LES TROİS RÉALİTÉS CARTÉSİENNES : CELLE DE MON MOİ, CELLE DE MES İDÉES, CELLE DU MONDE La philosophie peut être librement exercée par des hommes, libres d’entrer dans un discours cohérent, comme Descartes choisissant la recherche de la vérité comme la plus digne occupation d’une vie (E.Lévinas). INTRODUCTION Dans les cinq premières leçons sur Descartes du professeur Alquié, et en particulier dans la cinquième, ont été précisés quelques uns des caractères du « je pense » dans la Méditation seconde. Ce cogito, rappelle-t-il, ne nous est pas apparu d’abord comme une simple pensée, un entendement humain en général, un intellectus, mais comme un ego, et comme un sum. Descartes affirme d’abord une existence, et, cette existence, c’est celle de mon moi. Et c’est à ce titre que le moi devient le support, le substrat de toutes les idées. La réalité formelle des idées, c’est-à-dire ce que les idées sont en tant qu’idées, se réduit à ce moi, considéré sur le plan de l’être. Les idées comme telles ne sont que des modes de ce moi pensant. Ne peut-on prétendre cependant qu’il n’y a là qu’un sorte d’affirmation première et confuse, que toute la Méditation seconde a pour fonction de rectifier et de purifier. Le sens de cette Méditation seconde n’est-il pas précisément de démontrer que le cogito, ou plutôt le sum, est purement intellectuel ? Et n’est-ce-pas l’intellectus dont le primat sera affirmé, intellectus qui est en effet, et demeurera toujours chez Descartes, le fondement de toute connaissance possible ? La seconde Méditation, surtout en cette célèbre analyse du morceau de cire qui la termine, n’isole-t-elle pas une pensée, ou même un entendement qui, à la fin de la Méditation, apparaîtra comme le fondement, comme la condition de toute représentation ? En sorte qu’ayant d’abord affirmé un « je suis », comme il a été dit, Descartes comprendrait peu à peu qu’il n’avait en réalité le droit d’affirmer qu’un « je pense », sinon même un « je conçois », ou un « je comprends » ? En fait, comme on va l’examiner dans la Méditation seconde, c’est bien à un « je suis », à une chose qui pense, à un sum res cogitans, que Descartes, en définitive, se tiendra. Il faudra attendre la Méditation troisième pour examiner la réalité de mes idées. Ce qui donne au début de cette Méditation troisième un caractère absolument unique dans l’histoire des idées, c’est qu’elle n’est pas une analyse du jugement, qu’elle n’est pas non plus une analyse de l’idée considérée dans sa pure réalité formelle, c’est-à-dire comme un mode de mon moi. Elle est, comme Descartes le dit, une analyse des idées considérées dans leur réalité objective. Les idées, qui tout d’abord étaient apparues, avant la Méditation première et au sein de celle-ci, dans une confusion radicale, les idées qui, par le fait de la Méditation première et de la Méditation seconde, ont été ramenées à leur réalité formelle, réalité qui se confond, rappelons-le, avec leur réalité matérielle ou psychologique, les idées qui, donc, sont devenues, uniquement des modes de mon moi, vont se révéler maintenant comme ayant une autre réalité, la réalité objective. En effet, nos idées, si elles sont toutes semblables en ce qu’elles sont nos idées, diffèrent quant à leur contenu représentatif, quant à ce qu’elles représentent, quant à ce à quoi elles renvoient ; expliquer l’idée quant à son contenu et comprendre que les idées peuvent avoir besoin de causes diverses, en ce qu’elles ont des contenus divers. Et c’est pourquoi nous verrons Descartes examiner tour à tour ses idées, en mettant en jeu un double principe : celui de causalité portant sur la pure origine de l’idée, et celui de la correspondance de l’idée avec ce qu’elle représente. Or, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette nouvelle position du problème ne détruit pas l’ancienne, ou, du moins, qu’elle ne détruira l’ancienne qu’au moment où Dieu sera découvert (objet des chapitres : « Preuves de l’existence de Dieu » et « Véracité divine »). Car la réalité formelle de l’idée, quelle que soit sa réalité objective est toujours, en vertu de la Méditation seconde, un mode de mon moi. Donc rien ne me permet, à l’issue de celle-ci, dans cette revue des idées, de sortir de moi-même. Et cependant, ces idées qui, formellement parlant, ne sont que des modes de mon moi, ont une réalité objective, fait tout à fait nouveau. En effet, chez Descartes, nous apercevons que l’idée prend une tout autre dimension et il en donne deux preuves. La première, qui porte sur la réalité objective proprement dite, se trouve dans la Méditation troisième. Elle consiste à révéler que les idées diffèrent entre elles, et diffèrent selon qu’elles représentent plus ou moins de réalité. La seconde, qui sera placée dans la Méditation cinquième, au moment où Descartes exposera sa théorie des essences, insistera plus nettement encore sur le caractère passif de mon entendement devant l’idée. Et ce caractère passif ne pourra pas venir, à ce moment-là d’un simple préjugé qui affirmerait précisément que l’objet existe hors de moi. Bien au contraire, Descartes précise que le doute existentiel est entièrement maintenu, que je ne sais pas encore s’il existe des choses hors de moi. Mais ce doute existentiel étant maintenu, l’essence s’impose d’elle-même. Comme le dit Descartes, qu’il y ait au monde un triangle ou un cercle, ou qu’il n’y en ait pas, il demeure que je dois tirer du triangle ou du cercle leurs propriété selon un ordre qui contraint ma propre volonté. Il demeure que je ne peux pas faire ce que je veux de l’idée du triangle ou du cercle, je dois attribuer au triangle ou au cercle telle ou telle propriété. Bref, l’idée comme telle me contraint, elle est en moi à titre de nature, même une fois que j’ai mis entre parenthèses la question de la réalité de son objet. Et, par conséquent, s’il en est ainsi, il ne suffit pas d’avoir montré que l’idée, c’est mon idée. Il faut aussi que je découvre que l’idée demande peut-être une autre cause. Elle ne se réduit pas à son existence purement psychologique comme mode du moi. Et c’est pourquoi nous retrouvons à ce stade, le problème qui est le centre du cartésianisme et que nous semblions avoir laissé quelque peu de côté : le problème du fondement métaphysique de la science. Comment ce problème peut-il être posé, étant donné que, nous l’avons dit, Descartes ne part pas, et ne peut pas partir d’une théorie du pur entendement, à plus forte raison de l’entendement transcendantal ? Il le peut cependant parce que l’idée est double. Par l’intermédiaire des idées, Descartes pourra passer du moi personnel, qu’il est, à un autre être qui sera, comme nous le verrons, celui de Dieu. Enfin, quant à la réalité du monde, la dernière partie traitera essentiellement du rapport de la science et de la métaphysique et, plus exactement encore, au rapport dessciencesautresquelessciencespurementmathématiquesaveclamétaphysique. Si nous observons ce qui se passe depuis le début, la démarche de Descartes consiste essentiellement à substituer d’abord à une confiance purement spontanée et naturelle dans les pouvoirs de l’esprit humain, une défiance systématique, et tel est le doute ; puis, c’est la véracité divine, substituant à cette défiance, une confiance métaphysique fondée sur la vraie connaissance de Dieu. Autrement dit, tout d’abord dans une première époque nous avons vu Descartes croire à la valeur de l’esprit humain sans se demander ce qui fonde cette valeur, puis par le doute, se défier de cette valeur, et, enfin, croire à nouveau à cette valeur, mais, cette fois, en fondant son jugement sur des raisons métaphysiques. Nous voyons aussi que le ressort de cette démarche métaphysique consiste à rattacher à l’être de Dieu des idées dont la seule évidence première est qu’elles sont mes idées, et qu’elles sont à la rigueur des modes de mon moi, qu’elles n’ont à proprement parler d’autre réalité formelle que celle de mon moi. En un mot, la métaphysique de Descartes n’est possible que parce que les idées scientifiques ne sont pas de l’être au sens où le cogito, d’une part, et Dieu, de l’autre, sont de l’être. Il s’agit donc de savoir comment je dois fonder leur valeur, et, pour cela, à quel être je dois les rapporter. Les rapporter à l’être du moi est toujours possible sans erreur. C’est pourquoi la Méditation seconde se maintient, tout en étant limitée, et tout en prolongeant le doute, dans le domaine d’une stricte certitude. Dans la Méditation seconde, je rapporte toutes mes idées à mon moi, je les tiens pour des modes de mon moi. Mais j’ai compris ensuite que je pouvais les rapporter à l’être de Dieu. Dès lors la science devient objective vérité. Mais quand nous disons objective vérité, nous signifions que Dieu fonde, par là même les idées claires et distinctes comme telles. Nous n’établissons pas encore qu’il fonde les sciences physiques comme telles. Et c’est là que les difficultés commencent. La première et qui est le principe de toutes les autres, est qu’à côté de l’être du moi et de l’être de Dieu, apparaît, avec la physique, un troisième être, qui est l’être de la matière. RÉALITÉ DE MON MOI (1641) LE MOI PENSANT DANS LA MÉDITATION SECONDE Rappel de l’ordre de la Méditation seconde – au début, Descartes rappelle et reprend son doute. Il n’y a pas à y revenir, ni sur le caractère profondément vécu qu’il donne à son texte ; – puis, Descartes affirme « Je suis, j’existe, sum, existo » ; – ensuite, il remarque : « je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi ». Voilà donc l’annonce de cette analyse dont toute la Méditation seconde sera faite. Descartes sait qu’il est, il est certain d’être mais il ne sait pas encore ce qu’il est. Il importe, par conséquent, qu’il ne prenne pas imprudemment pour son moi ce qui n’est pas son moi. L’analyse qui fait suite procède alors à un certain nombre d’éliminations : – en premier lieu est éliminée une définition possible de l’homme à titre d’animal raisonnable. Je suis un homme, c’est-à-dire un animal raisonnable, selon la vieille définition de l’Ecole. Mais il est bien évident que rien ne permet à Descartes, au point où il en est de son raisonnement, de conclure ainsi. En effet, dans ce cas, je serais renvoyé à la définition d’homme, puis d’animal, puis de raisonnable, et toute évidence intuitive et première serait absolument perdue. – en deuxième lieu, l’analyse élimine mon corps, qui est aussi douteux que les corps extérieurs, et ceci d’autant plus aisément que, on l’a vu, la Méditation première a douté de mon corps, tout autant qu’elle a douté des autres corps. Par là même, ce qui est plus important peut-être, Descartes élimine aussi les conceptions scolastiques de l’âme, âme végétative, âme sensitive, âme motrice, etc.En effet, de semblables conceptions de l’âme n’ont elles-mêmes de sens que par quelque supposition du corps et par l’appel à un certain rapport de l’âme avec le corps lui-même. – en troisième lieu et enfin, l’analyse de Descartes élimine les conceptions proprement matérialistes de l’âme, conceptions qui en font une sorte de souffle, comme c’était le cas dans la physique stoïcienne, par exemple. En tout ceci, il n’est guère besoin de dire que Descartes se borne à reprendre, à pousser à ses plus extrêmes limites, l’hypothèse, non abandonnée, du fameux malin génie. Le malin génie est toujours supposé ; il peut me tromper en me persuadant que je possède un corps, que je possède une âme motrice ; par conséquent, j’élimine tout cela. Une seule chose est donc certaine, c’est que, de tous les attributs que je croyais auparavant posséder et m’appartenir un seul ne peut être détaché de moi : la pensée, cogitatio : Haec sola a me divelli nequit…Voici pourquoi je suis une res cogitans, une chose pensante. Dans l’analyse de ses différentes et anciennes opinions, Descartes, s’arrêtant à sa seule pensée, la présente comme un attribut inséparable de son moi Il est à remarquer que jusque-là Descartes n’a pas procédé selon un ordre abstrait des raisons mais en continuant à soumettre chacune de ses croyances à l’épreuve du doute, en se demandant chaque fois : « Ai-je à bon droit pensé que j’étais ceci ou cela ? » Et, s’arrêtant à sa seule pensée, il ne la donne pas comme un être, il ne lui attribue pas, si l’on peut dire, l’être. Il la présente comme un attribut inséparable de son moi, c’est donc bien à l’ego et au sum qu’il se tient. Il a passé en revue ses différents attributs et s’est demandé ceux qu’il pouvait ou non séparer de lui. Or, dans le prolongement du doute radical, il lui était possible de séparer de lui tout ce qui est corps, tout ce qui est âme végétative, etc. Mais, ce qui était absolument impossible d’être séparé de lui, c’était ce qui est pensée. Voilà donc l’essentiel de la démarche de Descartes : elle isole, non un pur entendement, mais une pensée, non une pensée en général, mais sa propre pensée. Restant toujours dans l’ordre de la Méditation seconde, on rencontre une phrase qui semble s’opposer à cette interprétation C’est la phrase dans laquelle Descartes, après avoir dit : sum res cogitans, ajoute : id est mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio, autant de termes qui s’accordent assez mal ensemble. Animus, c’est vraiment l’âme au sens général, mens, c’est l’âme au sens d’esprit, intellectus, c’est l’entendement, ratio, c’est la raison. Faut-il en conclure que Descartes veut dire : sum intellectus ? Alquié est d’avis que non, car si Descartes avait voulu dire que son âme se réduit à l’entendement, il aurait dit mens est intellectus – et elle n’est que cela. Au contraire, selon Alquié, les mots employés ici sont donnés comme des sortes d’équivalents. Si Descartes avait vraiment voulu dire : sum intellectus, il n’aurait pas ajouté, sum mens, et à plus forte raison, sum animus. Mais, ce qui apparaît encore plus important à Alquié, c’est que, dans ses réponses à Hobbes, Descartes est revenu sur ce passage même, et l’interprétant est demeuré radicalement substantialiste. Hobbes, en effet, avait été gêné par ce passage, et avait dit à Descartes : « Mais êtes-vous bien sûr que vous avez le droit de dire que vous êtes un esprit, un entendement ? » Et Descartes répond ceci : « Où j’ai dit : c’est-à-dire un esprit, une âme, un entendement, une raison…, je n’ai point entendu par ces noms les seules facultés, mais les choses douées de la faculté de penser ». Et, plus loin, dans la même réponse, il met sur le même plan, parmi les actes intellectuels, qui sont précisément les actes de ces « choses », « entendre, vouloir, imaginer, sentir », et il rattache tous ces actes à la res cogitans, ou esprit, sans accorder à l’un d’eux, comme il pourrait le faire à l’entendement par exemple, un quelconque privilège. Suite de la lecture de la Méditation seconde : le moi est non seulement une chose qui pense, mais il possède nombre d’attributs autres que cette pensée Dans le paragraphe suivant, Descartes précise encore qu’il ne nie pas que d’autres choses que la pensée puissent appartenir à son être. Cela, il n’en sait rien. Mais ce dont il est certain, c’est qu’il est une chose qui pense. Il est donc certain de penser. Il est certain que l’attribut qui ne peut pas être séparé de lui est la pensée, mais il n’est pas encore complètement sûr que son être ne puisse avoir d’autres attributs que cette pensée. Il est une chose qui pense. Mais, se demande Descartes, qu’est-ce à dire ? Il explique alors : une chose qui pense, « c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut ou non, qui imagine aussi et qui sent ». Texte essentiel, dit Alquié, et qu’il juge en faveur de sa précédente interprétation. En effet, si la Méditation seconde était une sorte d’épuration, allant vers le moi intellectus, ou allant vers la pure ratio, il est bien évident que ce texte, qu définit le moi comme chose qui pense, et qui possède tous les attributs qui viennent d’être dits, serait placé avant le texte examiné précédemment et dans lequel Descartes dit « Je suis une âme en général, ou l’âme dans le sens d’esprit, ou un entendement, ou une raison ». La cogitatio ne se réduit pas à l’intellectus, elle comprend la volonté, l’imagination, le sentiment. Ajoutons encore ce commentaire : Descartes a pris soin d’éliminer de son moi tout ce qui peut être conçu à titre d’objet, et donc tout ce qui est imagination et sens, dans la mesure où l’imagination et les sens supposent le corps, et se donnent à moi comme constituant une saisie de l’objet matériel. Mais l’imagination et la sensation, en tant qu’elles sont de pures consciences, appartiennent au moi, ne peuvent en être bannies, ne peuvent en être séparées, ne peuvent en être rejetées, au moins à ce stade, au profit du seul intellect. Aucun de ces différents attributs, dit en effet Descartes, ne peut être distingué de ma pensée ou séparé de moi-même, « car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et qui veux qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer ». Alquié croit donc profondément inexact de faire, avec certains commentateurs, de la volonté un mode de l’entendement. L’entendement et la volonté sont sur le même plan ; ils sont tous deux des modes, et ils sont des modes de mon moi, de ma conscience, et non pas des modes l’un de l’autre. Ils sont rapportés au moi comme à leur sujet. Une nouvelle phrase présente le risque d’une interprétation erronée « Toutefois »,ditDescartes,répondantàunepossibleobjection,« il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe…At certe videre videor, audire, calescere… » Faut-il conclure, comme on pourrait être tenté de le faire, qu’ici Descartes doute d’imaginer et doute d’entendre (au sens où l’on entend un son), et qu’il n’est certain que du fait qu’il pense voir, qu’il pense imaginer, ou qu’il pense entendre ? Une pareille interprétation, selon Alquié, reposerait sur un contresens formel. En effet, une fois de plus, de quoi est-il question ? La phrase de Descartes est la réponse à une objection possible, selon laquelle Descartes dort peut-être au moment où il pense voir. Ce qui est par conséquent une fois de plus éliminé, c’est l’objet de la sensation, la chose que la sensation me représente, et non pas la sensation comme telle. Il en était de même, lorsque, au début de la Méditation seconde, Descartes doutait de sentir. Ici, le contexte tout entier dit assez que Descartes ne doute de sentir que dans la mesure où il pense que la sensation est liée au corps ; mais la sensation comme état subjectif n’est jamais mise en doute. Ainsi, chaque fois que Descartes, dans la Méditation seconde semble exclure imagination ou sensation c’est – il y a deux cas à envisager – soit parce qu’il les considère liées au corps, soit parce qu’il les considère comme liées à l’objet extérieur qu’elles semblent représenter. Mais comme états de conscience, jamais sensation et imagination ne seront mises en doute par Descartes. Cela revient toujours à la même critique : je vois cette lampe, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait là une lampe ; or, ce que j’appelle voir cette lampe, c’est saisir une lampe réelle ; c’est bien là la vision telle que le sens commun l’entend. Le doute porte évidemment sur une pareille vision. Mais si voir, c’est seulement avoir l’impression que je vois (je ne dis pas : avoir la conscience réfléchie que je vois), dans ce cas, le doute ne peut pas porter sur la vision. Et de même que Descartes n’a pas voulu précédemment séparer penser et penser penser, il ne veut pas ici séparer sentir et penser sentir. Ce qui est douteux, c’est par conséquent une vision supposant le corps, ou définie comme une prise de conscience d’un objet réel. Ce qui est certain, c’est une vision considérée comme un état de conscience subjectif. Il n’y a dans la Méditation seconde, aucune épuration de la conscience psychologique comme telle. Grâce à la suite, Alquié, y voit une preuve, car Descartes, après avoir dit précisément : videre videor, reprend : « C’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir. » Or il est clair que ce qu’on appelle sentir , ce n’est pas avoir la conscience réfléchie et intellectuelle de sentir. Ce qu’on appelle sentir, c’est ce que tout le monde appelle ainsi. Et il attribue à l’esprit « la vertu de connaître la blancheur de la cire …la vertu d’en connaître la dureté », etc. Tout cela est sensation, non entendement. La sensation est donc, incontestablement, attribuée au cogito, elle fait partie de la pensée. Dans la Méditation seconde, tout concourt à présenter l’ego du cogito comme une unité indécomposable A ce point de l’analyse, on voit bien qu’il faut admettre que le moi du « je pense », l’ego du cogito, réalise l’unité indécomposable et peu claire, accordons-le, d’une imagination, d’une volonté et d’un entendement. Au reste, la volonté est à la racine même du doute, comme pouvoir de résister à toute erreur et tromperie, et l’entendement, au sens large, comprend maintenant la totalité des états devenus problématiques par l’arrêt de cette volonté même qui, en ses jugements prévenus et précipités, les attribuait aux choses. Il apparaît donc qu’il est un cas, et un seul , où le sujet peut, sans hypothèse et sans recours à la véracité divine, sortir de son doute, c’est-à-dire affirmer un être ; c’est le cas de sa propre existence. L’affirmation « je suis » résiste à toute entreprise du doute, demeure évidente et donnée lorsque tout jugement d’extériorité est arrêté dès sa racine On dit parfois que, dans le cogito, Descartes atteint l’être de son doute. De fait, le « je pense » est un « je doute », et c’est en ce sens que l’on peut dire que le « je pense » est essentiellement volonté. Car l’acte même de douter suppose un sujet qui doute, en sorte que douter de ce sujet c’est encore l’affirmer. C’est le renversement célèbre : je peux douter de tout, mais, au moment où je doute de tout, je ne peux pas douter que je doute, et par conséquent je pense, et donc je suis. Comme on le voit, le sujet affirmé est véritablement un sum ; il est à la fois volonté et conscience intellectuelle ; il comprend, d’une part le doute lui-même et, d’autre part tout ce qui demeure après le doute à titre d’objet problématique, c’est-à-dire le monde comme ensemble de mes idées représentatives. Ce qui a d’abord été montré, c’est qu’on ne peut privilégier aucun élément du « je pense » et faire, des autres éléments, des modes du premier. Le cogito est mens, et la mens est substance. Et la mens a comme attribut essentiel la pensée, cogitatio, au sens large de conscience. Et l’intellectus, d’une part, la voluntas, de l’autre , ne sont que des modes de la mens ; ils ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, ils sont de même plan. Il est vrai cependant, qu’à la fin de la Méditation seconde, et c’est la dernière difficulté qui reste à examiner, Descartes semble hiérarchiser le cogito et découvrir à son fondement même, l’intellectus. Ceci s’opère dans l’exemple célèbre de l’analyse du morceau de cire qu’il faut maintenant préciser. Dans cette analyse, le principe du raisonnement semble bien être que ce qui dépasse fonde. L’imagination dépasse la sensation, ce pourquoi elle la fonde. L’entendement dépasse l’imagination elle-même, et par conséquent, il la fonde. Analysedumorceaudecire,en vuededéfinir l’acte par lequel je saisis la cire Descartes considère ce « morceau de cire qui vient, dit-il, d’être tiré de la ruche ». Il lui paraît d’abord évident qu’il sait ce qu’est cette cire ; cependant, pendant qu’il parle, et l’énonce, on approche la cire du feu : elle fond, de solide qu’elle était, elle devient liquide, son odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, et pourtant Descartes pense : « C’est bien la même cire. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, assurément, que je ne place pas l’être de la cire dans les qualités sensibles, puisqu’elles se sont révélées comme évanescentes et tout aussitôt démenties : la cire fond, perd son odeur, etc. En ce sens l’imagination dépasse la sensation. Mais l’imagination est elle-même dépassée par l’entendement, car elle ne conçoit qu’un nombre fini de formes de la cire alors qu’un entendement conçoit de la cire une infinité de formes possibles. Par conséquent, le principe du jugement, « la cire est », c’est comme le dit Descartes, une pure inspection de l’esprit, mentis inspectio. Et c’est cette inspection de l’esprit qui, seule assurée, va rejoindre le cogito lui-même. Ce que Descartes croyait, au dehors, voir de ses yeux, provient, une fois encore de son esprit. Il faut, cependant, bien voir ce que dit exactement ce texte, et quelle est sa fonction, quel est son rôle dans la Méditation seconde. Il faut d’abord souligner, pour éviter tout contresens, que l’analyse de la Méditation seconde ne porte pas sur la cire elle-même, comme on l’a prétendu parfois, et cela pour une raison extrêmementsimple:commentporterait-ellesur la cire au niveau de la Méditation seconde, puisqu’au niveau de cette dernière, je ne sais pas, et ne peux pas savoir, qu’il existe un corps extérieur à moi. Descartes ne peut pas se demander en quoi consiste la cire ; il ne peut, comme on l’a dit parfois, distinguer dans la cire des qualités premières et des qualités secondes, puisqu’au stade du doute et du pur « je pense », il ignore tout à fait s’il y a de la cire ou s’il n’y en a pas. Deuxième contresens possible, et plus subtil. Dans la pensée même de la cire objectivement conçue, l’analyse ne valorise et ne privilégie aucun élément, aucune idée parmi les autres, par exemple l’idée d’étendue. Car, s’étant demandé un instant si la nature de la cire ne serait pas l’extension, Descartes écrit aussitôt après : « Qu’est-ce maintenant que cette extension ? », et il montre qu’elle varie exactement comme les autres qualités. Donc l’analyse porte seulement sur le jugement : « Il y a de la cire », elle ne porte ni sur la cire ni sur l’idée que j’en ai. Elle porte sur l’acte par lequel je saisis la cire, ce qui est tout à fait différent. Ce que Descartes analyse, ce n’est pas la cire ni son idée, c’est l’esprit de l’homme disant « voilà de la cire », en apercevant la cire. Pourquoi l’analyse porte-t-elle sur ce jugement « il y a de la cire »? et à quoi est-elle destinée ? Descartes nous le dit de la façon la plus nette. C’est parce qu’il ne peut « s’empêcher de croire que les choses corporelles…ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l’imagination ». Bref, l’esprit s’égare toujours, malgré le cogito, et il croit à l’extériorité. L’analyse du morceau de cire, c’est donc une fois encore le doute qui va nous ramener au « je pense », c’est la reprise, en un autre style, de la Méditation première elle-même. Ce n’est nullement la réduction du cogito à l’intellectus, c’est le rappel du cogito comme cogitatio. Il convient de beaucoup insister là-dessus, car les Méditations de Descartes, on le voit, reviennent très souvent sur ce qu’elles ont dit. Bien loin de constituer une série unilinéaire et nécessairement progressive de raisons, ce sont de véritables méditations au sens quasi religieux de ce mot. Une méditation n’est pas une suite de raisons purement intellectuelles qui s’engendrent les unes les autres selon la logique. C’est la pénétration d’un esprit par une vérité. Aussi, très souvent Descartes revient à ce qu’il a déjà dit. A certains égards, on vient de le dire, la Méditation seconde s’affirme comme un reprise de la Méditation première qui consistait à suspendre le jugement, en retirant de celui-ci la volonté qui le constitue et qui est à sa racine. L’analyse du morceau de cire fait de même, bien que par une autre méthode. « Relâchons donc [à notre esprit] encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire ». Or, cette bride, c’est encore la volonté elle-même, dans la mesure où elle détermine trop vite le jugement. Il ne faut donc pas qu’on s’étonne si, à la fin de l’analyse du morceau de cire, la volonté n’apparaît plus, et si l’intellectus seul apparaît, si l’intellect seul semble se donner comme étant l’être du « je pense ». L’intellect seul apparaît en effet, et semble constituer l’étoffe du monde. Si, en effet, à l’intellect, j’ajoutais la volonté, qu’est-ce que j’obtiendrais ? J’obtiendrais précisément le jugement existentiel qui a été mis en doute. Si, au contraire, je retire cette volonté, j’obtiens un entendement qui apparaît comme le fondement des idées et, accordons-le ici, comme le fondement de l’imagination et de la sensation elles-mêmes. En d’autres termes, l’analyse du morceau de cire n’est, à la lettre, ni une analyse de la cire, ni une analyse du cogito. Elle est destinée à s’opposer à ma tendance à croire l’objet extérieur mieux connu que le moi. Elle démontre que cet objet extérieur, que je crois plus certain que moi, voit toute la réalité que je lui accorde se réduire à un acte de mon esprit et, si l’on veut, à la compréhension que j’en ai. Ainsi cette partie de moi « qui ne tombe point sous l’imagination », et qu’est ma conscience, est le fondement de toute objectivité. C’est pourquoi, bien qu’il soit incontestable que l’analyse privilégie l’intellectus, et en fasse le fondement de nos autres facultés de connaissance, le mot lui-même n’est pas employé une seule fois dans l’analyse du morceau de cire. Descartes dit, non pas intellectus mais mens. Le mot « entendement » apparaît dans le texte français une seule fois ; mais en latin Descartes ne dit que mens. Dans certain cas il précise mens inspectio. Selon plusieurs phrases de l’analyse, on peut même se demander si l’imagination et les sens que critique Descartes ne sont pas seulement critiqués dans la mesure où ils sont, une fois encore, considérés comme des facultés corporelles et sollicitant le soutien du corps. Dans ce cas, ce ne serait pas l’imagination comme telle qui serait en question, ce serait l’imagination comme liée au corps. Donc, bien qu’elle donne, accordons-le, un certain primat à l’intellect sur les autres facultés de l’âme, l’analyse du morceau de cire ne nous parle jamais de l’intellectus ; elle nous ramène toujours au cogito considéré dans sa totalité. C’est pourquoi, le fond de mon esprit étant un instant découvert à titre de faculté d’entendre (intellectu percipi), Descartes assimile aussitôt cette faculté d’entendre à sa pensée , et sa pensée à son moi. Cela prouve, une fois de plus que, dans la Méditation seconde, il ne s’agit pas d’une épuration progressive, d’une hiérarchisation proprement dite, ni d’une série unilinéaire des raisons. Le vrai primat,c’estdonc,non pas celui de l’intellect, mais celui de l’être du moi pensant. Et c’est pourquoi le cogito comprend à la fois, entendement, volonté, imagination et sensation, c’est-à-dire tout ce qui est, au sens le plus général de ce mot, de la pensée, de la conscience. La solution de la difficulté de comprendre comment des facultés aussi diverses peuvent appartenir à un même être, est donc une solution ontologique. Elle s’opère par un renvoi à l’être du sum, c’est-à-dire là, la res cogitans. Et, une fois encore, ce qu’a découvert Descartes ; ce n’est pas un pur entendement qui donnerait à l’être son sens, c’est un être dont l’attribut est la pensée, cogitatio. Ainsi se résout déjà, ou du moins trouve sa solution, le problème très difficile chez Descartes, des rapports de l’entendement et de la volonté. LES RAPPORTS DE L’ENTENDEMENT ET DE LA VOLONTÉ DANS LE JUGEMENT (MÉDITATION QUATRIÈME) Dans la Méditation quatrième, la théorie de l’erreur et de la vérité poseront à nouveau cette question très difficile des rapports de l’entendement et de la volonté qui, l’un et l’autre sont nécessaires au jugement. Pour Descartes, juger suppose ces deux facultés. Pour que je juge, il faut tout d’abord que je comprenne ce sur quoi je juge, et ici l’entendement est requis, mais il faut aussi que je décide, dans un sens ou dans l’autre, et cette fois la volonté est requise. Or, dans la Méditation quatrième, l’effort de Descartes est tourné vers l’analyse. Il nous conseille de séparer ces facultés, de ne laisser juger la volonté que lorsque l’entendement sera pleinement éclairé. Il s’agit d’une question de méthode, il s’agit non pas d’unir mais de séparer. Encore, faut-il pour que le jugement intervienne, que volonté et entendement se réunissent ; il faut que les deux facultés se confondent dans l’acte par lequel je juge, puisque, lorsque je juge qu’une chose est vraie, je conçois cette chose et je décide qu’elle est vraie. Or, comment concevoir l’unité d’un sujet comprenant en lui des facultés si radicalement opposées ? Le texte essentiel semble ici une lettre de Descartes à Regius, lettre de mai 1641, et donc contemporaine des Méditations. Descartes corrige les interprétations de Regius. Celui-ci ayant dit que volition et intellection ne diffèrent que comme des modes d’action différents à l’égard d’objets différents (c’est donc ici selon l’objet et non selon le sujet qu’il les sépare) : « J’aimerais mieux », dit Descartes, « que l’on dise qu’elles diffèrent seulement comme l’action et la passion d’une même substance », précisant encore que l’intellection est la passion de l’esprit, et la volonté son action. Puis Descartes montre que les deux facultés sont toujours mêlées. Mon vouloir est toujours accompagné de quelque compréhension, « car il est certain, dit Descartes, que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n’apercevions par le même moyen que nous la voulons » et, d’un autre côté, « jamais nous ne comprenons rien sans avoir en même temps quelque volition ». La volonté est donc passion, et passion de mon moi, de ma substance, de mon esprit, passio substanciae, mentis passio. La volonté est action, et la volonté et l’entendement, loin d’être des modes l’un de l’autre, sont l’action et la passion d’une même substance. Cela dit, le moi peut-il devenir action pure ? En un sens, on pourrait répondre oui, puisque la volonté se rend indépendante dans le doute. Mais, en vérité, et c’est ce qu’il faut démontrer maintenant, elle ne se rend indépendante qu’en ne jugeant plus. Et du reste le doute, s’il permet d’échapper à toute tromperie, et par conséquent à toute erreur, laisse, nous le comprendrons mieux tout à l’heure, l’entendement encore passif devant ses propres idées. L’entendement lui-même, même s’il ne juge plus se sent encore passif. Mais, avant d’aborder ce point, il faut encore rappeler que puisque la volonté et l’entendement sont l’action et la passion d’une même substance, ils sont absolument inséparables : or, ceci nous explique déjà beaucoup de choses. C’est pourquoi, alors que la Méditation seconde insiste davantage sur l’intellect comme fond de mon moi, les Principes de la philosophie, trois ans plus tard, affirmeront [sans qu’il y ait contradiction] le cogito à partir de la volonté. Et nous allons alors, après avoir eu un cogito à dominante intellectuelle, vers un cogito à dominante volontaire. Si nous considérons enfin, à la date de 1649, un an avant la mort de Descartes, le Traité des passions, il sera plus net encore, puisqu’en son article 20 Descartes voit dans la perception l’âme une action au lieu d’y voir une passion, parce que, dit-il, cette perception de l’âme dépend surtout de la volonté. La volonté est donc indispensable au cogito, et fondamentale en lui. LE COGITO CARTÉSIEN EST AFFIRMÉ SIMULTANÉMENT COMME ÊTRE ET COMME MOI L’existence du sum est pour Descartes, limité à l’instant, elle est intérieure au temps Rien de commun en ceci avec l’Ich denke, le « je pense » kantien. Ce qui le montre, du reste, c’est que l’Ich denke kantien est par définition supérieur au temps. Si le cogito de Descartes était un pur sujet de connaissance, il serait nécessairement supérieur au temps. En effet, qu’est-ce que le temps, sinon ce que je pense et connais ? Si j’applique au temps le doute, de même que j’ai douté d’avoir un corps, que j’ai douté que ces mains soient à moi, je dois douter, de la même façon, qu’il y ait un avenir, je dois douter qu’il y ait un passé. Je ne suis pas sûr que j’étais il y a cinq minutes, je me souviens d’avoir été, mais le malin génie peut ici me tromper, exactement dans les mêmes conditions. Et, par conséquent, pour une pure intelligence, pour un esprit connaissant, le présent, le futur ne sont que la pensée de cet esprit. Ainsi, chez Kant le temps et l’espace sont subordonnés au sujet de connaissance. Au contraire, l’existence du sum est pour Descartes, limité à l’instant, elle est intérieure au temps. Certains commentateurs l’ont déploré. Mais qu’on le déplore ou non, le fait est là. Descartes dit toujours qu’il est certain d’être pendant le temps qu’il pense, et que, s’il cessait de penser, il cesserait peut-être d’être. Par conséquent le caractère évident du cogito traduit seulement l’expérience immédiate d’un moi particulier, fini et mortel, se sentant tel, se sentant sans garantie pour l’avenir, se découvrant à l’intérieur du temps. Voilà pourquoi, en 1646, Descartes pourra écrire à Clerselier que « le mot de principe se peut prendre en divers sens…C’est autre chose de chercher une notion commune…autre chose de chercher un être, l’existence duquel nous soit plus connue que celle d’aucun autre ». « Le premier principe, dit Descartes, est que notre âme existe, à cause qu’il n’y a rien dont l’existence soit plus notoire. » L’appartenance de la pensée à un ego ne fait donc pas problème pour Descartes. L’ego et l’esse sont la substance à laquelle Descartes rattache la pensée comme à son sujet Ayant montré que seule l’unité de mon jugement fonde l’unité de la cire, il aurait pu pourtant, remarque Alquié, se demander si, d’aventure une telle unité ne serait pas requise à la source du jugement qui donne un sens au mot « moi », qui me constitue comme moi. Il y a de la pensée. Cette pensée affirme qu’il y a différents objets, mais cette pensée affirme aussi que je suis un moi, que je suis un ego. N’y at-il pas un problème de la constitution de l’ego à partir du pur sujet de connaissance ? Or il est clair que ce problème, Descartes ne se l’est jamais posé, et qu’il n’a jamais posé non plus aucune question relative à l’individuation de l’âme (alors qu’il s’est posé cette question avec netteté pour la cire !). Descartes tient en effet l’expérience du moi et de l’être, pour une expérience première, une expérience évidente, notoire, une chose qui va de soi. Par conséquent, loin d’être constitués par la pensée, l’ego et l’esse sont la substance à laquelle Descartes rattache la pensée comme à son sujet. LA SOLITUDE DU COGITO (MÉDITATION TROISIÈME) Pour sortir de sa solitude, le « je pense » peut seulement faire appel à l’entendement Dès le début de cette Méditation, Descartes insiste sur cette solitude radicale du « je pense », qui ne sait plus s’il y a des choses, qui ne sait plus s’il y a un monde, un monde extérieur à lui, et différent de lui. Cette solitude, il faut pourtant le remarquer, est la conséquence de la passivité naturelle du cogito, qui, par la mise en doute de toute extériorité, est ici privé de corrélatif. On retrouve ici, sur un mode particulier, le thème de la passivité essentielle de l’entendement. L’entendement c’est la passion de l’esprit. La volonté, c’est ma liberté même, elle est ce que je sus, elle est ce par quoi je m’oppose à tout ce qui n’est pas moi. Mais l’entendement estce qui est passif en moi, c’est donc par essence ce qui renvoie à autre chose. Comme dans la phénoménologie, la conscience est toujours conscience de quelque chose, elle appelle quelque chose dont elle est conscience. Et, par conséquent, dire « je pense », c’est dire que je suis un moi, mais c’est dire aussi que ce moi se dépasse vers un objet pensé, qu’il sort de soi, qu’il ne pre,d conscience de soi que par opposition à ce qui n’est pas lui. Or, dans la Méditation seconde, et c’est ce qui constitue le passage à la Méditation troisième, passage qu’il faut bien comprendre, le moi ne sait plus s’il y a autre chose que lui. La Méditation seconde, ce n’est que la prise de conscience de la Méditation première, qui n’est elle-même que le doute. Mais il demeure que le moi ne prend conscience de soi qu’en se ressaisissant sans cesse par rapport à la tendance à poser l’autre. Cette tendance qui le constitue, d’aller vers l’être que représentent ses idées, c’est par un effet toujours renouvelé, toujours repris, qu’il doit la ramener en arrière, qu’il doit ramener ses idées à soi. Cela revient à ne les considérer que dans leur réalité formelle, qui se confond avec leur réalité matérielle, ou psychologique, et qui en fait les mode de son moi. L’analyse du morceau de cire n’a pas eu d’autre but que celui-là. Mais cette suspension volontaire de la tendance qu’a l’esprit humain à viser son objet, cette suspension de la science tout entière, est essentiellement faite à contre-nature, et c’est pourquoi elle est essentiellement solitude ; elle est presque souffrance. Or, pour sortir de sa solitude, que va faire le « je pense » ? Il est entendement et il est volonté. Va-t-il s’adresser à sa volonté ? Evidemment non, puisque ce serait lui demander de faire cesser cette tension par laquelle elle maintient le doute, ce serait donc retomber dans l’illusion de la croyance quotidienne, que toute l’entreprise de Descartes a pour but de dépasser. Par conséquent, l’appel ne peut être fait qu’à ce qui, par définition, est passivité, et par conséquent signe de l’extériorité. Il s’agit en effet de savoir, puisque j’éprouve toujours que l’entendement est passif, devant quoi il est passif, si c’est en face du moi lui-même, qui, en effet, pourrait être le créateur de ses propres idées, ou si c’est devant une extériorité réelle. Ainsi s’explique le début de la Méditation troisième. Le jugement « la cire demeure » ou « voici de la cire » bien qu’ayant révélé l’intellect, nous à une fois de plus ramenés au moi. Et l’entendement œuvrera pour découvrir une autre existence que la mienne, afin de pouvoir en sortir Ici au contraire, l’entendement, ne pouvant plus porter aucun jugement (puisque le doute consiste à suspendre tout jugement et que ce doute est maintenu) ne peut plus faire qu’une chose : à savoir dénombrer ses idées une à une ,jusqu’à ce qu’il en découvre une dont il ne saurait être cause et qui serait donc, cette fois, l’authentique marque de sa passivité devant un acte extérieur. Il ne s’agit pas, pour autant, de fonder la science dans le domaine de la pure relation, comme le fera Kant, il ne s’agit pas de fonder la science dans le domaine du pur hypothético-déductif. Il s’agit, toute existence étant mise en doute, et ma seule existence étant posée, de découvrir une autre existence que la mienne, une existence me permettant de sortir de la mienne. Et comment le ferai-je, sinon par l’examen des idées ? L’idée, bien qu’étant toujours rattachée ontologiquement au moi, est alors interrogée comme signe, et comme signe de l’extériorité ontologique. C’est pourquoi nous voyons intervenir ici une autre notion, celle de la réalité objective de l’idée. RÉALITÉ DE MES IDÉES (1641-1644) A – LES PREUVES CARTÉSIENNES DE L’EXISTENCE DE DIEU Le moi (être et structure) fait apercevoir la nécessité d’un être autre que le moi Constat d’un perpétuel mouvement de reflux vers le moi Rappelons qu’étant donné le point où nous sommes arrivés des Méditations, Descartes ne sait toujours pas s’il y a des choses hors de moi. Y a-t-il un monde hors de mon esprit ? Au début de la Méditation troisième, nous n’en savons toujours rien. Il n’y a qu’une chose de la réalité formelle de laquelle je sois assuré, à savoir mon moi…C’est pourquoi Descartes, dans la Méditation seconde a dit : ego sum, je suis. C’est pourquoi aussi, essayant de découvrir un autre être, de s’assurer d’une autre réalité formelle, Descartes est toujours ramené à son moi. Il y a, ici, un perpétuel mouvement de reflux vers le moi, qui est absolument caractéristique, dans la Méditation troisième, ou, en tout cas, dans tout le début de cette Méditation. Ontologiquement parlant, toute idée est d’étoffe mentale. Elle est un mode du moi, et, ontologiquement, elle n’est que cela. Telle est du reste la conséquence dernière de ce que nous avons étudié à propos de la méthode et à propos de la science de Descartes. L’unité de l’intuition, on l’a vu, est, dans les Règles pour la direction de l’esprit, celle d’un acte mental. Et toute idée, par conséquent, si on la considère formellement, c’est-à-dire en ce qu’elle est elle-même une chose réelle, renvoie au seul esprit, à la seule mens, et par conséquent le monde, et la science du monde ne sont que ma propre représentation. On le voit, nous sommes encore au stade d’un « je pense » qui n’est autre chose que la prise de conscience de mon doute, qui n’est pas vraiment sorti de ce doute même, et qui par conséquent ne peut penser le monde que comme son rêve, et que comme sa représentation. La Méditation troisième, comme on l’a bien vu, malgré quelques interprétations contraires, nous ramène toujours à l’ego et au sum. Même après l’analyse du morceau de cire et après la découverte qui en ressort d’un intellectus, qui semble être ce qu’il y a de plus profond dans le cogito, Descartes revient à son moi, et dit : « Que dirai-je enfin de cet esprit, c’est-à-dire de moi-même ? » Et rappelons, qu’au début de Méditation troisième, il reprend une fois encore sa définition de la chose qui pense en disant : « Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie…qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » Par conséquent, il ne s’agit pas d’un intellectus, il s’agit bien d’une conscience et d’une conscience qui est aussi la conscience d’un moi. Dans l’analyse du morceau de cire, ma pensée se révèle non seulement comme être, mai aussi comme structure Il demeure que, même ontologiquement ramené au « je pense », le monde de la science résiste à ma pensée, car je reste une chose qui pense, que l’ego est un cogito. L’attribut essentiel de la mens, c’est la pensée, cogitatio (je ne dis pas intellectus, mais cogitatio). Or, nous avons vu que cette pensée trouve en elle l’intellectus ; et le découvre sous l’aspect d’une certaine structure : le monde de la science résiste à la pensée et, mêmes réduites à l’esprit, les idées sont des natures, se présentent à nous avec des réalités objectives différant en degré, comme le note Descartes, et, il le dit aussi, elles sont de véritables essences. Bien que dans les Méditations, la théorie de la réalité objective soit exposée dans la Méditation troisième, et la théorie des essences dans la Méditation cinquième, Alquié n’est pas d’avis qu’il faille les séparer de façon radicale et très stricte. En effet, dans les Principes, les deux théories sont mêlées, et la réalité des essences est signalée dès après le « je pense ». D’une part donc , l’existence de cette structure de l’esprit n’empêche pas le doute d’être ontologiquement radical, et le cogito de demeurer pour moi le seul être connu ; d’autre part, ma pensée se révèle, non seulement comme être mais comme structure. Je suis donc devant un paradoxe : si je considère les idées quant à leur contenu, elles se présentent comme de véritables natures, comme des essences qui se développent, qui me résistent, dont je ne peux pas faire ce que je veux, qui diffèrent les unes des autres. Et pourtant, chaque fois que je repose le problème essentiel des Méditations, qui est un problème ontologique, chaque fois je me demande : « qu’est-ce qui est ? », je ne peux toujours dire qu’une chose : « je suis », et par conséquent, ramener les idées à n’être, à proprement parler, que des modes de mon moi. Ce retour au moi n’est-il pas, comme la Méditation première nous l’a très bien fait comprendre, ce qui se passe dans le rêve ? Dans le rêve, j’ai des idées, ces idées me paraissent représenter des choses, mais, en réalité, ces idées sont des produits de mon moi. Et par conséquent, c’est toujours l’argument du rêve, et l’argument du malin génie qui, comme vu tout à l’heure, font refluer tous mes efforts vers le moi et me font sans cesse dire : oui je me représente ceci, je me représente des anges, des animaux, etc., mais tout cela ce ne sont finalement que mes idées. Et par conséquent, puisque ce ne sont que mes idées, et j’interroge ces idées par rapport à l’être et sur le plan de l’être, je suis bien forcé de convenir qu’elles n’ont d’autre réalité formelle que leur réalité matérielle, comme le dit Descartes, que la réalité de mon moi. Ainsi, pour sortir de la réalité de notre moi, il faut la révélation d’un être, autre, et déjà là Il faut donc que se révèle à nous un être autre que le « je pense » et le sum se dévoile à nous, comme étant déjà là, déjà présent. S’il pouvait en être ainsi, ma connaissance, jusque-là subjective, se trouverait suspendue à un autre principe ontologique, à savoir Dieu. Il s’agit là, notons le bien, d’une dialectique ontologique, et non pas d’une dialectique notionnelle. Descartes n’a, en effet, qu’un seul souci, une seule méthode, une seule démarche, il met en doute tout ce qui est notionnel, ce faisant, il fait apparaître ce qui est être. Il a déjà fait apparaître celui du moi, il faudrait maintenant qu’il en fasse apparaître un autre et qui soit Dieu. S’il y réussissait, le problème, tel qu’il a été posé dès le début, serait en effet résolu. Car Dieu étant l’être même, et étant le principe de la création de toutes choses, découvrir Dieu à la source de ma connaissance, le découvrir comme source de mes idées, ce serait fonder cette connaissance et l’établir comme vraie. RÉALITÉ DU MONDE (1644-1650) LA CONNAISSANCE DU MONDE Les difficultés et les obscurités qui persistent pour fonder la physique Tant qu’il n’y a que deux hypothèses possibles, l’imputation des idées et leur passage de l’être de mon moi à l’être de Dieu relève d’un schéma simple
Date de création : 11/12/2006 @ 08:35
Dernière modification : 11/12/2006 @ 08:40
Catégorie : Parcours cartésien
Page lue 124 fois
Prévisualiser la page
Imprimer la page
|