L’IDÉOLOGIE COMME…
L’IDÉOLOGIE, PREMIÈRE FORME D’IMAGINATION, LORSQU’ELLE EST RÉFÉRÉE À LA RÉALITÉ, APPARAÎT COMME
DISTORSION (MARX)
LÉGITIMATION (WEBER)
Parue en 1997, l’œuvre de Paul Ricoeur,. « L’idéologie et l’utopie », renferme tous les enseignements qu’il a pu recueillir chez les auteurs qui ont traité de l’une et de l’autre, depuis Marx jusqu’à Geertz en passant par Althusser, Mannheim, Weber et Habermas. Dans les faits, l’idéologie occupe la plus grande place (15 leçons sur 18, indique le préfacier), non que l’utopie, comme on le verra, soit moins importante.
Pour donner au lecteur un aperçu plus précis, et malgré les difficultés qu’il y a à le faire – Ricoeur n’a pas manqué de les relever –, nous avons tenté de présenter, d’une part, une synthèse de l’idéologie (le présent document), et d’autre part, une synthèse de l’utopie, bien qu’elles soient impliquées dans de nombreuses convergences. Nous nous expliquerons, quand il sera nécessaire, sur les textes qui ne conviendraient pas à cette dichotomie.
I/ ANALYSE PAR RICOEUR DE « L’IDÉOLOGIE ALLEMANDE » DE MARX
L’idéologie
L’idéologie a traditionnellement été un objet de la sociologie ou de la science politique, et l’utopie était étudiée par l’histoire littéraire. Ici, ils sont définis par leur articulation réciproque et sont délimités de façon plus satisfaisante en même temps qu’une différence significative est marquée avec les conceptualisations antérieures où l’idéologie était opposée à la fois à la réalité et à la science et où l’utopie était envisagée comme un pur et simple rêve, un désir chimérique.
Déploiement de la notion marxiste d’idéologie comme distorsion
La distorsion est le caractère spécifique de l’idéologie quand les représentations tendent à l’autonomie mais l’idéologie s’énonce de façon encore plus fondamentale du simple fait qu’elle est elle-même une représentation. Marx fournit lui-même la base de cette argumentation lorsqu’il déclare qu’il peut y avoir un « langage de la vie réelle » qui préexiste à la distorsion. Ce langage de la vie réelle est le discours de la praxis qui découle de la médiation symbolique de l’action. C’est uniquement sur la base de la médiation symbolique que l’on peut comprendre et situer de manière adéquate aussi bien la nature de l’idéologie comme distorsion que ses autres fonctions.
Avec l’Idéologie allemande, nous disposons d’un texte marxiste qui est au minimum un texte de transition, si ce n’est la base de tous les textes proprement marxistes de Marx. Il s’agit pour Ricoeur de situer correctement le hiatus ou, pour reprendre les termes d’Althusser, « la coupure épistémologique » entre les textes idéologiques et anthropologiques du jeune Marx et ceux de la maturité afin de déterminer de quel côté de la coupure se trouve l’Idéologie allemande.
Cette question de la coupure est cruciale parce que l’Idéologie allemande ouvre simultanément deux perspectives : l’interprétation diffèrera de façon décisive selon que l’une ou l’autre sera mise en avant. Ce dont se débarrasse l’Idéologie allemande est très clair : elle se défait d’entités telles que la conscience, la conscience de soi, l’être générique, tous ces concepts qui appartiennent au mode de pensée feuerbachien et donc au courant hégélien de la pensée allemande. Si ces concepts vont se trouver dépassés, il est moins évident toutefois de déterminer au profit de quels nouveaux concepts la bataille va s’engager. Le premier terme de l’alternative proposée par l’Idéologie allemande est que les anciens concepts sont remplacés par des entités comme les modes de production, les forces productives, les rapports de production, les classes – le vocabulaire marxiste typique.
CHUTE DE LA CONSCIENCE
Tel est le constat que tout le monde a pu faire au cours du siècle où a régné l’idéologie marxiste et dont les retombées sont loin d’être négligeables. Mais le constat ne suffit pas à la compréhension de tous si les raisons et les effets n’en sont pas révélés.
Dans cette perspective de chute de la conscience la prise en compte des nouvelles entités proposées par Marx s’impose.
Ricoeur montre que ces entités objectives ont été définies sans aucune allusion aux sujets individuels ni, par conséquent, à l’aliénation desdits sujets.(104) Si l’on choisit ce premier terme de l’alternative, le point de départ réel du marxisme entraîne l’émergence de la notion de base réelle. La base réelle devient l’infrastructure, et l’idéologie lui est rapportée au titre de superstructure. La conscience est considérée comme étant entièrement du côté de l’idéologie : aucune implication liée à la conscience n’est censée exister dans la base matérielle en tant que telle.
L’engagement dans une stratégie de conversion à la science
Les classes et toutes les autres entités collectives – modes de production, formes de production, forces, rapports, et ainsi de suite – ne sont pas considérés comme la base ultime, mais plutôt seulement comme la base d’une science objective. Dans cette approche plus radicale, affirme-t-on, les entités objectives reposent sur la vie réelle des individus de fait, des individus vivants. Le concept de vie réelle telle que la mènent les individus réels, occupe une position centrale. (105) Dans ce cas, la rupture épistémologique n’advient pas seulement chez Marx, entre le monde de la conscience comme idéologique et certaines entités collectives, anonymes, mais au sein même de l’humanité. Si telle est pour Marx la ligne de clivage, l’interprétation de la signification globale du marxisme est tout à fait différente. La structure du Capital n’est plus la base ultime. Le Capital reflète plutôt une abstraction méthodologique enracinée en dernier ressort dans la vie des individus. Il est très important de prendre position sur cette interprétation car le concept d’idéologie que Marx utilise dans ce texte ne s’oppose pas à la science mais à la réalité.
Dans l’Idéologie allemande, l’idéologique est l’imaginaire en tant qu’il s’oppose au réel. Par conséquent, la définition du concept d’idéologie dépend de ce qu’est la réalité – classe ou individu – avec laquelle elle contraste.
1) Sept concepts fondamentaux
Le matériel et le réel (108) : (Texte de Marx) « Les prémisses dont nous partons, ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action ; ces bases sont vérifiables par voie purement empirique ».
Les forces productives (110) : Le processus historique étant toujours d’en bas, et pour Marx, il s’agit des forces productives. La vie en général n’a pas d’histoire ; il y a en revanche une histoire de la production humaine. Les rapports de production sont pour l’essentiel le cadre juridique, le système de propriété, du salaire, etc. Ce sont donc les règles sociales conformément auxquelles se déroule le processus technologique. Marx soutient que la technologie qui englobe uniquement les forces productives ne peut être décrite comme existant en elle-même : les forces productives n’existent pas comme un « nulle part ». Elle sont toujours prises dans un certain cadre juridique, un certain Etat, et ainsi de suite.
La classe (111) : (Texte de Marx) « Voici donc les faits : des individus déterminés qui sont une activité productive selon un mode déterminé entrant dans des rapports sociaux et politiques déterminés. […] La structure sociale et l’Etat résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître {erscheinen} dans leur propre représentation {Vorstellung} ou apparaître dans celle d’autrui mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils oeuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions de limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté ».
Le matérialisme historique (112): Ce concept procède de la description de l’ensemble des conditions matérielles sans lesquelles il n’y aurait pas d’histoire. Pour l’Idéologie allemande, le matérialisme historique est la description des conditions matérielles qui donnent à l’humanité une histoire.
Le résumé en est donné par Marx selon trois temps distincts (113):
1) il y a d’abord la production des moyens propres à satisfaire les besoins humains matériels ;
2) il y a ensuite la production de nouveaux besoins ; c’est là seulement qu’il y a une histoire du désir ; constat d’une création permanente des besoins (publicité) ;
3) il y a enfin la reproduction de l’humanité à travers la famille. Pour Marx, la structure de la famille découle des besoins comme une partie de l’histoire de la production.
Les entités collectives qui font l’objet du matérialisme historique sont constamment rapportées par Marx aux individus qui les produisent.
L’idéologie elle-même (114) : Pour Marx, l’idéologie est ce qui se reflète par le biais des représentations. C’est le monde des représentations en tant qu’il s’oppose au mode historique dont la consistance propre tient à l’activité, aux conditions de l’activité, à l’histoire des besoins, à l’histoire de la production, etc. Le concept de réalité couvre tous les processus qui peuvent être décrits sous l’intitulé de « matérialisme historique ». Une fois de plus, l’idéologie n’est pas encore opposée à la science comme ce sera le cas dans le marxisme moderne, mais à la réalité. Ricoeur tient pour essentielles les quelques lignes qui ont déjà été énoncées : « La structure sociale et l’Etat résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître {erscheinen} dans leur propre représentation {Vorstellung} ou apparaître dans celle d’autrui mais tels qu’ils sont en réalité…Le concept d’idéologie peut être suffisamment large pour englober non seulement les distorsions, mais aussi toutes les représentations, toutes les Vorstellungen.
L’idéologie peut parfois être un concept neutre, si neutre que, par exemple, le communisme de l’Est parle d’idéologie communiste en opposition à l’idéologie bourgeoise. Par conséquent le terme d’idéologie n’a pas nécessairement des connotations négatives. Il s’oppose simplement à ce qui est réel, effectif. Nous pouvons constater, insiste Ricoeur, combien nous sommes proches de la distorsion puisque ne pas être réel implique la possibilité d’être fausse. Malgré tout nous devons conserver la distinction entre ces deux moments.
Si nous maintenons cette distinction, nous réalisons que nous ne pouvons exclure la possibilité que la distorsion soit l’idéologie sous sa forme inadéquate. Ce qui nous conduit à la question de savoir s’il pourrait y avoir un langage de la vie réelle susceptible d’être l’idéologie première, l’idéologie la plus élémentaire. Marx y répond dans un paragraphe à lire presque ligne à ligne : « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle ». Ricoeur trouve ce concept de langage de la vie réelle fondamental pour son analyse : le problème de l’idéologie est seulement qu’elle est représentation et non praxis réelle. (115) La ligne de clivage ne passe pas entre le faux et le vrai, mais entre le réel et la représentation, entre la praxis et la Vorstellung (représentation)…
Les distorsions de l’idéologie se font jour dans la mesure où nous oublions que nos pensées sont une production : en ce point intervient le renversement. Marx explique pourquoi dans les lignes consacrées à la camera obscura :
« Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique ».
C’est la métaphore qui veut que le renversement idéologique est au processus vital ce que l’image de la perception est à la rétine. Mais ce qu’est une image sur la rétine je ne peux le dire, puisque ce sont des images seulement pour la conscience…
(119) Pour la science, la question est identique à celle qui vient d’être examinée : on a la possibilité d’une science véritable quand elle est impliquée dans la vie réelle. A ce moment-là, elle n’est pas une représentation (une Vorstellung) mais la présentation de l’activité pratique, du processus pratique des hommes. Les commentaires de Marx en la matière sont très importants parce qu’ils déterminent le statut de son ouvrage. Le livre est lui-même un produit idéologique au sens où il ne s’agit pas de la vie mais de la présentation de la vie. Marx écrit : « C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus de développement pratique des hommes ». (120) On peut donc rattacher cette science réelle, positive, à ce que Marx a appelé un peu auparavant, « le langage de la vie réelle ».
La conscience (121) : Marx a écrit l’Idéologie allemande pour combattre l’importance accordée à ce concept par Feuerbach qui lui a donné un rôle clef dans la conscience de soi, à l’auto-production des êtres humains par le moyen de la conscience. (122) Pour Marx, la conscience n’est pas le concept de départ mais celui auquel nous devons parvenir.
« Dès le début, écrit-il, une malédiction pèse sur l’esprit, celle d’être entachée d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme de langage ». Le langage apparaît ainsi comme le corps de la conscience ; il s’agit du langage comme discours. Il relève ici non d’une théorie de classe mais d’une anthropologie fondamentale parce que tous les êtres humains parlent et qu’ils ont tous un langage. Cela prouve que le concept de « commerce » lui-même, d’échange, appartient à cette couche anthropologique radicale, non plus au sens de la conscience mais de la vie, des individus vivants. « Là où existe un rapport, il existe pour moi. L’animal ‘n’est en rapport’ avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport ».
La division du travail (123) : Le terme prend dans le texte, la place de l’aliénation, soit au titre de synonyme soit au titre de substitut. Dans les Manuscrits la division du travail est considérée plus comme un effet que comme une cause. Elle est principalement l’effet du processus qui fait de la propriété quelque chose d’abstrait. Le travail a oublié sa capacité à créer de la propriété privée et cette dernière écrase sans pitié le travailleur. On peut suivre l’évolution qui va des Manuscrits à l’Idéologie allemande si on considère le concept d’aliénation dans ce que les Manuscrits appellent son second moment : l’aliénation de l’activité. La division du travail est le synonyme de cette seconde étape. La division du travail est la fragmentation de l’humanité dans son ensemble (124). Par conséquent, selon Ricoeur, le concept de division du travail doit être compris du point de vue de l’humanité entière comme un tout, et donc, encore une fois sur la base de la catégorie de totalité.
IDÉOLOGIE ALLEMANDE (2)
DIVISION DU TRAVAIL
En tout premier lieu, Ricoeur remarque que ce concept de division du travail tient, dans l’Idéologie allemande, exactement la place que celle qui était accordée auparavant dans les Manuscrits au concept d’aliénation. Comme le fait observer Marx, nous pouvons dire que même le concept d’idéologie est introduit par celui de division du travail. L’affirmation décisive de Marx sur ce point est cette remarque : « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel ». La séparation entre vie réelle et représentation est elle-même un cas de division du travail. Ce concept a donc un très large champ d’application.
Ricoeur voit que l’une des raisons pour lesquelles, la division du travail a le même champ d’application que l’aliénation est qu’elle la remplace dans la même sphère sémantique, dans la même grille de signification.
Marx poursuit : « A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel ». (Cette caractérisation est comparable à la définition du sophiste chez Platon : le sophiste est celui qui dit quelque chose sans dire quelque chose qui est). Dans le cas de Marx, il ne s’agit de rien d’autre que de mettre entre parenthèses la réalité dans le monde de la conscience : « A partir de ce moment la conscience est en état de s’émanciper du monde et d’aborder la formation de la théorie ‘pure’, théologie, philosophie, morale, etc. ». Le concept de division du travail entre œuvre matérielle et pensée, n’explique sans doute pas totalement le concept d’inversion de l’image, mais par ce retrait de la pensée hors de la praxis, se présente la condition de possibilité d’une image inversée de la réalité.
La reconnaissance de la double relation entre réalité et idéologie – à savoir que l’idéologie est à la fois séparée et en retrait de la réalité tout en étant engendrée par elle – conduit à poser la question décisive :
A quelle base réelle le processus idéologique est-il réductible ?
Le texte, comme on l’a vu semble autoriser deux lectures :
1) D’un côté, nous pouvons considérer comme base réelle les entités anonymes telles que la classe, les forces de production et les modes de production.
2) De l’autre, nous pouvons nous demander si ces entités ne sont pas elles-mêmes réductibles à quelque chose de plus originaire. Peut-être ces entités ne disposent-elles d’autonomie que dans l’état actuel de notre société ? Ou bien encore, peut-être l’autonomie de la condition générale (dite économique) est-elle, quoiqu’on en dise, un produit de l’aliénation ?
Il nous est dès lors possible de qualifier ces deux lectures différentes de l’Idéologie allemande :
a) la première est une interprétation objective et structuraliste. C’est une démarche qui conduit à Althusser et d’autres pour qui l’individu disparaît, tout au moins au niveau des concepts fondamentaux. Ceux-ci se rapportent plutôt au fonctionnement des structures anonymes. (Avec quelqu’un comme Engels, la relation entre réalité et idéologie a trait au rapport entre l’infrastructure et la superstructure et non au rapport de l’individu à la conscience.)
b) dans la seconde, la base réelle est en dernier ressort ce que Marx appelle l’individu réel dans des conditions déterminées. La classe est alors un concept intermédiaire, isolable uniquement au titre des abstractions méthodologiques des constructions que Marx permet à la science réelle d’utiliser, mais à condition de ne pas oublier qu’elles restent en fait des abstractions. L’argument est que ces constructions sont plus appropriées au stade de l’aliénation, là où les structures anonymes apparaissent de fait comme dominantes.
Si l’on retient comme critère le concept de classe, ces lectures alternatives peuvent être exprimées ainsi : le concept de classe est soit la base réelle, soit une abstraction épistémologique.
S’appuyant sur les textes de Marx, Ricoeur va consacrer de longs développements à la première de ces lectures.
Il va passer de la notion de classe à celle de classe dominante et de classe dominée, et aussitôt après à la connexion entre la classe dominante et les idées dominantes (un intérêt dominant devient une idée dominante). Les idées dominantes, à leur tour, seront génératrices des rapports matériels dominants (« les pensées de la classe dominante ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées »). Cette relation entre les rapports matériels dominants et les idées dominantes devient le fil conducteur de la théorie de l’idéologie dans le marxisme orthodoxe et s’y trouve développée en termes incroyablement mécanistes.
Ricoeur présente successivement cinq arguments en faveur de cette lecture « structuraliste ».
1) Le premier argument qui inciterait à lire le texte sur la base d’entités anonymes procède du rôle joué par le concept de classe dominante comme support des idées dominantes.
2) Un second argument serait que la position dominante renvoie à son tour à un facteur que Marx appelle le fondement réel ou la base de l’histoire. Cette base est énoncée sous la forme d’un jeu réciproque entre les forces et les formes ou entre les forces et les échanges qui seront désignés comme relations. Marx examine «la forme des échanges conditionnée par les forces de production […] et les conditionnant à son tour… ». Par conséquent, il est tout à fait possible d’écrire une histoire de la société sans faire mention des individus mais plutôt en ayant uniquement recours aux forces et aux formes. Pour désigner la base, Marx utilise le terme de « circonstances » (« les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances »)…Marx dit également que ces circonstances sont en fait ce que les philosophes ont appelé « substance ». La philosophie voudrait rapporter tous les changements à quelque chose qui existe essentiellement, et c’est le concept de substance qui joue ce rôle. Ce que les philosophes appellent substance est, d’après Marx, ce que lui-même nomme la « base concrète ».
3) Un troisième argument découle de la place considérable que Marx, dans ses descriptions empiriques, assigne à des entités collectives telles que la ville et la campagne. Pour lui, la relation ville/campagne est un aspect de la division du travail. Les grands acteurs du conflit ville/campagne sont des entités collectives. Peut-être le principal agent structural – à côté du prolétariat en tant que classe – est-il ce que Marx appelle manufacture ou industrie…Le présent est une dramaturgie des structures économiques : une structure s’effondre et est remplacée par une autre, comme par ce phénomène anonyme qu’est l’accumulation du capital mobile (ce sera plus tard un concept clef du Capital). La grande industrie, structure sans visage, est l’acteur historique, le sujet logique. Même la division du travail qui a été présentée comme une fragmentation de l’être humain, apparaît ici comme un aspect de la structure de classe industrielle (« on y rencontre les idéologues actifs qui sont les penseurs de cette classe, qui réfléchissent et tirent leur substance principale de l’élaboration de l’illusion que cette classe se fait sur elle-même ; d’autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu’ils sont dans la réalité, les membres actifs de cette classe, et qu’ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leur propre personne ».)
4) Un quatrième argument, peut-être le plus convaincant de tous, tient au fait que la lutte politique met nécessairement l’accent sur les conflits entre les classes et non entre les individus. Dans la mesure où le prolétariat devient, avec l’industrie, le second agent historique majeur, il est possible de lire et d’écrire le conflit entre la grande industrie et le prolétariat, sans faire mention des individus mais seulement des structures et des formes…Une révolution est une force historique et non une production de la conscience.
5) Le cinquième argument, qui clôt ce développement, réside dans la décision méthodologique de ne pas lire l’histoire selon la conscience qu’on en a mais selon la base réelle. L’idée que l’historien n’a pas à partager les illusions de l’époque qu’il étudie se trouve revendiquée en maints endroits de la critique de Marx. C’est sur la base de ce genre de critique que Ricoeur a rattaché le marxisme à «l’exercice du soupçon ».
Selon la conception de Marx, « tous les conflits ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et le mode d’échanges ». Cette proposition dessine ce qui deviendra la position classique du marxisme orthodoxe. Les forces productives transforment la base du développement technologique, mais les formes de l’échange résistent. En fait, la résistance opère non seulement dans les rapports de production – la forme juridique de la propriété en est un bon exemple – mais aussi dans le système d’idées qui se greffe sur ces structures. Une situation révolutionnaire se crée quand de ce conflit, de cette contradiction entre les forces productives et les rapports de production naît une tension à la limite du point de rupture. Pour Ricoeur, le point le plus significatif ici est la mise entre parenthèses des individus qui portent le poids de la contradiction.
Si l’on procède maintenant à la seconde alternative de lecture de l’Idéologie allemande,l’accent va être mis sur la base réelle que constituent les individus réels dans leurs conditions spécifiques. Marx va fournir les outils pour une critique interne de toute approche qui verrait dans des catégories telles que la classe dominante des facteurs d’explication ultimes. Revenons tout d’abord à cette affirmation – apparemment claire – selon laquelle derrière une idée dominante il y a toujours une classe dominante. Reprenons la phrase qui introduit l’analyse de Marx : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante est aussi la puissance dominante spirituelle ». Pour Marx donc, le lien entre la classe dominante et l’idée dominante n’est pas mécanique : ce n’est pas une image dans un miroir à la manière d’un écho ou d’un reflet. Cette relation requiert un processus intellectuel qui lui est propre :
« Chaque classe nouvelle, pour représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société, ou pour exprimer les choses sur le plan des idées, est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables ».
Quel peut donc être en définitive le rôle de la classe ? Et en particulier jusqu’à quel point est-ce une catégorie ultime ? Il existe de nombreux passages où Marx suggère que la classe a de fait une histoire qui lui est propre et que son autonomie en relation avec l’individu est elle-même un processus analogue à celui qui isole les idées de leur base. Nous pouvons par conséquent affirmer qu’une théorie de l’histoire qui utilise le concept de classe comme cause en dernière instance est en fait la victime d’une illusion de l’autonomie, exactement comme les idéologues sont victimes de l’illusion d’une indépendance des idées. Marx écrit : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte continue contre une autre classe…». Cela ouvre la possibilité d’une généalogie pour ce qui, dans un autre type de discours deviendrait un facteur de dernière instance. Deux discours s’entremêlent : l’un voit la classe comme l’agent historique, l’autre fait émerger une réduction anthropologique ou une généalogie des entités sociologiques. Marx poursuit :
« Par ailleurs, la classe devient à son tour indépendante à l’égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d’avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel ; ils sont subordonnés à leur classe. C’est ici le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail, et ce phénomène ne peut être supprimé que si l’on supprime la propriété privée et le travail lui-même. Nous avons maintes fois indiqué comment cette subordination des individus à leur classe devient en même temps la subordination à toutes sortes de représentations ».
C’est le même processus qui dissocie les idées de la vie réelle et qui a séparé la classe des individus. Par conséquent la classe elle-même a une histoire.
Dans plusieurs autres passages, Marx parle de la classe comme d’une circonstance, d’une condition. Ce qu’il nous faut admettre c’est qu ‘il n’y a de conditions ou de circonstances que pour des individus. Les conditions ou circonstances renvoient toujours à des individus qu’elles ont rencontré dans ces situations. Il nous faut donc appliquer une réduction identique de la classe à l’individu et de l’individu à la classe : la réduction anthropologique soutient la réduction économique. Une réduction anthropologique est impliquée dans cette revendication permanente énoncée par Marx : ce sont les individus réels qui entrent dans des rapports.
La notion d’abolition des classes
Elle n’a de sens que si la classe n’est pas un facteur historique irréductible mais le résultat d’une transformation des puissances personnelles en puissances objectives. « La transformation par la division du travail des puissances personnelles [rapports] en puissances objectives ne peut pas être abolie du fait que l’on s’extirpe du crâne cette représentation générale, mais uniquement si les individus soumettent à nouveau ces puissances objectives et abolissent la division du travail ». Les véritables victimes de la division du travail, de la structure de classe, ce sont les individus. Les individus peuvent projeter d’abolir la structure de classe et la division du travail parce que ce sont leurs propres puissances personnelles qui ont été transformées en puissances matérielles. La classe et la division du travail sont des manifestations de ces puissances matérielles qui sont la transformation de nos puissances personnelles. C’est la notion de puissance personnelle qui vient au premier plan.
Marx accentue cet argument en écrivant : « Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, naturellement pas de l’individu ‘pur’ au sens des idéologues, mais d’eux-mêmes dans le cadre de leurs conditions et de leurs rapports historiques donnés ».
Où situer la rupture entre l’humanisme et le marxisme ?
Ce texte a convaincu Ricoeur du fait que la rupture entre le jeune Marx et le Marx classique ne tient pas à l’abolition de l’individu, mais au contraire à son émergence hors d’une conception idéaliste de la conscience. Son argument principal à l’encontre de l’interprétation d’Althusser est que la rupture entre l’humanisme et le marxisme n’est intelligible que si l’on interprète l’humanisme dans les termes d’une prétention de la conscience et non d’une revendication de l’individu réel. La rupture se situe entre la conscience et l’individu réel, non entre l’être humain et les structures.
Si l’on interprète la rupture de cette manière, on apprécie mieux le fait que la division du travail est pénible.
Elle est pénible, en effet, parce qu’elle est une division à l’intérieur de l’individu.
« Il apparaît au cours du développement historique, et précisément par l’indépendance qu’acquièrent les modèles sociaux, fruit inévitable de la division du travail, qu’il y a une différence entre la vie de chaque individu, dans la mesure où elle est personnelle, et sa vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions inhérentes à cette branche ».
La division du travail n’est problématique que parce qu’elle scinde chacun d’entre nous : notre vie intérieure d’une part, et d’autre part, ce que nous donnons à la société, à la classe et ainsi de suite. « La différence entre l’individu personnel opposé à l’individu en sa qualité de membre d’une classe, la contingence des conditions d’existence pour l’individu n’apparaissent qu’avec la classe qui est elle-même un produit de la bourgeoisie ».
Cette phrase peut être lue de manière telle qu’elle s’accorde avec les deux approches interprétatives du texte. La division au sein de l’individu est engendrée par la classe, mais la classe est elle-même engendrée par la scission au sein de l’individu, une scission entre la part personnelle et la part de classe de l’individu. La ligne de clivage passe donc à travers chaque individu.
En ce qui concerne la primauté accordée au rôle des individus, l’aspect le plus important est représenté par la « manifestation de soi ». La manifestation de soi est un concept fondamental : c’est pour Ricoeur le concept fondateur en ce point du texte. L’accent mis sur la manifestation de soi prouve qu’il n’y a pas de rupture complète entre les Manuscrits et l’Idéologie allemande. « Le travail, seul lien qui […] unisse encore [les individus] aux forces productives et à leur propre existence, a perdu chez eux toute apparence de manifestation de soi, et ne maintient leur vie qu’en l’étiolant ».
[Avec ce texte, la manifestation de soi disparaît] en raison d’un processus de destruction interne. Nous voyons [néanmoins] que le concept de manifestation de soi conserve depuis les Manuscrits, quelque chose du concept d’objectivation, d’auto-création de l’être humain. Ce qui vient confirmer la continuité avec les Manuscrits, c’est que le concept d’appropriation est maintenu. « Nous en sommes arrivés aujourd’hui au point que les individus sont obligés de s’approprier la totalité des forces productives existantes… ».
« Seuls les propriétaires de l’époque actuelle, totalement exclus de toute activité individuelle autonome, sont en mesure de parvenir à un développement total, et non plus borné, qui consiste dans l’appropriation d’une totalité de forces productives et dans le développement d’une totalité de facultés que cela implique ».
Le mot « aliénation » a disparu mais celui « d’appropriation » subsiste en dépit du changement. Marx a abandonné le mot « aliénation » parce qu’il était lié au langage de la conscience et de la conscience de soi, à ce qui apparaît maintenant comme relevant d’un vocabulaire idéaliste…La division du travail a la même fonction que l’aliénation parce qu’elle a la même structure, sauf qu’elle n’est plus désormais énoncée dans le langage de la conscience mais dans celui de la vie. Le concept de manifestation de soi a remplacé celui de conscience.
II/ ANALYSE PAR RICOEUR D’« ÉCONOMIE ET POLITIQUE » DE WEBER
Après avoir étudié l’idéologie de Marx comme distorsion, Ricoeur s’est posé la question du rapport de l’idéologie et de la domination. Question opportune dans la mesure où l’une des propositions les plus importantes du marxisme est que les idées dominantes d’une époque sont les idées dominantes de la classe dominante. Pour l’élucider, Ricoeur va s appuyer sur Weber.
LES CATÉGORIES DE LA SOCIOLOGIE
(Un modèle centré sur la motivation)
Le concept de Herrschaft (classe dominante)
Son approche, au dire de Ricoeur, est importante pour deux raisons. D’abord, il nous propose un cadre conceptuel plus satisfaisant que celui du marxisme orthodoxe[1]. L’alternative qu’offre Weber face à cette perspective mécaniste est un « modèle motivationnel ». La seconde raison de l’importance accordée à Weber est qu’il produit, au sein de ce cadre conceptuel où opère la motivation, une analyse complémentaire de la relation entre groupe dominant et idées dominantes. Il introduit le concept crucial de « légitimité » et analyse la jonction des prétentions à la légitimité et des croyances en ladite légitimité : c’est ce nœud (nexus) qui soutient le système de l’autorité. La question de la légitimité relève d’un modèle motivationnel parce que l’interaction de la prétention et de la croyance doit être située dans un cadre conceptuel approprié et, comme on le verra, celui-ci ne peut qu’être lié à la motivation.
Le texte de référence sera le grand ouvrage de Weber : « Economie et société[2] ».
Définition wébérienne de la sociologie
La sociologie est définie comme une science qui se propose de comprendre par « interprétation[3] » : la notion d’interprétation est impliquée dans la tâche de la sociologie. De Weber à Geertz[4], il n’y aura pas de modification conséquente de cet arrière-fond philosophique. L’élément causal est inclus dans l’élément interprétatif. C’est parce que la sociologie est interprétative qu’elle peut produire une explication causale. Ce qui tout à la fois doit être interprété et expliqué, c’est l’« activité », précisément l’activité (Handeln) et non le comportement, pour autant que celui-ci est un ensemble de mouvements dans l’espace, alors que l’activité fait sens pour l’agent humain. « Nous entendons par ‘activité’ un comportement humain […] quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif » (I, 28). Il est absolument décisif que la définition de l’activité inclue le sens qu’elle a pour l’agent (nous pressentons que la possibilité de la distorsion est impliquée par la dimension du sens). Il n’y a pas d’abord l’activité et ensuite seulement la représentation, parce que le sens fait partie intégrante de la définition de l’activité. L’un des aspects fondamentaux de la constitution de l’activité est qu’elle doit être signifiante pour l’agent.
L’activité, toutefois, ne dépend pas seulement qu’elle a son sens pour le sujet : elle doit aussi avoir du sens pour d’autres sujets. L’activité est à la fois subjective et intersubjective. Nous entendons par « activité ‘sociale’, l’activité qui d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement » (I, 28). L’élément intersubjectif est présent dès le départ. La sociologie est interprétative dans la mesure où son objet implique d’une part une dimension de sens subjectif et d’autre part une prise en compte des motivations d’autrui. Nous avons dès le départ un réseau conceptuel englobant les notions d’activité, de sens, d’orientation vers autrui et de compréhension (Verstehen). Ce réseau constitue le modèle motivationnel.
Le concept détaillé d’activité sociale
La notion d’‘orientation vers’ ou de ‘prise en compte d’autrui’ est décrite de façon plus détaillée lorsque Weber en vient plus loin, au concept d’ « activité sociale ».
« L’activité sociale (y compris l’omission ou la tolérance) peut s’orienter d’après le comportement passé, présent ou attendu éventuellement d’autrui (vengeance pour réparer une agression passée, défense contre une agression présente, mesures à prendre contre une agression éventuelle) » (I, 52). A l’intérieur de ce modèle de l’orientation vers autrui, interviennent plusieurs facteurs. Nous devons reconnaître que l’adhésion passive fait partie de l’activité sociale, de même qu’elle est une composante de la croyance en l’autorité : obéir, se soumettre à l’autorité, admettre sa validité, tout cela rentre dans une activité. Ne pas agir fait partie de l’agir. Plus encore : l’orientation de l’activité sociale vers le comportement passé, présent ou attendu éventuellement d’autrui » introduit un élément temporel. Comme l’explicite Alfred Schutz, nous ne sommes pas uniquement orientés vers ceux qui sont nos contemporains mais vers nos prédécesseurs et nos successeurs : cette séquence temporelle constitue la dimension historique de l’activité. En fin de compte, la motivation de l’activité par les évènements passés, présents ou à venir – qu’il s’agisse ou non d’évènements extérieurs – attire notre attention sur le fait que l’une des fonctions de l’idéologie est de sauvegarder l’identité à travers le temps.
L’orientation de l’activité sociale d’après le comportement d’autrui
C’est ce facteur qui reste le plus significatif dans l’orientation sociale. Cette orientation d’après autrui est la cheville ouvrière du modèle motivationnel. Seul est social « le comportement propre qui s’oriente significativement d’après le comportement d’autrui » (I, 52)…S’il n’y a pas d’agent pour donner sens à sa propre action, nous ne sommes pas en présence d’une activité mais d’un comportement. Nous sommes alors condamnés, soit au behaviorisme[5] social, soit à un examen des forces sociales telles que les entités collectives, les classes, etc. : dans ces conditions, personne ne pourrait s’orienter ni entreprendre de donner sens à ces facteurs. L’activité censée s’oppose à la détermination causale.
Pour Weber, le concept d’imitation n’implique pas une orientation significative.
Au début de ce siècle, la question était de savoir si la réalité sociale était dérivée de l’imitationorientation significative. « Une simple ‘imitation’ de l’activité d’autrui […] ne serait pas conceptuellement une ‘activité sociale’ en un sens spécifique si elle se produisait par simple réaction, sans orientation significative de l’activité propre d’après celle d’autrui » (I, 54). Cette activité (l’imitation) est « donc déterminée causalement et non significativement par le comportement étranger » (I, 54). Si la causalité n’est pas incluse dans la signification, c’est-à-dire si la relation est exclusivement causale, alors elle ne rentre donc pas dans l’activité. des individus les uns par rapport aux autres. Weber abandonne le caractère fondateur du concept d’imitation, précisément parce qu’il est trop causal : il n’implique pas une
A. FORME SPÉCIFIQUE D’ACTIVITÉ ORIENTÉE EN FONCTION D’AUTRUI
Pour Weber, le modèle motivationnel consiste :
1° en une compréhension interprétative orientée d’après l’activité d’autrui,
2° en un développement à travers la notion d’idéal-type.
Weber propose que la science, qui ne pourrait se rapporter qu’intuitivement au foisonnement de ce qui est significatif pour l’individu, exerce son contrôle sur les cas individuels placés sous des types, des idéal-types qui ne sont que des constructions méthodologiques.
Ce qui est réel, c’est toujours l’individu qui s’oriente d’après d’autres individus, mais nous avons besoin de certaines modalités d’orientation, de motivation afin de classer les types fondamentaux de cette orientation. La sociologie, en tant qu’elle est la compréhension d’une activité pourvue de sens, n’est possible que si cette dernière est répertoriée selon quelques types significatifs.
1) Types d’activités sociales définies par Weber
a) Le premier type est une rationalité par les fins. L’activité sociale est alors définie de façon rationnelle dans sa finalité à travers des attentes concernant le comportement des objets du monde extérieur ou celui d’autres personnes […]. Dans le système de légitimation, elle sera en affinité avec le type bureaucratique de l’autorité légale qui s’appuie sur les règles.
b) Le deuxième est une rationalité axiologique (par les valeurs). L’action sociale est définie de façon rationnelle dans ses valeurs par la croyance consciente en la valeur intrinsèque d’un comportement – d’ordre éthique, esthétique, religieux ou autre[6] –, indépendamment de son succès espéré.
Ce deuxième type d’attente de sens trouvera un appui dans le sens de légitimation produit par le chef charismatique « qu’on croit[7] être l’envoyé de Dieu ».
c) Le troisième type est un appel à l’affectivité. L’action sociale est définie selon les affects (particulièrement les émotions), à partir des passions et des sentiments spécifiques des acteurs.
Il s’agit du lien émotionnel entre le leader et ceux qui le suivent.
d) Le quatrième type est un appel à la tradition. Cet appel est fait en vertu des « habitudes invétérées » (I, 55).
Ce type jouera un rôle déterminant dans le système de légitimation, dans la mesure où l’on obéit aux chefs, en raison du statut qui leur est conféré par ladite tradition.
2) Importance méthodologique des idéal-types
L’importance méthodologique des idéal-types tient à ce qu’ils nous permettent de saisir la complexité des cas singuliers au moyen d’une combinatoire systématique basée sur un nombre limité de types fondamentaux. En procédant sur la base de cette combinatoire, la sociologie peut faire face à la diversité du réel. Les idéal-types sont des structures intermédiaires : ils ne sont pas a priori, ils ne sont pas non plus le pur produit d’une induction, mais ils se situent entre les deux. Ils ne sont pas a priori puisqu’ils doivent être étayés sur l’expérience. Mais en un autre sens, ils précèdent l’expérience car ils fournissent un fil conducteur qui nous oriente.
La typologie wébérienne sous-tend une analyse de la légitimité parce que ses exemples impliquent précisément la tension entre prétentions et croyances.
Pour ne reprendre que les exemples de la deuxième catégorie, on voit que les impératifs et les exigences font jouer la relation entre les croyances et les prétentions. L’idéologie politique peut avoir pour fonction, par exemple, de capter l’aptitude individuelle à la fidélité au profit d’un système de pouvoir existant et qui s’incarne dans des institutions autoritaires. Le système de pouvoir est alors capable de récolter les bénéfices de cette aptitude humaine à la fidélité envers une cause, de ce penchant au sacrifice en faveur d’une cause.
3) Analyse complète du concept de légitimité
Weber part des notions les plus fondamentales pour aboutir à celles qui en sont dérivées. Les concepts de croyance et de prétention ne produiront leurs implications potentielles pour l’idéologie qu’après le déploiement total des autres notions. Il est à remarquer – chose très significative dans le développement des notions wébériennes – que le concept de « pouvoir » vient à la fin et non au début. Weber part de ce qui humanise l’activité et se tourne ensuite vers ce qui donne sens au lien social. Avant d’introduire le concept de pouvoir, il faut, dit-il, introduire un autre concept médiateur : celui d’ordre.
a) Introduction du concept d’ordre
Cette introduction marque un tournant décisif dans l’analyse de Weber. Le terme allemand est Ordnung, un agencement des êtres humains qui précède l’ordre au sens d’un commandement. Il ne faut pas introduire trop tôt l’idée d’impératif au sein du concept d’ordre : il faut plutôt le penser en termes d’organisation d’un organisme, d’un organisme qui introduit des relations, entre la partie et le tout, à l’intérieur de l’être humain. Pour insister sur la différence de signification du mot ordre, Weber insiste sur la notion « d’ordre légitime ». Car, selon lui, le terme d’ordre ne doit pas être défini en termes de forces. Comme le remarquera Geertz, cette distinction nous alerte sur le fait que l’idéologie joue un rôle. Ricoeur indique que Geertz introduit son concept d’« idéologie constituante », précisément au niveau de l’ordre légitime. On ne peut parler d’un ordre qui ne serait qu’obligatoire et qui ne prétendrait pas à la légitimité. La prétention à la légitimité est constitutive de l’ordre[8].
b) Parallélisme entre modes d’orientation et types de légitimité
Ce n’est pas par hasard qu’en parlant d’ordre, il nous faut parler de légitimité et qu’en parlant de légitimité il nous faut parler de motivations. Ce n’est qu’au sein d’un système de motivations que la légitimité d’un ordre peut être garantie. Les expressions de Weber n’ont de sens qu’à l’intérieur du modèle conceptuel de l’activité significative.
Comme on vient de le voir, il importe que le problème de la légitimité soit introduit par celui de l’ordre. Il n’importe pas moins que la légitimité puisse être imputée à un ordre uniquement en référence aux croyances et aux représentations de ceux qui agissent en leur étant soumis. Le point de vue est celui des agents ou des acteurs[9].
Plutôt qu’à épier les contradictions qui peuvent exister entre les classifications imbriquées de la description wébérienne, intéressons-nous au niveau général de ces concepts ; il nous faut admettre que ce niveau est toujours motivationnel dès lors qu’on introduit le concept de légitimité.
Ricoeur remarque que Weber laisse planer un léger doute sur le fait que la légitimité de l’ordre nous met sur la voie de l’autorité, lequel (en I, 72) ajoute : « Toutes les explications supplémentaires (à l’exception de quelques concepts à définir) appartiennent à la sociologie de la domination (Herrschaftsoziologie) et à la sociologie du droit. Le concept en question, celui de Herrschaft qui a été indiqué en tête de ce document, est le concept qui guide et oriente cette analyse. Le concept d’autorité (ou de domination) est introduit au moment où l’ordre et la légitimation sont examinés ensemble. Néanmoins, ajoute Ricoeur, afin de donner sens à la sociologie de l’autorité, nous devons d’abord présenter quelques concepts intermédiaires – ceux qui importent pour la discussion ultérieure –, et qui sont au nombre de quatre.
4) Concepts intermédiaires
a) Le premier concept intermédiaire (ou médiateur) a trait aux modalités de la relation ou du lien social (I, 78s). Il importe de savoir si ce lien est profondément intégration ou simplement associatif. Cette distinction est classique dans la sociologie allemande. Bien que telle n’ait pas été l’intention de Weber, les sociologues nazis ont invoqué l’intégration (sentiment des gens d’avoir une appartenance commune) contre l’association[10] : leur argument était que l’unité de la race était plus forte que les conflits de classes. Ils dissimulaient que, derrièrel’appartenance commune se trouve la contrainte.
En revanche, la sociologie wébérienne met plutôt l’accent sur le rapport associatif en provenance de la tradition juridique de contrat, de Hobbes, de Rousseau, etc.. Weber s’intéressait tout autant aux problèmes de l’économie et à la structure du marché qu’à la structure du pouvoir ; il met l’accent sur le primat de la « sociation » parce qu’elle est la plus rationnelle (…)
Ce que, en dépit de son attirance pour le système bureaucratique, Weber peut nous apprendre, c’est que tout rêve de retour en lieu et place de la « sociation » est ambigu. Tout effort pour reconstruire la société sur le mode d’une grande communauté peut avoir des conséquences ultra-gauchisantes ou ultra-droitières : l’anarchisme ou le fascisme. L’oscillation du lien social entre ces deux pôles est à cet égard caractéristique et exige à tout le moins la plus grande vigilance. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a besoin de rien ni que rien ne se perd dans un lien structurel associatif : par exemple, le sens de la participation à une tâche collective. Le caractère constituant de l’idéologie que mène Geertz pourrait en fait être une manière de rétablir les dimensions positives de la Gemeinschaft[11].Le caractère constituant de l’idéologie peut jouer un rôle significatif parce que, de l’aveu même de Weber, « le fait d’avoir en commun certaines qualités – la race ou la langue – ne suffit pas à soi seul de constituer un rapport social communautaire » (I, 80).
b) Le deuxième concept intermédiaire est le degré de fermeture d’un groupe (I, 82s).
Ricoeur s’intéressant davantage au cadre conceptuel de Weber qu’à son contenu, ce qui lui paraît remarquable, c’est qu’on ne peut même pas définir en termes mécanistes le terme de fermeture. Alors qu’on pourrait penser que la fermeture d’une configuration est quelque chose de matériel (règles d’affiliation ou d’exclusion, par exemple), le concept est lui aussi lié à la motivation. « Les motifs de fermeture peuvent être : 1) le maintien de la qualité ; 2) la raréfaction des chances par rapport au besoin de consommation ; 3) le raréfaction des chances de profit » (I, 85-86).
c) Le troisième concept intermédiaire introduit au sein des groupes fermés, la destination entre les dirigeants et ceux qui sont dirigés : l’ordre est renforcé par une partie spécifique de ces groupes. Ce type est décisif aux yeux de Weber parce qu’il introduit dans l’analyse de l’ordre le concept de pouvoir. Nous pouvons concevoir un ordre sans hiérarchie : dans bon nombre d’utopies, on trouve la notion d’une vie collective ordonnée dans laquelle tous les rôles sont égaux. Cependant, toutes les fois qu’on introduit une distinction entre le dirigeant et le reste du groupe, une polarisation du gouvernant et des gouvernés, on introduit du même coup une certaine forme de structure politique. Weber qualifie ce type de « groupement ». Il ne coïncide pas avec la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft puisque celle-ci a trait à la structure du bien (interne ou externe) entre les individus, alors qu’ici le concept essentiel est celui de hiérarchie. Une structure hiérarchique est introduite dans le corps collectif . « Nous dirons d’une relation sociale close ou limitée par réglementation vers l’extérieur qu’elle constitue un groupement lorsque le maintien de l’ordre est garanti par le comportement de personnes déterminées […] sous l’aspect d’un dirigeant ou éventuellement d’une direction administrative qui, le cas échéant, a normalement un pouvoir représentatif » (I, 88). Nous sommes aptes à distinguer le « pouvoir directorial » comme distinct au sein du groupement.
4) Le quatrième concept intermédiaire est celui du pouvoir directorial qui introduit un concept d’ordre obligatoire.
(Pour Weber le concept de pouvoir directorial précède celui de classe dirigeante alors que, pour le propos de Ricoeur, c’est le concept de direction qui est véritablement significatif).
Ce n’est pas le groupe dans son ensemble qui produit son « groupement » ; ce sont plutôt ceux qui se trouvent en position de rendre l’ordre obligatoire et ceux qui lui sont soumis. Les problèmes concrets de légitimation découlent de cette division du travail entre gouvernants et gouvernés : la nécessité de légitimer le caractère contraignant des règles qui émanent du pouvoir anticipent sur un éventuel concept d’idéologie. Weber insiste avec force sur le concept de contrainte : « Cette forme spécifique de l’activité […] ne s’oriente pas seulement d’après les règlements, mais est instituée pour les imposer par contrainte » (I,89).
B.FORME SPÉCIFIQUE D’ACTIVITÉ ORIENTÉE EN FONCTION DU SYSTÈME D’OBLIGATION
Obéir, suivre des règles, même si les exigences dudit système peuvent parfois être tempérées (arrêter un véhicule à un feu rouge, par exemple). Nous n’avons pas institué la règle, mais nous nous orientons d’après le système qui la rend obligatoire. On pourrait objecter qu’il est de notre intérêt d’accepter la règle – nous nous sentons plus en sécurité s’il existe un code de la route – mais nous devons convenir qu’elle devient l’un des motifs de la légitimation de l’ordre et de son pouvoir contraignant.
1) Analyse du système de contrainte
Toute forme de relation fermée (communautaire ou associative) ne constitue pas un groupement. Comme le fait observer Weber, nous n’appelons « groupement » ni une relation érotique ni une communauté parentale sans chef (I, 89). La notion clef est alors celle du système formel d’autorité. Selon Ricoeur, cela confirme l’idée selon laquelle, en fait, le conflit entre idéologie et utopie se joue toujours à ce niveau.
Ce qui est en jeu dans toute idéologie, c’est en fin de compte la légitimation d’un certain système d’autorité. Ce qui est en jeu dans une utopie, c’est le fait d’imaginer une autre manière d’exercer le pouvoir. Une utopie peut, par exemple, désirer que le groupe se gouverne sans hiérarchie ou que le pouvoir soit entre les mains du plus sage (comme chez Platon, avec le philosophe-roi). Quelle que soit la définition que l’utopie produit de l’autorité, elle tente d’offrir des solutions alternatives au système de pouvoir existant.
De l’autre côté, la fonction de l’idéologie est de toujours légitimer le donné, le système réel de domination ou d’autorité.
Lorsqu’il envisage le concept de contrainte, Weber soutient que nous n’avons pas d’exemple de société exempte de règles contraignantes. Il n’est pas plausible qu’une forme de gouvernement puisse satisfaire tout un chacun. Il y a des différences d’intérêt, d’âge (ceux qui se dirigent davantage vers les valeurs du passé), etc. La supposition selon laquelle la minorité voudra soumettre la majorité réintroduit l’élément de la coercition. Ce n’est qu’au sein d’un groupe unanime que la contrainte serait, apparemment, absente, mais en réalité ce pourrait être le groupe le plus coercitif qui soit.
a) Loi de l’unanimité et loi de la majorité
La loi de l’unanimité est toujours plus dangereuse que la loi de la majorité parce que celle-ci permet au moins d’identifier la minorité et de définir ses droits. Si nous prétendons œuvrer sur la base de l’unanimité, alors ceux qui ne sont pas aussi unanimes que les autres perdent tous leurs droits, puisque lesdits droits ne sont pas définis [ce qui constitue une première forme de violence de la part des unanimistes]. Pour utiliser la rhétorique d’Orwell, nous pourrions dire qu’en 1791 tous les Français étaient égaux, à l’exception de ceux qui étaient plus égaux que les autres : et ces derniers étaient envoyés à la guillotine.
Quant à Weber, il analyse l’imposition de l’ordre en rapport avec la loi de la majorité et non de l’unanimité :
« Est ‘imposé’ dans le sens de notre terminologie, tout règlement qui n’est pas établi par une entente libre et personnelle de tous les participants, par conséquent aussi une ‘décision prise à la majorité’ à laquelle la minorité doit se soumettre. C’est pourquoi la légitimité de la décision prise à la majorité […] n’a souvent pas été reconnue et est restée problématique durant de longues périodes… » (I, 92).
Weber porte au crédit de ceux qui émettent des réserves au sujet de la loi de la majorité d’avoir reconnu qu’il existe une autre forme de violence (plus subtile peut-être, mais il s’agit encore de violence), en particulier lorsqu’il n’y a pas de règles pour établir la loi de la majorité. Même un accord « volontaire » implique une part d’imposition. On le constate dans tout système électoral, parce qu’on peut toujours avoir recours à une astuce pour obtenir de l’électorat la réponse désirée, soit en le morcelant, soit en instituant des procédures qui permettent au système de surmonter les critiques. Pourtant, à ce stade de sa présentation, Weber ne va pas aussi loin que Ricoeur sur le problème de l’imposition de l’ordre, celui-ci ayant tenté de repérer la plupart des passages où le problème de l’autorité est posé à partir de ses conditions de base.
b) Analyse de la nature de l’ordre
– b1 Concepts fondamentaux
Les concepts introduits par Weber sont les suivants : le lien d’association ou d’intégration, la fermeture du groupe et sa hiérarchie. Le concept de hiérarchie introduit à son tour un rapport à une structure d’autorité. C’est à ce moment seulement que Weber introduit la HerrschaftDominationHerrschaft) signifie la probabilité qu’un commandement avec un contenu spécifique donné soit obéi par un groupe de personnes données » (I, 95). La Herrschaft est ainsi définie par l’attente de l’obéissance d’autrui. Le système de pouvoir dispose d’une certaine crédibilité, ce qui lui permet de compter sur le comportement de ses membres. Quand les policiers vont dans la rue, ils s’attendent à ce que tous se soumettent à eux. L’obéissance n’est pas seulement un effet du pouvoir des policiers – leur capacité à appliquer leur volonté et même à donner la mort –, elle est aussi un effet de la croyance des gens en leur fonction. La probabilité que nous suivions les règles constitue en elle-même la domination[12]. comme concept à part entière. Ricoeur traduit ce mot en se référant à Weber : « (
– b2 Introduction de la possibilité de la contrainte physique
Weber soutient qu’en ajoutant aux concepts précédemment énoncés, la menace de l’usage légitime de la force, nous parvenons à la définition de l’Etat. La structure du pouvoir étatique dépend du fait qu’il « revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopolelégitime[13] » (I, 97). Weber détaille son point de vue sur l’organisation politique en I, 98 : de la contrainte physique
« …on peut définir le caractère ‘politique’ d’une organisation uniquement par le moyen qui lui est propre, l’usage de la force. Ce moyen lui est certainement spécifique et indispensable du point de vue de son essence : en certaines circonstances, il est élevé à un fin en soi ».
Les exemples d’utilisation de la violence (devenue une fin en soi) incluent les situations d’urgence et de guerre. En dépit de la similitude entre les définitions de l’Etat proposées par Lénine et par Weber, la différence est que, pour Weber, la contrainte étatique est en dernier ressort, étayée non sur un pouvoir physique mais sur notre réponse : notre croyance en la revendication de légitimité. Pour parler le langage de Platon, nous pourrions dire que ce qui permet la domination étatique, c’est plus sa structure sophistique ou rhétorique que sa force. Le concept de domination ne trouve son achèvement qu’avec l’introduction du rôle de la violence. C’est alors seulement que le concept de revendication – revendication de légitimité – est lui aussi achevé. Nous devons comprendre que le concept de revendication n’est pas seulement lié à l’ordre mais à la présence de dirigeants ; des dirigeants qui, en dernier recours, peuvent faire usage de la force.
c) Justification du modèle motivationnel à travers la revendication de légitimité
Il est vrai, généralement parlant, que la question de la légitimité est d’ordre politique. Pourtant, elle n’est pas seulement politique, au sens étroit du terme, et ce pour deux raisons. Tout d’abord nous devons explorer la problématique de l’ordre légitime qui régit celle de la domination politique par l’intermédiaire de la notion d’« organisation », d’association contraignante, de la distinction entre gouvernants et gouvernés. Si par hasard l’Etat venait à dépérir, il n’est pas certain que le problème de l’ordre légitime disparaîtrait. Le rôle de l’idéologie perdure. Ensuite – et c’est la seconde raison –, si la légitimité n’est pas seulement un problème politique, un problème de violence, c’est parce que nous ne pouvons faire l’économie du modèle motivationnel. Ce n’est qu’à l’intérieur de ce schème que la question de la revendication de légitimité prend sens.
Conclusion
Les définitions de Weber sont destinées à englober n’importe quel groupe, qu’il s’agisse d’une classe ou d’une société potentiellement sans classe. Weber nous propose une analyse intemporelle de quelques questions fondamentales : sa typologie tend à être transhistorique. Son cadre est supposé valoir pour n’importe quelle société : de la société pré-colombienne à la société moderne. La réplique marxiste serait précisément que l’histoire est évacuée de l’approche wébérienne : c’est ce qu’indique en particulier l’élimination du concept de classe, parce que l’histoire, diraient les marxistes, naît de l’histoire des classes. Ricoeur pense, qu’à juste titre, Weber défendrait son orientation en soutenant que l’histoire n’est pas une dimension essentielle pour définir la structure fondamentale de la société. Il s’accorderait avec les marxistes sur le fait que nous sommes actuellement dans une société où la structure de classe est décisive, mais il maintiendrait que cette condition historique n’affecte pas la structure fondamentale de la société. La preuve en est que, si les classes sont éliminées ou si le rôle dirigeant de la bourgeoisie disparaît, les mêmes problèmes de norme, de régulation, etc., surgiront dans une société sans classe.
Reste que les idéal-types de Weber se caractérisent par un certain agencement. Weber va de ce qu’il appelle le plus rationnel vers le moins rationnel, de la forme légale de la légitimité à la forme traditionnelle, puis à la forme charismatique. Cette dernière est définie par son manque de rationalité. Il y a par conséquent, au dire de Ricoeur, chez cet auteur une prévention en faveur de la rationalité. Mais peut être pouvons-nous réconcilier l’orientation de sa perspective avec son idée de la stabilité des structures sociales, en maintenant qu’en effet les structures sont permanentes, mais que leur formulation, leur description et leur interprétation demeurent le produit de points de vue situés.
La seconde force de la position de Weber tient au fait qu’à l’intérieur de son schème motivationnel, on peut donner plein sens à l’hypothèse selon laquelle les idées dominantes sont énoncées par la classe dominante. Ce que Ricoeur montrera dans un second texte.
III/ ANALYSE PAR RICOEUR DE « L’INTERPRÉTATION DES CULTURES » DE GEERTZ
Ricoeur atteint ainsi la dernière étape de son analyse qui, jusqu’alors, s’est attachée à fournir deux concepts de l’idéologie : l’idéologie a été vue en tout premier lieu comme distorsion d’une situation statutaire ; une classe dominante s’exprime par des idées dominantes et ces idées deviennent les idées dominantes d’une époque.
Il a constaté qu’il lui fallait, pour appréhender ce premier niveau, prendre en compte le concept d’intérêt (intérêt de classe), adopter l’attitude du soupçon et procéder à un démantèlement causal de ces distorsions.
Il a ensuite entrevu le deuxième concept de l’idéologie comme légitimation d’un système d’ordre ou de pouvoir. Le point de mire de Ricoeur a été le fossé qui, au sein d’un groupe, sépare la revendication d’autorité du dirigeant et la croyance des membres à cette autorité. Le cadre conceptuel retenu a été celui du sociologue qui, s’écartant de la causalité au profit de la motivation, va traiter ce cadre en termes de structures et d’idéal-types préconisés par Weber.
C’est pour construire un troisième concept d’idéologie comme intégration que Ricoeur en vient finalement à Geertz. A ce stade nous atteignons le niveau de la symbolisation : quelque chose qui peut être déformé et quelque chose au sein duquel se trouve le processus de légitimation. Ici, l’attitude n’est ni le soupçon ni même l’absence de jugements de valeur, mais l’entretien.
ENTRETIEN
Geertz en est venu à cette attitude à titre d’anthropologue. Dans l’Interprétation des Cultures, il dit de sa recherche ethnographique : « Nous cherchons, au sens large du terme qui englobe beaucoup plus que la parole, à nous entretenir avec les [gens des autres cultures], ce qui est une affaire plus difficile, et pas seulement avec des étrangers, comme on l’admet communément » (15). « Ainsi envisagé », poursuit-il :
« le but de l’anthropologie est l’élargissement de l’univers du discours humain […]. C’est un but auquel une conception sémiotique de la culture est particulièrement appropriée. En tant que système de navigation où travaillent ensemble des signes analysables (ce que, ignorant les usages spécialisés, j’appellerais des symboles], la culture n’est pas un pouvoir, quelque chose à quoi peuvent être assignés causalement des évènements sociaux, des comportements, des institutions ou des processus : c’est un contexte, quelque chose au sein duquel ils peuvent être décrits de façon intelligible, c’est-à-dire à grands traits » (14).
Dans l’entretien, nous adoptons une attitude interprétative. Si nous voulons reconnaître les valeurs d’un groupe, sur la base de sa compréhension desdites valeurs, nous devons alors les accueillir de manière positive, et c’est l’entretien.
Cette attitude est liée à un cadre conceptuel qui n’est ni causal, ni structural, ni même motivationnel, mais ‘de signes’ (sémiotique). Ce qui intéresse Ricoeur chez Geertz, c’est qu’il essaie de traiter du concept d’idéologie à l’aide des instruments de la sémiotique moderne.
CULTURE
« Le concept de culture, [auquel Ricoeur dit adhérer] est essentiellement sémiotique ».
Ce qu’il entend par là, c’est que l’analyse de la culture est « non pas une science expérimentale à la recherche de lois, mais une discipline interprétative à la recherche de sens ». Geeertz n’est pas si loin de Weber : il le suit dans sa conviction que
« l’homme est un animal suspendu à la toile des significations qu’il a lui-même tissées » (5).
A ce niveau, on se tourne vers les motifs, non en tant que « motivationnels », mais en tant qu’ils s’expriment par des signes. C’est le système de signes des motifs qui constitue le niveau de référence.
Parce que la culture est comprise comme un processus sémiotique, le concept d’action symbolique est central aux yeux de Geertz.
Ce thème est très présent dans The Interpretation of Cultures, à l’article L’idéologie comme système culturel, sur lequel Ricoeur va concentrer son attention. Le mot lui-même est emprunté à Kenneth Burke (Studies in Symbolic Action).
ACTION SYMBOLIQUE
Pour Geertz, l’action est symbolique exactement comme le langage. La notion d’action symbolique pourrait donc nous abuser dans le contexte visé par Geertz, remarque Ricoeur, raison pour laquelle il préfère parler de l’action comme symboliquement médiée. Cela lui paraît moins équivoque que le terme d’« action symbolique », car celle-ci n’est pas l’action que nous entreprenons mais celle à laquelle nous substituons des signes. La littérature est action symbolique alors qu’ici on veut dire que l’action en tant que telle est symbolique au sens où elle s’analyse sur la base de symboles fondamentaux.
Utilisation du concept de symbole « extrinsèque »
Geertz utilise ce concept de « symbole extrinsèque » pour marquer une démarcation entre les modèles qui sont rencontrés en biologie et ceux qui se développent dans la vie culturelle. Dans cette dernière, tous les symboles sont importés au lieu d’être homogènes à la vie.
L’idée de Geertz, c’est que la plasticité biologique (ou la flexibilité de la vie humaine) ne nous donne pas de fil conducteur pour traiter des diverses situations culturelles – la rareté, [l’abondance, l’aliénation], le travail, etc.. On a donc besoin d’un système secondaire de symboles et de modèles qui ne sont plus naturels mais culturels.
« La pensée consiste à construire et à manipuler des systèmes symboliques, qui sont utiliséspsychologique et ainsi de suite, de telle sorte que la structure de ces autres systèmes […] est « comprise ». On pense et on comprend en opposant « les états et les processus des modèles symboliques aux états et aux processus du monde élargi » (214). comme modèles pour d’autres systèmes, physique, organique, social,
Si on rentre dans une cérémonie sans connaître les règles du rituel, tous les mouvements sont alors dépourvus de sens. Comprendre, c’est apparier ce que nous voyons avec les règles du rituel.
« Un objet (ou un événement, un acte, une émotion) est identifié lorsqu’on le situe par rapport à l’arrière-plan d’un symbole approprié » (215).
FORME CULTURELLE
Nous voyons [nous comprenons] le mouvement comme ce qui déplace une masse, comme ce qui participe à l’accomplissement d’un sacrifice, etc. Le thème principal est la notion d’appariement ou d’harmonisation.
Les formes culturelles sont donc des programmes. Ils fournissent, dit Geertz :
« un patron ou un schème directeur pour l’organisation des processus sociaux et psychologiques tout comme les systèmes génériques fournissent un tel patron pour l’organisation des structures organiques » (216).
L’idéologie comme mode d’expression d’intérêts ou comme produit de tensions socio-psychologiques
L’analyse de Geertz nous montre que l’idéologie comme représentation d’un certain nombre d’intérêts – l’idéologie comme produit de certaines tensions socio-psychologiques – sont critiquables, parce qu’elles présupposent toujours quelque chose qu’elles ne comprennent pas : comment la libération d’une tension devient un symbole ou surtout comment un intérêt s’exprime dans une idée.
INTÉRÊT
Pour Geertz, en tout état de cause, la plupart des sociologues tiennent pour acquis ce que veut dire un intérêt qui « s’exprime » dans quelque chose d’autre. Quant à lui, il affirme qu’on ne peut produire une réponse qu’en analysant « comment les symboles symbolisent, comment ils fonctionnent pour des significations médiates » (208).
« Sans idée de la manière dont la métaphore, l’analogie, l’ironie, l’ambiguïté, le jeu de mots, le paradoxe, l’hyperbole, le rythme, [qui sont autant de procédés rhétoriques du discours] et tous les autres éléments de ce que nous appelons improprement le ‘style’ fonctionnent […] dans la projection des attitudes personnelles sous leur forme publique, nous ne pouvons analyser l’importance des assertions idéologiques » (209).
Geertz donne en exemple les attaques de la main d’œuvre syndiquée contre l’Acte Taft-Hartley où elle voyait une « loi du travail esclave » (209). Cette métaphore ne doit pas, selon Geertz, être réduite à sa signification littérale, parce qu’elle tire précisément sa valeur d’information du fait qu ‘elle est une métaphore. Son langage n’est pas seulement une distorsion, car il dit ce qu’il veut dire par le biais de la comparaison et de la métaphore du travail esclave. L’expression n’est pas une étiquette littérale mais un trope rhétorique (210).
Ce qui est particulièrement intéressant ici, souligne Ricoeur, c’est l’effort de Geertz pour relier l’analyse non seulement à la sociologie au sens large du terme, mais à cette partie de la sémiologie qui s’occupe des figures du discours, de la tropologie, des procédés rhétoriques qui ne visent pas nécessairement à abuser les uns ou les autres. La possibilité que la rhétorique soit intégrative et pas seulement dissimulatrice nous conduit à une conception non péjorative de l’idéologie.
INTÉGRATION
Si nous adoptons une conception non péjorative de l’idéologie, nous pouvons montrer qu’il y a quelque chose d’irréductible dans le concept d’idéologie. Même si nous mettons de côté les deux autres strates de l’idéologie – l’idéologie comme distorsion d’une part, comme légitimation d’un système d’ordre ou de pouvoir d’autre part –, la fonction d’intégration de l’idéologie, celle qui consiste à préserver une identité, demeure. Il se peut que notre analyse régressive, précise Ricoeur, ne puisse aller au-delà, car ni le groupe, ni l’individu ne sont possibles sans cette fonction d’intégration. Sur la base de cette analyse de l’idéologie comme intégration, Ricoeur tient à souligner trois points :
– En transformant la manière d’analyser le concept d’idéologie, on met l’accent sur la médiation symbolique de l’action, sur le fait qu’il n’y a pas d’action sociale qui ne soit pas déjà symboliquement médiée. On ne peut donc plus dire que l’idéologie n’est qu’une forme de superstructure. La distinction entre superstructure et infrastructure disparaît totalement car les systèmes symboliques appartiennent déjà à l’infrastructure, à la constitution fondamentale de l’être humain. L’unique aspect de la notion de superstructure qui, peut-être demeure, est le fait que le symbolique est « extrinsèque », au sens où il n’appartient pas à la vie organique. Mais il subsiste peut-être encore un problème dans le terme « extrinsèque », car ce qui est ainsi appelé est encore constitutif de l’être humain.
– Le deuxième point est la corrélation établie entre l’idéologie et la rhétorique. Habermas nous y a, d’une certaine façon, préparés, puisqu’il a discuté le problème de l’idéologie en termes de communication et d’ex-communication. Néanmoins, la corrélation est maintenant encore plus positive parce que l’idéologie n’est pas une distorsion de la communication mais la rhétorique de la communication de base parce que nous ne pouvons pas évacuer du langage les procédés rhétoriques : ils sont partie intégrante du langage ordinaire. De même dans sa fonction d’intégration, l’idéologie est basique et incontournable.
– Troisièmement, Ricoeur se demande si nous sommes autorisés à parler d’idéologies en dehors de la situation de distorsion et donc uniquement en référence à la fonction basique d’intégration. Pouvons-nous parler d’idéologie à propos des cultures qui ne sont pas celles de la modernité, des cultures qui ne sont pas entrées dans ce processus que Mannheim décrit comme l’effondrement d’un accord universel, à supposer qu’il ait jamais existé ?
Si on ne considère que la fonction d’intégration d’une culture et si cette fonction n’est pas contestée par une forme alternative pour produire de l’intégration, peut-on avoir de l’idéologie ?
Ricoeur doute que l’on puisse projeter de l’idéologie dans les cultures qui se situent hors de la situation postérieure aux Lumières. Situation où toutes les cultures modernes sont désormais engagées dans un processus qui n’est pas seulement de sécularisation mais de confrontation radicale autour d’idéaux de base. Il pense que l’intégration sans confrontation est pré-idéologique. Ce qui n’empêche pas qu’il soit très important de découvrir les conditions qui rendent possibles une fonction de distorsion, une fonction de légitimation, et sous cette fonction de légitimation, une fonction d’intégration.
Il convient de remarquer aussi que le processus de dérivation de ces trois formes d’idéologie peut fonctionner en sens inverse.
Dans la mesure où elle est intégratrice, l’idéologie en définitive, selon Geertz, tourne presque toujours autour du pouvoir politique
POUVOIR
« C’est à travers la construction des idéologies, des figures schématiques de l’ordre social que l’homme se fait, pour le meilleur ou pour le pire, animal politique. La fonction de l’idéologie est alors de rendre possible une politique autonome en fournissant les concepts qui font autorité et lui donnent sens, les images persuasives par lesquelles elle peut être judicieusement appréhendée » (218).
Cette notion d’« autorité » est un concept clef car, lorsque le problème de l’intégration conduit au problème du système d’autorité, le troisième concept d’idéologie nous renvoie au deuxième. Ce n’est pas un hasard s’il existe en politique une place spécifique pour l’idéologie : la politique est le lieu où les images de base d’un groupe fournissent en définitive des règles pour l’usage du pouvoir. Les questions d’intégration mènent aux questions de légitimation et celles-ci mènent à leur tour aux questions de distorsion. On est donc contraint de balayer dans les deux sens la hiérarchie des concepts.
La question peut se poser, en effet, de savoir pourquoi l’idée de Geertz selon laquelle l’idéologie produit les concepts qui « font autorité » et « rendent possible une politique » autonome, revient nécessairement à dire (selon Ricoeur), que l’idéologie tourne presque exclusivement autour du pouvoir politique. Les concepts « qui font autorité » ne pourraient-ils émaner de la religion, par exemple ? En cohérence avec ses précédentes études, Ricoeur prend le concept d’autorité comme une transition entre la fonction intégrative et la légitimation de la hiérarchie. Geertz vient conforter sa position quand il précise dans une note du texte qui vient d’être cité :
« Bien entendu, il y a des idéologies morales, économiques et même esthétiques tout autant que spécifiquement politiques, mais comme un petit nombre d’entre elles, lorsqu’elles ont quelque importance sociale, sont exemptes d’implications politiques, il est peut-être permis d’envisager ici le problème sous cet angle restreint. En tout cas, les éléments développés pour les idéologies politiques s’appliquent avec la même force à celles qui ne le sont pas » (281, note).
Ricoeur est alors tenté de dire que l’idéologie a une fonction plus large que la politique dans la mesure où elle est intégratrice. Néanmoins quand l’intégration mène au problème de la fonction d’« autorité » des modèles, la politique devient alors le point de mire et la question d’identité devient la charpente. Ce qui, en fin de compte, est en jeu dans le processus d’intégration (on l’a appris de Weber), c’est la façon dont on peut opérer le passage de la notion générale de rapport social aux notions de dominant et de dominé.
Le problème de la religion est là encore très significatif. On peut comparer l’analyse de Geertz sur l’idéologie à son analyse de la religion dans « Religion as a cultural system », texte qui se trouve également dans The Interpretation of Cultures.
IDÉOLOGIE ET RELIGION
L’idéologie, dans la vie moderne, serait-elle en mesure de remplacer la religion ? Geertz, tout en replaçant la religion dans les sociétés du passé, n’en fait pas moins remarquer les trois éléments essentiels qui, selon lui, fondent la persistance du rôle de la religion.
D’abord, la religion est une tentative pour articuler un ethos et une vision du monde. Il ne le dit jamais de l’idéologie. Il se livre à une longue analyse sur le problème de la souffrance et de la mort et affirme qu’au regard de ce problème la fonction d’un système religieux n’est pas d’éluder la souffrance mais de nous enseigner comment la supporter.
En un second sens, la religion est au-delà de l’opposition entre tradition et modernité : sa fonction – qui est de créer des dispositions – lui permet de constituer des inclinations. La religion produit une stabilité fondamentale au niveau de nos sentiments les plus élémentaires. Elle est une théorie des sentiments, et c’est à ce titre, qu’elle s’occupe de l’éthique et du cosmique.
Le troisième point concernant la religion est qu’elle met en scène ces sentiments à travers des rituels, et nous en avons quelques résidus – peut-être même des traditions durables – dans les sociétés modernes. L’idéologie ne naît pas de l’effondrement de la dimension rituelle mais de la situation ouvertement conflictuelle propre à la modernité. Les systèmes – y compris religieux – sont confrontés à d’autres systèmes qui élèvent des prétentions analogues d’authenticité et de légitimité.
IDÉOLOGIE NATIONALE
Ricoeur observe à ce sujet que le statut de la nation dans la théorie marxiste est difficile à élaborer parce qu’il croise les clivages de classe et que, chez Geertz, le concept d’idéologie est mieux approprié à un problème de ce type, car le statut de la nation n’est pas radicalement affecté par la structure de classe. Lorsqu’on tente de déterminer ce qu’est la nation, on se trouve face à une question tout aussi problématique que la définition des rôles sexuels : il est difficile de délimiter ce qui est vraiment fondamental et ce qui est strictement culturel. Ces situations sont alors précisément définies par ce que Geertz appelle un système culturel. Nous devons nous occuper des normes et des images qui projettent l’identité d’un groupe de la même manière que certains psychologues parlent de l’image du corps. Il existe une image sociale du groupe et cette image de l’identité est propre à chaque groupe.
Prenons par exemple, l’idéologie des Etats-Unis. Le premier problème est qu’elle ne peut pas être définie indépendamment de ses relations avec d’autres pays et leurs propres figures (patterns) idéologiques. Les Etats-Unis ne sont guère dans une position d’isolement susceptible de les dispenser d’une confrontation avec les autres idéologies nationales. Comme Lénine en avait tout à fait conscience, la scène est désormais mondiale. Nous remarquerons que cette situation est relativement récente. Avant la Première Guerre mondiale, les conflits internes à l’Europe réglaient la situation mondiale. Maintenant que l’Europe s’est écroulée du fait de ses guerres internes, le conflit s’est mondialisé. Par exemple, la relation entre le Tiers-Monde et le monde industriel est actuellement un conflit fondamental. Et donc l’idéologie des Etats-Unis est en partie déterminée par ses relations extérieures.
Quand il s’agit d’apprécier les déterminations internes de cette idéologie, il est difficile d’apporter une réponse si on ne prend plus appui sur le seul concept marxiste de classe, où un groupe constitue la classe dominante et déclenche les idées dominantes – l’idéologie – de la nation. Quelqu’un comme Mannheim est à la fois très clairvoyant et très prudent sur ce problème, parce qu’il parle toujours de strate sociale. Il nous lègue la tâche d’identifier les groupes à l’œuvre dans la société et la façon dont ils espèrent. En fait, la tâche consiste précisément à envisager les divers regroupements sociaux et à ne pas écarter les déterminations autres que la notion de classe. Peut-être la classe est-elle seulement une structure parmi d’autres. Considérons par exemple la question des minorités raciales et ethniques, problème très aigu aux Etats-Unis. Dans quelle catégorie situerons-nous les minorités ? Elles ne sont ni des classes ni des nations. Nous devons envisager avec souplesse le concept de strate sociale : peut-être la connexion entre une strate et une idéologie ou une utopie est-elle ce qui unifie les deux. Il se peut, comme l’affirment certains, que les Etats-Unis vont d’un melting pot à une mosaïque. Ce qui veut dire que de nombreux groupes, et par conséquent de nombreuses idéologies concourent à l’ensemble quel qu’il soit. La conscience ethnique est désormais une composante collective d’un mixte idéologique national plus large.
Néanmoins, il est vrai que les Etats-Unis ont encore une idéologie commune. En tant qu’étranger, je suis tout à fait conscient de son unité et je prends ici le terme d’« idéologie » en un sens neutre. Considérons la question de l’emploi. A mes yeux, il existe une différence caractéristique entre l’Europe et les Etats-Unis. En Europe, être au chômage est une injustice : on a droit au travail. Ici, le fait d’être au chômage est considéré comme une déficience individuelle. Cela ne constitue pas une accusation portée contre le système mais un problème personnel. Le chômeur européen doit compter sur l’assistance et sur la distribution de nourriture, ce qui le rend encore plus dépendant du système. La déficience du chômeur est accentuée par cette dépendance. Cependant, bien que le concept de libre entreprise puisse faire l’objet de critiques, il est en fin de compte admis. Aux Etats-Unis, chacun est en compétition avec tous les autres. Même la façon dont les étudiants travaillent dans ce pays – individu contre individu – est tout à fait différente de ce qui a cours en Europe. Cet individualisme omniprésent a de saines conséquences, mais il entraîne aussi que, tandis que tout ce qui relève de la libre entreprise est en bonne condition, des entreprises publiques comme les chemins de fer restent en souffrance. La propriété collective n’a pas de sens. Les Etats-Unis ont quelque chose comme une idéologie collective, bien qu’à ma connaissance ceux qui y vivent sont plus attentifs aux sub-idéologies ou aux sub-cultures.
Pour conclure ce dernier chapitre sur l’idéologie, Ricoeur indique que le concept d’intégration présuppose les deux autres concepts fondamentaux – la légitimation et la distorsion –, mais qu’il fonctionne en réalité idéologiquement par le biais de ces deux autres facteurs. Plus encore, on peut situer le nœud (nexus) entre ces trois fonctions si on rapporte le rôle de l’idéologie au rôle plus vaste de l’imaginaire social.
IMAGINAIRE SOCIAL
A ce niveau très général, l’hypothèse de Ricoeur, telle que développée dans l’utopie, est que l’imagination travaille dans deux directions différentes.
D’une part, elle peut fonctionner pour garantir un ordre. Dans ce cas, sa fonction est de mettre en scène un processus d’identification qui reflète l’ordre. L’imagination prend ici l’apparence d’un tableau.,
D’autre part, pourtant, elle peut avoir une fonction perturbatrice : elle opère alors à la manière d’une rupture. Dans ce cas, son image est productive : elle imagine quelque chose d’autre, un ailleurs.
Dans chacun de ses trois rôles (distorsion, légitimation, intégration), l’idéologie représente la première forme d’imagination : elle fonctionne comme une garantie, une sauvegarde. L’utopie représente à l’inverse la seconde forme d’imagination : elle est toujours un regard qui vient de nulle part. Comme le suggérait Habermas, c’est peut-être une dimension propre à la libido elle-même que de se projeter aus – en dehors, – dans ce mouvement de transcendance tandis que l’idéologie est toujours à deux doigts de devenir pathologique en raison de sa fonction conservatoire, à la fois au bon et au mauvais sens du terme. L’idéologie maintient l’identité mais elle veut aussi conserver ce qui existe : elle est donc déjà un frein. Quelque chose devient idéologique – au sens le plus négatif du terme – quand la fonction d’intégration se pétrifie, quand elle devient rhétorique au mauvais sens, quand la schématisation et la rationalisation prennent le dessus. L’idéologie travaille à la charnière entre fonction d’intégration et résistance. représente à l’inverse la seconde forme d’imagination : elle est toujours un regard qui vient de nulle part. Comme le suggérait Habermas, c’est peut-être une elle-même que de se projeter
Il nous faut le redire ici, si l’idéologie est la fausse conscience de notre situation, nous pouvons imaginer une société sans idéologie. Mais nous ne pouvons pas imaginer une société sans utopie, car ce serait une société sans dessein. La distance qui nous sépare de nos fins est différente de la distorsion de notre propre image ? Comme le déclare Mannheim dans son ouvrage de 1956, « La disparition des différentes formes de l’utopie ferait perdre à celui-ci [l’homme] sa volonté de façonner l’histoire à sa guise, et par cela même, sa capacité de la comprendre » (233).
[1] Concept mécaniste basé sur la relation entre infrastructure et superstructure, d’où des querelles d’école invraisemblables sur l’efficace en dernière instance de la base, l’autonomie relative de la superstructure et sa capacité à réagir en retour sur la base.
[2] Plon, 1971, republié en 1995 chez Agon (Poche) en 2 vol.
[3] Interpréter l’activité sociale et par là expliquer causalement son déroulement et ses effets (5,28).
[4] Clifford Geertz est, aux Etats-Unis et en Europe, une figure du mouvement postmoderniste en ethnologie, bien que lui-même refuse cette étiquette et se présente comme un réformateur du culturalisme américain, qu'il souhaite débarrasser de toute forme d'explication causale, qu'elle soit psychologique, structurale ou sociale. Né en 1926, mort en 2006, il a enseigné à Berkeley (Californie) puis à Chicago, et a été chercheur à l'Institut d'études avancées de Princeton. Le plus célèbre texte de Clifford Geertz est le récit d'une expérience de terrain faite à Bali au début des années 70 : un jour qu'il assiste à un combat de coqs, pratique illégale dans ce pays, C. Geertz est amené à fuir la police en compagnie des gens du cru. Il découvre alors que son rapport aux Balinais a changé, de même que sa compréhension de leur culture. Moralité : la culture est certes un ensemble de symboles, mais ne se comprend jamais mieux qu'à travers l'action et la pratique partagées. L'œuvre postérieure de C. Geertz tirera cette idée dans plusieurs directions.
[5] Etude objective du comportement d’un être dans telle ou telle circonstance.
[6] Selon Weber : « Agit de façon purement rationnelle selon des valeurs celui qui agit sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes, au service qu’il est de sa conviction portant sur ce qui lui apparaît comme commandé par le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou la grandeur d’une « cause » qu’elle qu’en soit la nature. L’activité rationnelle selon des valeurs consiste toujours (au sens de notre terminologie) en une activité conforme à des « impératifs » ou à des « exigences » dont l’agent croit qu’ils lui sont imposés. Ce n’est que dans la mesure où l’activité humaine s’oriente d’après ce genre d’exigences que nous parlerons d’une rationalité selon des valeurs… » (I, 56).
[7] Croyance en un absolu. [8] Système de légitimité – « La légitimité d’un ordre peut être garantie :
I. De façon purement subjective, et dans ce cas :
1) d’après des affects, par un abandon d’ordre sentimental ;
2) de façon rationnelle selon des valeurs, par la foi en sa validité absolue, en tant qu’il est l’expression de valeurs ultimes (d’ordre éthique, esthétique ou autre) ;
3) de façon religieuse, par la croyance dans le fait que le salut dépend de l’obéissance à l’ordre ;
II. Ou (et même uniquement) par l’attente de certaines conséquences spécifiques externes, par exemple des situations où un intérêt est en jeu » (I, 68).
[9] Il s’agit là d’un problème de compréhension.
Fondements de la validité de l’ordre légitime – « Les agents peuvent accorder à un ordre une validité légitime :
a) en vertu de la tradition : validité de ce qui a toujours été :
b) en vertu d’une croyance d’ordre affectif (tout particulièrement émotionnelle) ; validité de la nouvelle révélation ou de l’exemplarité ;
c) en vertu d’une croyance rationnelle selon des valeurs : validité de ce que l’on a estimé être un absolu ;
d) en vertu d’une disposition positive, à la légalité de laquelle on croit.
Cette légalité peut à son tour avoir une validité légitime, soit en vertu d’une entente des intéressés à son propos, soit en vertu d’un octroi, sur la base d’une domination de l’homme sur l’homme et d’une obéissance valant comme légitimes » (I, 72).
[10] Liens réciproques considérés comme un rapport contractuel, quelque chose de plus intérieur et qui les engage moins.
[11] Gemeinschaft : société de type relation sociale dont le bien est de nature interne, se distinguant de la Gesellschaft : société de type économique dont le bien est de nature externe.
[12] Cette situation n’est pas si loin de la relation maître/esclave chez Hegel : l’esclave croit que le maître est la vraie figure de l’être humain, non seulement en raison de sa faiblesse, mais parce qu’il croit en l’humanité du maître.
[13] En un sens, cette définition n’est pas si éloignée de celle de Lénine. Dans L’Etat et la révolution, Lénine soutient que l’Etat n’est pas défini par ses finalités, mais par ses moyens, c’est-à-dire par la contrainte.