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Parcours gramscien - Trois principes, trois ordres
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TROIS PRINCIPES, TROIS ORDRES SELON GRAMSCI
Préambule
A propos de « La Cité future » dont le présent texte est issu, Gramsci a dit avoir emprunté son titre à la nouvelle revue de la vie socialiste quil avait, projetée de réaliser avec un groupe damis en 1913, juste avant la Grande Guerre.
Développement Lordre et le désordre sont les deux mots qui reviennent le plus fréquemment dans les polémiques à caractère politique. Partis de lordre, hommes dordre, ordre public... Trois mots que lon réunit en un fondement unique : lordre, sur lequel les mots se fondent et tournent avec plus ou moins daccointance selon la forme historique concrète que les hommes, les partis et lEtat assument dans la multiplicité de leurs incarnations possibles. Le mot ordre a un pouvoir thaumaturgique ; la conservation des institutions politiques est en grande partie confiée à ce pouvoir. Lordre en vigueur se présente comme quelque chose dharmonieusement coordonné, de solidement coordonné; et la multitude des citoyens hésite et sépouvante de lincertitude que pourrait apporter un changement radical.
On ne voit que le déchirement violent et lâme craintive recule à la peur de tout perdre, davoir devant elle le chaos, le désordre inéluctable. Les prophéties utopistes étaient conçues précisément dans la perspective de cette peur. On voulait, avec lutopie, présenter une mise en ordre du futur qui fut bien coordonnée, bien polie, et enlever limpression du saut dans linconnu. Mais les constructions sociales utopiques se sont toutes écroulées parce que, polies comme elles létaient et bien mises en ordre, il suffisait de démontrer quun détail nétait pas fondé pour les faire sécrouler dans leur totalité. Ces constructions navaient pas de fondements, parce que trop analytiques, parce que fondées sur une infinité de faits, et non sur un principe moral unique. Or les faits dépendent de tant de causes quils finissent par navoir plus de causes, et par être imprévisibles. Et lhomme a besoin, pour agir, de pouvoir en partie prévoir. On ne conçoit pas une volonté qui ne soit pas concrète, cest-à-dire qui nait pas un but. On ne conçoit pas une volonté collective qui nait pas un but universel concret. Mais celui-ci ne peut être un fait singulier ou une série de faits singuliers. Ce ne peut être quune idée ou un principe moral. Le défaut organique des utopies est là. Croire que la prévision peut être prévision de faits alors quelle ne peut être que de principes ou de maximes juridiques. Les maximes juridiques (le droit, la jurisprudence est la morale réalisée) sont la création des hommes comme volonté. Si vous voulez donner à ces volontés une certaine direction, donnez-leur comme but ce qui seul peut lêtre; autrement, après un premier enthousiasme, vous les verrez saffaisser et sévanouir. Les ordres actuels ont été suscités par la volonté de réaliser totalement un principe juridique. Les révolutionnaires de 89 ne prévoyaient pas Tordre capitaliste. Ils voulaient mettre en uvre les droits de lhomme, ils voulaient que fussent reconnus aux composants de la collectivité des droits déterminés. Ceux-ci, après la fracture initiale de la vieille coquille, saffirmèrent progressivement, se firent peu à peu plus concrets et, devenus forces agissantes sur les faits, ils les façonnèrent, les caractérisèrent et il en naquit la civilisation bourgeoise, la seule qui pouvait naître, parce que la bourgeoisie était la seule énergie sociale active et réellement agissante dans lhistoire. Les utopistes furent alors encore vaincus puisquaucune de leurs prévisions particulières ne se réalisa. Mais ce qui se réalisa, cest le principe et de lui fleurirent les institutions actuelles, lordre actuel. Etait-ce un principe universel celui qui saffirmait dans lhistoire à travers la révolution bourgeoise? Oui, certainement. Et pourtant, on a lhabitude de dire que si Jean-Jacques Rousseau avait pu voir quel résultat avait eu ses prédications, il est probable quil les renierait. Dans cette affirmation paradoxale est contenue une critique implicite du libéralisme. Mais elle est paradoxale car elle affirme dune manière qui nest pas juste une chose qui lest. Universel ne veut pas dire absolu. Dans lhistoire rien nest absolu et rigide. Les affirmations du libéralisme sont des idées limites qui, reconnues rationnellement nécessaires, sont devenues des idées-forces, se sont réalisées dans lEtat bourgeois, ont servi à susciter lantithèse de cet Etat dans le prolétariat, et se sont usées. Universelles pour la bourgeoisie, elles ne le sont pas assez pour le prolétariat. Pour la bourgeoisie, cétaient des idées limites, pour le prolétariat, ce sont des idées minimales. Et en effet, le programme intégral du libéralisme est devenu le programme minimum du Parti socialiste. A savoir le programme qui nous sert à vivre au jour le jour, en attendant quon juge linstant le plus opportun. Comme idée limite, le programme libéral crée lEtat éthique, cest-à-dire un Etat qui, idéalement, se tient au-dessus des compétitions de classe, des divers entremêlements et affrontement des groupes qui en sont la réalité économique et traditionnelle. Cet Etat est une aspiration politique plus quune réalité politique; il existe seulement comme modèle utopique, mais cest précisément le fait dêtre un mirage qui le fait devenir de plus en plus robuste et en fait une force de conservation. Dans lespoir quil se réalisera un jour dans sa perfection achevée, nombreux sont ceux qui trouvent la force de ne pas le renier, et donc de ne pas chercher à le remplacer. Nous voyons deux de ces modèles qui sont typiques, qui sont la pierre de touche pour les discoureurs de théories politiques : lEtat anglais et lEtat germanique. Tous deux sont devenus de grandes puissances, tous deux ont réussi à saffirmer, avec des critères divers, comme de solides organismes politiques et économiques, tous deux ayant une silhouette bien définie qui les fait saffronter aujourdhui et qui les a toujours rendu unique. Lidée qui a servi comme moteur des forces intérieures, parallèles, pour lAngleterre peut se résumer dans le mot libérisme**, pour lAllemagne dans celui dautorité par la raison. « Libérisme » est la formule qui comprend toute une histoire de luttes, de mouvements révolutionnaires pour la conquête de libertés particulières. C est la forma mentis qui sest peu à peu créée à travers ces mouvements. C est la conviction qui sest progressivement formée chez un nombre toujours plus grand de citoyens qui, à travers ces luttes, vinrent à participer à lactivité publique, que dans la libre manifestation de ses propres convictions, dans le libre développement des forces productives et législatives du pays, résidait le secret du bonheur. Du bonheur compris dans le sens, naturellement, que tout ce qui arrive de mal ne peut être la faute des individus et que de tout ce qui ne réussit pas, il faut rechercher la raison uniquement dans le fait que les fondateurs ne possédaient pas encore la force requise pour imposer victorieusement leur programme.
Pour lAngleterre le libérisme a trouvé, pour citer un exemple, avant la guerre, son défenseur théorico- pratique en Lloyd George qui ministre dEtat dans une réunion publique, et sachant que ses paroles prenaient la signification dun programme de gouvernement, dit à peu de chose près aux ouvriers: « Nous ne sommes pas socialistes, cest-à-dire que nous nen viendrons pas tout de suite à la socialisation de la production. Mais nous navons pas de préjugés théoriques contre le socialisme. À chacun son devoir." Si la société actuelle est encore capitaliste, cela veut dire que le capitalisme est encore une force historiquement non épuisée. Vous, socialistes, vous dites que le socialisme est mûr. Prouvez-le. Prouvez que vous êtes la majorité, prouvez que vous êtes non seulement en puissance, mais aussi en acte, la force capable de présider aux destinées du pays. Et, nous, nous vous laisserons la place pacifiquement.***» Paroles qui, à nous, habitués à voir dans le gouvernement quelque chose dénigmatique, coupé complètement du pays et de tout débat vivant sur des idées et des faits, nous semblent stupéfiantes. Mais qui ne le sont pas, et qui ne sont pas non plus rhétorique, vide de sens, si on pense que cela fait plus de deux cents ans quen Angleterre les luttes politiques sexpriment sur la place publique, et que le droit à la libre affirmation de toutes les énergies est un droit conquis, non pas un droit naturel, quon présume comme tel en soi et pour soi. Et quil suffit de rappeler que le gouvernement radical anglais enleva à la Chambre des lords tout droit de vote pour pouvoir faire advenir réellement lautonomie irlandaise, et que Lloyd George se proposait avant la guerre de faire voter un projet de loi agraire, par laquelle, étant posé comme axiome que quiconque possède des moyens dé production et ne les fait pas convenablement fructifier est déchu de ses droits absolus, grand nombre de propriétés privées appartenant à des agrariens leur étaient enlevées et étaient vendues à ceux qui pouvaient les cultiver. Cette forme de socialisme dEtat bourgeois, cest-à-dire socialisme non socialiste, faisait que même le prolétariat ne vît pas dun mauvais il lÉtat comme gouvernement, persuadé à tort ou à raison, dêtre sous tutelle, il mena la lutte des classes avec discrétion et sans cette exaspération morale qui caractérise le mouvement ouvrier. Ces deux types dordre constitués sont le modèle de base des partis de lordre de lItalie. Les libéraux et les nationalistes disent (ou disaient) respectivement quils voulaient quon créât en Italie quelque chose de semblable à lEtat anglais ou à lEtat germanique. La polémique contre le socialisme est tout entière tissée sur laspiration de cet Etat éthique potentiel en Italie. Mais il a manqué à lItalie la période de développement qui a rendu possible lAllemagne et lAngleterre actuelles. Donc, si vous portez à leurs dernières conséquences les raisonnements des libéraux et des nationalistes italiens, vous obtenez comme résultat, dans le moment présent, la formule suivante : le sacrifice de la part du prolétariat. Sacrifice de ses propres besoins, sacrifice de sa propre personnalité, de sa propre combativité pour donner du temps au temps, pour permettre que la richesse se multiplie, pour permettre que ladministration se purifie, [trois lignes censurées]. Les nationalistes et les libéraux nen arrivent pas à soutenir quil existe en Italie un ordre quelconque. Ils soutiennent que cet ordre devra exister, pourvu que les socialistes nentravent pas sa fatale instauration. Cet état de fait des choses italiennes est pour nous source dune plus grande énergie et dune plus grande combativité. Si on pense combien il est difficile de convaincre un homme dagir sil na pas de raison immédiate de le faire, on comprend combien il est plus difficile de convaincre une multitude dans les Etats où nexiste pas, comme en Italie, un gouvernement dont le parti pris est détouffer ses aspirations, de rançonner de toutes les façons la patience et la productivité. Dans les pays où les conflits ne se déroulent pas sur la place publique, où les lois fondamentales de lÉtat ne sont pas piétinées, où on ne voit pas le dominateur être larbitre, la lutte de classe perd de son âpreté, lesprit révolutionnaire perd de son élan et sengourdit. La prétendue loi de leffort minimum qui est la loi des paresseux, et qui veut souvent dire ne rien faire, devient populaire. Dans ces pays, la révolution est moins probable. Là où il existe un ordre, il est plus difficile quon se décide à le remplacer par un ordre nouveau. [Une ligne censurée.] Les socialistes ne doivent pas substituer un ordre à un ordre. Ils doivent instaurer Tordre en soi. La maxime juridique quils veulent réaliser est: possibilité de réalisation intégrale de sa propre personnalité humaine accordée à tous les citoyens. Avec la concrétisation de cette maxime tombent tous les privilèges établis. Elle mène au maximum de liberté avec un minimum de contrainte. Elle veut que la règle de la vie et des attributions soit la capacité et la productivité, hors de tout schéma traditionnel ; que la richesse ne soit pas instrument desclavage, mais quappartenant à tous impersonnellement, quelle donne à tous les moyens datteindre tout le bien-être possible ; que lécole éduque les élèves intelligents, quelle que soit leur naissance, et quelle ne représente pas la récompense [quatre lignes censurées]. Cest de cette maxime que dépendent organiquement tous les autres principes du programme socialiste maximal. Celui-ci, répétons-le, nest pas une utopie. Cest Tuniversel concret, il peut être réalisé par la volonté. Cest un principe dordre, de Tordre socialiste. De cet ordre dont nous croyons quil se réalisera en Italie avant tout autre pays. [Quatre lignes censurées.]
*Les idées et lon action politique de Mazzini (1805-1872) ont largement contribué à la naissance de l'État unitaire italien alors que les condamnations des différents tribunaux de l'Italie l'ont forcé à l'exil et la clandestinité jusqu'à sa mort. Les théories mazziniennes sont d'une grande importance dans la définition du mouvement moderne européen par l'affirmation de la démocratie à travers la forme républicaine de l'État. En politique italienne, il constitue une référence permanente, ce qui lui a valu d'être récupéré par toutes les tendances politiques : le fascisme, la résistance et sa famille républicaine. **Le libérisme (dérivé de l'italien liberismo), pour Cramsci, signifie laccumulation progressive des libertés. Le terme a été découvert par le sociologue Giovanni Sartori (1924-2017) pour désigner une idéologie libérale sur tout. Sartori a utilisé ce mot pour le distinguer du libéralisme de gauche qui accepte une grande intervention de l'État dans l'économie et les théories libertariennes qui n'acceptent aucune intervention de l'État dans ce domaine. Le libérisme dans le langage familier implique la notion de laissez-faire. ***.Gramsci fait référence à une série de discours que Llyod George avait tenue en 1909 dans lesquels il entendait notamment casser les monopoles.
Date de création : 14/10/2018 @ 11:47 |