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Parcours gramscien - La culture
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LA CULTURE
Ce philosophe de la Renaissance qui a dit que la culture consiste à « connaître tout dune seule chose et quelque chose de tout »* a affirmé une grande vérité et a, dans le même temps, formulé une dangereuse erreur. Il a dit une grande vérité, parce que lhomme qui connaît tout dune seule chose sans rien savoir de toutes les autres, celui quaujourdhui nous avons lhabitude dappeler « le spécialiste », ne peut être considéré daucune manière comme un homme cultivé. En circonscrivant excessivement lactivité intellectuelle, en desséchant peu à peu en soi chaque curiosité étrangère au petit cercle de ses pensées, le spécialiste se retire du monde, il sendort dans une espèce de somnambulisme professionnel: il finit aussi par perdre tout geste de sympathie envers ses semblables. Le savoir saccumule au détriment de la vraie culture. Le spécialiste, dans ce cas, tue lhomme.
En général le spécialisme est considéré comme une maladie professionnelle de ceux seuls qui se consacrent à la science pure et plus spécialement des professeurs. Et il est certain que cette déformation psychologique est très commune parmi ceux qui vivent pour la science et pour renseignement. Mais elle est très répandue dans tous les groupes sociaux. Le banquier qui vit absorbé dans la préoccupation unique de la richesse, et, sans s occuper de ce qui se passe ni à droite ni à gauche, accumule affaires sur affaires, argent sur argent, en détruisant en soi toute vie intérieure; le magistrat qui concentre tout lesprit humain dans le code de procédure, et regarde avec lil vitreux le tourbillonnement infini de misères que la vie lui apporte, préoccupé par rien dautre que de classifier et de les frapper mécaniquement, conforme aux articles de la loi; lingénieur qui ne voit autour de lui que des machines à construire, formules à appliquer, frottements à éviter, et ne pense pas que derrière les machines, il y a des hommes qui sentent, qui pensent et qui souffrent, et que les hommes ne sont pas faits pour les machines, mais que les machines doivent servir les hommes ; le militaire qui dans la vie de caserne shabitue à concevoir le monde entier comme une caserne, et apporte lhabitude du commandement indiscutable et le besoin de lobéissance immédiate même où cette habitude et ce besoin seraient hors de propos et dangereux. Ceux-ci sont eux-mêmes ni plus ni moins que des spécialistes unilatéraux, dans lesquels sest produite une déformation psychologique analogue à celle quon attribue communément aux seuls scientifiques. Et cet ensemble de notions non étroitement professionnelles, qui nont aucune fonction utilitaire dans la vie, ont un rôle dirons-nous ornementale; cet ensemble de notions nous lappelons généralement « culture générale ». Et quelquefois nous lappelons simplement « culture », presque pour indiquer que la vraie culture ne consiste pas dans ce noyau de notions aux bornes relativement précises et circonscrites, qui se retrouvent dans notre spécialité professionnelle, mais commence justement où finit lutilité professionnelle.
La culture commence infiniment plus loin que là. Celles qui dans le domaine médical sont des notions professionnelles et ne constituent pas une culture, deviennent culture dès quelles se trouvent dans le patrimoine intellectuel dun avocat. Et vice versa, les connaissances juridiques, qui constituent une culture pour le médecin, ne représentent pas, hors de la profession, aucune supériorité et aucune force pour lavocat. La culture est, en résumé, lindispensable superflu. Elle est, comme disait un professeur allemand tout absorbé dans létude de sa spécialité : « le luxe que peut se permettre ma femme » ; cest lensemble de toutes ces connaissances qui ne servent à rien, mais dont il nest pas permis de se passer. Et inversement, cet ensemble dinformations ornementales « qui ne servent à rien » finissent vraiment par ne servir à rien, si elles ne sont pas organiquement ramassées autour de ce noyau plus dense de savoirs spécifiques et professionnels, qui est, je le dirai ainsi, la propriété personnelle du spécialiste. Qui possède seulement des notions d un peu de tout, et épanche sa curiosité en mille sens opposés sans concentrer jamais sur un point déterminé son attention et son activité, celui- ci peut, peut-être, récolter de faciles triomphes dans les conversations, réussir mieux que le spécialiste « à faire », comme on dit, « bonne figure en société », mais dans le monde de la pensée et dans le monde de la vie cest un homme inutile. Il nest pas un homme cultivé, mais un parasite de la culture dautrui. Dautre part, la théorie selon laquelle la vraie culture consiste dans « savoir tout dune seule chose et quelque chose de tout » doit être accueillie avec beaucoup de circonspections et avec beaucoup de restrictions, si on ne veut pas faire dune grande vérité une erreur - comme je lai dit - très dangereuse. Savoir «quelque chose de tout»! Cest une vraie terreur de penser au poids énorme de fatigue, dinutile et ruineuse fatigue, que se mettrait sur les épaules celui qui se proposerait le programme de culture de « savoir quelque chose de tout » ! Déjà il est au-delà des forces humaines le simple « savoir tout dune seule chose ». Même dans le champ de notre « culture spécialisée » pour combien grande puisse jamais être notre intensité de travail et facilité dassimilation, pour combien resserrés puissent être les limites que nous proposons à notre activité, pour combien circonscrit puisse être largument sur lequel nous sentons la nécessité de condenser le mieux nos efforts - nous ne réussirons jamais à épuiser ce quon a coutume dappeler « le tout ». Les choses que nous ignorerons, seront toujours infiniment plus nombreuses que ce que nous réussirons à apprendre. Et plus nous découvrirons de faits, et plus il nous en restera à découvrir. Moi qui suis professeur dhistoire, si par connaissance de lhistoire on entend la connaissance de tous les faits advenus des origines du monde jusquà nos jours, eh bien lhistoire je ne la connais pas. Et ils ne la connaissent pas non plus ceux qui, à juste titre, jouissent dune plus grande autorité que la mienne. Je suis plutôt largement informé sur trois ou quatre groupes de faits historiques que jai étudiés quelques années dans les archives. Et - croyez-moi - même de ces groupes de faits je ne peux pas dire savoir « tout ». Je ne peux même pas dire que jen sais beaucoup. Mes collègues disent que sur ces sujets je suis compétent, parce que jen sais plus que les généralités des autres historiens et que jai mis en lumière des faits qui étaient avant méconnus. Mais même sur ces sujets les faits sont toujours épouvantablement plus nombreux que ce que jai réussi à acquérir. Et qui a continué les recherches après moi, sur le même terrain, na pas beaucoup peiné à en savoir bien vite plus et mieux que moi. Et ceci - croyez-moi - je peux le dire seulement de trois ou quatre problèmes de faits historiques que jai directement étudiés. Sur presque tous les autres événements de lhistoire de lItalie et de FEurope je ne sais que ce qu en disent quelques manuels; et sur la plus grande partie deux je nen saurai jamais rien de plus quun discret élève de lycée, parce que je naurai jamais loccasion et le temps daller au-delà des manuels. Sur beaucoup dautres faits, ensuite, je ne sais rien, absolument rien. Si aujourdhui je devais passer un examen dhistoire, je ne dis pas sur la Chine ou le Japon, mais sur la Russie et les pays Scandinaves, par exemple, je serais certainement, ou presque certainement, rejeté. Maintenant, si lignorance est notre condamnation inexpiable même dans le champ de la « culture spécialisée », imaginons-nous combien nombreuses et combien immenses doivent nécessairement être les lacunes de notre « culture générale ». Il est impossible de « connaître tout dune chose », il est encore plus impossible de « connaître quelque chose de tout ». La culture est, donc, un mirage impossible à atteindre ? Les hommes, qui passent pour cultivés, sont donc des charlatans, qui font croire quils possèdent des richesses quils nont pas ? Moi professeur dhistoire, pourtant incapable de répéter de mémoire toute lhistoire, suis, donc, un effronté ? En conscience, je crois pouvoir répondre que non. Je ne sais pas lhistoire. Mais je sais ne pas la savoir, et ceci est déjà quelque chose. Et je suis capable - ou au moins je crois en être capable de létudier et den comprendre et den étudier les diverses parties, à mesure que jen sens le désir ou la nécessité, et ceci est limportant. Ainsi le clinicien, même très grand, ne sait pas la médecine, dans le sens quil na pas toujours présent en mémoire toutes les infinies maladies possibles qui peuvent tourmenter le genre humain. Il reconnaît à première vue et sait soigner immédiatement les maladies qui arrivent le plus communément dans la vie et dans la pratique de la profession. Mais de beaucoup de maladies il na pas présent à la mémoire les éléments qui lui permettent de les reconnaître dun trait. Il sait que des maladies existent qui ne présentent pas les symptômes des maladies quil a lhabitude de traiter. Il se réserve avant de donner le jugement définitif et il retourne aux livres. Et il réexamine le malade. A la fin, lorsquil est sûr de lui, il formule son jugement. La différence entre le grand clinicien et le médecin médiocre ou déficient, ne consiste pas dans ceci, que le premier sache tout et le second peu. Même le premier sait peu au regard de linfinité de notions que constituent la théorie et la pratique de la médecine, mais il est capable de savoir tout, malgré les grandes lacunes de sa doctrine professionnelle ; là où le second sait non seulement peu, mais ce qui est pire nest pas capable dapprendre davantage. De ce point de vue, on peut dire que la culture consiste non pas tant dans le nombre des notions et dans la masse de matériels bruts quà un moment donné nous nous trouvons avoir emmagasinés dans notre mémoire, que dans cette éducation raffinée de lesprit, rendu agile à chaque travail, riche de multiple et toujours vive curiosité, dans cette capacité dapprendre des choses nouvelles, que nous avons acquis en étudiant les anciennes. La culture consiste dans la forme même que, à travers le travail de lesprit, nous réussissons à donner à lesprit même. Il consiste
correctement vouloir, * Citation de Gaetano Salvemini reproduite par Gramsci en page 2 de La Cité future.
Date de création : 28/10/2018 @ 17:38 |