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MARCHAND, NON MARCHAND
Par Walter ELTIS, professeur émérite à l'université d'Oxford

Dans toutes les économies, la production est divisée entre ce qui est vendu pour de l'argent et ce qui est affecté par l'Etat. La partie de la production qui est vendue contre de l'argent est désignée comme la production « marchande », le reste, qui est l'objet d'une affectation d'Etat, constitue la production non marchande. La signification économique de la dimension du secteur non marchand est qu'elle décrit la fraction du PIB qui doit être financée par l'impôt ou par l'emprunt public. En raison du Pacte de stabilité et de croissance de l'Union européenne, le secteur non marchand doit désormais être financé presque entièrement par l'impôt.
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Le secteur marchand doit produire plus de biens et de services que n'en consomment ses propres travailleurs et entreprises, afin de fournir ce qui est nécessaire à la consommation et à l'investissement des soldats, des policiers, des enseignants, des médecins et des fonctionnaires, qui n'assurent aucune production marchande.
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Le secteur marchand doit aussi dégager un surplus de production qui suffise à la consommation des pensionnés et des chômeurs.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les principales économies de l'Europe occidentale ont accru la part occupée par le secteur non marchand
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de 35 % du PIB dans les années 1950 et 1960
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à 40 % dans les années 1970
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et aux environs de 45 % et 55 % dans les années 2000.
Ces 10 % à 15 % supplémentaires doivent être prélevés sur le secteur marchand au moyen des prélèvements obligatoires.
En France et en Allemagne, la charge fiscale additionnelle a principalement frappé les entreprises sous la forme d'une plus lourde imposition sur les salaires. Lorsque les entreprises sont imposées plus lourdement, les ressources financières dont elles disposent pour l'investissement sont réduites, et, l'investissement étant réduit, elles créent moins d'emplois. Les sociétés emploient alors moins de main-d'uvre car la fiscalité élève le coût de l'emploi de chaque travailleur. Si les impôts frappent plus sévèrement le travail que le capital, la technologie nouvelle tend à économiser le travail, et le capital investi crée moins d'emplois. Comme Marx l'a prédit, l'investissement peut même devenir si économe en travail que des emplois seront détruits au fur et à mesure qu'on investira, car l'équipement sera précisément conçu de manière à remplacer la main-d'uvre.
Lorsque le secteur marchand emploie moins de main-d'uvre, l'Etat doit aider les familles qui sont désormais sans emploi, et cela augmente la charge du financement du secteur non marchand. Si l'on considère que l'Etat a l'obligation d'agir comme « l'employeur en dernier ressort », il peut réagir à une chute de l'emploi dans le secteur marchand en créant de nouveaux emplois dans les services publics et dans les industries d'Etat subventionnées, qui peuvent ainsi fonctionner à perte. Le coût, direct ou indirect, de ces emplois additionnels nécessitera une augmentation de l'impôt, provoquant ainsi une nouvelle destruction de l'emploi dans le secteur marchand.
Ainsi, quand l'Etat augmente la part qu'il occupe dans la production totale, l'impôt doit être augmenté. Comme ces impôts plus élevés augmentent le coût de la main-d'uvre, on enregistre une baisse du nombre de travailleurs que le secteur marchand juge profitable d'employer. De ce fait, l'Etat doit aider encore davantage de familles, ce qui oblige le gouvernement à accroître encore le fardeau fiscal qui pèse sur le secteur marchand. Cette séquence peut continuer indéfiniment, de sorte qu'on assiste à une hausse continue de l'impôt et du chômage. Dès 1976, Robert Bacon et moi-même avions exposé ce mécanisme.
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En Grande-Bretagne, la croissance relative du secteur non marchand a été arrêtée en 1976, au moment où la dépense publique atteignit un sommet de 48 % du PIB. Cette part se réduisit de 8 % au cours des deux années suivantes. Le rapport de la dépense publique au PIB est désormais de 40 %, ce qui est inférieur à ce qu'il est en France, en Allemagne et en Italie.
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En Suède, le dommage causé par le fardeau fiscal nécessaire au financement du secteur non marchand a commencé à être inversé dans les années 1980, époque où il avait déjà atteint plus de 60 % du PIB. Cette tendance, observée au XXe siècle, conduisant le secteur non marchand à s'étendre par rapport au secteur marchand est communément attribuée à la « loi de Wagner ", qui considère une plus grande égalité comme un bien public dont la demande croît plus que proportionnellement au revenu par tête d'un pays. Au fur et à mesure que les pays s'enrichissent, la majorité politique tend à soutenir des politiques plus égalitaires en matière de santé, d'éducation et de pensions, toutes choses qui nécessitent une augmentation de la part des ressources nationales que réclame le secteur non marchand.
Au cours des années 1990, il devint clair qu'une nouvelle expansion du secteur non marchand entrait en conflit avec la capacité des entreprises privées de créer des emplois dans le secteur marchand. Ce conflit critique entre le besoin de soutenir l'efficacité du secteur marchand et le désir de continuer de faire croître le secteur non marchand a pris une forme différente dans chaque pays.
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En Suède, le désir d'accroître la fourniture gratuite de services publics a atteint un point où la part des prélèvements obligatoires dépassait 60 % du PIB.
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En Grande-Bretagne, l'expansion relative du secteur non marchand a été arrêtée à un moment où le taux des prélèvements obligatoires n'avait pas encore atteint 50 %.
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Le mouvement s'arrêta aux Etats-Unis lorsque le taux était encore en dessous de 40 %.
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Dans le cas de la France et de l'Allemagne, le taux se situe entre celui de la Suède et celui de la Grande-Bretagne (et des Etats-Unis). Ce taux n'a pas dépassé 45 %, mais le dommage qu'une nouvelle expansion du secteur non marchand infligerait à l'emploi du secteur marchand est largement reconnu désormais, de sorte qu'il se peut bien que le rapport du secteur non marchand au secteur marchand ait atteint son maximum.
Les Echos le 25/11/2002 2 / 2
PIB MARCHAND ET NON MARCHAND FACE AUX DÉPENSES PUBLIQUES ET AUX PRÉLÈVEMENTS OBLIGATOIRES (IREF, le 27 juin 2014)
COMPARAISONS FRANCE-ALLEMAGNE
1. Décomposition du PIB en marchand, non marchand et impôts subventions sur produits
a. Calcul de la valeur ajoutée marchande et non marchande
La Production se répartit en production marchande, production pour usage final propre et autre production non marchande. Les statistiques nationales ne font pas apparaître explicitement la valeur ajoutée marchande et la valeur ajoutée non marchande. Il faut dont les calculer. La base qui sert pour les calculs provient des comptes nationaux par secteurs dEurostat. La méthode utilisée est simple.
Du PIB on soustrait les impôts subventions sur produit. Il nous reste les valeurs ajoutées de chaque secteur. Les secteurs produisant du marchand sont les SNF (sociétés non financières), les SF (sociétés financières). La partie marchande de la valeur ajoutée produite se calcule alors par la valeur ajoutée totale la production pour usage final propre (PPUFP).
Dans les données Eurostat le secteur des ménages est regroupé avec celui des Institutions sans but lucratifs au service des ménages (ISBLM). La valeur ajoutée marchande sobtient en retranchant la PPUFP et les autres productions non marchandes.
Les administrations publiques ont une production marchande qui provient principalement des « ventes résiduelles » cest-à-dire de la participation monétaire directe que lon fait payer pour lusage dun service publique. Nous considérons dans cette étude que cette production est similaire à du non marchand car liée à la fourniture dun service public et utilisant les ressources productives des administrations publiques. Au demeurant cette production est négligeable (en 2012 : 59 Mds pour un total de production du pays de 3 699 Mds )
La valeur ajoutée marchande est donc sous cette hypothèse égale à celle des SNF et des SF plus celle des ménages et ISBLM et la valeur ajoutée non marchande sobtient en retranchant la valeur ajoutée marchande du PIB- (impôts-subventions sur produit).
b. Part du marchand et du non marchand en France et en Allemagne en 2012
Graph. 1. Montant de la VA marchande non marchande et impôt-subvention sur produit en 2012 (millions deuros)

Il y a une différence notable entre les structures des deux pays. Si les impôts moins subventions sur produit représentent la même part du PIB, la proportion du marchand et du non marchand diffèrent de 10 points.
Tableau 2. Répartition du PIB entre VA marchande, VA non marchande, impôt-subvention produit
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Année 2012 en % du PIB
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VA marchande
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VA non marchande
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Impôt-subvention sur produit
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Allemagne
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69,8 %
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19,7 %
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10,5 %
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France
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59,8 %
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29,8 %
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10,4 %
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De ce fait les impôts subventions sur produit dont la base taxable est principalement la valeur ajoutée marchande (la TVA) pèse pour 17,4 % de cette dernière en France contre 15 % en Allemagne.
De plus, la valeur ajoutée non marchande en France est supérieure de plus 80 Mds à ce quelle est en Allemagne. Ceci sexplique principalement par limportance relative du poste « rémunération des salariés » des administrations publiques qui est en France supérieur de plus de 63 Mds à ce quil est en Allemagne (France 267,7 ; Allemagne 203,8).
2. Impact économique du non marchand
Il est souvent évoqué en défense de la production non marchande quelle a un impact sur la croissance. La croissance étant mesurée par le PIB et celui-ci étant dépendant de la valeur ajoutée non marchande, dire que laccroissement de la production non marchande accroît le PIB est une tautologie sans grand intérêt. En revanche le calcul de son impact sur la valeur ajoutée marchande est dun grand intérêt car cela influe directement sur la base taxable du pays.
Létude de cet impact est fait ici en utilisant une matrice de Leontiev construite à laide des tableaux entrées-sorties de léconomie nationale (sources : tes_17_2011 INSEE) à partir desquels on calcule la matrice des coefficients techniques[1]. Dès lors que lon connaît la structure des consommations intermédiaires dune activité, il est possible de calculer les effets indirects de son activité.
Le calcul de limpact montre que pour un accroissement de 1000 de la production non marchande, les commandes liées aux consommations intermédiaires sont de 245 avec leffet multiplicateur cela génère 705 de production nationale 147 dimportations. En termes de PIB : 1000 daccroissement de la production non marchande génère 776 de valeur ajoutée non marchande, 278 de valeur ajoutée marchande et 47 dimpôt subvention sur produit, soit un PIB de 1100 environ. En termes financiers les dépenses publiques saccroissent de1029, les recettes publiques de 241 soit 787 euros de besoins de financement supplémentaires. Certes il conviendrait dinclure les consommations des agents de la fonction publique, mais gardons à lesprit que lensemble de leurs revenus sont financés par le secteur marchand, leur consommation lest aussi.
Conclusion
La dérive de la France vers un mode de production non marchand pose non seulement des problèmes de financement, mais aussi de création demplois et de compétitivité internationale et plus philosophiquement de liberté. A confondre croissance du PIB et croissance de la valeur ajoutée marchande on confond revenus économiques et revenus monétaires. Or, seuls ces derniers constituent avec la détention de patrimoine la base taxable et la source de solvabilité de notre pays.
[1]La procédure est la suivante :
Pour effectuer une production tout producteur utilise des consommations intermédiaires soit Y la production de consommations intermédiaires, A est la matrice des coefficients techniques. Pour fabriquer ces consommations intermédiaires il faudra AY de production.
Au total leffet indirect est donné par la somme de la série :
Y + AY + A2Y + A3Y+
+ AnY
Qui converge vers :
(I-A)-1Y, (I-A)-1 , représente la matrice interindustrielle ou matrice de Leontiev