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Glossématique - Liberté

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LIBERTÉ

LÉVINAS

TOTALITÉ ET INFINI

La liberté mise en question

La justification du fait consiste à lui enlever le caractère de fait, d’accompli, de passé et, par là, d’irrévocable qui, comme tel, met obstacle à notre spontanéité. Mais dire que, obstacle à notre spontanéité, le fait est injuste, c’est supposer que la spontanéité ne se met pas en question, que l’exercice libre n’est pas soumis aux normes, mais est la norme. Et cependant, le souci d’intelligibilité se distingue foncièrement d’une attitude qui engendre une action sans égard pour l’obstacle. Il signifie, au contraire, un certain respect de l’objet. Pour que l’obstacle devienne un fait qui demande une justification théorique ou une raison, il a fallu que la spontanéité de l’action qui le surmonte soit inhibée, c’est-à-dire mise elle-même en question. C’est alors que nous passons d’une activité sans égard pour rien à une considération du fait. La fameuse suspension de l’acte qui rendrait la théorie possible, tient à une réserve de la liberté qui ne se livre pas à ses élans, à ses mouvements primesautiers et garde les distances. La théorie où surgit la vérité, est l’attitude d’un être qui se méfie de soi. Le savoir ne devient savoir d’un fait que si, en même temps, il est critique, s’il se met en question, remonte au-delà de son origine (mouvement contre nature, qui consiste à quérir plus haut que son origine et qui atteste ou décrit une liberté créée).
Cette critique de soi peut se comprendre, soit comme une découverte de sa faiblesse, soit comme une découverte de son indignité : c’est-à-dire soit comme une conscience de l’échec, soit comme une conscience de la culpabilité. Dans le dernier cas, justifier la liberté, ce n’est pas la prouver, mais la rendre juste.
On peut distinguer dans la pensée européenne la prédominance d’une tradition qui subordonne l’indignité à l’échec, la générosité morale elle-même, aux nécessités de la pensée objective. La spontanéité de la liberté ne se met pas en question. Sa limitation seule serait tragique et ferait scandale. La liberté ne se met en question que dans la mesure où elle se trouve, en quelque façon, imposée à elle-même : si j’avais pu librement choisir mon existence, tout serait justifié. L’échec de ma spontanéité encore dépourvue de raison, réveille la raison et la théorie ; il y aurait eu une douleur qui serait mère de la sagesse. De l’échec seulement viendrait la nécessité de mettre un frein à la violence et d’introduire de l’ordre dans les relations humaines. La théorie politique tire la justice de la valeur indiscutée de la spontanéité dont il s’agit d’assurer, par la connaissance du monde, le plus complet exercice en accordant ma liberté avec la liberté des autres. Cette position n’admet pas seulement la valeur indiscutable de la spontanéité, mais aussi la possibilité pour un être raisonnable de se situer dans la totalité.
La critique de la spontanéité engendrée par l’échec qui met en question la place centrale qu’occupe le moi dans le monde, suppose donc un pouvoir de réflexion sur son propre échec et sur la totalité, un déracinement du moi arraché à soi et vivant dans l’universel. Elle ne fonde ni la théorie, ni la vérité, elle les présuppose : elle part de la connaissance du monde, naît déjà d’une connaissance, de la connaissance de l’échec. La conscience de l’échec est déjà théorétique.
Par contre la critique de la spontanéité engendrée par la conscience de l’indignité morale, précède la vérité, précède la considération du tout et ne suppose pas la sublimation du moi dans l’universel. La conscience de l’indignité n’est pas, à son tour, une vérité, n’est pas une considération du fait. La conscience première de mon immoralité, n’est pas ma subordination au fait, mais à Autrui, à l’Infini. L’idée de totalité et l’idée de l’infini diffèrent précisément par cela : la première est purement théorétique, l’autre est morale. La liberté pouvant avoir honte d’elle-même – fonde la vérité (et ainsi la vérité ne se déduit pas de la vérité). Autrui n’est pas initialement fait, n’est pas obstacle, ne me menace pas de mort. Il est désiré dans ma honte. Pour découvrir la facticité injustifiée du pouvoir et de la liberté, il faut non pas la considérer comme objet, ni considérer Autrui comme objet, il faut se mesurer à l’infini, c’est-à-dire le désirer. Il faut avoir l’idée de l’infini, l’idée du parfait, comme dirait Descartes, pour connaître sa propre imperfection. L’idée du parfait n’est pas idée mais désir. C’est l’accueil d’Autrui, le commencement de la conscience morale, qui met en question ma liberté. Cette façon de se mesurer à la perfection de l’infini, n’est donc pas une considération théorétique. Elle s’accomplit comme honte où la liberté se découvre meurtrière dans son exercice même. Elle s’accomplit dans la honte où la liberté, en même temps qu’elle se découvre dans la conscience de la honte, se cache dans la honte même. La honte n’a pas la structure de la conscience et de la clarté, mais est orientée à l’envers. Son sujet m’est extérieur. Le discours et le Désir où Autrui se présente comme interlocuteur, comme celui sur qui je ne peux pas pouvoir, que je ne peux pas tuer, conditionnent cette honte où, en tant que moi, je ne suis pas innocente spontanéité mais usurpateur et meurtrier. Par contre l’infini, l’Autre en tant qu’Autre, n’est pas adéquat à une idée théorique d’un autre moi-même, déjà pour cette simple raison qu’il provoque ma honte et qu’il se présente, comme me dominant. Son existence est le fait premier, le synonyme de sa perfection même. Et si l’autre peut m’investir et investir ma liberté par elle-même arbitraire, c’est que moi-même je peux en fin de compte, me sentir comme l’Autre de l’Autre. Mais cela ne s’obtient qu’à travers des structures fort complexes.
La conscience morale accueille autrui. C’est la révélation d’une résistance à mes pouvoirs, qui ne les met pas, comme force plus grande, en échec, mais qui met en question le droit naïf de mes pouvoirs, ma glorieuse spontanéité de vivant. La morale commence lorsque la liberté, au lieu de se justifier par elle-même, se sent arbitraire et violente. La recherche de l’intelligible, mais aussi la manifestation de l’essence critique du savoir, la remontée d’un être en-deçà de sa condition – commence du même coup.

L’investiture de la liberté ou la critique
L’existence en réalité, n’est pas condamnée à la liberté, mais est investie comme liberté. La liberté n’est pas nue. Philosopher, c’est remonter en-deçà de la liberté, découvrir l’investiture qui libère la liberté de l’arbitraire. Le savoir comme critique, comme remontée en-deçà de la liberté – ne peut surgir que dans un être qui a une origine en-deçà de son origine – qui est créé.
La critique ou la philosophie est l’essence du savoir. Mais le propre du savoir n’est pas dans sa possibilité d’aller vers un objet, mouvement par lequel il s’apparente aux autres actes. Son privilège consiste à pouvoir se mettre en question, à pénétrer en-deçà de sa propre condition.
(…) Que signifie cette mise en question ? Elle ne peut pas se réduire à la répétition, au sujet de la connaissance, dans son ensemble, des questions qui se posent pour la compréhension des choses visées par l’acte naïf de la connaissance.(…) La question critique posée en théorie de la connaissance reviendrait à demander, par exemple, de quel principe certain découle la connaissance ou quelle en est la cause . La régression à l’infini serait ici, certes, inévitable et c’est à cette course stérile que se réduirait la remontée en-deçà de sa condition, le pouvoir de poser le problème du fondement. Identifier le problème du fondement avec une connaissance objective de la connaissance , c’est d’avance considérer que la liberté ne peut se fonder que sur elle-même ; la liberté – la détermination de l’Autre par le Même – étant le mouvement même de la représentation et de son évidence. Identifier le problème du fondement avec la connaissance de la connaissance, c’est oublier l’arbitraire de la liberté qu’il s’agit précisément de fonder. Le savoir dont l’essence est critique, ne peut se réduire à la connaissance objective. Il conduit vers Autrui. Accueillir Autrui, c’est mettre ma liberté en question.(…)
Autrui n’est pas transcendant parce qu’il serait libre comme moi. Sa liberté, au contraire, est une supériorité qui vient de sa transcendance même. En quoi consiste cette inversion de la critique ? Le sujet est « pour soi » – il se représente et se connaît aussi longtemps qu’il est. Mais en se connaissant ou en se représentant, il se possède, se domine, étend son identité à ce qui vient, en lui-même réfuter cette identité. Cet impérialisme du Même est toute l’essence de la liberté. Le « pour soi » comme mode de l’existence, indique un arrachement à soi aussi radical qu’un vouloir naïf de vivre. Mais si la liberté me situe effrontément en face du non-moi, en moi et hors de moi, si elle consiste à le nier ou à le posséder, devant Autrui elle recule. Le rapport avec Autrui ne se mue pas, comme la connaissance, en jouissance et possession, en liberté. Autrui s’impose comme une exigence qui domine cette liberté et, dès lors, comme plus originelle que tout ce qui se passe en moi. Autrui dont la présence exceptionnelle s’inscrit dans l’impossibilité éthique où je suis de le tuer, indique la fin des pouvoirs. Si je ne peux plus pouvoir sur lui, c’est qu’il déborde absolument toute idée que je peux avoir de lui.
Pour se justifier, le moi peut, certes, s’engager dans une autre voie, chercher à se saisir dans une totalité. Telle nous semble être la justification de la liberté à laquelle aspire la philosophie qui, de Spinoza à Hegel, identifie volonté et raison, qui, contre Descartes, enlève à la vérité son caractère d’œuvre libre, pour la situer là où l’opposition du moi et du non-moi s’évanouit, au sein d’une raison impersonnelle. La liberté ne se trouve pas maintenue, mais se ramène au reflet d’un ordre universel, lequel se soutient et se justifie tout seul, comme le Dieu de l’argument ontologique. Ce privilège de l’ordre universel de se soutenir et de se justifier, qui se situe au-delà de l’œuvre encore subjective de la volonté cartésienne, constitue la dignité divine de cet ordre. Le savoir serait la voie où la liberté dénoncerait sa propre contingence, où elle s’évanouirait dans la totalité. Cette voie dissimule en réalité l’antique triomphe du Même sur l’Autre.(…) Pour la tradition philosophique de l’Occident, toute relation entre le Même et l’Autre, quand elle n’est plus l’affirmation de la suprématie du Même, se ramène à une relation impersonnelle dans un ordre universel. La philosophie elle-même s’identifie avec la substitution d’idées aux personnes, du thème à l’interlocuteur, de l’intériorité du rapport logique à l’extériorité de l’interprétation. Les étant’s se ramènent au Neutre de l’idée de l’être, du concept. C’est pour échapper à l’arbitraire de la liberté, à sa disparition dans le Neutre, que nous avons abordé le moi comme athée et créé – libre, mais capable de remonter en-deçà de sa condition – devant Autrui qui ne se livre pas à la « thématisation » ou à la « conceptualisation » d’Autrui.(…)
Dans la recherche de la vérité, œuvre éminemment individuelle, qui toujours se ramenait, comme a vu Descartes, à la liberté de l’individu – l’athéisme s’affirmait comme athéisme. Mais son pouvoir critique le ramène en-deçà de sa liberté. L’unité de la liberté spontanée oeuvrant droit devant elle et de la critique où la liberté est capable de se mettre en cause et, ainsi, de se précéder – s’appelle créature. La merveille de la création ne consiste pas seulement à être création ex nihilo, mais aboutir à un être capable de recevoir une révélation, d’apprendre qu’il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral. Et cela suppose précisément, l’athéisme, mais à la fois, par-delà l’athéisme, la honte pour l’arbitraire de la liberté qui le constitue.

Nous nous opposons donc radicalement aussi à Heidegger qui subordonne à l’ontologie le rapport avec Autrui, au lieu de voir dans la justice et l’injustice un accès original à Autrui, par-delà toute ontologie. L’existence d’Autrui nous concerne dans la collectivité, non pas par sa participation à l’être qui nous est familier à tous, d’ores et déjà, non pas par son pouvoir et par sa liberté que nous aurions à subjuguer et à utiliser pour nous, non pas par la différence de ses attributs que nous aurions à surmonter dans le processus de la connaissance, [voir même] dans un élan de sympathie en nous confondant avec lui comme si son existence était une gêne. Autrui ne nous affecte pas comme celui qu’il faut surmonter, englober, dominer, mais en tant qu’autre, indépendant de nous : derrière toute relation que nous puissions entretenir avec lui, ressurgissant absolu.

[Totalité et Infini, pp.83-89]


RICOEUR

LE VOLONTAIRE ET L’INVOLONTAIRE[1]

Délivrance de la liberté

…La nécessité objective est le masque de raison d’une fatalité qui n’est plus seulement d’entendement mais de société et de passion ; c’est principalement la vanité et la peur qui m’enferment ; il me faut répondre à l’idée qu’autrui se fait de moi, si elle est flatteuse ; en cherchant à vivre dans l’opinion d’autrui, je me fais l’esclave de l’image qu’il me renvoie de moi-même ; mais c’est surtout la peur qui proprement me condamne à n’être que ce caractère : « Il ne faut point se hâter de juger les caractères, dit Alain, comme si l’on décrète que l’un est sot et l’autre paresseux. Si vous marquez un galérien, vous lui donnez une sorte de droit sauvage. Au fond de tous les vices, il y a sans doute quelque condamnation à laquelle on croit ; et dans les relations humaines, cela mène fort loin, le jugement appelant sa preuve et la preuve fortifiant le jugement. J’essaie de ne jamais juger tout haut, ni même tout bas, car les regards et les attitudes parlent toujours trop ; et j’attends le bien après le mal ; souvent par les mêmes causes ; en cela je ne me trompe pas beaucoup : tout homme est bien riche[2] ».

C’est ainsi que par diverses passions concourantes je me forge ce fatum ; c’est elles qui accréditent la tentation de l’objectivité qui semble pourtant si éloignée de l’esclavage des passions. Mais la réflexion elle-même est déjà une passion quand elle tient lieu de l’action : à trop me regarder je m’arrête de vivre, c’est-à-dire de faire et me faire ; je me constitue la proie du révolu et d’une nature dévorante de moi-même ; il semble que l’irrémédiable ne doive jamais être regardé seul , mais comme contre-partie de ce qu’il dépend de moi de changer, comme arrière-plan de l’involontaire relatif au volontaire, comme frange de la motivation et des pouvoirs ; c’est donc ce pouvoir de décider et de mouvoir qu’il me faut délivrer de la fascination et non point seulement cette pure volonté de penser. Tout reste à faire, puisque nous ne savons pas encore comment un volontaire absolu peut être enveloppé dans l’involontaire relatif, ni quel usage légitime peut être fait de l’éthologie. Du moins nous savons que la liberté ne peut pas être logée dans les interstices du déterminisme éthologique, et qu’il faut partir de cette liberté de décider et de mouvoir pour y découvrir une nature finie étrangement unie à son initiative infinie. C’est ainsi que, nous frayant un chemin entre le déterminisme qui règle l’objet et exclut la liberté et la fatalité subjective qui la fascine, nous accéderons au destin qui n’est jamais que l’envers de la liberté.

[Le volontaire et l’involontaire, Troisième partie, chapitre II, p. 343]


Une liberté seulement humaine

Au terme de cette réflexion sur le volontaire et l’involontaire, il peut paraître que le dualisme, que nous avons successivement expulsé de toutes ses positions, s’est réfugié dans une dualité plus subtile, mais plus radicale, au centre même du sujet, entre les aspects ou les moments du vouloir.

Autre, semble-t-il, est la liberté de choix et de motion ; autre la liberté du consentement et la maîtrise d’une liberté qui commande par projet à l’événement et l’impose en effet aux choses par l’effort qui traverse le corps.

A mesure que la réflexion sur le consentement s’est développée, cette différence de rythme a paru s’accentuer ; on n’a cessé de s’éloigner de cette liberté qui inaugure de l’être, qui va du possible à l’être, pour rejoindre enfin une liberté qui repasse sur la nécessité, se subordonne à l’initiative des choses. Cette liberté, semble-t-il, n’ose plus, elle consent, elle se rend.

Il est bon de s’arrêter à ce disparate, avant de le dépasser en direction du paradoxe radical de la liberté humaine.
Il ne paraît pas qu’il soit possible de majorer aux dépens l’un de l’autre le moment du choix et de l’effort ou le moment du consentement. La sagesse elle-même est finalement paradoxale en ce siècle. Un appel à l’audace et au risque, une éthique de la responsabilité et de l’engagement, ont leur limite dans une médiation apaisée sur les incoercibles exigences de notre condition corporelle et terrestre.
Mais en retour une méditation sur l’infrangible nécessité a sa limite dans un sursum de la liberté, dans une reprise de responsabilité par laquelle je m’écrie : ce corps qui me porte et me trahira, je le meus. Ce monde qui me situe et m’engendre selon la chair, je le change ; par le choix, j’inaugure de l’être en moi et hors de moi.(…)
Mais on ne saurait s’arrêter à ce contraste qui risquerait de durcir une distinction abstraite et de briser la volonté en plusieurs actes. C’est en vérité chacun des moments de la liberté, – décider, mouvoir, consentir – qui unit selon un mode intentionnel différent l’action et la passion, l’initiative et la réceptivité.(…)
Le paradoxe n’est pas tant entre des moments du vouloir qui ne se distinguent que par une visée différente qu’entre la triple forme d’une initiative et la triple forme d’une réceptivité C’est pourquoi on peut bien finalement mélanger les expressions qui conviennent à ces moments différents et dire que le vouloir qui acquiesce à des motifs consent aux raisons de son choix ; inversement le consentement qui réaffirme l’existence non choisie, son étroitesse, ses ténèbres, sa contingence, est comme un choix de moi-même, un choix de la nécessité, tel l’amor fati célébré par Nietzsche. Audace et patience ne cessent de s’échanger au cœur même du vouloir. La liberté n’est pas un acte pur, elle est en chacun de ses moments activité et réceptivité ; elle se fait en accueillant ce qu’elle ne fait pas ; valeurs, pouvoirs et pure nature. En cela notre liberté est seulement humaine et n’achève de se comprendre que par rapport à quelques concepts-limites, que nous comprenons eux-mêmes à vide, comme des idées kantiennes, régulatrices et non constitutives, c’est-à-dire comme des essences idéales qui déterminent le degré-limite des essences de la conscience (lesquelles, nous l’avons vu ont déjà une pureté-limite par rapport à la faute).
1° L’idée de Dieu comme idée kantienne est le degré-limite d’une liberté qui n’est pas créatrice. La liberté est, si l’on peut dire, du côté de Dieu par son indépendance à l’objet, par son caractère simultané d’indétermination et de détermination de soi. Mais nous pensons à une liberté qui ne serait plus réceptive à l’égard de motifs en général (de pouvoirs et d’une nature), une liberté qui ne se ferait pas en regardant, en ébranlant une spontanéité, en se pliant à une nécessité, mais qui serait soi par décret. Dirons-nous que cette liberté crée le bien, ou qu’elle est le bien. Cette distinction capitale à bien des égards apporte peu à notre propos : cette liberté ne serait plus une liberté motivée, au sens humain d’une liberté réceptive à des valeurs et finalement dépendante d’un corps ; elle ne serait plus une liberté incarnée, elle ne serait plus une liberté contingente. La liberté motivée, incarnée, contingente est donc à l’image de l’absolu par son indétermination identique à son pouvoir de se déterminer soi-même, mais autre que l’absolu par sa réceptivité.
Ce premier concept-limite domine une cascade d’idées-limites subordonnées dont l’enchaînement constituerait par lui-même un problème difficile.

En effet je comprends en outre à vide une liberté motivée comme celle de l’homme, mais motivée de façon exhaustive, transparente, absolument rationnelle. Nous avons fait plusieurs fois allusion à cet idéal de la liberté parfaitement éclairée ; mon type de temporalité qui tient à ma situation incarnée, me sépare de cette limite ; dans les trois analyses de l’indécision, de la durée et du choix nous avons insisté sur cette liaison de la temporalité humaine avec la confusion des motifs issus du corps : premièrement je suis une liberté qui émerge sans cesse de l’indécision, parce que les valeurs m’apparaissent toujours dans un bien apparent que me montre l’affectivité ;l’affectivitéauncaractèreproblématiquequi appelle une clarification sans fin ; elle est comparable dans l’ordre pratique à l’inadéquation s’une perception par touches, par esquisses, par profils ; seul le temps clarifie, avons-nous dit bien souvent. Aussi notre liberté est secondement un art de la durée ; certes, en tant que nous conduisons la durée, cette maîtrise n’est pas une imperfection, mais bien une perfection ou une image de perfection ; mais comme la clarification des motifs est à jamais inachevée, que la décision est brusquée par l’urgence, que l’information reste toujours bornée, cette liberté de l’attention demeure solidaire des limites mêmes de l’existence corporelle ; elle n’aperçoit que des biens apparents, elle n’est capable que d’une lecture inadéquate des valeurs. De là, troisièmement, le caractère propre du choix humain : il procède d’un risque et non d’un décret. Le risque n’est une perfection que si l’on considère l’indépendance de l’attention qui s’arrête ; mais pour une liberté motivée et non créatrice, le risque n’est que la caricature d’un libre décret divin et reste par rapport à lui un défaut ; l’arrêt arbitraire de l’attention ressemble finalement moins au libre décret de Dieu qu’un choix moins audacieux et plus nourri de raisons, où la persuasion du bien se joindrait à la spontanéité du regard ; cette liberté parfaitement motivée serait la plus haute approximation de la liberté divine compatible avec une liberté motivée.

Je comprends encore l’idée-limite d’une liberté incarnée comme celle de l’homme, mais dont le corps serait absolument docile, une liberté gracieuse, dont la spontanéité corporelle conspirerait sans résistance avec l’initiative qui la meut. L’athlète, le danseur m’en donnent parfois l’image et la nostalgie.
4° Enfin je comprends à vide une liberté qui serait l’envergure même de l’homme, qui n’aurait pas la partialité d’un caractère, dont les motifs seraient absolument transparents et qui aurait entièrement réduit sa contingence à son initiative. Mais cette dernière « utopie » de la liberté révèle que tout le cycle de ces idées-limites a pour centre l’idée d’une liberté créatrice.
Ces idées-limites n’ont pas d’autre fonction ici que de faire comprendre par contraste la condition d’une volonté réciproque d’un involontaire (…).

Du moins ces idées-limites achèvent de déterminer le statut d’une liberté qui est humaine et non pas divine, d’une liberté qui ne se pose point absolument parce qu’elle n’est pas la Transcendance.

Vouloir n’est pas créer.

[Le volontaire et l’involontaire, Conclusion, pp. 453 à 456]



KANT

CRITIQUE DE LA RAISON PURE

(Ecrits de 1767-1780)

[« Avant de montrer les scènes de discorde et de déchirement qu’entraîne ce conflit des lois (cette antinomie) de la raison pure[3], nous voulons donner certaines explications susceptibles d’éclairer et de justifier la méthode dont nous nous servons pour traiter de notre objet. J’appelle toutes les idées transcendantales, en tant qu’elles concernent l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes, des concepts du monde, en partie à cause de cette totalité inconditionnée sur laquelle se fonde le concept du tout du monde qui n’est lui-même qu’une idée, en partie parce qu’elles tendent simplement à la synthèse des phénomènes et, par conséquent à une synthèse empirique, tandis qu’au contraire la totalité absolue dans la synthèse des conditions de toutes les choses possibles en général donnera lieu à un idéal de raison pure, lequel est tout différent du concept du monde, bien qu’il soit en rapport avec lui. C’est pourquoi, de même que les paralogismes de la raison pure donnaient le fondement pour une psychologie dialectique, l’antinomie de la raison pure exposera les principes transcendantaux d’une prétendue cosmopologie pure (rationnelle), non sans doute pour la trouver valable et se l’approprier, mais comme l’indique déjà l’expression de conflit de la raison, afin de la présenter dans son apparence éblouissante, mais fausse, comme une idée qui ne saurait se concilier avec les phénomènes ».]

TROISIÈME CONFLIT DES IDÉES TRANSCENDANTALES
THÈSE
La causalité suivant les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés les phénomènes du monde dans leur ensemble. Il est encore nécessaire d’admettre, pour les expliquer, une causalité par liberté.
Preuve
Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autre causalité que celle qui est conforme aux lois de la nature, tout ce qui arrive présuppose un état antérieur auquel il succède inévitablement suivant une règle. Or l’état antérieur doit être lui-même quelque chose qui est arrivé (qui a pris naissance dans le temps puisqu’il n’était pas auparavant), puisque s’il avait toujours été, sa conséquence n’aurait pas non plus commencé d’être, mais elle aurait aussi toujours été. La causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est donc toujours elle-même quelque chose d’arrivé, qui présuppose à son tour, suivant la loi de la nature, un état antérieur et la causalité de cet état, et celui-ci un autre état plus ancien, et ainsi de suite. Si donc tout arrive suivant les seules lois de la nature, alors il n’y a toujours qu’un commencement subalterne, mais jamais un premier commencement ; et, par conséquent, en général, il n’y a jamais aucune intégralité de la série du côté des causes qui descendent les unes des autres. Or, la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori[4]. Donc la proposition qui veut que toute causalité ne soit possible que suivant des lois naturelles se contredit d’elle-même dans son universalité illimitée, et il est donc impossible d’admettre cette causalité comme la seule.
D’après cela il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause en soit déterminée derechef encore par une autre cause antérieure suivant des lois nécessaires, c’est-à-dire une spontanéité absolue des causes, spontanéité qui consiste à commencer de soi une série de phénomènes qui se déroule suivant des lois naturelles, par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la série successive des phénomènes n’est jamais complète du côté des causes.
Remarque sur la thèse
L’idée transcendantale de la liberté est à la vérité loin de former le contenu entier duconcept psychologique de ce nom, concept qui est en grande partie empirique[5] ;
elle constitue seulement le concept de la spontanéité absolue de l’action, comme fondement propre de l’imputabilité de cette action ; mais elle n’en est pas moins la véritable pierre d’achoppement de la philosophie, qui trouve des difficultés insurmontables à admettre une sorte de causalité inconditionnée. Ce n’est donc proprement qu’une difficulté transcendantale qui, dans la question de la liberté du vouloir, a jeté de tout temps la raison spéculative dans un si grand embarras…Il y a une chose qui confirme d’une manière éclatante le besoin qu’éprouve la raison d’en appeler dans la série des causes naturelles à un premier commencement par liberté, c’est que tous les philosophes de l’Antiquité (à l’exception de ceux de l’école épicurienne) se sont vus obligés d’admettre, pour expliquer les mouvements du monde, un premier moteur, c’est-à-dire une cause librement agissante, qui a commencé d’abord et d’elle-même cette série d’états[6]. En effet, ils n’ont pas osé entreprendre de rendre intelligible un premier commencement par la seule nature.
ANTITHÈSE

Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant les lois de la nature.

Preuve

Supposez qu’il y ait une liberté dans le sens transcendantal, en tant qu’une espèce particulière de causalité suivant laquelle les évènements du monde pourraient se produire, c’est-à-dire un pouvoir de commencer absolument un état et par conséquent aussi une série de conséquences de cet état, alors ce n’est pas seulement une série qui commencera absolument en vertu de cette spontanéité, mais il faudra encore que commence aussi absolument la détermination de cette spontanéité à produire la série, c’est-à-dire la causalité, de telle sorte qu’il n’y aura rien qui précède par quoi soit déterminée, suivant des lois constantes, cette action qui arrive. Mais tout commencement d’action présuppose un état de la cause où cette cause n’agit pas encore, et un premier commencement dynamique de l’action présuppose un état qui n’a aucun enchaînement de causalité avec l’état précédent de la même cause, c’est-à-dire qui n’en résulte d’aucune façon. Donc la liberté transcendantale est opposée à la loi de la causalité, et une telle liaison des états successifs de causes efficientes, d’après lequel aucune unité de l’expérience n’est possible, et qui donc ne se rencontre dans aucune expérience, n’est par suite qu’un vain être de raison.

Il n’y a donc que la nature où nous puissions chercher l’enchaînement et l’ordre des évènements du monde. La liberté (l’indépendance) à l’égard des lois de la nature est une libération qui, il est vrai, affranchit de la contrainte, mais aussi du fil conducteur de toutes les règles. En effet, on ne peut pas dire que des lois de la liberté interviennent dans la causalité du cours du monde en prenant la place des lois de la nature, puisque, si la liberté était déterminée suivant des lois, elle ne serait plus liberté, mais rien d’autre que nature. Nature et liberté transcendantale diffèrent donc entre elles comme la conformité à des lois et l’absence de lois[7]. La première, il est vrai, importune l’entendement de la difficulté d’avoir à chercher toujours plus haut dans la série des causes l’origine des évènements, puisque la causalité y est toujours conditionnée ; mais elle promet, en dédommagement, une unité de l’expérience universelle conforme à des lois. L’illusion de la liberté, au contraire, offre bien à l’entendement un repos dans son investigation dans la chaîne des causes, en le conduisant à une causalité inconditionnée qui commence à agir d’elle-même ; mais comme cette causalité elle-même est aveugle, elle rompt le fil conducteur des règles, auquel tient seule la possibilité d’une expérience complètement liée.

Remarque sur l’antithèse

Celui qui défend la toute-puissance de la nature (physiocratie transcendantale) contre la doctrine de la liberté pourrait opposer la proposition suivante aux raisonnements sophistiques de cette doctrine : Si vous n’admettez dans le monde rien de mathématiquement premier sous le rapport du temps, vous n’avez plus besoin non plus de chercher quelque chose de dynamiquement premier sous le rapport de la causalité. Qui vous a priés d’imaginer un état absolument premier du monde, un commencement absolu de la série, au cours successif des phénomènes, et d’imposer des limites à la nature que rien ne borne, un point de repos à votre imagination ? Puisque les substances ont toujours été dans le monde, ou que du moins l’unité de l’expérience rend nécessaire une telle supposition, il n’y a point de difficulté à admettre aussi que le changement de leurs états, c’est-à-dire une série de leurs changements, a toujours été, et que, par conséquent il n’est besoin de chercher aucun commencement, ni mathématique, ni dynamique… D’ailleurs, quand même on concèderait un pouvoir transcendantal de liberté, pour commencer les changements du monde, du moins ce pouvoir ne devrait-il être qu’en dehors du monde (quoique cela reste toujours une prétention téméraire que d’admettre, en dehors de l’ensemble de toutes les intuitions possibles, encore un objet qui ne peut être donné dans aucune perception possible). Mais dans le monde lui-même, il ne peut jamais être permis d’attribuer pareil pouvoir aux substances, puisque alors disparaîtrait en grande partie l’enchaînement des phénomènes qui se déterminent nécessairement les uns aux autres suivant des lois universelles, enchaînement que l’on nomme nature et, avec lui, le critère de la vérité empirique, qui distingue l’expérience du rêve. En effet, avec un tel pouvoir de liberté, affranchi de toutes lois, on ne peut plus guère penser la nature, puisque les lois de celle-ci seraient sans cesse modifiées par l’influence de cette liberté , et que le jeu des phénomènes, lequel, conforme à la simple nature, serait régulier et uniforme, est ainsi troublé et rendu incohérent.

[Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Troisième conflit, T I, pp.1102-1109]

PROLÉGOMÈNES 53
(Ecrits de 1783-1784)

[La méthode analytique suivie dans les « Prolégonèmes » part du fait de l’existence de la connaissance scientifique pour remonter à ses conditions de possibilité (la nature de l’intuition et de l’entendement humains), tandis que la Critique de la raison pure commençait par exposer la nature et la structure complète des facultés pour en tirer des conclusions touchant la possibilité et les limites de la connaissance ; elle suivait donc un ordre synthétique, allant des principes aux conséquences. Il ne faut pas confondre le caractère analytique ou synthétique de la méthode avec la nature analytique ou synthétique des jugements.]

La liberté ne doit pas être considérée comme un phénomène mais comme la faculté de commencer un événement par soi-même

Si les objets du monde sensible étaient pris pour des choses en soi, et les lois de la nature mentionnées plus haut[8] pour des lois des choses en soi, la contradiction serait inévitable. De même si le sujet de la liberté était, ainsi que le reste des objets, représenté comme simple phénomène, alors, de la même façon, la contradiction ne pourrait être évitée ; car, à propos d’un objet identique, pris dans la même signification, l’on affirmerait et nierait en même temps la même chose. Mais si la nécessité de la nature est simplement rapportée aux phénomènes, et la liberté seulement aux choses en soi, il n’en résulte aucune contradiction, quand bien même l’on admettrait ou accorderait ces deux espèces de causalité, si difficile ou impossible qu’il puisse être de rendre concevable celle de la dernière espèce. Dans le phénomène, chaque effet est un événement ou quelque chose qui se passe dans le temps ; d’après la loi universelle de la nature, il doit être précédé d’une détermination de la causalité de sa cause (un état de celle-ci) à quoi il succède selon une loi constante. Mais cette détermination de la cause à la causalité doit aussi être quelque chose qui survient ou se passe ; la cause doit avoir commencé d’agir ; car sinon aucune succession temporelle ne se laisserait penser entre elle et l’effet. L’effet aurait toujours existé, aussi bien que la causalité de la cause. Ainsi, parmi les phénomènes, a dû se produire également la détermination de la cause à agir, et par suite elle doit être comme son effet un événement qui doit à son tour avoir sa cause, etc. ; et, en conséquence, la nécessité naturelle doit être la condition d’après laquelle sont déterminées les causes efficientes. Au contraire, si la liberté doit être une propriété de certaines causes des phénomènes, elle doit être, relativement à ces derniers en tant qu’évènements, une faculté de les commencer d’elles-mêmes (sponte), c’est-à-dire sans que la causalité de la cause puisse elle-même commencer, et par suite sans avoir besoin d’aucune autre raison la déterminant à commencer. Mais alors la cause, quant à sa causalité, ne devrait pas être soumise aux déterminations temporelles de son état, c’est-à-dire ne pas être du tout un phénomène, mais être considérée comme une chose en soi, et ses effets seulement comme des phénomènes[9]. Si l’on peut penser sans contradiction une telle influence des êtres intelligibles sur les phénomènes, tout enchaînement de cause et d’effet dans le monde sensible tiendra certes à une nécessité naturelle, mais on pourra cependant accorder la liberté à cette cause qui n’est pas elle-même un phénomène (bien qu’elle en soit le fondement) et donc attribuer sans contradiction nature et liberté à une même chose, mais sous des rapports différents, tantôt comme phénomène, tantôt comme chose en soi.

[Prolégomènes, 53, T II, pp.125-126]


HISTOIRE UNIVERSELLE

(Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique)

La liberté du vouloir humain
Quel que soit le concept que, du point de vue métaphysique, on puisse se faire de la liberté du vouloir, il reste que les manifestations phénoménales de ce vouloir, les actions humaines, sont déterminées selon des lois universelles de la nature, exactement au même titre que tout autre événement naturel. L’histoire, qui se propose de raconter ces manifestations phénoménales, quelle que puisse être la profondeur en laquelle sont cachées leurs causes, donne cependant à espérer qu’en considérant globalement le jeu de la liberté du pouvoir humain, elle peut y découvrir un cours régulier et que, de cette façon, ce qui chez les sujets particuliers paraît confus et irrégulier pourra cependant être reconnu au niveau de l’espèce entière comme étant un développement constant, bien que lent, de ses dispositions originelles. Ainsi, par exemple, les mariages, les naissances qui en résultent et la mort, étant donné que la libre volonté des hommes exerce sur eux une si grande influence, ne semblent pouvoir être soumis à aucune règle d’après laquelle on pourrait en calculer le nombre par avance ; et, pourtant, les tableaux qu’on en dresse chaque année dans les grands pays prouvent qu’ils se produisent tout aussi bien selon des lois naturelles constantes, que les si inconstantes variations atmosphériques qui, prises isolément, ne sont pas prévisibles, mais qui pourtant, dans leur ensemble, ne manquent pas de maintenir le cours uniforme et ininterrompu de la croissance des plantes, de l’écoulement des fleuves et de bien d’autres formations naturelles. Les hommes pris isolément, et même des peuples entiers, ne songent guère au fait qu’en poursuivant leurs fins particulières, chacun selon son avis personnel, et souvent l’un à l’encontre de l’autre, ils s’orientent sans le savoir au dessein de la nature, qui leur est lui-même inconnu, comme à un fil conducteur, et travaillent à favoriser sa réalisation ; ce qui, même s’ils le savaient, leur importerait pourtant assez peu.
Etant donné que les hommes, dans les efforts qu’ils entreprennent en vue de réaliser leurs aspirations, ne procèdent pas dans l’ensemble de façon simplement instinctive, mais pas non plus comme des citoyens raisonnables du monde selon un plan concerté, il semble également qu’une histoire planifiée (comme par exemple celle des abeilles et des castors) soit impossible en ce qui les concerne… Nous voulons [cependant] examiner s’il nous sera possible de trouver un fil conducteur pour une telle histoire ; nous laisserons ensuite à la nature le soin de produire l’homme capable de rédiger l’histoire selon ce fil conducteur. N’a-t-elle pas produit un Kepler, qui soumit d’une façon inattendue les orbites excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton qui expliqua ces lois en vertu d’une cause naturelle universelle ?
[D’où une série de propositions qui aboutissent à la neuvième qui conclut « qu’une tentative philosophique pour traiter l’histoire universelle de la nature qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine doit être considérée comme possible, et même favorable à ce dessein de la nature ».]
[Histoire universelle, T II, pp. 187-205]

SUR LE LIEU COMMUN II
[10]
(Ecrits de 1792-1793)

Le concept de liberté dans les rapports extérieurs des hommes les uns aux autres

Le concept d’un droit extérieur en général provient entièrement de ce concept de liberté. Il n’a absolument rien à voir avec la fin qu’ont naturellement tous les hommes (la visée du bonheur) et avec le précepte concernant les moyens pour y parvenir ; si bien que cette fin ne doit donc absolument pas non plus s’immiscer dans cette loi, en tant que principe déterminant. Le droit est la limitation de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, dans la mesure où celle-ci est possible d’après une loi générale ; et le droit public[11] est l’ensemble des lois extérieures qui rendent possible un tel accord général. Or, comme toute limitation de la liberté par l’arbitre d’un autre s’appelle contrainte, il s’ensuit que la constitution civile est un rapport d’hommes libres, qui pourtant (sans préjudice pour leur liberté dans le tout de leur union avec les autres) sont soumis à des lois de contrainte, car c’est la raison elle-même qui le veut ainsi , et même la raison pure légiférant a priori qui ne prend en considération aucune fin empirique (toutes les fins de ce genre ayant été comprises sous le nom général de bonheur) ; car en ce qui concerne cette fin, et l’endroit où chacun entend la placer, les hommes ont des idées totalement différentes en sorte que leur volonté ne peut pas être ramenée à un principe commun ni par conséquent à une loi extérieure en accord avec la liberté de tous.

L’état civil considéré uniquement comme état juridique est donc fondé sur les principes a prioriliberté[12] de chaque membre de la société en tant qu’homme. 2° l’égalité de celui-ci avec tout autre en tant que sujet. 3° l’indépendance de tout membre d’une communauté en tant que citoyen. suivants : 1° la


MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS
Le concept de liberté en tant que concept pur de la raison
Pour cela, justement, il est transcendant pour la philosophie théorique, c’est-à-dire qu’il est tel qu’on n’en peut donner aucun exemple adéquat dans quelque expérience possible que ce soit ; il ne constitue donc pas l’objet d’une connaissance théorique possible pour nous et ne saurait absolument pas valoir pour la raison spéculative comme principe constitutif mais uniquement comme principe régulateur et, il est vrai, purement négatif[13]. Mais, dans l’usage pratique de la raison, il prouve sa réalité par des principes pratiques qui, en tant que lois –causalité de la raison pure, indépendante de toutes conditions empiriques (du sensible en général) – , déterminent l’arbitre et attestent en nous une volonté pure en laquelle les concepts et lois des bonnes mœurs ont leur origine.
C’est sur ce concept positif de la liberté (au point de vue pratique) que se fondent des lois pratiques inconditionnées, dites morales, qui, relativement à nous dont l’arbitre est affecté d’une manière sensible et n’est donc pas par lui-même adéquat à la volonté pure mais lui est au contraire souvent récalcitrant, sont des impératifs[14] (commandements ou interdictions) et même des impératifs catégoriques (inconditionnés), en quoi ils se distinguent des impératifs techniques (des règles de l’art), lesquelles n’ordonnent toujours que conditionnellement. Suivant ces impératifs catégoriques, certaines actions sont licites ou illicites, c’est-à-dire moralement possibles ou impossibles, et quelques-unes d’entre elles ou leur contraire sont moralement nécessaires c’est-à-dire obligatoires. Intervient donc alors pour de semblables actions le concept d’un devoir dont l’exécution ou la transgression sont sans doute liées de surcroît à un plaisir ou à un déplaisir d’un genre particulier (le genre du sentiment moral), lesquels plaisir ou déplaisir nous ne prenons toutefois aucunement en considération dans les lois pratiques de la raison [parce qu’ils ne concernent pas le principe des lois pratiques mais seulement l’effet subjectif que celles-ci exercent dans l’esprit lors de la détermination de notre arbitre et (sans rien leur ajouter ni leur ôter objectivement, c’est-à-dire à en juger en se plaçant du côté de la raison, de leur validité ni de leur influence) qu’ils peuvent varier selon la différence des sujets].
[I. Introduction à la métaphysique des mœurs IV, pp. 467-469]


SPINOZA
ÉTHIQUE I
Définition VII

Est dite libre[15] la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir. On appelle au contraire nécessaire, ou plutôt contrainte, la chose qui est déterminée par un autre à exister et à produire un effet selon une raison définie (certa) et déterminée.

ÉTHIQUE II
Proposition XXXV, scolie

[Ce passage est donné comme exemple tendant à expliquer pour quelle raison l’erreur consiste en une privation de connaissance.]

Les hommes se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquels ils sont déterminés. L’idée de leur liberté c’est donc qu’ils ne connaissent aucune cause à leurs actions. Car ils disent que les actions humaines dépendent de la volonté, mais ce sont des mots qui ne correspondent à aucune idée. Ce qu’est, en effet, la volonté, et comment elle meut le corps, tous l’ignorent ; et ceux qui se vantent de la savoir et se représentent[16] un siège et une demeure de l’âme excitent d’ordinaire le rire ou le dégoût.

De même, lorsque nous regardons le soleil, nous imaginons[17] qu’il est éloigné de nous de 200 pieds environ ; cette erreur ne consiste d’ailleurs pas dans cette seule imagination, mais dans le fait que, en imaginant ainsi le soleil, nous ignorons sa vraie distance et la cause de cette imagination. Car, plus tard, encore que nous sachions que le soleil est éloigné de nous de plus de six cents fois le diamètre de la terre, nous n’imaginerons pas moins qu’il est près de nous ; nous n’imaginons pas, en effet, le soleil si proche parce que nous ignorons ca vraie distance, mais parce que l’affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le corps lui-même en est affecté.

LETTRE 58, AU TRÈS SAVANT G.H. SCHULLER

La liberté située non dans un libre décret mais dans une libre nécessité

…Je passe maintenant à cette définition de la liberté que m’attribue votre ami ; mais je ne sais d’où il l’a tirée. Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. Dieu, par exemple, existe librement (quoique nécessairement) parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même encore, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute liberté, parce qu’il découle de la seule nécessité de sa nature qu’il comprenne toutes choses. Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais venons-en aux autres choses créées qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais pace qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi (modus) précise et déterminée.

Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la piere, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une décision libre de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement. L’expérience nous apprend qu’il n’est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que, souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’un autre objet.

J’ai suffisamment expliqué par là, je crois, ma doctrine sur la nécessité libre ou contraignante, et sur la pseudo-liberté humaine ; on en peut facilement tirer des réponses aux objections que fait votre ami. Il dit avec Descartes qu’est libre celui qui n’est contraint par aucune cause extérieure : s’il appelle « contraint » celui qui agit contre son gré, j’accorde qu’en certaines circonstances nous ne soyons nullement contraints et qu’à cet égard, nous ayons un libre-arbitre. Mais s’il appelle contraint celui qui, quoique selon son gré, agit pourtant par nécessité (comme je l’ai expliqué plus haut), je nie que nous soyons libres en aucun cas.

Votre ami affirme au contraire que nous pouvons utiliser notre raison librement, c’est-à-dire absolument, et il insiste sur ce point avec une confiance assez belle pour ne pas dire excessive. Qui pourrait, en effet, dit-il, à moins de contredire aux données de sa conscience, nier que je puisse, parmi mes pensées, avoir cette pensée que je veux ou que je ne veux pas écrire ? Je voudrais savoir à quelle conscience il fait allusion, en dehors de celle dont j’ai parlé dans l’exemple de la pierre…

Il dit encore : si nous étions contraints par les causes extérieures, nul ne pourrait acquérir l’état de vertu ; mais je ne sais d’où il tient que l’on ne peut avoir l’esprit ferme et tenace par une nécessité stricte, mais seulement par une libre décision de l’esprit.

Il ajoute enfin : ceci posé, tout crime sera excusable. Mais pourquoi ? Les hommes de mauvaise nature (mali) ne sont pas moins à craindre, ni moins pernicieux quand ils sont nécessairement tels . A ce propos, voyez si vous voulez le chapitre VIII de mon Appendice aux livres I et II des Principes de Descartes exposés géométriquement[18].

Je voudrais enfin que votre ami qui fait ces objections me dise comment il accorde avec la prédestination divine cette vertu humaine qui naît d’une décision libre. S’il reconnaît avec Descartes qu’il ne sait faire cette conciliation, alors il est en lui-même touché par le trait qu’il me destinait[19]. C’était en vain. Car si vous voulez examiner attentivement ma doctrine, vous verrez qu’elle est parfaitement cohérente…, etc.

[Lettre 58, au Très savant G. H. Schuller, pp. 1251-1254]


DESCARTES

PRINCIPES

6/ Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de

croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d’être trompés.

Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés.

37. Que la principale perfection de l’homme est d’avoir un libre-arbitre, et que c’est ce qui le rend digne de louange ou de blâme.

La volonté étant, de sa nature, très étendue, ce nous est un avantage très grand de pouvoir agir par son moyen, c’est-à-dire librement ; en sorte que nous soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange lorsque nous les conduisons bien ; car, tout ainsi qu’on ne donne point aux machines qu’on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi justement qu’on saurait désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à elles, parce que ces machines ne représentent aucune action qu’elles ne doivent faire par le moyen de leurs ressorts, et qu’on en donne à l’ouvrier qui les a faites, parce qu’il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant d’artifice ; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d’avec le faux, par détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger.

38. Que nos erreurs sont des défauts de notre façon d’agir, mais non point de notre nature ; et que les fautes des sujets peuvent souvent être attribuées aux autres maîtres, mais non point à Dieu.

39. Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

Au reste, il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son contentement ou ne pas le donner quand bon lui semble, que cela peut nous être compté pour une de nos plus communes notions.Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nous puissions jamais connaître.

40. Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.

Mais, à cause que ce que nous avons depuis connu de Dieu nous assure que sa puissance est si grande que nous ferions un crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire aucune chose qu’il ne l’eût auparavant ordonnée, nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.

[Principes, 6 et 37-40]
LETTRE AU P. MESLAND
Egmond, 9 février 1645
Pour ce qui est du libre arbitre, je suis complètement d’accord avec ce qu’en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre des deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement au commandement des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites , nous ne pouvons pas dire dela même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions pas de nous-mêmes, nous les faisons moins libtrement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu’il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens.
Considérez maintenant dans les actions de la volonté, pendant qu’elles s’accomplissent, la liberté n’implique aucune indifférence, qu’on la prenne au premier ou au deuxième sens ; pace que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu’on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d’exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu’une même chose. C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d’élan.
[Lettre au P. Mesland, de février 1645, pp. 1177 et 1178]
LETTRE AU P. MESLAND
Leyde, 2 mai 1644
[Dans cette lettre antérieure au même destinataire, Descartes avait déjà précisé plusieurs de ses vues sur la liberté, qui sont reprises ici.]
…Pour les animaux sans raison, il est évident qu’ils ne sont pas libres, à cause qu’ils n’ont pas cette puissance positive de se déterminer ; mais c’est en eux une pure négation, de n’être pas forcés ni contraints.
Rien ne m’a empêché de parler de la liberté que nous avons de suivre le bien ou le mal sinon que j’ai voulu éviter, autant que j’ai pu, les controverses de la théologie et me tenir dans les bornes de la philosophie naturelle. Mais je vous avoue qu’en tout ce où il y a occasion de pécher, il y a de l’indifférence ; et je ne crois point que pour mal faire, il soit besoin de voir clairement que ce que nous faisons est mauvais ; il suffit de le voir confusément, ou seulement de se souvenir qu’on a jugé autrefois que cela l’était, sans le voir en aucune façon, c’est-à-dire sans avoir attention aux raisons qui le prouvent ; car, si nous le voyions clairement, il nous serait impossible de pécher, pendant le temps que nous le verrions en cette sorte ; c’est pourquoi on dit que « tout pécheur l’est par ignorance ». Et on ne laisse pas de mériter, bien que, voyant très clairement ce qu’il faut faire, on le fasse infailliblement, et sans aucune indifférence, comme a fait Jésus-Christ en cette vie.(…)
Pour la difficulté de concevoir, comment il a été libre et indifférent à Dieu de faire qu’il ne fût pas vrai, que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictions ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes ; puis aussi, en considérant que notre esprit est fini, et créé de telle nature, qu’il peut concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre possibles, mais qu’il a voulu toutefois rendre impossibles…Car la première considération nous fait connaître que Dieu ne peut avoir déterminé à faire qu’il fût vrai que les contradictoires peuvent être ensemble, et que, par conséquent il a pu faire le contraire ; puis l’autre [considération] nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de la comprendre parce que notre nature n’en est pas capable. Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues ; car c’est tout autre chose de vouloir qu’elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d’être nécessité à le vouloir. J’avoue bien qu’il y a des contradictions si évidentes, que nous ne les pouvons représenter à notre esprit, sans que nous les jugions entièrement impossibles, comme celle que vous proposez : Que Dieu aurait pu faire que les créatures ne fussent point dépendantes de lui. Mais nous ne les devons point représenter, pour connaître l’immensité de sa puissance, ni concevoir aucune préférence ou priorité entre son entendement et sa volonté ; car l’idée que nous avons de Dieu nous apprend qu’il n’y a en lui qu’une seule action, toute simple et toute pure ; ce que ces mots de St. Augustin expriment fort bien : « Puisque tu vois ces choses, elles sont » parce qu’en Dieu « voir et vouloir », ne sont qu’une même chose.
[Lettre au P. Mesland, de mai 1644, pp. 1166 et 1167]


ARISTOTE

[La liberté du vouloir proprement dite ne figure pas dans les textes grecs, mais le concept y est discuté à partir de son contraire, la contrainte.]

ÉTHIQUE A NICOMAQUE III
1. <Actes volontaires et actes involontaires. De la contrainte.>

Puisque la vertu[20] a rapport à la fois à des affections et à des actions, et que ces états peuvent être soit volontaires, et encourir l’éloge ou le blâme, soit involontaires, et provoquer l’indulgence et parfois même la pitié, il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et l’involontaire ; et cela est également utile au législateur pour établir des récompenses et des châtiments.

On admet d’ordinaire qu’un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par contrainte tout ce qui a son principe hors de nous, c’est-à-dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours de l’agent ou du patient : si, par exemple, on est emporté quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir.

Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif (par exemple, si un tyran nous ordonne d’accomplir une action honteuse, alors qu’il tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu’en accomplissant cette action nous assurerions leur salut, et en refusant de la faire, leur mort), pour de telles actions, la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires. C’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s’agit de son propre salut et de celui de ses compagnons, un homme de sens agit toujours ainsi. De telles actions sont donc mixtes[21], tout en ressemblant plutôt à des actions volontaires, car elles sont librement choisies au moment où on les accomplit,et la fin de l’action varie avec les circonstances de temps. On doit donc,
Pour qualifier une action de volontaire ou d’involontaire, se référer au moment où elle s’accomplit. Or ici l’homme agit volontairement, car le principe qui, en de telles actions, meut les parties instrumentales de son corps, réside en lui, et les choses dont le principe est en l’homme même, il dépend de lui de les faire ou de ne pas les faire. Volontaires sont donc les actions de ce genre, quoique dans l’absolu[22] elles soient peut-être involontaires, puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en elle-même.
Les actions de cette nature sont aussi parfois objet d’éloge quand on souffre avec constance quelque chose de honteux ou d’affligeant en contre-partie de grands et beaux avantages ; dans le cas opposé[23], au contraire, elles sont l’objet de blâme, car endurer les plus grandes indignités pour n’en retirer qu’un avantage nul ou médiocre est le fait d’une âme basse. Dans le cas de certaines actions, ce n’est pas l’éloge qu’on provoque, mais l’indulgence : c’est lorsqu’on accomplit une action qu’on ne doit pas faire, pour éviter des maux qui surpassent les forces humaines et que personne ne pourrait supporter. Cependant il existe sans doute des actes qu’on ne peut jamais étre contraint d’accomplir, et auxquels nous devons préférer subir la mort les plus épouvantables : car les motifs qui ont contraint par exemple l’Alcméon d’EURIPIDE[24] à tuer sa mère paraissent bien ridicules. Et s’il est difficile parfois de discerner, dans une action donnée, quel parti nous devons adopter et à quel prix[25], ou quel mal nous devons endurer en échange de quel avantage, il est encore plus difficile de persister dans ce que nous avons décidé[26], car la plupart du temps ce à quoi l’on s’attend est pénible et ce qu’on est contraint de faire, honteux ; et c’est pourquoi louange et blâme nous sont dispensés suivant que nous cédons ou que nous résistons à cette contrainte.
Quelles sortes d’action faut-il dès lors appeler forcées ? Ne devons-nous pas dire qu’au sens absolu, c’est lorsque leur cause réside dans les choses hors de nous , et que l’agent n’y a en rien contribué ? Les actions qui, en elles-mêmes, sont involontaires, mais qui, à tel moment et en retour d’avantages déterminés, ont été librement choisies[27] et dont le principe réside dans l’agent, soit assurément en elles-mêmes involontaires, mais, à tel moment et en retour de tels avantages, deviennent volontaires et ressemblent plutôt à des actions volontaires : car les actions font partie des choses particulières, et ces actions particulières sont ici volontaires. Mais quelles sortes de choses doit-on choisir à la place de quelles autres, cela n’est pas aisé à établir, car il existe de multiples diversités dans les actes particuliers.
Et si on prétendait que les choses agréables et les choses nobles ont une force contraignante (puisqu’elles agissent sur nous de l’extérieur), toutes les actions seraient à ce compte-là des actions forcées, car c’est en vue de ces satisfactions[28] qu’on accomplit toujours toutes ces actions. De plus les actes faits par contrainte et involontairement sont accompagnés d’un sentiment de tristesse, tandis que les actes ayant pour fin une chose agréable ou noble sont faits avec plaisir. Il est dès lors ridicule d’accuser les choses extérieures et non pas soi-même, sous prétexte qu’on est facilement capté par leurs séductions, et de ne se considérer soi-même comme cause que des bonnes actions, rejetant la responsabilité des actions honteuses sur la force contraignante du plaisir.
Ainsi donc, il apparaît bien que l’acte forcé soit celui qui a son principe hors de nous, sans aucun concours de l’agent qui subit la contrainte.
[Ethique à Nicomaque III, pp. 119-122]



[1] « C’est en mettant entre parenthèses la faute, qui altère profondément l’intelligibilité de l’homme et la Transcendance qui recèle l’origine radicale de la subjectivité, que se constitue une description pure et une compréhension du Volontaire et de l’Involontaire » [ in Philosophie de la Volonté I, Aubier, 1950].

[2] Alain, Propos sur l’éducation, pp. 47-8. La suite est capitale : « Avec cela je crois pourtant ferme que chaque individu naît, vit et meurt selon sa nature propre, comme le crocodile est crocodile et qu’il ne change guère. » Nous retrouverons plus loin et adopterons le même mouvement de pensée.

[3] « Mon point de départ, déclare Kant, c’est l’antinomie de la raison pure … c’est cela qui me réveilla d’abord de mon sommeil dogmatique et me poussa à faire la critique de la raison elle-même , afin de supprimer le scandale de la contradiction apparente de la raison avec elle-même ». L’antinomie préexiste donc à la Critique, puisque c’est le scandale qu’elle représente qui rend la Critique nécessaire. Le grand jouir où l’antinomie porte la dialectique secrète de la raison est celui même de l’histoire, qui éclaire le conflit public des systèmes métaphysiques. L’antinomie est donc le point où s’articulent Critique et histoire, l’intolérable spectacle de l’histoire suscitant l’entreprise critique. Mais elle appartient aussi à la Critique. La raison est pacifiante, mais son avènement n’est possible que grâce au scandale : la raison qui réfléchira ensuite sur l’histoire, verra dans l’antinomie réelle l’événement providentiel qui lui aura permis de se prendre elle-même pour objet, et d’assurer ainsi son propre règne.

[4] Ni l’énoncé ni la preuve de la thèse n’impliquent la moindre perspective pratique. Sans doute s’agit-il d’établir que la causalité selon les lois de la nature ne suffit pas ; mais précisément elle ne suffit pas à l’explication des phénomènes de la nature. C’est donc une exigence proprement cosmologique qui nous contraint d’admettre une causalité par liberté.

[5] Le concept psychologique de la liberté est celui de l’indépendance d’une volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. Or, le concept de penchants et d’inclination est nécessairement empirique.

[6] Le premier moteur d’Aristote meut comme le désirable, c’est-à-dire comme cause finale : rien ne permet de lui attribuer cette liberté cosmologique. Kant, fidèle à la tradition médiévale, interprète le premier moteur dans une perspective chrétienne, comme cause efficiente originaire pour la création du monde. Si étranger que soit ce concept à la pensée grecque, il faudrait, pour en esquisser au moins la généalogie telle que Kant lui-même peut se la représenter, remonter au démiurge de Platon plutôt qu’au premier moteur d’Aristote.

[7] Les lois pratiques de la liberté et le caractère intelligible viendront réconcilier liberté et légalité : mais, du point de vue du naturalisme absolu de l’antithèse, cette conciliation n’est pas pensable, car la légalité, comme déterminisme dans le cours du monde, est identifiée à la contrainte , et surtout parce que la liberté cosmologique du dogmatisme (dans la thèse) ne peut que ruiner l’universalité du règne des lois, et donc la possibilité de l’expérience. Dans un monde pris pour une chose en soi, la liberté ne peut subsister à côté de la nécessité naturelle, car le moindre événement libre vient rompre le fil conducteur, sans lequel il n’est pas d’unité de l’expérience , et, partant, pas d’expérience du tout. Il est probable que Kant pense ici au clinamen épicurien, mais on peut également évoquer le reproche que Leibniz adressait çà Malebranche de recourir à un miracle perpétuel dans l’explication des évènements de la nature, ainsi que la doctrine de la création continuée, que Descartes tire de l’idée d’une indépendance absolue des moments du temps. Dans ces deux cas, c’est hors de la nature, c’est-à-dire en Dieu « que nous devons chercher l’enchaînement et l’ordre des évènements du monde ».

[8] La nature est l’existence des choses en tant que déterminée par des lois universelles. Si par nature l’on devait désigner l’existence des choses en soi, nous ne pourrions jamais connaître la nature, ni a priori, ni a posteriori Ni a priori, car mon entendement et les conditions sous lesquelles, seules, il peut enchaîner les déterminations des choses dans leur existence, ne prescrit aucune règle aux choses elles-mêmes ; celles-ci ne s’ajustent pas à mon entendement, c’est mon entendement qui doit s’ajuster à elles ; elles devraient donc m’être données au préalable pour que j’en tire ces déterminations, mais alors elles ne seraient pas connues a priori. Ni a posteriori, car si l’expérience doit m’enseigner des lois auxquelles est soumise l’existence des choses, celles-ci, en tant qu’elles concernent des choses en soi, devraient aussi leur être nécessairement attribuables en dehors de mon expérience. Or l’expérience m’enseigne sans doute ce qui existe, et comment cela est fait, mais jamais que cela doive être ainsi et non autrement de manière nécessaire. Par suite, elle ne peut jamais instruire sur la nature des chose en soi.

[9] L’idée de liberté prend place uniquement dans la relation de l’intelligible comme cause au phénomène en tant qu’effet. Par conséquent nous ne pouvons attribuer la liberté à la matière en considération de l’action incessante par laquelle elle emplit son espace, quoique cette action se produise à partir d’un principe interne. De même, nous ne pouvons trouver aucun concept de liberté qui convienne à des êtres purement intelligibles , à Dieu par exemple, en tant que son action est immanente. Car cette action , quoique indépendante de causes déterminantes extérieures, est cependant déterminée dans sa raison éternelle, et par suite dans la nature divine. C’est seulement quand quelque chose doit commencer du fait d’une action, et que par suite l’effet doit se trouver dans la succession temporelle, par conséquent dans le monde sensible (par exemple, le commencement du monde), que la question se pose de savoir si la causalité de la cause doit-elle même commencer aussi, ou si la cause peut amorcer un effet, sans que sa causalité elle-même commence. Dans le premier cas, le concept de cette causalité est un concept de la nécessité naturelle, dans le second un concept de liberté. Le lecteur verra par là qu’en définissant la liberté comme la faculté de commencer un événement par soi-même, j’ai mis le doigt précisément sur le concept qui constitue le problème de la métaphysique.

[10] Le titre complet de cet essai est <Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point > Le chapitre II dont il est ici question a pour sous-titre « Contre Hobbes ». A vrai dire, selon Luc Ferry, traducteur de l’essai, plus qu’une simple critique de Hobbes, il s’agit bien davantage d’une défense de la philosophie des lumières. En effet, Kant tente ici de défendre l’idée d’une politique rationnelle contre les critiques réactionnaires de la Révolution française (pamphlets de Burke ou Rehberg consacrés en 1790 et 1792 à la Révolution).

Le texte de Kant s’inscrit lui aussi dans la « célèbre querelle du panthéisme ». .

[11] Le droit privé, ou droit naturel, ne sera véritablement garanti (assorti de contrainte) qu’au sein du droit public, ou droit civil, l’accord des deux dans une constitution parfaite étant l’objet du droit rationnel.

[12] Cette liberté, Kant la formule ainsi : personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (comme il se représente le bien-être d’un autre homme), mais chacun a le droit de chercher son bonheur suivant le chemin qui lui paraît personnellement être le bon, si seulement il ne nuit pas à la liberté d’un autre à poursuivre une fin semblable, alors que cette liberté peut coexister avec la liberté de tous d’après une loi générale possible (c’est-à-dire s’il ne nuit pas à ce droit d’autrui).

[13] Il s’agit de la liberté comme indépendance à l’égard des mobiles sensibles. Au niveau empirique, une liberté définie comme pouvoir d’agir ou non conformément à la loi donc sans motif déterminant ne pourrait produire aucune action, mais seulement des mouvements anarchiques, sans aucune objectivité pratique.

[14] L’impératif est une règle pratique par laquelle l’action en elle-même contingente est rendue nécessaire. Il se distingue d’une loi pratique en ce que celle-ci représente sans doute la nécessité d’une action, sans prendre en compte la question de savoir si en soi cette action habite déjà le sujet agissant (un être saint par exemple) comme une nécessité interne ou si (comme chez l’homme) elle est contingente ; dans le premier cas en effet, il n’y a place pour aucun impératif. L’impératif est donc une règle dont la représentation rend nécessaire l’action subjectivement contingente et qui représente par conséquent le sujet comme devant être contraint (nécessité) de se conformer à cette règle. L’impératif catégorique est celui qui pense l’action et la rend nécessaire, non pas médiatement par la représentation d’une fin que l’on pourrait atteindre par le biais de l’action, mais à travers la simple représentation de cette action même (de sa forme), donc immédiatement comme action objectivement nécessaire. En énonçant l’obligation, il est une loi moralement pratique.

[15] On remarquera que la liberté n’est définie que comme nécessité de l’essence, détermination par soi. Et donc l’expression « ou plutôt contrainte » rectifie l’ambiguïté du terme nécessité (qui n’est en un sens que le contraire de la liberté) parfois employé pour les êtres déterminés du dehors.

[17] I On voit ici la différence entre fingere (certains se figurent qu’il y a un siège de l’âme, de qui est pure fiction) et imaginari : le soleil à 200 pieds est une croyance inhérente au perçu et non une fiction. Croyance qui a d’ailleurs sa vérité à titre d’apparence, vérité partielle qui demande à être enveloppée dans une vérité scientifique.

[18] Pourquoi Dieu avertit les hommes ; pourquoi il ne les sauve pas sans avertissement et pourquoi les impies sont punis. – Demande-t-on pourquoi Dieu avertit les hommes ? il sera facile de répondre que Dieu a ainsi décrété de toute éternité d’avertir les hommes à tel moment afin que ceux qu’il a voulu sauver soient convertis. Si l’on demande encore : Dieu ne pouvait-il pas les sauver sans avertissement ? nous répondons qu’il le pouvait. Pourquoi donc ne les sauve-t-il pas ? insistera-t-on peut-être. A cela je répondrai quand on m’aura dit pourquoi Dieu n’a pas rendu la mer Rouge franchissable sans avoir recours à un fort vent d’est et pourquoi il n’accomplit pas chaque mouvement pris à part sans les autres, et une infinité d’autres choses semblables que Dieu produit par le moyen des causes. On demande encore : Pourquoi les impies sont-ils punis, puisqu’ils agissent par leur nature et selon le décret divin ? Je réponds que c’est aussi par décret divin qu’ils sont punis et si ceux-là seuls que nous imaginons pécher en vertu de leur propre liberté doivent être punis, pourquoi les hommes veulent-ils exterminer les serpents venimeux ? car ils pèchent à cause de leur nature propre et ne peuvent faire autrement.

[19] Quand une personne affirme (Spinoza) ce que l’autre nie (Descartes) …

[20] Il s’agit là de la vertu morale qui a été traitée au chapitre précédent dans ces termes : « Qu’ainsi donc la vertu, la vertu morale, soit une médiété [un principe médian], et en quel sens elle l’est, à savoir qu’elle est une médiété entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut, et qu’elle soit une médiété de cette sorte parce qu’elle vise la position intermédiaire dans les affection et dans les actes. Voilà pourquoi aussi c’est tout un travail que d’être vertueux. En toute chose, en effet, on a peine à touver le moyen : par exemple trouver le centre d’un cercle n’est pas à la portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait… Ainsi également donner de l’argent et de le dépenser, mais le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes, c’est là une œuvre qui n’est pas le fait de tous, ni d’exécution facile, et c’est ce qui explique que le bien soit à la fois une chose rare, digne d’éloge et belle ».

[21] Mi-volontaires et mi-involontaires.

[22] Indépendamment des circonstances.

[23] C’est-à-dire si on accepte de commettre des actions déshonorantes pour un minime avantage.

[24] Alcméon tua sa mère Eryphile pour échapper aux malédictions de son père.

[25] Il s’agit de peser, dans une même et seule action, les avantages et les désavantages qui peuvent en résulter.

[26] Comme conforme à la raison.

[27] Un chapitre ultérieur de l’Ethique (le quatrième) fait l’analyse du dont voici la conclusion : « il est manifestement une chose [du genre] volontaire, mais tout ce qui est volontaire n’est pas objet de choix ? Ne serait-ce pas en réalité le prédélibéré ? Le choix, en effet, s’accompagne de raison et de pensée discursive. Et même son appellation semble donner à entendre que c’est ce qui a été choisi avant d’autres choses ».

[28] L’agrément (le plaisir) ou la noblesse d’une chose.


Date de création : 06/04/2007 @ 15:48
Dernière modification : 18/09/2007 @ 11:15
Catégorie : Glossématique
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