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RICUR PHILOSOPHE ET THÉOLOGIEN[1]
LES RÉFÉRENCES À CALVIN INCLUSES
Préambule
. Ricur nest pas seulement lhomme de la réflexion, mais aussi celui de lengagement. Influencé par André Philip, membre de la Fédération des étudiants chrétiens, Ricur devient «militant actif» en 1933-1934, en essayant de « conjuguer sa double appartenance au socialisme et au protestantisme ». Ricur, qui est issu de la tradition de lÉglise Réformée calviniste, est soucieux de « léthique sociale», cest-à-dire quil insiste sur la responsabilité sociale et la solidarité. Il sest engagé dans le courant du socialisme chrétien, dans sa manière décrire et dagir. Parce que le monde aussi appartient à Dieu, le chrétien en est responsable. La pensée et lengagement de Ricur ouvrent une autre porte du monde, celle de linstitution où se trouve le signe de la Rédemption du Christ.
SUJETS ABORDÉS[2]
1/ la conjonction de la tradition chrétienne sociale ave le barthisme chez Philipp et Ricur se situe aussi sur un terreau protestant composite
(53) « Il y a lieu et ordre dattester, avec lun des prophètes de ce temps, que la raison dun homme nest pas sa raison dêtre » On reconnaît bien sûr linvocation de Karl Barth et laffirmation de ce monde Tout-Autre dans cette annonce : « Ce nest pas aux hommes que nous disons: nous voici » En 1934, Pierre Maury invite Barth à passer à Paris une semaine au cours de laquelle il multiplie conférences et rencontres : « Le soir du jeudi 12 avril, Maury avait organisé une rencontre avec les étudiants de la Fédé. La salle était occupée jusquà la dernière place. »
De son côté, lorientation dAndré Philip ne vise pas à participer au combat frontal entre les socialistes chrétiens et les barthiens, mais à renouveler le christianisme social par le barthisme. Cest cette perspective qui sera celle de Ricur, tiraillé entre ces deux courants auxquels il adhère avec le même enthousiasme. André Dumas était alors lycéen et se souvient des conférences éblouissantes de Ricur dans les années trente à LOiseau bleu, camp détudiants protestants à côté de Chantilly : « Ricur était dominé à ce moment-là par les questions du rapport entre le prophète et la société... Mounier disait de lui : tous les autres vont faire des essais, mais lui fera une uvre. »
Cette conjonction de la tradition chrétienne sociale avec le barthisme chez Philip et Ricur se situe aussi sur un terreau protestant composite, doublement héritier de Luther et de Calvin. Philip et Ricur sont dabord enracinés à lintérieur dune Eglise réformée, donc calviniste. Ils sont en ce sens en rupture avec un certain quiétisme nourri par le luthéranisme, qui a tendance à tourner le dos au monde social pour privilégier exclusivement le message du salut, lannonce de lEvangile, ladministration des sacrements : « Luther sest désintéressé quelque peu de la tâche de réformer la société. Il confiait cela aux princes. » Au contraire, Calvin a davantage insisté pour que le croyant, régénéré par la grâce, témoigne de sa sanctification dans la société, et participe donc activement à lamélioration du monde, à sa transformation. Cette différence de posture a permis au calvinisme et à la tradition puritaine de devenir un vecteur essentiel de transformation culturelle alors que le luthéranisme sest davantage confiné à un conformisme sociopolitique.
2/ Léthique de Ricur est une éthique de responsabilité et de solidarité
(54) Ricur appartient incontestablement à la tradition de lÉglise réformée calviniste par le souci quil a manifesté pour léthique sociale, par la traduction du message évangélique dans les responsabilités sociales : cest une éthique de responsabilité et de solidarité. » Cependant, André Philip et Ricur nont pas retenu du calvinisme cette confusion souvent pratiquée entre spirituel et spiritualisme, qui a donné chez les baptistes et les puritains lidée dune Église de saints ne réunissant que des régénérés, des virtuoses du religieux, comme la montré Michael Walzer à propos de Cromwell. Le calvinisme en tant que moralisation tous azimuts de la vie individuelle et sociale a toujours été étranger à Ricur. Cest ainsi quil pondère son calvinisme par une influence de la doctrine luthérienne des deux règnes. Cette vision duale insiste de façon décisive sur lhétérogénéité des deux royaumes, spirituel et temporel. Or, cest justement ce rappel que vient faire Karl Barth. Il correspond à lidée de ces jeunes protestants des années trente selon laquelle il convient de sengager dans la transformation du monde, mais sans croire pour autant réaliser le royaume de Dieu sur Terre. Ce rappel de la faillibilité humaine, de la perfectibilité de lhomme, et le refus dabsolutiser son action, de toujours louvrir sur lincomplétude, sont des thèmes majeurs de la philosophie de Ricur. Il puise ainsi sa source la plus intime dinspiration en ces années trente dans cet univers composite fait de calvinisme, de luthéranisme et de barthisme.
Le tout premier article publié par Ricur date de 1934. Il paraît dans LEveil breton sous le titre de « Christianisme et socialisme » et il est signé sous le pseudonyme de Péric (P.Ric.). Il exprime déjà son refus du quiétisme et en appelle à la volonté humaine dans la transformation du monde vers plus de justice sociale. Le chrétien ne peut en effet se contenter de verser quelques larmes sur la misère humaine : « Il lui faut renverser les montagnes. Cest précisément le seul sens possible de sa tâche ici-bas. » Quant à la charité, elle est le ferment même de la révolution car « Révolutionnaires, nous voulons lêtre ».
À peine obtient-il lagrégation de philosophie quil sengage activement et écrit ses premiers articles dans les revues « non conformistes » de lépoque. Il participe à la création dune petite revue très confidentielle qui ne comptera que cinq livraisons de 1936 à 1938, la revue ÊTRE. Le ton du premier numéro, qui paraît en plein Front populaire, est significatif de lesprit iconoclaste de la période : « Un monde sécroule, un monde qui ne peut plus et ne veut plus ÊTRE. Quelques-uns entre les hommes sagitent encore pour vivre.
3/ Ricur se dit « Socialiste PARCE QUE chrétien»
(55) On retrouve ainsi dans la revue lexpression de points de vue aussi différents que celui de Ricur, militant socialiste, et celui de Roland de Pury, royaliste, attestant dabord « quils voulaient servir Jésus-Christ, le Seigneur, qui les faisait frères en Lui ». Unis par le protestantisme, la revue souvre à leurs divergences politiques.
Ainsi, le numéro 4 confronte la position de Paul Laberguisse : « Monarchiste parce que chrétien » ; et celle de Ricur qui, sous le titre « Socialisme et christianisme », fait la démonstration inverse : « Socialiste PARCE QUE chrétien». Ricur y explique comment sétablissent les rapports entre sa vocation de chrétien et sa décision politique de membre de la SFIO. La vocation religieuse porte certaines exigences au plan social qui ne peuvent que conduire à condamner le capitalisme comme un « choc dégoïsmes et dintérêts, une jungle où lhomme est lennemi de lhomme». De la condamnation chrétienne du capitalisme à la proposition dune solution alternative, il ny a pourtant pas continuité. Le chrétien ne peut se présenter comme le porteur dun système autre au nom de ses convictions religieuses. Entre les deux, il y a place pour le risque de larbitraire de la prise de parti politique : « Cest ici la place dune certaine humilité. » On retrouve là le thème de lengagement dans sa relativité tel que le définit aussi en 1937 Paul-Louis Landsberg. Cest aussi au plan du risque des causes imparfaites que Ricur énonce alors ses convictions socialistes, son aspiration à une société plus juste qui ne soit plus fondée sur le profit. En ce sens, les deux engagements, socialiste et chrétien, ne sont pas vraiment disjoints, car le mobile est unique: « Aussi préférons-nous lexpression : Socialiste PARCE QUE chrétien. »
La revue est animée par un comité de rédaction qui regroupe, aux côtés de Ricur, Roland de Pury, Robert Graff et Pierre Courthial (qui deviendront pasteurs de lÉglise réformée de France), ainsi que Marc Beigbeder,
4/ Ricur résiste à cette insistance sur le péché et lui oppose la grâce
(144) Ce renoncement à la toute-puissance, avec ce quelle implique de culpabilité, et le souci de faire prévaloir une dimension plus horizontale des relations humaines, de lêtre-ensemble, correspond à un mouvement très profond et ancien chez Ricur. On peut y discerner des racines très personnelles dans sa résistance aux thèmes augustiniens et calvinistes sur le péché originel, la prédestination et lindividualisation de la culpabilité. La conquête de sa force vitale sest faite, on la vu, sur fond dabsence du père et de la mère. Quant à sa sur, elle meurt dune tuberculose, ce qui lui laisse une profonde amertume devant ce destin si proche de lui, mais jamais vraiment reconnu à égalité avec lui, et qui disparaît alors quil est encore adolescent. Il en ressent un grand sentiment dinjustice, qui nentame pourtant nullement ses convictions religieuses. Mais il ne peut bien sûr considérer que sa famille méritait ce destin. Il lui faut aussi maintenir une joie de vivre, une soif dexister et une insouciance qui font contraste avec cette traversée du tragique. De cette tension fondée sur labsence il résulte une zone dopacité irréductible qui est devenue son jardin secret. Lorsque Olivier Abel propose à Ricur de travailler sur labsence comme thème philosophique, il se heurte, malgré leur complicité affective et intellectuelle exceptionnelle, à un refus catégorique : « Il nen était pas question. Il ne voulait à aucun prix et pourtant cest un thème qui est apparu chez lui à plusieurs reprises, mais à chaque fois de manière réglée et limitée. »
Tout en participant pleinement à la famille calviniste française, Ricur résiste à cette insistance sur le péché et lui oppose la grâce, qui fonde une asymétrie originelle et renvoie au « combien plus » chez saint Paul. Pourtant, toute la thématique calviniste de la faute, de la souillure, du péché, de lexpérience du mal, relancée par la guerre, hante Ricur, qui va en faire son objet privilégié dinterrogation philosophique. Cest une confrontation, une joute avec lui-même, dans laquelle il sengage par une problématisation serrée des fondements de la culpabilité. Il se situe davantage sur ce plan du côté de Luther et de son insistance sur la justification par la foi sans prix à payer pour la culpabilité, et plus encore dans le sillage de la théologie barthienne de la grâce, qui représente, pour cette génération de protestants français, une issue à lobsession de la culpabilité.
Le sentiment de culpabilité est fortement entretenu, cultivé par la société occidentale, au point que la pathologie de la faute est devenue « lune des maladies congénitales du christianisme ».
5/ En attendant le déplacement permis par la psychanalyse, Ricur sinterroge sur les diverses manières de se décharger du sentiment de culpabilité
(145) Les rites sacrificiels sont loin dêtre lapanage de lOccident et lon retrouve ce sentiment à toute époque et dans toutes les civilisations, sous des formes diverses. À cet égard, on peut dire avec Lytta Basset que « le christianisme na sans doute fait quutiliser un ressort humain indestructible ». Le détour par luvre freudienne participe pour Ricur de cette interrogation sur la culpabilité et sur ses fondements réels et imaginaires. Grâce à lappropriation de la psychanalyse, il peut sortir dune réflexion sur le mal quil a dabord quelque peu enfermée dans les limites du volontaire. Le mal relève alors dun ordre autre que celui de la liberté ou de la volonté. Son émancipation du cadre calviniste nécessite un travail de forage en profondeur, quil ne réalisera pleinement que dans les années soixante.
En attendant le déplacement permis par la psychanalyse, Ricur sinterroge sur les diverses manières de se décharger du sentiment de culpabilité : soit en commettant un acte coupable réel qui libère dun sentiment coupable, mais sans objet, cest lautojustification. Soit, plus fréquemment, en se libérant par laccusation dautrui : « On retrouve une forme à peine pathologique chez le justicier, impitoyable et orgueilleux, qui, pour ne point saccuser, accuse, dénonce, châtie. » De même quune distinction est impossible à faire entre les dimensions imaginaire et réelle de la culpabilité, il en va pareillement du rapport entre faute et innocence. « Dieu naccède pas à la demande de Job : il refuse de les départager. Il se tient au-delà du monde comme une exigence illimitée de justice qui seule permet à lêtre humain de renoncer à se justifier. » Tant au plan historique quindividuel, la remontée vers lorigine précise du sentiment de culpabilité semble barrée. Mais on peut affirmer quil senracine dans une déchirure du tissu relationnel. La culpabilité provoque paradoxalement «ce repli sur soi [...] que le sujet redoutait par-dessus tout». Lisolement qui en résulte conduit lindividu à sauto-flageller, à prendre en charge la faute venue du dehors, et cet aspect actif de la culpabilité devient vite constitutif dune récupération de puissance narcissique. Le point dorigine de ce sentiment est de plus en plus enfoui sous les stratifications successives de la constitution du moi. La culpabilité apparaît comme « un ver rongeur dans le cur, un état affectif, un sentiment diffus dindignité personnelle sans relation avec un acte répréhensible précis, avec un acte de nuisance volontaire
6/ La Dogmatique de Barth que Philipp et Ricur ont eu à connaître[3]
(204) Barth mesure la nécessité dinsister de nouveau sur la coupure soulignée par les maîtres de la Réforme, Luther et Calvin, entre foi et religion, entre lordre de limmanence et de la transcendance. Ce réveil qui fait retour sur le mouvement de rupture des pères fondateurs est en fait la résultante de la tragédie de la Première Guerre mondiale, qui a tué définitivement loptimisme béat sur lhomme que portait la théologie libérale. Il en résulte une prise en compte de la part tragique de lhistoire de lhumanité, une réinsistance sur le poids du péché et une affirmation de Dieu comme inconnu relevant dun autre ordre en tant que « Tout-Autre ». Intervenant dans un contexte occidental où lon désespère de lhomme, Barth prend cette réalité historique en compte pour affirmer que lhomme nest pas Dieu et réinsiste sur la rupture entre les deux règnes. Cette coupure avec limmanence est libératrice pour les deux générations daprès- guerre, celle de la Première et plus encore celle de la Seconde Guerre mondiale.
Barth réalise lascèse théologique la plus vertigineuse du XXe siècle. Avec sa Dogmatique, il rétablit les certitudes de la croyance, tout en invitant à une posture modeste, à une nécessaire humilité, convaincu de limpossible dire de lhomme sur Dieu : « Comme théologien, nous devons parler de Dieu. Mais nous sommes des hommes et, comme hommes, nous ne pouvons pas parler de Dieu. Nous devons connaître ce double état - notre devoir et notre impuissance - et par là même rendre gloire à Dieu. Tel est notre embarras, tout le reste nest que jeu denfants . » La question théologique se pose donc aux confins de lhumanité, dans ses limites, dans cette Parole de Dieu à la fois attestée et inaccessible, de lautre côté dune faille infranchissable. Cette séparation sur laquelle insiste Barth est en fait le point de départ dun mouvement dialectique qui, de léloignement, ramène à une union plus forte avec Dieu. Cest Dieu qui, par sa parole, prend linitiative de rejoindre lhomme: « Ce sont deux choses radicalement autres que de parler de Dieu et de parler de lhomme . » La finitude de lhomme et le péché constituent une distance infranchissable avec un Dieu qui peut se révéler à lui, mais comme vérité cachée: « Ainsi Barth dira-t-il que Dieu se révèle en se cachant et quil se cache en se révélant. »
Barth sen prend à la confusion entre Dieu et lhistoire humaine et rappelle le sens des limites afin déviter le relativisme lié à lindistinction pratiquée par la théologie libérale. Il revient en 1956 sur cette distinction.
7/ Ricur cumule une charge de professeur de philosophie à la Sorbonne et à la faculté de théologie protestante de Paris
(241) Derrida manifeste cependant à loccasion de cette séparation de 1964 son grand attachement à Ricur : « Au moment de quitter la Sorbonne, je voudrais du fond du cur vous dire ma nostalgie, déjà, et mon immense gratitude. Pour mille et mille raisons, jemporterai le meilleur souvenir de ces quatre années denseignement. Elles mont beaucoup apporté... Tout cela na été possible que parce que jai travaillé sous votre direction et à vos côtés. La très généreuse, très amicale confiance que vous avez bien voulu me témoigner a été un encouragement profond et constant. De quoi peut-on être plus reconnaissant que de la liberté donnée ! De lexemple, sans doute, et le rayonnement de votre enseignement et de votre pensée ma guidé à chaque instant... Je vous prie de me considérer désormais comme votre assistant non pas honoraire mais perpétuel. »
En ce début des années soixante, Ricur cumule une charge de professeur de philosophie à la Sorbonne et à la faculté de théologie protestante de Paris, boulevard Arago. Les étudiants en théologie suivent dailleurs souvent ses cours dans les deux institutions. Cest le cas de Gilbert Vincent, qui hésite en 1960 entre la philosophie et la théologie (il choisira la sociologie de la religion) : « Jai le souvenir dun auditoire en salle Richelieu de la Sorbonne, particulièrement fourni.» Il suit les premiers cours que donne Ricur sur Freud au moment où celui-ci en entreprend la lecture systématique dans le cadre de la préparation de son essai sur Freud, De linterprétation. Gilbert Vincent se lance dans une thèse sur lherméneutique implicite dans luvre de Calvin, sous la direction de Ricur. Le pari nest pas évident, car il ny a rien dexplicite quant à cette dimension chez Calvin. Vincent a lintention de montrer en quoi Calvin pose les premiers jalons théologiques de la coupure entre ontologie et théologie : « Ricur a été un lecteur extraordinairement attentif, entrant dans le propos, accompagnant réellement mon travail, suggérant et donnant confiance en soi.» Il soutient en 1981 cette recherche, entreprise en 1975. Elle renouvelle lapproche de Calvin grâce à une attention à son style théologique, marqué par une lecture pragmatique des textes bibliques.
En 1958-1959, un autre étudiant, tiraillé entre une vocation de philosophe et une autre de théologien, suit les cours de Ricur aussi bien à la Sorbonne que boulevard Arago: Jean-Marc Saint, futur pasteur entre 1977 et 1980 de la communauté de Robinson à Châtenay-Malabry.
8/ Au moment de la guerre dAlgérie, Ricur se situe en adulte, à lécoute de la jeunesse, sans tenter dexercer de jugement moralisateur
(277) La faculté de théologie de Paris est un des hauts lieux de la résistance à la guerre dAlgérie dans ce début des années soixante. Un autre professeur y enseigne et joue le fédérateur pour les étudiants :Georges Casalis. Cest un moment au cours duquel beaucoup détudiants se trouvent dans une position fusionnelle avec le FLN, exhibant son drapeau dans leur chambre. Un romantisme révolutionnaire emporte toute une génération qui souvre à la politique avec cette guerre qui la révulse ? Beaucoup manient le fusil pour la première fois, sans vraiment savoir sen servir, pour défendre les sièges menacés du Mouvement contre le racisme et pour lamitié entre les peuples (MRAP), du Mouvement de la paix et autres locaux susceptibles dêtre lobjet dattentats de lOAS. Ricur partage leur combat et leurs convictions, mais écoute leurs hauts faits militaires avec un petit sourire en coin qui marque une certaine distance. Il se situe en adulte, à lécoute de la jeunesse, sans tenter dexercer de jugement moralisateur ni de donner lillusion de partager leur passion adolescente. À cet égard, il aura aussi joué un rôle dans lapprentissage de la distinction entre le sérieux et le ludique : « La manière dont Ricur prenait les choses sans absolutiser le politique nous a influencés parce quon ne voulait pas se prétendre des résistants algériens et on refusait aussi de diaboliser les gars qui revenaient dAlgérie et que certains traitaient de tortionnaires. »
Parmi les jeunes protestants engagés dans le socialisme, Michel Rocard partage lanalyse et lattitude de Ricur sur la guerre dAlgérie. Longtemps militant unioniste, il anime encore une petite troupe dune quarantaine déclaireurs lorsquil est étudiant à Sciences-Po. Préparant lENA au début des années cinquante, alors quil est militant actif aux Etudiants socialistes et à lUNEF, il prend la précaution de se doter dun pseudonyme sous lequel il peut donner libre cours à son activité politique : ce sera Georges Servet, avec un brin de provocation puisque Rocard appartient à lEglise réformée de France pour laquelle Calvin représente le socle identitaire. Or, Michel Servet a été un réformateur non conformiste envoyé au bûcher sur ordre de Calvin en 1553 : « Mappeler Michel Servet était évidemment beaucoup. Jai donc choisi Georges comme prénom. Cétait le frère de ma mère, qui était pour moi un homme admirable. »
À vingt-trois ans, Michel Rocard devient le patron des étudiants socialistes et il va les entraîner à la conquête de lUNEF. En ce milieu des années cinquante, la ligne suivie par les étudiants SFIO était de défendre la direction de lUNEF contre le péril rouge et contre le péril clérical. Ce second combat nest pas du goût de Rocard, non seulement au regard de sa culture protestante, mais surtout parce quil voit dans les milieux catholiques de la JEC le cur même de ce qui reste de la gauche : « La défense de lUNEF contre ce double péril aboutissait à être solidaire de bureaux parfaitement réactionnaires que lon appelait les Majos, coalitions dirigées par un dénommé Mousseron, puis Michel Péricard, avec lappui dun certain Jean-Marie Le Pen. » A la veille du moment décisif de lengagement contre la guerre dAlgérie, en 1956, Rocard parvient à faire basculer les « Majos » du bureau de lUNEF et à en prendre la direction à la faveur dune coalition entre socialistes et jécistes, avec des communistes comme force dappoint.
9/ La poétique de Ricur est conçue comme une poétique de la liberté, ouverte sur lengagement, sur laction.
(364) Ce pouvoir créateur de limagination, ce que Ricur qualifie de « fonction mythico-poétique », est le moteur même du processus par lequel lhomme advient à lui-même. Sa poétique est conçue comme une poétique de la liberté, ouverte sur lengagement, sur laction. Doù lintérêt que porte Ricur à luvre du philosophe danois Peter Kemp. Parmi les questions quil lui pose en 1976, Ricur dit apprécier que la philosophie de limagination traverse sa théorie de lengagement : « Vous avez commencé par lengagement, ce dont je vous sais gré.
Par là vous donnez au langage un vis-à-vis, sans lequel il manquerait un sol. » Il manifeste son plein accord avec cette absence de fermeture dans un système clos du langage, ce dernier étant au contraire résolument conçu comme expérience engagée dans le monde.
Cette conjonction entre poétique et éthique trouve dans la métaphore son expression exemplaire en tant que lieu même du consensus/dissensus, coalescence de lancien et du nouveau, foyer démergence de questions communes. Cest dans ce souci de la fonction communicationnelle de linterprétation quOlivier Abel perçoit une analogie entre le statut du jugement dernier et du jugement de droit comme expression dune éthique de limagination juridique chez Calvin et Ricur. Gilbert Vincent avait déjà mis laccent dans sa thèse sur le caractère pragmatique de la lecture biblique de Calvin, surtout préoccupé de savoir ce que ce texte peut avoir comme utilité dans le contexte de celui qui le lit et linterprète. Pour Calvin, la loi est dabord imagination dans la mesure où la démonstration vise à responsabiliser le sujet en laidant à imaginer une règle, alors quil ne dispose pas dimage adéquate pour se la représenter. Olivier Abel perçoit dans les réflexions de Ricur sur la justice une primauté similaire accordée aux variations imaginatives, au point que lon peut parler de la fonction métaphorique du jugement. « Lintervention du jugement de droit est alors quasi poétique : elle reconstruit une pertinence juridique, et par là fraye la voie à une nouvelle représentation de la réalité. » Ce jugement nest plus alors une simple transposition mécanique de la situation, mais une reconfiguration de cette réalité.
10 / Les deux identités philosophique et religieuse , de Ricur peuvent ainsi se renforcer lune lautre
(566) Entre l'injonction philosophique et linjonction religieuse, il ny a en effet pas de séparation hermétique. Tout lenracinement calviniste de Ricur le pousse au contraire à faire résonner les deux mondes dans une harmonique plus juste. Sil situe strictement les limites de deux cheminements parallèles, il contribue aussi à donner davantage de perméabilité à la frontière qui les sépare. Les deux identités de Ricur peuvent ainsi se renforcer lune lautre. La philosophie lui donne une plus grande rigueur conceptuelle dans le domaine de linterprétation exégétique, tandis que sa culture biblique enracine et donne plus de poids à ses positions philosophiques.
On peut situer une première passerelle entre les deux foyers de son identité en considérant non le dépassement, mais le déplacement quopère Ricur à propos du statut attribué au texte biblique. Il sen explique à Montréal à loccasion de la réception dun doctorat honoris causa à luniversité McGill: « Jai tendance à faire du religieux une sous-espèce du genre poétique, cest-à-dire fondamentalement la création. Jinterpréterais le retour du religieux comme la découverte ou la redécouverte pour certains que nous sommes portés par ce qui vient de plus loin et de plus profond que nous et que jappelle très souvent «une économie du don. » Ce statut poétique attribué au texte biblique explique limportance accordée par Ricur à lapproche de Northrop Frye. Du côté religieux, le souci de démythologiser et de marquer les apories et les limites de la spéculation philosophique conduit à entrevoir lhorizon dune double échappée vers le poétique, qui aura toujours été ce vers quoi tend Ricur.
11/ La tension qui existe entre les deux pôles du philosophique et du religieux place Ricur à la croisée des deux traditions catholique et protestante
(567) Cela correspond profondément à une volonté de maintenir ensemble les deux domaines et dentrevoir une terre promise de la réconciliation possible, simplement suggérée, esquissée. On ne peut donc opposer arbitrairement chez lui une rationalité qui sappliquerait au seul champ dinvestigation philosophique et qui viendrait simplement se juxtaposer avec un fidéisme religieux. Aussi exigeant avec lui-même sur les deux plans, il nourrit de ces deux sources toutes les questions majeures quil croise : le mal, le politique, léthique...
Du côté philosophique, cest ce souci de tenir ensemble qui a pour prolongement le caractère irrémédiablement brisé de son ontologie, dont témoignent ses réticences à légard de Heidegger et de son ontologie de lêtre, à laquelle il oppose une « logie » du sens. Ses convictions le font osciller entre Kant et Hegel jusquà reprendre la formule dEric Weil en se qualifiant de « kantien posthégélien ». Cette tension le place entre le formalisme transcendantaliste kantien des conditions de possibilité et le geste opposé de Hegel, et après lui de Husserl, Heidegger et Gadamer, qui revient à construire une ontologie de lesprit ou de lêtre. On note sur ce point une oscillation chez Ricur, qui, après avoir accordé une certaine prévalence au geste kantien, se réfère plus volontiers dans ses derniers travaux à la dimension ontologique que lon perçoit dailleurs au commencement même de son uvre, avec son ancrage dans la philosophie réflexive française. Ce nest pourtant pas réductible à un simple retour à ses premières influences, car cest une ontologie brisée qui émerge de son herméneutique de soi. On peut y discerner le souci de réconcilier la dimension méthodologique, argumentative à celle des convictions. Cest ainsi quil juge insatisfaisante la position dHabermas lorsquil réduit ses analyses aux seules règles de lagir communicationnel. Celles-ci sont considérées par Ricur comme un acquis fondamental de la modernité, à condition denvisager le débat à partir de points de vue situés, de convictions, dune pluralité de véhémences ontologiques. À ce titre, le registre narratif nest pas à refouler dans un passé archaïque, mais à reprendre dans une hypernarrativité qui réinscrit largumentatif dans lhorizon dune narration. Ricur réconcilie dans ce domaine une position dacceptation de ce qui est donné, un oui aux choses de ce monde, à ce qui advient, au concret, qui le fait pencher du côté dune ontologie, avec un moment plus transcendantal, plus critique qui se situe au niveau des conditions de possibilité et de légitimité de la signification et doit faire place à toutes les médiations nécessaires au déploiement du sens.
Cette tension entre deux pôles, qui traverse toute luvre de Ricur, le place à la croisée des deux traditions catholique et protestante : « Il est protestant par son éthique formaliste, criticiste portée par lidée que le critère du bien faire est une forme de coïncidence avec soi.
12/ Toute lherméneutique biblique de Ricur sest employée à restituer la polyphonie qui le conduit à réfléchir jusquaux frontières les plus lointaines du continent philosophique avec le genre prophétique
(568) En revanche, il est plus proche du catholicisme par son ontologie, par son respect du donné, de ce qui est incarné3. » Entre laccueil, le respect et la justification de ce qui est, de la déterminité hégélienne, et le mouvement de coïncidence avec soi de lautonomie kantienne, Ricur ne peut choisir et cherche au contraire les voies de larticulation.
Ainsi, la relation problématisée entre philosophie et religion ne saurait ni réduire la foi à lacceptabilité rationaliste, ni autoriser la raison à des dimensions transcendantes. Son herméneutique se prolonge en une herméneutique biblique et il fait bénéficier celle-ci de son regard critique, de son sens des distinctions ainsi que de sa volonté de pluralisation. Lherméneutique « apparaît ainsi terre-frontière », qui doit prendre en considération le stade critique et promet une naïveté seconde, « la joie du oui dans la tristesse du fini ». La circulation des deux domaines se situe chez Ricur à lintérieur dune phénoménologie de la religion quil juge possible à condition de se mesurer avec « le statut dimmédiateté que pourraient revendiquer les attitudes et les sentiments solidaires de la structure dappel et de réponse dordre religieux ». Cela conduit le phénoménologue à se mettre à lécole de lherméneutique pour passer par la médiation langagière et culturelle. Ce détour, rendu inéluctable par lincapacité dattester du caractère universel du phénomène religieux indépendamment de son effectuation historique, implique la prise en compte du caractère situé du phénoménologue, qui appartient à une tradition particulière, ce qui ne lautorise donc pas à parler au nom dune position de surplomb. Par ailleurs, le philosophe peut contribuer à discerner la pluralité des registres qui traversent le corpus biblique. Cest ce à quoi sest employée toute lherméneutique biblique de Ricur : restituer la polyphonie qui le conduit à réfléchir jusquaux frontières les plus lointaines du continent philosophique avec le genre prophétique, qui est lobjet de sa dernière Gifford Lecture.
Il poursuit dans ce domaine des réflexions entreprises au cours des années cinquante dans Esprit, alors fortement inspirées par luvre dAndré Néher, son ancien collègue de Strasbourg, qui avait rappelé en quoi la singularité de prophétisme est la condition même de louverture vers luniversel et permet de penser ensemble le logos et la Bible au plan de la signification.
13/ Cest en la sagesse pratique dont la tragédie grecque nous apprend quune bonne part échappe au logos. que Ricur situe un des points privilégiés dintersection entre le philosophique et le religieux.
(571) Linscription de soi dans la foi souvre sur une constante anthropologique dans la mesure où lon ne peut penser le sens sans le penser vrai. À lintérieur du mouvement pour fonder cette fixation de soi dans une interprétation, le passage par lautre et par une sorte de fondement objectif de son appartenance aux autres est fondamental. Il convient donc, pour ne pas sombrer dans le réductionnisme de 1objectivisme, de prendre la mesure de la faillibilité cognitive, du caractère inéluctablement fragmenté du vrai. Cette leçon sous-tend toute lentreprise herméneutique de Ricur lorsquil opère la critique du structuralisme, des mécanismes énergétiques et des diverses formes du scientisme, tout en sappropriant leur apport: « Car il y a un mouvement de sécurisation totale que ne permet pas la foi. Ricur suscite une méta-stabilisation de lattitude interrogative dans une complicité avec ce qui arrive dans les crises, en même temps quune possibilité de toujours refaire le même parcours, quel que soit lobjet. »
Lautre pont qui relie les deux rives, philosophique et religieuse, est celui de la sagesse pratique, dont la tragédie grecque nous apprend quune bonne part échappe au logos. Cest en cette source constante dinspiration que Ricur situe un des points privilégiés dintersection entre le philosophique et le religieux. Sa « petite éthique » dans Soi-même comme un autre est significativement précédée dun interlude : « Le tragique de laction » qui est une réflexion sur lobligation qui contraint Antigone à assurer à son frère une sépulture conforme aux rites en usage, malgré la ferme volonté du roi Créon qui entend livrer son frère Polynice, ennemi de la Cité, en pâture aux corbeaux. Ce conflit sans solution entre lois divines et civiles conduit inexorablement au désastre final, à un destin funeste qui entraîne Antigone vers la mort et atteint toute la famille de Créon. La tragédie grecque, par-delà le caractère révolu de la confrontation entre les nouvelles normes imposées par la Cité émergente et celles des relations gentilices, continue à apprendre aux modernes en leur donnant à voir ce quest un conflit insoluble en tant que source denseignement par la traversée de lépreuve. La leçon du tragique grec pour les modernes incite donc à faire prévaloir la sagesse pratique du jugement moral en situation, du jugement prudentiel (la phronèsis pratique) : « Telle serait la maxime susceptible de soustraire la conviction morale à lalternative ruineuse de lunivocité ou de larbitraire. »
14/ La position frontalière de Ricur aura fait de lui un penseur très influent et particulièrement fécond chez les théologiens
(572) Face au double défi à la philosophie et à la théologie quest le mal, dans une ferme volonté den circonscrire les effets funestes, Ricur privilégie la riposte, commune aux deux domaines, de la quête dune sagesse pratique dans les enseignements à tirer des témoignages de la vie, comme le suggère Jean Nabert, ainsi quune méditation sur ce point dintersection quest la culture européenne, à la croisée du monde grec et latin, dun côté, et judéo-chrétien, de lautre.
Cette position frontalière de Ricur aura fait de lui un penseur très influent et particulièrement fécond chez les théologiens, notamment sur les problèmes posés par la théologie dite fondamentale, soit les questions tenant à la révélation, au témoignage, au nom de Dieu... Dans ces domaines dexploration des frontières, les philosophes sont souvent considérés comme les meilleurs théologiens de leur époque : « Je le pense de Kierkegaard pour hier et de Levinas et de Ricur pour aujourdhui. Ils auront été les plus importants pour la pensée théologique », affirme le dominicain Jean-Pierre Jossua. Moins heureux dans leurs interventions sur le strict terrain de la dogmatique, ces philosophes sont source de rénovation de la réflexion théologique. Ce que réalise Ricur revêt donc une signification non seulement philosophique, mais théologique, même lorsquil entend séparer les registres des deux domaines. Il participe ainsi « au combat de la raison dans la foi, pour et contre elle, qui est une forme décisive de lintelligence théologique ». Théologien catholique, dominicain, Jean-Pierre Jossua, grand ami de France Quéré, lun des rédacteurs depuis douze ans de lhebdomadaire protestant Réforme où il tient une chronique régulière de théologie, partage avec Ricur limportance quil accorde à saint Augustin, avec lequel il noue un rapport intense : «Je suis venu à la foi chrétienne grâce à Augustin. » Il conserve dAugustin son sens de Dieu, sa pédagogie spirituelle, sa compréhension du symbole, en revanche « jai recraché laugustinisme en tant que théologie de la culpabilité et me suis essentiellement occupé à démolir cela depuis vingt ans ». On retrouve cette influence chez Ricur, qui a dû subir le poids dun augustinisme revisité par Luther et Calvin et valorisant lidée du péché originel. Cette confrontation avec la naturalisation de la culpabilité leur est donc commune et, des deux côtés de la frontière, ils visent finalement un objectif similaire.
INDEX DES NOMS[4]
Abel Olivier 144,364
Augustin (saint) 144,572
Barth Karl 53, 54, 204
Basset Lytta 145
Beigbeder Marc 55
Calvin Jean 55,204, 241,277,364, 572
Casalis Georges 277
Courthial Pierre 55
Derrida Jacques 241
Dumas André 53
Freud Sigmund 241
Gadamer Hans-Georg 567
Graff Robert 55
Habermas 567
Hegel 567
Heidegger 567
Henry Michel 564565
Husserl Edmund 564,565
Jossua Jean Pierre 572,
Kant 567
Kemp Peter 364
Kierkegaard Soran 572,
Levinas Emmanuel 572,
Laberguisse Paul 55
Landsberg Paul Louis 55
Le Pen Jean-Marie 277
Luther Martin 53,144, 204,572
Marion Jean-Luc 564
Maury Pierre 53
Mounier Emmanuel 53
Mousseron 277
Nabert Jean 572
Néher André 568
Northrop Frye 566
Paul (saint) 147
Péricard Michel 277
Philipp André 53,54
Puy Roland de 55
Quéré France 572
Rocard Michel 277
Saint Jean-Marc 53
Servet Michel 277
Tracy David 564
Vincent Gilbert 241
Walzer Michael 54,
Weil Eric 5
[1] François Dosse, Paul Ricur, Lez sens dune vie (1913-2005), La Découverte, nov.2016
[2] Remarque importante : Les numéros des pages indexées à Calvin Jean sont soulignés et en gras.
[3] Avec André Philip, cest tout à la fois la découverte du socialisme et la lecture de Karl Barth. Ricur en déduira que socialisme et christianisme ne se recouvrent pas exactement (23-24), et parlera de double allégeance. On ne tire pas facilement le socialisme de la Bible
[4] La pagination correspond à celle de François DOSSE dans sa biographie de Paul Ricur.