance éthique sait dire, cest que :
CACHER SON VISAGE, CEST LUI RETIRER SON POUVOIR DENSEIGNER
Quen est-il de ceux qui font la promotion du voile intégral ?
Dans un couple qui promeut le port du voile intégral, où lesprit de provocation nest pas toujours absent, le jeu de rôles, bien que réel, nest jamais exposé. Mais en fait, pour le mari, encourager ou contraindre sa femme à porter ce type de voile, cest implicitement réglementer son dévoilement. Deux possibilités pour lui : soit il consent que sa femme le fasse librement en rentrant au foyer (ce qui doit être le cas le plus fréquent), soit il sarroge le droit de laccomplir. Que faut-il donc comprendre dans le dévoilement ? La psychologie pratique nous lenseigne : « ce que je dévoile (ou fait dévoiler), par ce fait, se trouve offert à moi, à mes pouvoirs, à mes yeux, à mes perceptions dans une lumière extérieure à lui ». Il perd ainsi sa lumière propre et entre en servitude. Pour sassurer ce droit, en soustrayant sa femme à la vue des autres, le mari ne manque pas dinvoquer toutes sortes de bonnes raisons (liberté de la personne, protection de la femme du regard impur dautrui, etc.), mais, même sil sen défend, le fait du dévoilement est là dans toute sa rigueur.
Reste le problème du consentement de la femme. Il y a là lexpression, ou dune soumission inconditionnelle, ou dune appréciation qui, pour respectable quelle soit, se situe hors de la raison. Au nom de quoi perdre sa lumière propre, sa liberté dêtre. Accepter la dissimulation, cest se situer à contre-courant du statut de la personne et de son rôle dans la société : la nudité du visage nest pas ce qui soffre à moi parce que je le dévoile ; elle intervient dans labord des êtres.
« Cet abord, dans la mesure où il se réfère à la vision, domine ces êtres, exerce sur eux un pouvoir. La chose est donnée, soffre à moi. Je me tiens dans le Même en y accédant. Il y a là entre moi et lautre un rapport qui est au-delà de la rhétorique. »
Ce rapport, Emmanuel Lévinas a su nous le dépeindre :
« Visage, déjà langage avant les mots, langage originel du visage humain dépouillé de la contenance quil se donne ou quil supporte sans les noms propres, les titres et les genres du monde. Langage originel, déjà demande, déjà comme telle précisément, misère, pour « len soi » de lêtre, déjà mendicité, mais déjà aussi impératif qui du mortel, qui du prochain, me fait répondre, malgré ma propre mort, message
du sacrifice ; origine de la valeur et du bien, idée de lordre humain dans lordre donné à lhumain ».
Et bien avant Lévinas, bien avant léthique, lempereur romain Marc Aurèle disait déjà : « Avant que tu ne parles, on doit pouvoir lire sur ton visage ce que tu vas dire ».
Mais il nous faut revenir à notre propos sur « lappréciation hors de la raison » que nous avons attribuée à la femme qui accepte le voile.
Y a-t-il une relation entre le visage et la raison ?
Cest à nouveau à lenseignement de Lévinas quil nous faut recourir :
LAutre est pour la raison le premier enseignement.
La présentation de lêtre dans le visage na pas le statut dune valeur. Ce que nous appelons visage est précisément cette exceptionnelle présentation de son « par soi » (ipséité), sans commune mesure avec la présentation de réalités simplement données, toujours suspectes de quelque supercherie, toujours possiblement rêvées. Pour rechercher la vérité, jai déjà entretenu un rapport avec un visage qui peut se garantir soi-même, dont lépiphanie elle-même, est en quelque sorte une parole dhonneur. Tout langage comme échange de signes verbaux, se réfère déjà à cette parole originelle. Le signe verbal se place là où quelquun signifie quelque chose à quelquun dautre. Il suppose donc déjà une authentification du signifiant.
La relation éthique, le face à face tranche sur toute relation quon pourrait appeler mystique et où dautres évènements que celui de la présentation de lêtre original, viennent bouleverser ou sublimer la sincérité pure de cette présentation
La relation avec Autrui comme relation avec sa transcendance la relation avec autrui qui met en question la brutale spontanéité de sa destinée immanente, introduit en moi ce qui nétait pas en moi. Mais cette action sur ma liberté met précisément fin à la violence et à la contingence et, dans ce sens aussi instaure la Raison
LAutre nest pas pour la raison un scandale qui la met en mouvement dialectique, mais le premier enseignement. Un être recevant lidée de linfini recevant puisquil ne peut la tenir de soi est un être enseigné dune façon non maïeutique un être dont lexister même consiste dans cette incessante réception de lenseignement
La pensée raisonnable se réfère à un enseignement. Même si lon sen tient à la structure formelle de la pensée logique, qui part dune définition, linfini, par rapport auquel les concepts se délimitent, ne saurait à son tour se définir. Il renvoie par conséquent à une « connaissance » dune structure nouvelle. Nous essayons de la fixer comme relation avec le visage et de montrer lessence éthique de cette relation. Le visage est lévidence qui rend possible lévidence, comme la véracité divine qui soutient le rationalisme cartésien.
Voilà ce quil convient, en labsence formelle dun enseignement, donc dune pensée raisonnable ce qui est le cas pour la promotion du voile intégral de bien faire comprendre à ceux qui sinterrogent sur ce voile, ainsi quà celles qui le supportent.