SPHÈRES DE LEXISTENCE
(où se situent lironie et lhumour)
Extrait de larticle de Jean Brun (fac Dijon) « Kierkegaard » dans lEncyclopaedia universalis (9, 671b)
La sphère de lesthétique
Cest celle où demeure celui qui ne vit que dans linstant et qui se plonge dans une aventure perpétuelle tout au long de laquelle, il fuit à la fois lui-même et les autres. Trois personnages archétypiques offrent des exemples dune telle fuite. Le Juif errant, tout dabord, qui ne sarrête nulle part et qui a le mal du pays sans avoir de pays. Il est notre image dans la mesure où notre vie nest souvent quune marche désespérée et hagarde dont le but se déplace et, nétant nulle part, est toujours sans visage.
Faust, laventurier du savoir, incarne le démoniaque spirituel ; sa véritable recherche est celle de lEsprit ; il demeure sombre et sans joie ; linnocence de Marguerite rafraîchit un instant son âme brûlante embarquée sur la mer de la Connaissance, où il pourrait trouver la puissance, faisant de lui le grand rival de Dieu.
Don Juan, enfin, est le grand aventurier de lEros ; pour lui, chaque femme nest quune étape à laquelle il ne sarrête jamais car il cherche la possession de la Femme en soi dont chacune de ces conquêtes nest quune image insuffisante et éphémère. Don Juan est le démoniaque sensuel, pour qui la femme nest quune abstraction à dépasser et à intégrer dans une chasse qui na jamais de fin.
Ce qui caractérise donc la sphère de lesthétique cest quelle fait de la vie une suite dessais et quelle vit dans linstant un atome du temps quil importe de cueillir ; elle donne à croire que le centre est à la fois nulle part et partout, que le devenir est innocent. Elle conduit finalement à un désespoir qui se ment à lui-même et cherche des consolations dans des actes gratuits : lhystérisme de lesthéticien traduit la détresse dun homme qui ne sait à quoi saccrocher. Mais que surgisse quelquun qui rapporte sans cesse des particularités de ce monde fini à une exigence éthique infinie et il fait éclater la contradiction doù naîtra lironie.
Certes lironiste nest pas encore léthicien mais il lannonce.
La sphère de léthique
Cest celle dans laquelle lhomme ne se contente plus dêtre immédiatement ce quil est, mais où il devient ce quil est. Dans la sphère de lesthétique, lhomme refusait de choisir, car tout choix lui semblait mutilant et fait au monde quelque valeur impensable.
Dans la sphère de léthique, le problème du choix se trouve posé, non pas un choix qui consisterait à opter pour le Bien ou pour le Mal, mais un choix qui consiste à opter entre le refus dune position Bien-Mal, dune part, et de lacceptation de ces deux pôles, dautre part.
Lesthéticien refusait de poser un Bien et un Mal et voulait se situer par-delà le Bien et le Mal.
Léthicien pose lalternative : ou omettre de choisir et se poser dans lindifférence, ou choisir le vouloir par lequel le Bien et le Mal se trouvent posés.
Lhumour assure la transition entre léthique et le religieux.
A la différence de lironie, il recèle toujours en lui une douleur cachée et une sympathie ; il nest pas lexpression dun intellectualisme froid ; il consiste à faire naître un commencement dapprofondissement spirituel, puis à le révoquer. Sil en est ainsi, cest parce quil porte en lui la conscience de la faute totale. Il fait donc déboucher dans le religieux.
La sphère du religieux
Elle implique la connaissance de la faute totale de lindividu devant Dieu. Mais ici lon doit se méfier des sophistes qui ne trouvent dans le religieux quun prétexte à exaltation poétique, qui ne font de la religion quune doctrine positive du devoir (Kant) ou qui la réduisent à de lhistorique révolu (Hegel).
Lasphèredureligieuxdoitsituer lhomme au cur de cette école du christianisme qui lédifie sans linstruire, comme le ferait un système de dogmes. Car le chevalier de la foi nest ni un professeur, ni un théologien, ni un prédicateur, ni un poète : « Le chevalier de la foi est un témoin, jamais un maître ». Mais et cest là quon rencontre le pathétique par excellence quest-ce qui permet au chevalier de la foi de se dire tel ? Il doit toujours vivre dans cette incertitude : « Suis-je le chevalier de la foi ou simplement tenté ? » et vivre au-dessus de 70.000 brasses deau.
Ainsi lexistant se trouve sans cesse renvoyé non pas à telle ou telle faute, mais à la conscience absolue de la faute. Par là, il découvre lessentiel, car cest toujours en fonction de la félicité manquée et manquante quil vit la faute selon un pathétique qui ne peut qualler en samplifiant. Nous voici donc confrontés avec le sérieux absolu : celui par lequel nous affrontons léternité à travers langoisse.
ETUDE COMPLÉMENTAIRE SUR LÉTHIQUE
Extrait d Etudes sur les sociologues classiques II (2000) de Raymond Boudon
« Max Weber : La rationalité axiologique ».
Ethique de domination et éthique de reconnaissance
Exemples politiques (225)
Premier exemple
La pression exercée sur l'Afrique du Sud par les démocraties occidentales pour que ce pays mette fin à lapartheid était ex ante discutable d'un point de vue conséquentialiste : la transition risquait d'être douloureuse. Mais elle ne l'était pas d'un point de vue axiologique : les bénéfices de la démocratie ne peuvent sans contradiction être réservés à une catégorie de citoyens ; par leur essence même, les droits fondamentaux s'appliquent à tous. Ici, le caractère axiologique de la rationalité s'impose de façon telle qu'il est incongru d'évoquer le point de vue conséquentialiste.
Cet exemple attire l'attention sur un point important : on a l'habitude de présenter 1' « éthique de conviction » et 1' « éthique de responsabilité » comme les deux termes d'un choix en lui-même non fondé (irrationnel) et toujours ouvert. En fait, si les deux termes traduisent parfois des options également légitimes, il ne s'agit là que de cas particuliers.
Examinons le cas particulier du principe éthique concernant les relations de lindividu avec les autres qui se traduit par « Respecte la liberté des autres ».
Les deux termes du choix sont :
1/ Léthique de conviction qui vise lautoréalisation de lindividu ; elle peut sexprimer par : « Deviens toi-même ».
2/ Léthique de reconnaissance qui vise à la fois le libre-arbitre et le pluralisme ; elle peut sexprimer par : « Choisis ta vie ».
Dans d'autres cas, l'une des deux dimensions domine l'autre, témoignant de l'existence d'une rationalité englobante.
Autre exemple
Les progrès de la médecine, en réduisant la mortalité infantile, ont contribué au sous-développement, car, la baisse de la natalité n'accompagnant ce progrès qu'avec retard, il en est résulté une croissance démographique qui alimente le cercle vicieux de la pauvreté. Qui nierait cependant que cette réduction de la mortalité infantile, négative d'un point de vue conséquentialiste, ne doive être tenue pour un progrès ? Qui accepterait de revenir en arrière ? Qui accepterait de discuter sérieusement de la question de savoir s'il faut priver les populations des pays émergents des bienfaits de la médecine sous prétexte que la baisse de la mortalité infantile alimente le « cercle vicieux de la pauvreté » ? Si l'idée même d'une telle discussion paraît choquante et si on perçoit immédiatement qu'il est moralement impossible d'éliminer cette cause d'un effet pourtant à l'évidence indésirable, c'est que le principe du respect de la vie humaine prévaut sur les conséquences négatives que son application est susceptible d'entraîner. Dans cet exemple, l'une des dimensions de la rationalité, ici la rationalité axiologique, domine la rationalité instrumentale. À l'inverse, les raisons relevant de la dimension conséquentialiste peuvent dans d'autres cas dominer les raisons non conséquentialistes.