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    Sciences politiques - Les trois grands courants de pensée occidentaux (2)

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    LES TROIS GRANDS COURANTS DE PENSÉE OCCIDENTAUX (2)

     

    II/ DÉVELOPPEMENTS

     

    1. Le conservatisme aujourd’hui[1]

    Comment blâmer, cependant, des personnalités, comme FINKIELKRAUT ou BRAGUE, dont les positions intellectuelles ont non seulement évolué depuis quarante ans, mais qui ont connu l'époque où le fait même de se penser conservateur, en son for intérieur, était une hérésie ? Car si certains, à droite, se pensent et se disent muselés, la parole est sans aucun doute bien plus libre aujourd'hui qu'au temps de la Nouvelle gauche toute- puissante. Et à quoi bon revendiquer ce que l'on n'est pas ? Si le conservatisme semble à ce point étranger, pourquoi le convoquer ?
    Ce qui est intéressant, en réalité, c'est que certains penseurs qui ailleurs se diraient sans mal conservateurs continuent en France d'y rechigner. Cette zone d'ombre  semble digne d'intérêt à Laetitia Strauch-Bonart. Le conservatisme ne fait pas partie de notre patrimoine intellectuel et politique, sauf comme repoussoir, ou bien très furtivement. Pourquoi cela ?
    Cette question se dédouble. La première est de comprendre pourquoi le conservatisme n'existe pas comme tradition intellectuelle et politique en France; la seconde, pourquoi les politiques et les intellectuels, même quand ils connaissent l'existence de cette tradition dans d'autres pays européens, ne s'en réclament pas, alors même qu'ils y trouveraient leur place naturelle. Ces deux aspects sont bien entendu indissociables.
    À cette double interrogation, certains répondent en soulignant l'ostracisation politique de la droite – à supposer que la droite se confonde avec le conservatisme. Chantal DELSOL l'exprime on ne peut mieux :

    La situation française est analogue à celles de tous les pays occidentaux : nous avons à chaque moment historique des courants conservateurs et des groupes conservateurs qui considèrent que tel ou tel changement entraînera le pire plutôt que le meilleur. Mais ce qui est singulier dans la société française, c'est que le conservatisme, et d'une manière générale, la droite, y est ostracisé depuis la Seconde Guerre. Ainsi aucun parti n'aurait la possibilité de se dire conservateur, ce serait immédiatement assimilé au Mal et donné pour tel. D'ailleurs la droite n'osait pas se nommer jusqu'au début du XXe siècle – pour décrire les partis de droite, on disait « l'opposition » ou « la majorité », tandis qu'on appelait la gauche « la gauche ». Il y a un mépris coriace jeté sur le conservatisme, parce qu'il s'oppose au Progrès, et en France notamment, le Bien est mesuré exclusivement à la mesure du Progrès, c'est-à-dire du développement de l'égalité et de la liberté individuelle. Celui qui ose récuser une égalité ou une liberté nouvelle est assimilé à un criminel. Aucun mouvement ou parti ne pourrait se créer sous l'épithète de conservateur, considérée comme infamante.

    Cette ostracisation aurait donc nourri, à droite, une lâcheté congénitale mais compréhensible. Pour Alain BESANÇON,

    l'attitude de l'homme de droite français consiste à expliquer à la gauche qu'il est aussi à gauche que la gauche. Alors quand il se passe quelque chose de grave comme en 1968, la droite ne comprend pas. C'est pour cette raison que la droite française n'est pas conservatrice, parce qu'elle a accepté l'hégémonie intellectuelle de la gauche et n'a jamais essayé d'y répondre – sauf Raymond ARON, le milieu intellectuel de Commentaire... mais combien d'autres ?

    Par conséquent, explique Rémi BRAGUE,

    si l'on veut plaire, il vaut mieux ne pas se dire conservateur. Pourquoi ? Bien sûr, on peut invoquer la terreur intellectuelle que la gauche se disant « progressiste » a fait régner sur la France depuis la Libération jusque dans les années 80, et qui se prolonge encore dans certains médias.

    Et pour Paul THIBAUD, le conservatisme souffre d’« une infériorité morale par rapport à la gauche » qui garde « les clés du royaume ». Il y a là, sans doute, une part de vérité, mais le risque serait de glisser vers une interprétation victimaire ou paranoïaque. En réalité, la droite a aussi sa part de responsabilité dans le regard parfois méfiant qu'on lui porte. Les faits historiques offrent ainsi une interprétation supplémentaire. Pour Marcel GAUCHET,

    en France, les conservateurs ont toujours été les passagers clandestins d'autres formations politiques, sans assumer leur pensée. Ils se sont toujours logés dans ce qui leur paraissait le plus proche, mais qui n'était pas vraiment un courant conservateur. La première explication tient à notre histoire – et non à un supposé tempérament français – et en premier lieu à la Révolution française. Celle-ci se déroule de manière très particulière, puisqu'elle engendre d'une part l'émigration, soit le renoncement de la partie la plus conservatrice de l'Ancien régime à se battre sur le terrain de la politique française, et d'autre part, en lien avec cette émigration, l'apparition d'un conservatisme nostalgique de l'Ancien régime [...] qui, pour paraphraser la formule fameuse de TALLEYRAND, n'a rien appris ni rien oublié. Cette scène primitive de la Révolution et des vingt-cinq ans suivants, jusqu'à la Restauration, est matricielle.

    De ces propos, on saisit quelle a été l'importance de la Révolution, cet épisode clé, « matriciel » donc, pour le renoncement conservateur, mais aussi la part de responsabilité qui incombe aux contre-révolutionnaires et à leur propension à ne pas accepter de « se battre sur le terrain de la politique française ». Conséquence, pour Marcel GAUCHET,

    la France ne sera pas non plus le lieu d'un conservatisme de type britannique [...] Il n'existe pas en France cette idée que la conservation suppose l'adaptation et l'incorporation de principes de droit nouveaux et s'imposant à tous et qu'il est possible et nécessaire, de l'intérieur de ces principes, de retrouver une forme traditionnelle et respectueuse de ce que les conservateurs considèrent comme essentiel. Aux yeux de ceux qui se réclament du camp de la tradition en France, l'idée que celle-ci peut être retrouvée dans les principes modernes est inimaginable.

    L'histoire s'est ensuite répétée :

    Une série d'événements contingents aggravera par la suite ce qui se joue dans cet épisode primitif : le retour des émigrés, « dans les fourgons de l'étranger », formule qui n'est pas restée dans les mémoires pour rien, et la réitération de cette situation à plusieurs reprises dans notre histoire – la Commune, Pétain. Ainsi se réitère l'association d'une défaite ressentie comme une tragédie nationale à un retour des conservateurs. Évidemment, l'effet de disqualification des     « conservateurs », réitération aidant, a été considérable. Là où ailleurs l'évolution a pu conduire à l'identification d'un certain conservatisme bien compris au patriotisme – et non au nationalisme –, ce lien ne s'est pas établi en France.

    Il y aurait donc une erreur initiale puis répétée des contre-révolutionnaires de ne pas s'accommoder doucement de la nouvelle donne politique. Selon Philippe RAYNAUD, cette erreur s'est manifestée par le refus des conservateurs de l'époque, puis de leurs successeurs, de s'approprier l'héritage de 1789. En France, « la liberté commence avec 1789, et nous ne pouvons pas nous inventer une autre histoire que la nôtre ». Tous ceux qui rejettent l'héritage de 1789 sont immanquablement mis au ban de la communauté politique. « Ce n'est pas un simple point sentimental ; si en France on n'accepte pas ce point de départ, on est hors-jeu. [...] En revanche je ne serai jamais partisan de l'idée d'une continuité fondamentale de 1789 à 1917. » Dans ce contexte, « ce choix nécessaire » de 1789 « fait qu'en France toute une partie des énergies conservatrices est très difficile à intégrer dans le système politique. »
    Au XXe siècle, poursuit RAYNAUD, « la cristallisation malfaisante [...] en a été l'Action française». MAURRAS a fédéré tout ce qu'il y avait d'énergies conservatrices en France

    chez les paysans, dans la bourgeoisie, chez les ouvriers, dans un mouvement contre-révolutionnaire reposant sur le refus d'un siècle d'histoire de France, celle de la France moderne. En fait, la vision de MAURRAS veut que l'on soit dans une guerre civile, où il n'y a que des trêves. C'est pourquoi pendant la guerre de 14-18 on rencontre à droite deux attitudes très différentes à l'égard de l'Union sacrée. Celle de BARRÈS, malgré ses aspects un peu pénibles, exprime un vrai choix conservateur [...]. Mais dans l'esprit des maurrassiens, ce n'est qu'une trêve, qui n'empêche pas qu'il faudra après la guerre reprendre le combat contre la Gueuze (la République) et les « quatre États confédérés ».

    Et de conclure pour le présent :

    une partie de la culture de la droite française provient de cet héritage. Le maurrassisme a complètement disparu, mais il est au moins l'origine historique de cette difficulté d'une partie importante des personnes de droite à jouer le jeu de la politique. Cela correspond aujourd'hui à un certain milieu de la bourgeoisie catholique [...] Tant que ce phénomène perdurera parmi une partie des potentiels conservateurs, il ne pourra pas y avoir en France de conservatisme véritable [... ].

    Si la doctrine de MAURRAS se voulait éminemment politique, son intransigeance et son antiparlementarisme l'ont de fait exclu du jeu politique de son temps, sans parler de l'après-guerre. Surtout, jusqu'à aujourd'hui, MAURRAS a exercé une influence ténue, parfois inconsciente, sur certains milieux de droite. Au-delà, l'existence du maurrassisme a contribué à jeter le discrédit sur toute tentative de critique, même démocrate et intelligente, de la Révolution. On peut le comprendre, et MAURRAS en est le premier responsable, mais la droite modérée de son côté a fait l'erreur d'abandonner tout projet conservateur, par peur d'être associée au maurrassisme. La voie maurrassienne puis Vichy auraient donc empêché, tels des poisons mortels, toute tentative sérieuse d'élaboration d'un conservatisme politique et intellectuel.

    Mais l'intransigeance de la droite peut-elle à elle seule expliquer cette carence ? Est-ce la seule leçon de l'histoire ? Pas pour Philippe d'IRIBARNE, pour qui il faut voir aussi dans la dévalorisation historique de la droite l'effet d'une véritable division anthropologique. Le chercheur me confie sa « stupéfaction » quand il a découvert « la célèbre statue d'Edmund BURKE à Washington ».

    Aux États-Unis, BURKE est considéré comme un héros de la liberté, et cette statue en témoigne. Or la vision que j'avais de BURKE, en étant marqué par le contexte intellectuel français, était celle d'un affreux réactionnaire ! Cet écart de perception témoigne d'un formidable écart de conception. Dans les « Trois figures de la liberté », j'explique que les repères dans lesquels le conservatisme prend forme, dans l'univers anglais d'une part et l'univers français d'autre part, ne sont pas les mêmes. Dans l'univers anglais, les intérêts particuliers, et la propriété au premier chef, sont éminemment respectables et leur rencontre est centrale dans le jeu démocratique (d'où le caractère liberticide de la Révolution française pour BURKE, du fait de son mépris de la propriété à propos des biens du clergé). Dans l'univers français, les intérêts particuliers ont quelque chose de vil, d'impur, alors que seul l'intérêt général est noble et pur. Penser le conservatisme en France, c'est le penser dans ce registre.

    Loin donc de ne voir, dans les difficultés de la droite, que le produit d'un passé trouble et d'une certaine ostracisation, Philippe d'IRIBARNE y discerne un conflit entre la voie progressiste, supposément « pure », et la voie conservatrice, « impure ».

    Le projet progressiste porté par la gauche – du moins par la « vraie gauche » - est de reconstruire la société de fond en comble en référence aux idéaux de liberté et d'égalité – TOCQUEVILLE l'a bien décrit. Il s'agit d'aboutir à une société de citoyens, êtres de raison, libérés des adhérences impures à ce qui enferme chacun dans des origines, une condition sociale, des préjugés, des routines. Dès ce moment-là, le conservatisme, qui défend ces adhérences, devient lui-même impur.

    Conséquence,

    au sens de GRAMSCI, la pensée progressiste jouit en France d'une forme d'hégémonie idéologique ; il est important de paraître libéré de la nostalgie du passé. Et de même que la gauche, tout en héritant de schémas anciens, ou en défendant des positions acquises, niera sa part de conservatisme, de même les [...] droites le feront

    Certes, aujourd'hui, l'étoile du progressisme a peut- être pâli, mais son empreinte reste encore très forte dans le jeu politique français, ce qui confirme les propos de Philippe d'IRIBARNE.

    En conséquence, si le conservatisme, en France, ne jouit pas d'une véritable légitimité politique et intellectuelle, il ne lui reste qu'à exister « à bas bruit, de manière sous-jacente », selon les termes de Marcel GAUCHET.

    La composante conservatrice existe, même si elle ne va pas jusqu'à la doctrine ou la formation d'un courant déterminé, et elle ne peut pas ne pas exister, à mon sens, parce que je la crois une composante fondamentale du paysage idéologique [...] Le conservatisme est l'une des trois grandes familles de pensée qui sont naturellement attachées aux composantes fondamentales des sociétés modernes, les deux autres étant le libéralisme, qui repose sur l'élément individuel et juridique, et le progressisme, attaché aux possibilités de transformations qu'implique l'idée d'Histoire.

    De cette coloration péjorative du conservatisme, on passe sans mal à ce dernier registre où le « conservatisme » n'est plus le nom d'un courant politique, mais celui d'un comportement fréquemment dénoncé – l'attitude « conservatrice » de tel syndicat, ou de tel groupe opposé à une réforme. Ce serait la preuve que, oui, le conservatisme est bel et bien présent dans notre pays. Mais il ne faut pas s'y tromper : le terme est utilisé ici dans son sens littéral et ne se réfère en aucune façon à un mouvement intellectuel ou politique. Il ne fait que décrire cette forme d'opposition butée et systématique à une évolution considérée comme nécessaire.
    En revanche, cette définition littérale vient corroborer la distinction entre le – pur, l'émancipation – et l'impur, l'adhérence, proposée par d'IRIBARNE. Ainsi, certains corporatismes – de métiers, de lieux par exemple – se retrouvent en complet porte-à-faux avec la vision mythique d'une société, faite, rappelle d'IRIBARNE, d'« un corps politique régi par les idéaux de liberté et d'égalité » et accompli par le suffrage universel.
    Cette vision mythique de l'organisation de la société doit subir de perpétuels compromis avec un corps social, fondé lui sur une tout autre vision, attentive à la condition sociale de chacun. Corps politique et corps social ont en commun de jouer sur les registres du pur et de l'impur, du noble et du vil, mais sans en avoir la même conception. La conception qui anime le corps politique est cléricale – ce qui est pur est l'universel et l'esprit, ce qui échappe à la terre. La conception portée par le corps social est aristocratique – ce qui importe, c'est ce qui distingue chacun, son attachement local, social et familial. La société française se trouve donc en perpétuels allers-retours, en perpétuelle combinaison entre ces deux conceptions – avec des compromis : ainsi il y a toujours une croix au sommet du Panthéon !
    Au final, « la France ne peut abandonner ni cette réinterprétation de la tradition cléricale [...] ni la réinterprétation moderne de la tradition aristocratique [...].» Même, poursuit dTRIBARNE, selon William H. SEWELL, en 1848, la logique corporatiste était encore plus forte qu'en 1789. [...] Il y aurait une adaptation de l'esprit corporatiste au monde moderne et post-révolutionnaire, avec l'invention de formes dûment instituées. Prenez par exemple l'apparition, dans les années 30, du statut de "cadre", issu d'une vision bien française, et que l'on ne comprend pas en dehors de France. Prenez également les grandes écoles, issues de la République, les grands corps : tout ce que BOURDIEU a appelé la noblesse d'État se recrée et se recompose. Dans les entreprises, on observe maintenant une nouvelle fracture entre les véritables cadres dirigeants et le cadre lambda, aisément renvoyé à sa roture. On a bien vu, au moment de la révolte des professeurs d'université, au moment du projet de LRU, que ces derniers rechignaient à devenir dépendants du président de l'université. [...] L'État lui-même, en tant qu'organisme, est sujet à ces corporatismes – l'administration ou le corps dont vous provenez signifient toujours un certain niveau et renvoient à ces fameux classements de sortie des grandes écoles [...] L'État est donc lui aussi entièrement soumis à cette logique du corps social.
    La forme que prennent ces corps « conservateurs » et leurs motifs d'action sont souvent dommageables et répréhensibles, notamment parce que l'équilibre entre leurs intérêts et celui de la communauté dans son ensemble est souvent disproportionné. Mais ils signalent aussi la présence dans notre pays d'appartenances concrètes à des groupes auxquels on octroie sa loyauté et qui constituent des fondements de sociabilité. On pourrait y voir l'embryon d'un conservatisme, au sens d'une communauté d'appartenance qui perdure dans le temps – mais un conservatisme dévoyé par des finalités privées exacerbées.
    En revanche, dans tous les cas où ces groupes ne perturbent pas la marche des institutions, ils n'ont pas que des inconvénients, bien au contraire. C'est le cas par exemple de certains corps de l'administration française ou encore des grandes écoles. Ces institutions, quels que soient leurs défauts, ont garanti jusqu'à présent la très grande qualité de l'administration, des ingénieurs et des chercheurs français. Qu'on le veuille ou non, elles sont aussi l'expression d'un conservatisme de bon aloi, au sens du corps social défini par Philippe d'IRIBARNE.
    Regarder la France sous cet angle – non plus celui du pays de l'égalité abstraite, mais du corps social hétérogène – ouvre une tout autre perspective. Malgré sa carence politique et intellectuelle, le conservatisme existe en France, sans aucun doute, comme disposition sociale et morale, à la fois désir d'attachement à un groupe donné et volonté de préserver les conditions d'existence de ce groupe et du corps social qui le contient, donc de préserver l'héritage du passé. Les Français ne diffèrent pas en cela des autres Occidentaux : attachés à leur vie locale, liés les uns aux autres par l'amour ou l'amitié, ils créent des associations civiles – du club de sport local à l'association caritative – pour le seul plaisir d'être ensemble et de pratiquer les activités qu'ils désirent. Ces associations sont des occasions d'adhérence concrète, d'attachement réel, avec leurs règles mais aussi leurs avantages. Ces pratiques sont conservatrices, sans qu'on les rattache à une quelconque famille d'idées. Si le conservatisme n'a pas de véritable existence, en France, les attitudes conservatrices, elles, s'y portent bien.
    Ce conservatisme n'est pas exempt, toutefois, de difficultés. La plus évidente est de ne pas disposer ni proposer de définition suffisante. Il jaillit de temps en temps, mais n'offre aucun point d'ancrage. Ainsi, l'opposition à l'instauration du mariage homosexuel en 2013 était un mouvement manifestement conservateur, mais son armature intellectuelle était tantôt évanescente, tantôt très étroite et concentrée sur cette unique bataille. Le conservatisme français, même dans sa forme la plus familière et concrète, peine donc à trouver son incarnation, et parfois même sa cohérence. Pire, il ne se connaît pas lui-même, et personne ne saurait vraiment le définir, sauf peut-être à dire ce qu'il n'est pas.
    Autre difficulté, l'héritage de 1789 n'est pas seulement politique : la Révolution a comme instillé dans notre chair ce sentiment que la destruction et le bouleversement sont toujours plus désirables que le règlement politique des conflits et le compromis. Même si la France s'est assagie, et que les soulèvements politiques violents n'y ont plus bonne presse, ce sentiment reste palpable dans les confrontations politiques – toujours à couteaux tirés –, les projets politiques – les partis changent de nom comme de chemise et d'aucuns pensent qu'une VIe République pourrait résoudre tous nos maux – et les rapports sociaux, souvent électriques. Il y a une singularité française en la matière. Si elle fait notre charme, elle est aussi notre drame. De ce fait, tout potentiel conservatisme à la française se trouvera immanquablement en tension avec la disposition française à la révolte.
    Dans ces conditions, plutôt que d'un conservatisme absent, on pourrait parler, en France, d'un conservatisme orphelin – présent, sans acte de naissance, et jamais revendiqué. Mais cette difficile naissance n'implique pas qu'il n'ait pas d'avenir. Pour le baptiser comme il se doit, il faudrait d'abord l'appeler par son nom, sans plus s'arrêter à sa dimension péjorative. Et tout comme les « Tories » britanniques ont adopté puis aimé le nom qui servait à les moquer, ce nom de conservateur, il faut que les conservateurs l'adoptent, quel que soit son héritage.
    Pour lui donner ses lettres de noblesse, il me faut ensuite en montrer la nécessité. La question qui m'occupe n'est pas pure philosophie politique, elle concerne autant notre histoire que les enjeux du moment, et une façon possible d’y répondre. Mais avant tout, pour que le conservatisme soit compris comme il le mérite il me faut le présenter en bonne et due forme.

     

    2. Le progressisme, nouvelle et dernière vie du progrès[2]

    Cependant, si la dimension sociale, morale et politique du Progrès a été ébranlée, elle n'a pas disparu ; elle a même débuté une vie nouvelle, indépendante du Progrès technique. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui le progressisme, cette idée selon laquelle les avancées de l'organisation sociale sont indispensables pour améliorer la condition humaine. Ces avancées s'expriment, pour les progressistes, par la transformation des structures politiques et sociales et sont défendues d'abord et avant tout par les partis de gauche.
    Mais là encore, l'idée de progressisme fait preuve d'un triple raccourci :

    • En premier lieu, le contenu du progrès en question est, comme celui du Progrès technique en son temps, univoque. Les progressistes ne discutent jamais de la direction que doit prendre le progrès tel qu'ils le comprennent, et qui repose selon eux sur deux piliers majeurs,

    – d'une part l'extension continuelle de l'émancipation des êtres humains, à commencer par celle des « minorités », considérées comme des « avant-gardes » – économiques, ethniques, et aujourd'hui sexuelles – ;
    – d'autre part la recherche une égalité toujours plus profonde entre les individus, non seulement économique mais quasiment existentielle, dans les domaines, et dont l'instrument est essentiellement l'extension des droits. Souvent, le paradoxe n'est pas loin, puisque la différence est à la fois célébrée pour distinguer un groupe d'un autre, mais vilipendée quand il s'agit de distinguer les hommes selon leurs qualités et leurs capacités. Dans cette perspective, l'attachement et la loyauté – qui, de fait, expriment des situations inégalitaires – sont perçus comme des contraintes insupportables, qu'il faut déraciner au plus vite. Cette vision du progrès impose donc de « changer la société ».

    • En second lieu, ce projet, « changer la société », puisqu'il est supposé améliorer notre sort, subit un glissement et, de condition nécessaire à cette amélioration, en devient la condition suffisante. Pour Alain BESANÇON,

    le progressisme consiste à prôner le Progrès pour le Progrès, en prétendant que toute avancée et tout changement sont par définition supérieurs à ce qui est. Il consiste par exemple, à affirmer que nous sommes « en retard » par rapport aux Hollandais concernant l'euthanasie, que nous avons longtemps été « en retard » au regard du « mariage pour tous », ou encore pour le vote des femmes.

    La foi dans le changement aboutit aussi à cette situation aberrante où jamais le progressiste n'estime que nous soyons « en retard » par rapport à un pays ou une culture qui maintient des pratiques supposées régressives. Inévitablement, certaines prises de positions progressistes touchent à l'absurdité, comme dans cette anecdote rapportée par Philippe d'IRIBARNE :

    au moment de la découverte de l'asepsie par le médecin hongrois Ignâc Fülop Semmelweis, à Vienne, la pensée viennoise étant progressiste, ce dernier a été forcé de quitter son poste, parce que l'on considérait que se laver les mains, comme il le préconisait, avait une connotation religieuse, donc relevait d'une attitude réactionnaire. Au contraire, Semmelweis a rencontré un grand succès en Hongrie, pays plutôt conservateur à l'époque, où cette connotation ne posait guère problème.

    • Enfin, le progressisme relève rarement d'une initiative locale et modeste. Au contraire, puisqu'il s'agit de changer la société, et l'être humain par la même occasion, mieux vaut s'y prendre de façon centralisée et autoritaire. Les utopies communistes en constituent l'exemple le plus déchirant. Car les hommes livrés à eux-mêmes mettent rarement en avant des principes aussi grandioses sur lesquels régler leurs actions ; ils ne font que vaquer à leurs occupations, établissant les règles de la vie commune à mesure que de nouvelles questions surgissent. Il y a dans le progressisme initial, celui de la fin du XIXe siècle, une ambition louable. Ses défenseurs arguaient à l'époque d'une inadéquation regrettable entre les progrès économiques et scientifiques, éclatants, et la condition des plus pauvres, qui ne bénéficiaient pas vraiment de ces progrès. Avec le temps cependant, le progressisme s'est teinté de dogmatisme et de ressentiment, avec comme résultat inéluctable que le souci pour les déshérités pouvait être affiché comme principe, mais ne se reflétait pas toujours dans les actions entreprises, ni dans leurs résultats. La réalité n'est-elle pas plus complexe que les descriptions binaires ne le laissent croire ? Ainsi les progressistes, après avoir œuvré pour le bien-être de la classe ouvrière, n'ont pas su garder leurs soutiens historiques et ont jeté leur dévolu sur d'autres groupes, de plus en plus minoritaires – l'immigré dans les années 1960, la femme dans les années 1970, les minorités sexuelles aujourd'hui – autant d'emblèmes de la prochaine révolution à mener. Ou plutôt, comme le dit David GRAEBER, qui n'est pas vraiment un conservateur, dans un contexte différent :

    Les arguments en faveur de la fin du travail étaient populaires à la fin des années 1970 et au début des années 1980, lorsque les penseurs sociaux réfléchissaient à ce qu'il adviendrait de la traditionnelle lutte populaire menée par la classe ouvrière une fois que la classe ouvrière n'existerait plus. (La réponse : elle se transformerait en politique identitaire [identity politics].

    Le progressisme est pareil à une hydre : à peine sa définition première, issue du Progrès technique, disparue, qu'une autre resurgit, celle de la marche infinie vers l'extension des droits. Mais c'est une hydre autodestructrice, car le progressisme d'aujourd'hui remet en question, de fait, celui d'hier – le « gender », quoi qu'on en dise, n'intéresse pas l'ouvrier outre mesure, de même que les féministes d'aujourd'hui s'en prennent volontiers à celles d'hier. Dans leur combat, les progressistes entretiennent par ailleurs un rapport ambigu avec le Progrès au sens de progrès technique. En effet, les infortunes du Progrès ont paradoxalement contribué à la lutte progressiste : comme l'explique Jean-Pierre LE GOFF,

    dans la seconde moitié du XXe siècle, les sociétés démocratiques ont franchi une nouvelle étape de leur histoire, marquée à la fois par le développement de la production, de la consommation, du loisir et, dans le dernier quart du siècle, par les « désillusions du progrès » et les préoccupations écologiques. Ce tournant s'est accompagné d'une relecture particulièrement critique de notre propre histoire et une érosion de la dynamique des sociétés démocratiques européennes. Une partie des pays européens s'est ainsi déconnectée de l'histoire, le passé étant considéré sans ressource, obsolète, et l'avenir chaotique et indiscernable. Notre héritage culturel et politique passé n'a pas seulement donné lieu à une relecture réflexive et critique dans un souci de vérité, mais il a été l'objet d'un règlement de comptes historique qui l'a rendu responsable de tous les maux de l'humanité. Il s'est ainsi opéré un grand retournement. La remise en cause salutaire de l'ethnocentrisme a basculé vers la perte de confiance en ses propres ressources et la mésestime de soi. Au sein de certains pays européens, particulièrement en France, s'est développée une mauvaise conscience liée à une focalisation sur les pages sombres de notre histoire qui a abouti à une vision pénitentielle qui n'en finit pas.

    La culpabilité et le règlement de compte historique ont donc fourni aux progressistes nombre de causes à défendre et d'oppressions, passées ou présentes, à dénoncer, mais aussi une occasion majeure de remise en cause du progrès technique, pilier de la culture européenne. Cependant, l'alliance du progrès technique avec le progressisme reste aujourd'hui valable dans un cas, et pas des moindres : les prouesses technologiques restent indispensables pour donner corps aux manipulations biologiques qui conditionnent l'extension de la procréation au-delà de ses limites naturelles. Car pour le progressiste, s'il est un obstacle majeur à l'émancipation et à l'égalité réelle, c'est bel et bien le corps, qui nous ramène à notre condition animale, sexuée et procréatrice. Le corps n'est pas un donné ni une source de potentialités, mais un fardeau.
    Les conservateurs et les tenants du Progrès entretiennent une relation complexe. Le conservateur reconnaît l'apport indubitable du progrès technique pour l'amélioration de la condition humaine, et il ne peut nier que ce progrès est partie intégrante de la civilisation occidentale. Mais, comme l'exprime Jean-Pierre LE GOFF, le conservatisme

    s'oppose à un optimisme naïf, lequel considère que l'histoire marche toujours dans le sens du [Progrès, en amalgamant en un tout progrès des sciences, des techniques et progrès culturel et moral. Le totalitarisme et les barbaries du siècle passé et présent ont, pour le moins, mis à mal un tel optimisme. L'histoire nous apprend que les civilisations naissent, se développent, passent par des périodes de crise et sont mortelles. [...] La démocratie a ses propres ambivalences et son développement n'a rien d'une marche inéluctable [...].

    La plupart des conservateurs, peut-être même davantage en France qu'ailleurs, se méfient aussi du progrès technique comme principe d'action. Ils ne s'en méfient pas par définition - ce serait commettre l'erreur inverse des défenseurs du progrès - ils refusent simplement l'idée que toute amélioration technologique soit synonyme d'amélioration de la condition humaine. Ils ne cesseront de le dire : ce progrès-là est toujours ambigu - en tout cas c'est ce que l'histoire nous enseigne - et arrive toujours avec son ombre. Ils exigent donc l'examen au cas par cas des innovations, pour les jauger au plan politique, économique, social et moral. En bref, ce n'est pas parce qu'une technologie est possible – et cette mise en garde vaut particulièrement dans ce qui touche à l'être humain - qu'elle est toujours souhaitable.
    C'est surtout le progressisme proprement dit que le conservateur épingle : ici aussi il refuse l'idée d'un sens préalablement défini de l'histoire et l'obsession du changement pour lui-même ; surtout, l'idée que la « société » doive être « transformée » lui est en tout point étrangère, non seulement parce qu'il ne partage pas, nous l'avons vu, le désir d'émancipation et d'égalité du progressiste, mais aussi parce qu'il s'oppose radicalement à l'idée que la « société » soit soumise à une intervention autoritaire et centralisée pour être remodelée.
    Pour le conservateur, chaque époque est légitime à interroger la validité de ses pratiques, conformément au principe qu'il oppose au progrès technique : ce n'est pas parce qu'une chose est possible qu'elle est toujours souhaitable, et ce n'est pas parce qu'une chose possible a été souhaitable à une époque qu'elle le sera pour toujours. Ainsi, en son temps, la légalisation de l'avortement a été vécue, à raison, comme une libération pour les femmes. Quarante ans plus tard, alors que les moyens de contraception sont très facilement disponibles, on aurait pu s'attendre à une baisse des avortements, ce qui n'est pas le cas. Il ne s'agit pas de plaider pour une limitation légale du recours à l'avortement, mais de poser deux questions. La première est de comprendre pourquoi l'opinion majoritaire tend à considérer que l'avortement est une pratique normale, voire un signe de l'émancipation des femmes, aujourd'hui autant qu'en 1975. Est-ce toujours le cas ? En second lieu, pourquoi les progressistes ne se contentent-ils pas de la situation présente ? Car la lutte se poursuit aujourd'hui contre toute restriction légale qui viendrait nous rappeler, honteusement, que l'avortement n'est pas un acte comme un autre. En ce sens, plus les pratiques supposées émancipatrices se généralisent, plus le progressiste estime qu'elles doivent encore s'étendre. Car, selon l'expression consacrée, cela « ne fait pas débat ». Le conservateur préférerait pour sa part que certains sujets continuent de « faire débat ».
    Pour quelle raison, dès lors, malgré ses évidentes imperfections et sa tendance à l'autodestruction, le progressisme continue-t-il de prospérer, à tout le moins dans sa version politique et intellectuelle, aussi bien à gauche, ce qui est peut-être compréhensible, qu'à droite, ce qui l'est moins ? En France, l'obsession pour le changement – et, cela va sans dire, le changement progressiste – a envahi la sphère politique : il n'est pas un ministre, un maire ou un directeur d'administration qui ne souhaite marquer une « rupture », engager une « réforme » ou « dépoussiérer» telle ou telle structure. On préférera toujours un réformateur apparemment actif qui n'obtient aucun résultat tangible, voire sème le trouble, à un gestionnaire façon bon père de famille qui se contente de laisser à son successeur une organisation en aussi bon état qu'il l'a trouvée. Que des « changements » soient parfois nécessaires, c'est évident, mais pourquoi les convoquer comme des prières rituelles, sans d'abord s'interroger sur leur légitimité ? Or pour Jean-Pierre LE GOFF,

    si le monde et notre héritage culturel ne sont pas immuables, on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent, indéfini [...], à moins de considérer que notre faculté de penser et de juger est désormais hors de propos. Ce sont précisément ces idées que diffusent les rhéteurs de la postmodernité qui com¬mentent indéfiniment les évolutions et veulent à tout prix apparaître dans le camp d'un « progrès » devenu syno¬nyme de « changement » sans but ni sens. Pour une par¬tie des élites, l'important c'est d'« en être », en faisant du surf sur les évolutions et en essayant de tirer parti d'unetelle situation. Face à cette insignifiance, les questions fon-damentales (« Qu'est-ce qui est vrai ? », « Qu'est-ce qui est juste ? », « Qu'est-ce que je peux en penser ? ») sont devenues des exigences à la fois conservatrices et très actuelles, à l'heure d'une « réactivité » et d'un zapping permanent qui ne permettent plus la distance et brouillent le discernement.

    Ce progressisme compulsif peut être autant de droite que de gauche : selon Philippe RAYNAUD,

    en France, on finit le plus souvent par tomber à gauche. Quand la bourgeoisie ou les classes dirigeantes « changent de braquet », pour utiliser une métaphore sportive un peu vulgaire, cela fonctionne mieux quand ils vont davantage à gauche. [...] C'est plus aisé, et mieux accepté par la société, même si une partie de l'opinion publique ne suit pas. D'un point de vue politique cela pose évidemment des problèmes à la droite : par exemple Giscard est arrivé à l'époque où probablement le sentiment public français était le plus à gauche, donc à un très mauvais moment pour lui. [...] Le dernier grand gouvernement de gauche que la France ait connu était le Gouvernement Chirac du septennat Giscard. En effet, dans toute l'après-guerre, aucun gouvernement n'a réalisé autant de réformes progressistes ! La légalisation de l'avortement, le vote à dix- huit ans, l'augmentation massive des retraites, c'est un grand programme de gauche ! Qu'a fait Mitterrand de plus ? [...] Même si l'expérience Giscard s'est soldée par un échec, on voit bien que pour se maintenir en politique en France, il vaut mieux aller dans le sens de [la nouveauté] avec un peu de solidarité sociale.

    Et si la droite donne elle aussi la primauté au changement, c'est que, selon Philippe d'IRIBARNE, « le conservatisme prend sens dans des univers symboliques » où, comme on l'a vu, il est associé à l'impur.
    Ce n'est peut-être pas la seule raison de la frilosité de la droite à embrasser le conservatisme. Car le conservatisme, dans sa forme actuelle, présente un défaut majeur, celui de ne pas proposer de discours positif, mais de se fonder essentiellement sur la dénonciation des risques que nous encourons à vouloir dépasser notre condition. Un discours conservateur positif est-il possible, qui propose une morale et même une politique ?

     

    3. le libéralisme, ses pères fondateurs

    MACHIAVEL
    [1469-1527]

    Selon Pierre MANENT[3], MACHIAVEL a adopté la position paradoxale qui consiste à se tenir à l’extérieur de la cité, tout en concentrant son attention exclusivement sur elle. Il se tient à l’extérieur de la cité, non pour y goûter un bien supérieur, mais seulement pour la mieux – espère-t-il – regarder.
    L’originalité, le caractère paradoxal d’une telle position ne nous frappent plus : nous y reconnaissons les réquisits de l’attitude « scientifique ». Plus exactement, ce qui fait l’originalité de MACHIAVEL lorsque nous remarquons qu’il fut le premier à adopter sur la chose politique le point de vue de la « science ». Cette appréciation, souvent formulée par les historiens modernes, a toute chance de nous rendre aveugles à la nature de la « science politique » comme à 1’« originalité » de MACHIAVEL. MANENT a déjà relevé brièvement pourquoi son «réalisme» était sujet à caution. Nous pouvons ici ajouter que décrire la vie politique sans prendre au sérieux le point de vue des citoyens eux-mêmes est plus aisément une source d’arbitraire qu’une garantie de « scientificité ». Du reste, le développement de la science proprement dite, celle de la « nature », est sensiblement postérieur à l’époque de MACHIAVEL. Admettre que « le point de vue scientifique » est né d’abord dans la pensée politique de celui-ci, ce serait faire peser sur la science elle-même les soupçons que toute attitude politique suscite naturellement au lieu de revêtir la politique de MACHIAVEL du manteau protecteur de la science.
    Nous n’avons pas à entrer dans ces difficiles débats car une explication incomparablement plus plausible et plus topique se propose à nous. Après tout, à l’époque de MACHIAVEL, il y avait un point de vue qui se voulait radicalement extérieur et supérieur à la chose politique tout en prétendant, à partir de cette position, agir sans cesse à l’intérieur de la cité : le point de vue religieux, celui de l’Église. Cette position d’où l’on peut voir la chose politique comme extérieure, matière à intervention, MACHIAVEL n’a pas eu à l’inventer, elle lui était fournie par son ennemie, l’Église. Adopter le point de vue qui a été décrit, ce n’était pas accomplir un exploit « épistémologique », c’était, en langage militaire – langage plus congru à MACHIAVEL –, poursuivre l’ennemi sur son propre terrain.
    Mais, dira-t-on, la position d’extériorité de l’Église était fondée sur une activité ou une raison d’être spécifique, effectivement autre que la vie politique : le culte de Dieu, le perfectionnement spirituel. Elle était fondée sur la supériorité supposée du bien religieux par rapport au bien politique. Précisément, toute la démarche de MACHIAVEL consiste à occuper cette position pour, de là, attaquer ce qui fonde à la fois la consistance autonome de l'Eglise et son droit d’intervention dans la cité : l’idée du bien. Une fois que le corps politique aura été interprété comme une totalité close advenue grâce à la violence fondatrice et préservatrice, il sera établi que le « bien » apporté par l’Eglise tend à détruire plutôt qu’à perfectionner la cité, que l’idée du bien n’a pas de support dans la nature des choses humaines.
    Un texte de MACHIAVEL, le plus célèbre peut-être, paraît apporter à cette thèse une confirmation impressionnante. Au chapitre VI du Prince, notre auteur oppose les « prophètes armés » aux « prophètes désarmés » pour conclure que «tous les prophètes bien armés furent vainqueurs, et les désarmés déconfits». Il y a pourtant un « prophète désarmé » qui pouvait être considéré, particulièrement par MACHIAVEL, comme passablement « vainqueur » : Jésus-Christ. Or MACHIAVEL lui-même, qui écrit des livres tentateurs au lieu de commettre des actions terribles, qu’est-il sinon un « prophète désarmé »? Il faut donc dire que MACHIAVEL est, à ses propres yeux, ce prophète désarmé qui veut désarmer du renseignement le plus grand des prophètes désarmés. En ce sens, MACHIAVEL est plus un réformateur religieux – antireligieux – qu’un philosophe ou un savant : il veut changer les maximes qui gouvernent effectivement les hommes.
    MACHIAVEL n’a pas élaboré l’idée d’une institution capable de s’opposer victorieusement aux empiétements de l’Église romaine ou en général de la religion : ce sera la tâche et l’accomplissement de HOBBES. Il a, en discréditant l’idée du bien, persuadé les hommes de regarder le mal - sous les espèces de la ruse, de la force, de la violence, de la « nécessité » – comme la principale source de l’ordre fermé sur lui-même qu’on appelle une cité.
    Pour conclure ces quelques remarques sur MACHIAVEL, et pour rendre sensible l’esprit de sa politique, MANENT commente brièvement un passage fameux du Prince :
    « Après que le Duc [César Borgia] eut occupé la Romagne, il trouva qu’elle était commandée par de petits seigneurs, sans grand pouvoir, lesquels avaient plutôt dépouillé que gouverné leurs sujets, et à eux donné l’occasion de se désunir, non de s’unir, si bien que le pays était plein de larcins, de brigandages et toutes sortes d’autres méchancetés : il pensa être nécessaire pour le réduire en paix et à l'obéissance au bras séculier et royal, de lui donner un bon gouvernement. A quoi il préposa Messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif, auquel il donna entièrement pleine puissance. Celui-ci en peu de temps remit le pays en tranquillité et union, à son très grand honneur. Mais après, Borgia estimant une si excessive autorité n'être plus de saison, parce qu'il redoutait qu'elle ne devînt odieuse, il établit un tribunal civil au milieu de la Province avec un sage président, et où chaque ville avait son avocat. Et, comme il connaissait bien que les rigueurs passées lui avaient engendré quelque inimitié, pour en purger les esprits de ces peuples et les tenir tout à fait en son amitié, il voulut montrer que, s'il y avait eu quelque cruauté, elle n'était pas venue de sa part, mais de la mauvaise nature du ministre. Prenant là-dessus l'occasion au poil, il le fit un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux, au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide. »
    Ce texte montre merveilleusement comment l’ordre civil et politique est enveloppé et soutenu par la violence. MACHIAVEL, dans cet épisode, distingue trois types de violence :

    1.         la violence diffuse des petits seigneurs : anarchie violente;

    2.         la violence répressive de Remiro d'Orco : il rétablit l'ordre;

    3.         la violence exercée contre Remiro d'Orco.

    La violence deuxième rétablit l'ordre mais laisse les citoyens en proie au ressentiment en raison des cruautés commises. La violence troisième et provisoirement dernière, les purges de ce ressentiment : les citoyens ou sujets sont satisfatti e stupidi.
    Ces hommes sont satisfaits, ils ne sont pas heureux; ils ne participent pas à un bien, ils sont délivrés d’un mal : d’un premier mal, la violence et la peur, par un autre mal, une répression cruelle; d’un deuxième mal, le ressentiment, mélange de haine et de peur suscité par cette répression, ils sont guéris par un troisième mal, cette fois « homéopathique », qui les purge de la haine en laissant subsister juste ce qu’il faut, et il en faut toujours, de peur. L’ordre politique est alchimie du mal, suppression, jamais complète, de la peur par la peur.
    Dans l’enchaînement d'actions et de sentiments ou de passions que MACHIAVEL décrit comme un épisode dramatique et instructif, HOBBES verra la logique même de l’ordre humain. La monarchie absolue, le « Léviathan » décrit par HOBBES, sera l’institutionnalisation de la mémorable performance de César Borgia à Cesena.

     

    HOBBES
    [1588-1679]

    Si, dans le monde humain l’affirmation de la primauté, et donc du droit de commander, d’un certain bien n’entraîne pas naturellement l’exclusion totale des autres biens mais au contraire suppose qu’on les reconnaisse comme biens inférieurs – il y a eu comparaison –, il n’en est plus de même si ce qui est « comparé » c’est le monde humain, simplement humain, mais tout entier, et le monde religieux, monde humain encore en un sens mais qui renvoie à des expériences et à des lois extérieures et supérieures à la nature. La question n’est plus: quel élément du monde humain doit commander, mais quel monde - l’humain ou le divin – doit commander ? Comment « comparer » ces deux mondes incomparables? Ils sont incomparables parce que chacun, d’une manière différente, se suffit à lui-même. Dans la cité humaine, les prétentions de la richesse ne peuvent ignorer celles de la liberté, ni non plus complètement celles de la sagesse, et réciproquement. Mais le prêtre qui révèle la vérité de Dieu et guérit le péché par le sacrement, qu’a- t-il de commun, quel monde commun a-t-il avec le citoyen qui défend les droits de la richesse, ou ceux de la liberté, ou encore ceux de la sagesse?
    On ne peut donc pas comparer ces deux mondes et il faut pourtant décider entre leurs prétentions respectives. Il faudrait, pour trouver enfin la paix, construire un troisième monde où le conflit perdrait toute urgence parce qu’il perdrait son sens. Mais construire un nouveau monde ne semble pas au pouvoir de l’homme. Que faire?
    Si les deux mondes sont en conflit, c’est qu’ils sont en contact. En ce sens ils ont quelque chose de commun.
    En quoi consiste ce terrain commun, lieu de leur conflit? La réponse est évidente : c’est l’homme. Non pas l’homme membre de la cité humaine, puisque l’Église le revendique, non pas non plus l’homme fidèle de l’Église puisque la cité humaine le revendique, mais l’homme qui n’appartient, qui n’appartient encore à aucune des deux cités. Cet homme nous savons son nom : l'individu.
    Bien sûr il n’existe pas : chaque « individu » est toujours déjà membre d’une cité humaine et aussi fidèle d’une Église. Mais en tant qu’il est requis par chacune des deux qui veut l’arracher à l’autre, il n’appartient à aucune, il « existe » comme « individu ». Ou encore : l’individu « existe » dans la mesure où il hésite dans son obéissance, où il est « antérieur » au choix de son obéissance. Or tous les hommes sont la cible de la double revendication dont je parle : tous peuvent donc être considérés comme des individus.
    C’est là, dira-t-on, un point de vue purement abstrait, qui laisse intacte la réalité des choses, avec le conflit. Mais si, à partir de cette idée de l’individu, je parviens à concevoir une institution politique viable, ou réalisable, alors cet individu qui n’existe pas viendra à l’existence comme habitant – citoyen ou sujet – de cette institution. Si cela est possible, nous aurons créé ce troisième monde qui paraissait au-delà de nos prises.
    Cette nouvelle institution politique, pour remplir sa fonction, doit empêcher par sa constitution même que l’individu ne devienne ou redevienne citoyen de la vieille cité comme fidèle de la vieille Église. Il faut donc que l’obéissance à laquelle l’individu sera assujetti soit invulnérable aux critiques et revendications des anciens candidats au pouvoir, les candidats de la cité humaine – vertu, richesse, liberté – comme ceux de la cité divine – la loi ou la grâce qui vient de Dieu, la doctrine par Lui révélée, et les hommes qui se réclament de cette loi, de cette grâce, ou de cette doctrine. Le propre de la nouvelle obéissance, c’est qu’elle sera indiscutable en droit. Bien entendu on continuera d’entendre les vieilles revendications, celles des riches, des pauvres, des sages, des prêtres, mais leur tranchant s’émoussera contre le caractère absolu de l’obéissance fondant la nouvelle cité. Elles seront neutralisées. La nouvelle institution politique enveloppera et surmontera le vieux conflit qui paraissait insoluble : il survivra sans doute, mais domestiqué, confiné au niveau politique, celui de la « société ».
    Imaginons donc que tous les hommes soient des individus, c’est-à-dire des hommes antérieurs à l’obéissance, imaginons l’état de nature. Dans cet état, les hommes ne sont soumis ni au prestige des sages, ni aux séductions des riches, ni aux intimidations des forts, ni aux prêches des prêtres : antérieurs à toute société profane ou religieuse, ils sont égaux et libres. Le corps politique qu’ils formeraient à partir de cet état serait nécessairement invulnérable aux prétentions des riches comme à celles des pauvres, à celles des forts comme à celles des prêtres. Ni les unes ni les autres n’auraient pu inspirer la fondation de l’institution. Ni les unes ni les autres n’entreraient donc dans sa constitution essentielle.
    Ce qui d’être suggéré, c’est la raison d’être de l’apparition de l’état de nature chez HOBBES comme notion clef de la réflexion politique, et qui le restera pendant plus d’un siècle, pendant la période formatrice des régimes libéraux modernes : l’état de nature, c’est la condition des hommes avant toute obéissance à la cité ou à l’Église, condition à partir de laquelle on pourra construire un corps politique invulnérable à leur conflit. Certes, dans la doctrine de HOBBES, cette notion n’apparaît pas comme l’hypothèse à laquelle conduit le projet de surmonter le conflit entre la politique et la religion, mais comme la réalité produite par le conflit réel : la guerre de tous contre tous. C’est pourquoi du reste HOBBES préfère l’expression de natural condition of mankind à celle d’état de nature. Mais dans sa signification essentielle, l’état de nature n'est pas état de guerre. Nous allons le constater en étudiant LOCKE et ROUSSEAU. Le pouvoir générateur de la doctrine de HOBBES tient au fait que chez lui l’aspect d’hypothèse et l’aspect de réalité de l’état de nature sont pour ainsi dire indiscernables. Et il faut qu’ils le soient pour que l’hypothèse soit plausible, pour que l’art politique à venir ait un appui dans la nature. Simultanément, HOBBES autorise ses successeurs à distinguer entre les deux aspects : une fois la plausibilité et la fécondité de l’hypothèse établies, la possibilité s’ouvre pour chacun d’en modifier les termes afin de mieux réaliser le but pour lequel elle a d’abord été conçue.
    De HOBBES à LOCKE et à ROUSSEAU, l’idée du corps politique sera celle-ci : une souveraineté absolue, diversement conçue, fondée sur, et déduite d’un état de nature diversement interprété. MANENT a essayé de montrer l’origine « théologico-politique » de cette dernière notion qui nous est devenue si étrangère. Si elle a continué à prévaloir jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est que le motif qui lui a donné naissance gardait son efficace. Ici cependant, une constatation s’impose : même si LOCKE et ROUSSEAU sont aussi soucieux que HOBBES d’abolir le pouvoir politique de la religion, même si ROUSSEAU conclut le Contrat social en célébrant HOBBES pour avoir réduit à l’unité du souverain civil la dualité des pouvoirs politique et religieux, pour avoir « réuni les deux têtes de l'aigle », il reste que, pour LOCKE et ROUSSEAU, l’ennemi principal, celui contre lequel d’abord ils construisent leur doctrine politique, n’est plus le pouvoir politique de la religion, mais un phénomène qui semble strictement politique, à savoir l’absolutisme, et même, dans le cas de ROUSSEAU, outre l’absolutisme, une réalité à la fois sociale, politique et morale : l’inégalité. LOCKE et ROUSSEAU paraissent bien se tourner contre Hobbes. Il faut bien comprendre le sens de leur opposition.
    Qu’ils critiquent HOBBES pour avoir donné des arguments à l’absolutisme ne signifie pas qu’ils ne partagent pas l’intention qui a conduit HOBBES à construire son Léviathan. Simplement ils constatent que l’absolutisme réel, effectif, au lieu d’accomplir l’intention de HOBBES, l’entrave décisivement, puisque c’est par l’absolutisme, par son influence sur l’absolutisme et par la protection que ce dernier lui accorde, que la religion conserve ce qu’elle conserve de pouvoir politique. Ils critiquent donc la doctrine de HOBBES pour mieux accomplir son intention.
    En même temps, il est vrai que le début de réalisation du programme hobbien – ce qu’on appelle la « montée de l’absolutisme » - induit des situations et des difficultés étrangères à la problématique originelle de HOBBES. Le « troisième monde » ou la « troisième cité » commence à vivre de sa vie propre. Dès lors, si cette vie est insatisfaisante, c’est la preuve, aux yeux de LOCKE et surtout de ROUSSEAU, que non seulement le programme de HOBBES n’a pas été complètement réalisé, mais encore qu’il a été imparfaitement conçu. Ils restent cependant fidèles à l’instrument fondamental de HOBBES, l’état de nature, parce qu’ils considèrent que ce dernier n’en a pas tiré tout le parti possible, qu’il ne l’a pas interprété assez radicalement. Et ils comptent qu’en l’interprétant plus radicalement, ils seront en mesure tout à la fois de mener jusqu’à son terme le programme de HOBBES et de parer aux inconvénients que le commencement de réalisation de ce programme a révélés.

     

    LOCKE
    [1632-1704]

    Considérons comment LOCKE définit l’origine et la fonction des deux pouvoirs [l’exécutif et le législatif]. Ils ont tous deux leur source dans l’état de nature, ce sont deux pouvoirs détenus par tout individu vivant dans cet état.
    Le législatif est le pouvoir qu’a chacun de faire ce qu’il juge bon pour sa conservation et celle des autres, pouvoir qu’à son entrée dans la « société civile » il va abandonner partiellement afin qu’il soit réglé par des lois.
    L’exécutif est le pouvoir qu’a chacun, dans l’état de nature, de punir les infractions à la loi de nature. Lors de l’entrée dans la «société civile», ce pouvoir est abandonné tout entier à la société : la force naturelle que l’individu, dans l’état de nature, pouvait employer selon sa volonté pour punir les transgresseurs ne peut plus être employée que selon les directives de la société tout entière, c’est-à-dire selon les directives du pouvoir législatif. La force exécutive de la société est faite de la réunion des forces exécutives des individus.
    Ainsi le législatif « politique » est dans le prolongement direct du législatif « naturel » : il est le même pouvoir limité parce que précisé par la loi. L’individu, au lieu de faire simplement ce qui lui paraît bon pour sa conservation, fait maintenant ce qui lui paraît bon dans les limites fixées par la loi qu’il a contribué à formuler et à promulguer par ses représentants. Le pouvoir législatif est dans le prolongement direct du désir individuel de conservation. Et c’est parce qu’il exprime directement le désir de conservation de la propriété, raison d’être de l’institution politique, qu’il est souverain ou « suprême ».
    Le cas de l’exécutif est tout autre. Comme le législatif, il est présent dans l’état de nature, mais à la différence de celui-ci, il est en principe totalement abandonné par l’individu à l’institution politique. Il peut être abandonné totalement sans préjudice pour les droits de l’individu parce que, à la différence du législatif, il n’exprime pas directement le désir de conservation de l’individu, parce que sa dignité est toute subordonnée au premier. Mais cet abandon total se révèle en fait impossible : l’individu comme la société retiennent l’exécutif naturel dans la mesure où la loi ne peut jamais être complètement effective. Ainsi, tandis que le législatif civil prolonge en le modifiant le législatif naturel, c’est-à-dire le représente, l’exécutif naturel, qui n’est pas représentable, ne peut qu’être abandonné – en principe –, ou retenu tel quel – dans certains cas. L’exécutif civil témoigne de la persistance ou de l’irréductibilité de la nature à la convention représentative. En ce sens, il représente, dans la doctrine de LOCKE, l’identité entre l’état de nature et l’état civil. Mais simultanément, il témoigne que la conservation du corps politique est irréductible à la conservation de ses membres telle que le législatif la représente et l’inscrit dans les lois. En ce sens, et en contradiction avec le propos de LOCKE de fonder la suprématie du législatif, il marque, plus que ce dernier, la différence entre la condition naturelle et la condition politique de l’homme : puisque la loi exprime ou représente le désir de conservation de l’homme naturel, l’exécutif civil, en se révélant irréductible à la loi ou en révélant l’insuffisance de la loi, manifeste la rupture entre l’état de nature et l’état civil, il incarne, plus que le législatif, le propre de la condition politique de l’homme.
    LOCKE est ainsi témoin involontaire – involontaire puisque son intention est de subordonner essentiellement l’exécutif au législatif – de l’ambiguïté qui va caractériser le rapport entre ces deux pouvoirs à l’époque moderne. Le législatif, en tant qu'il est l’expression plus ou moins directe – historiquement, de plus en plus directe – des individus de la société civile, est le pouvoir suprême : nos institutions politiques, étant fondées sur l’idée de représentation, attribuent naturellement le pouvoir suprême au corps représentatif, c’est-à-dire au pouvoir législatif. Simultanément, le pouvoir exécutif, incarnant la différence entre l’État et la société civile, ou entre la condition politique de l’homme et sa condition « naturelle», va trouver dans son infériorité «de droit» un principe d’existence et d’action d’une grande puissance. C’est parce qu'il ne représente pas les individus dans leur condition « naturelle », celle de la « société civile » (au sens contemporain du terme), qu’il pourra prétendre les « représenter » dans leur condition politique. L’exécutif pourra dire par exemple que, tandis que le corps législatif « représente » les « intérêts » de la « société », il « représente », lui, la « grandeur » de la « nation ».
    On voit pourquoi l’exécutif «énergique» n’est pas essentiellement un « héritage » monarchique, mais naît naturellement de la dialectique entre l’idée de représentation comme source de toute légitimité, ressort du pouvoir législatif, et la condition politique de l’homme. Pour le dire d’un terme suggestif quoique emphatique, le pouvoir exécutif incarne la « transcendance » du pouvoir politique par rapport à la société.
    De là la nécessité impérieuse de son unité. Le corps législatif, en raison même de son caractère représentatif, et en dépit de la convention considérant que la volonté de la majorité doit être tenue pour la volonté du corps, ne peut suffire à incarner l’unité politique des sociétaires : sa raison d’être n’est-elle pas de refléter fidèlement la diversité des intérêts et des opinions? On peut objecter certes que si dans les débats du corps législatif les diversités de la société s’expriment, elles s’épurent aussi, se cristallisent en quelques grandes orientations où l’intérêt commun est le plus souvent pris en compte : la décision majoritaire pourra être alors réellement, et non pas seulement par convention, la décision de tous. Il est bien vrai que le corps législatif, loin d’être le reflet passif des diversités sociales, a été souvent le lieu éminent de la délibération, qu’en tant que tel il peut, aussi bien ou mieux que l’exécutif, prétendre incarner l’unité politique des sociétaires. Il faut cependant prendre garde que le caractère représentatif du corps législatif moderne mutile gravement l’ampleur de ses délibérations : à la différence de celles de l’Assemblée athénienne ou du Sénat romain, ses délibérations ne peuvent aboutir qu’à des lois, et non à des actions. Or le vote d’une loi, aussi près soit-il parfois de la décision d’une action (vote de crédits militaires par exemple), reste toujours décisivement en deçà. Parce que le corps représentatif moderne s’en tient toujours à la loi et laisse l’action à l’exécutif, sa délibération est toujours radicalement incomplète. Le lien immédiat, en un même sujet, entre la délibération et l’action étant une condition nécessaire de l’action politique, et plus généralement de toute action humaine, puisque l’unité de la délibération et de l’action ne peut résider dans le corps législatif, elle se fera jour dans le pouvoir exécutif. On ne peut délibérer vraiment que de ce qu’on doit soi-même décider; on ne peut décider sagement que de ce dont on a soi-même délibéré.
    Ces quelques remarques sur « la question de l’exécutif » ne visaient pas à prendre LOCKE en défaut. MANENT a voulu seulement rendre sensible combien l’idée de « représentation politique », formulée par LOCKE, le premier, dans les termes qui pour l’essentiel sont restés les nôtres, était incertaine et même confuse, en dépit de son apparente limpidité. J’ai voulu suggérer que la «politique » était irréductible à la « représentation », et que l’émancipation moderne de l’exécutif, émancipation contraire aux vœux de LOCKE et pourtant inscrite dans sa doctrine ou autorisée par elle, témoignait de cette irréductibilité. Et puisque le libéralisme politique repose historiquement, et essentiellement, sur l’idée de représentation, on admettra sans doute que la tension qui a été relevée entre « politique » et « représentation » se fera nécessairement jour dans toute tentative de définition d’une « politique libérale ».

     

    MONTESQUIEU
    [1689-1755]

    Le libéralisme pleinement constitué, et il n’est pleinement constitué doctrinalement qu’avec MONTESQUIEU, est fondé sur deux idées :

    • l’idée de représentation,
    • et celle de séparation des pouvoirs.

    L’idée de représentation postule qu’il n’y a de pouvoir légitime que représentatif, c’est-à-dire fondé sur le consentement de celui qui est soumis au pouvoir. Dans un tel régime, les pouvoirs intérieurs à la société civile, naissant du jeu spontané de la vie économique et sociale, des traditions, des compétences mêmes, sont implicitement frappés d’une illégitimité essentielle – ils ne sont pas représentatifs – et donc lentement mais sûrement érodés. Tout le pouvoir légitime se concentre au sommet, dans l’institution politique, dans l’État qui seul représente vraiment les sociétaires. L’idée moderne de représentation conduit naturellement à un accroissement continu du pouvoir de l’État sur la société, parce qu’elle érode continuellement les pouvoirs intrasociaux qui assurent l’indépendance et la consistance de cette société. Tel est le paradoxe de la représentation : le pouvoir représentatif tend nécessairement à dominer, seul et sans rival, la société civile qu’il prétend seulement              « représenter ». En ce sens, ceux qui déplorent la dépendance croissante où se trouve la société par rapport à l’État ont raison.
    Mais simultanément, parce que cet État représentatif est divisé entre majorité et opposition, division qui prend la suite de la séparation entre exécutif et législatif, ses actes, c’est-à-dire d’abord ses lois tendent non moins nécessairement à être généralement favorables à la liberté des individus. Comme MANENT a essayé de le montrer, le compromis entre les deux pouvoirs se fait bien plus aisément sur le mode négatif que sur le mode positif : chaque pouvoir tend à exercer son pouvoir en empêchant l’autre d’obtenir ce qu’il veut. Ainsi s’accroissent ce qu’on appelle parfois les « espaces de liberté » du citoyen. En ce sens, ceux qui célèbrent les progrès de la liberté individuelle, l’émancipation croissante des individus ont raison.
    Il y a donc une ambivalence essentielle du mouvement interne de nos sociétés qui conduit les uns à les décrire comme des totalitarismes masqués, les autres comme les sociétés les plus satisfaisantes de l’histoire humaine, où chacun, librement et souverainement, emploie les talents et contente les goûts que la nature lui a accordés. Ce qu’il faut dire sans doute, pour donner tort et raison à la fois aux uns et aux autres, c’est que nous sommes gouvernés de plus en plus exclusivement par un État qui nous gouverne de moins en moins.

    Dans la mesure où nous sommes de moins en moins gouvernés, où nous avons de plus en plus le droit de faire ce que bon nous semble, nous vivons de plus en plus dans une manière d’état de nature. Et parce que, grâce au gouvernement qui subsiste, seule chose qui nous gouverne encore quelque peu, cet état de nature n’est pas un état de guerre mais nous offre une sécurité et une prospérité plus que passables, nous n’avons pas de motif de sortir de cet état. Nous avons donc rempli le programme originel du libéralisme en inversant l’ordre des facteurs : le régime représentatif était l’artifice permettant de sortir d’un état de nature essentiellement ou en tout cas nécessairement insupportable, il est devenu l’artifice permettant d’habiter un état de nature essentiellement satisfaisant. Ce diagnostic ne peut guère être contesté même par ceux qui dénoncent le « totalitarisme doux » des sociétés libérales. Ce qui les indigne dans nos sociétés, c’est précisément cet état de satisfaction : les querelles et les révoltes, les            « audaces » et les « subversions », tout cela est absorbé, « récupéré par le système », à la satisfaction générale.
    Un léger doute pourtant peut encore entamer la plénitude de cette satisfaction : après tout, un état de nature artificiel ou institué, un état de nature qui est en même temps politique, est une contradiction dans les termes. MONTESQUIEU lui-même suggérait discrètement la difficulté lorsqu’il disait des Anglais, qu’ils étaient « des confédérés plutôt que des concitoyens ». Cette alternative peut être, et sera formulée de diverses manières : chacun de nous est-il d’abord membre indépendant de la « société civile » ou sujet de 1’« État », bourgeois ou citoyen, homo œconomicus ou homo politicus, appartient-il d’abord à l’espace transnational ou mondial du « marché » ou plutôt au territoire de la « nation »? L’un et l’autre, dira-t-on. Sans doute, mais cela signifie alors qu’en dépit de la réconciliation entre l’état de nature et l’état civil par le moyen d’un régime libre, nous restons radicalement divisés : la ligne de partage entre l’homme naturel et le citoyen passe à l’intérieur de chacun de nous. Décrire cette division, dénoncer le malheur et la corruption qu’elle entraîne, chercher les moyens de la surmonter : ce fut la tâche du plus profond critique de MONTESQUIEU, du plus profond critique du libéralisme, Jean-Jacques ROUSSEAU.

     

    ROUSSEAU
    [1712-1778]

    La définition, la raison d’être première de la loi politique, et donc de l’institution politique, est de corriger et de consacrer l’inégalité des propriétés. Comme le dit ROUSSEAU dans l’Émile : « Cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception. »
    On pourrait formuler ainsi le paradoxe ultime de la pensée de ROUSSEAU :

    •  d’une part, la société est essen-tiellement contraire à la nature;
    • d’autre part, elle ne se rapproche de la conformité à la nature, de la seule conformité à la nature qui lui soit ouverte, que dans la mesure où elle impose à ses membres l’unité la plus grande possible, où elle identifie le plus possible chacun à tous et au tout, dans la mesure où elle dénature l’homme.

    Parce que la société est contraire à la nature de l’homme, c’est dans la mesure où elle lui est le plus contraire qu’elle lui est le plus conforme.
    Une telle formule est bien sûr « contradictoire », mais elle cesse immédiatement de l’être si nous ajoutons qu’il est dans la nature de l’homme d’être contradictoire, que cette formule ne fait que refléter la contradiction intérieure de l’homme : il est naturel à l’homme de se dénaturer car l’homme, en son fond, n’est pas nature mais liberté. Et la liberté est ce pouvoir par lequel l’homme donne des ordres à sa propre nature, ou se dénature, ou est à lui-même sa propre loi. La « contradiction » éclatante de la doctrine politique de ROUSSEAU signale et exige la mise en œuvre d’une nouvelle définition de l’homme : la nature de l’homme est de n’avoir pas de nature, mais d’être une liberté. Par là même, la pensée antilibérale de Rousseau va fournir un contenu décisif à l’être hypothétique à partir duquel le libéralisme s’est construit, l’individu. Le libéralisme n’atteignait son principe, l’individu, qu’indirectement, par le détour de l’état de nature, et l’individu ainsi atteint était même fort peu « libre » puisque son comportement était pour ainsi dire mécaniquement déterminé par la nécessité de fuir le mal, de se conserver; avec ROUSSEAU la liberté devient pour ainsi dire immédiate à l’individu, comme sentiment, à la fois expérience et exigence, de l'autonomie. L’individu du libéralisme n’était pas intérieurement libre, ROUSSEAU n’est pas libéral mais son individu est libre. Il va ainsi fournir aux sociétés libérales le sentiment intime et immédiat par lequel l’individu prend conscience de lui-même, par lequel l’homme s’éprouve ou se veut individu.
    En même temps, ce sentiment intime et immédiat de la liberté, nourriture pour les sociétés libérales, est un danger pour elles. Si l’homme est liberté, autonomie, s’il est l’être qui se donne à lui-même ses propres lois, il ne saurait sans déchoir puiser ses motifs dans sa nature, dans ce qu’il a, dans ce qui lui reste de nature. Face à cette nouvelle définition de la liberté, la liberté libérale, qui se fonde sur la nécessité naturelle de la conservation de soi, paraît pauvre, pâle, vulgaire. Déterminée, engluée par la nature, la liberté libérale n’est déjà plus liberté. Et puisque la liberté, ancienne ou nouvelle, ne saurait agir sans un motif, la nouvelle liberté va chercher un motif adéquat à sa propre sublimité : la Révolution sera l’acte par lequel la liberté se donne à elle-même son propre motif, par lequel l’homme s’élève au-dessus des déterminations de sa « nature ».
    Avec ROUSSEAU, la pensée politique moderne parvient à son expression et à sa perplexité ultimes. Elle ne se retourne contre le libéralisme que parce qu'elle en a mené jusqu’au bout l’impulsion et la logique originelles : construire un corps politique un à partir d’individus supposés radicalement indépendants. C’est dire à la fois qu’elle ne substitue pas au libéralisme une autre doctrine politique fondée sur d’autres principes, et qu’elle suspend au-dessus de lui une menace vague et redoutable: la menace d’une « révolution » chargée d’imposer une « unité » impérieuse et indéterminée à la dispersion des individus que le libéralisme est supposé ne pas « réunir » suffisamment ou adéquatement, d’une « révolution » chargée d’actualiser la « liberté » ineffable que le libéralisme, occupé à la «conservation», met sous le boisseau. La Révolution française obéira dans son déroulement même au rythme de la pensée de ROUSSEAU. Elle surgira en 1789 dans le dessein de protéger enfin adéquatement la sécurité et la propriété des individus; elle se retournera en 1793 contre cette sécurité et cette propriété pour obtenir l’unité absolue du nouveau corps politique; au 9 Thermidor, elle renoncera à cet effort « contre nature » qui tendait à annuler son propre fondement, et se réconciliera avec la propriété et son inégalité. Mais cette réconciliation à son tour restera essentiellement précaire : en s’élevant au-dessus de toutes les déterminations de la nature, l’acte révolutionnaire avait ouvert un « possible » indéterminé qu’aucune politique ne pourra désormais ni oublier ni accomplir. Ce possible, qui est impossible, jette la nature politique de l’homme dans un nouvel élément, insaisissable, immaîtrisable et souverain : l’ histoire, Pour tenter de le maîtriser cependant, la Révolution a légué à l’Europe une figure extraordinairement active et puissante,
    quoi qu'essentiellement provisoire, de l’unité politique : la nation.
    Dire qu’avec ROUSSEAU la pensée politique moderne s’est heurtée à ses limites, c’est dire qu’après lui il n’y aura plus de philosophie politique au sens propre ou originel. L’idée de nature ayant été, comme nous l’avons vu, exténuée ou rendue contradictoire, la question du meilleur régime, du régime politique conforme à la nature de l’homme, ne peut plus être posée en tant que telle. La « nature » cesse d’être le critère, la référence ou le modèle. Deux autres critères vont prendre sa place : l’histoire et la liberté. Toutes les considérations ou théories politiques après la Révolution française se développeront à l’intérieur de                    « philosophies de l’histoire », et leur seront subordonnées.
    La doctrine libérale reposait sur la distinction entre la société civile et l’État. ROUSSEAU établit que cette distinction n’est possible que parce que les deux termes ont l’un et l’autre leur source et leur fondement dans un troisième qui les enveloppe, troisième terme qu’il est le premier à dégager dans toute sa netteté et qu’il baptise du nom qui lui restera : « la société ». Il aura fait sentir à l’homme moderne qu’il ne vit pas essentiellement dans un corps politique ou un État, ni dans un système économique, mais d’abord dans « la société ». Ce qui fait à ses yeux que l’homme moderne vit d’abord dans l’élément de la société, c’est qu’il adopte dans ses relations avec ses semblables le point de vue de l'inégalité, non de telle ou telle inégalité, économique ou politique, mais de l’inégalité simplement, détermination abstraite et partant omniprésente de la vie sociale. Du même mouvement, ROUSSEAU dégage l’idée contraire, tout aussi abstraite et destinée à devenir aussi omniprésente, celle de l'égalité.
    Si, moins d’un siècle plus tard, Tocqueville peut décrire la société démocratique moderne comme fondée sur l’idée et la passion de l’égalité, ce n’est pas seulement que la Révolution française et 1’« influence » de ROUSSEAU ont fait leur œuvre, et que la société nouvelle est effectivement « plus égaie » que l’ancienne, c’est aussi que l’inégalité observée par ROUSSEAU contient ou appelle l’égalité décrite par TOCQUEVILLE. Plus important que l’inégalité ou l’égalité qui la caractérisent est le fait même de la société, élément vital et insaisissable dont se nourrissent et auquel cherchent à échapper les hommes, quand ils ne se commandent plus.

     

    Benjamin CONSTANT
    [1767-1830]

    L’idée constantienne de l’anachronisme est à la fois singulièrement faible et singulièrement forte. Singulièrement faible car, si le seul défaut de la politique ancienne est d’être aujourd’hui un anachronisme, rien ne prouve que ce défaut doive durer toujours, rien ne prouve qu’elle ne deviendra jamais à nouveau une politique raisonnable: ce qui contredit aujourd’hui notre état social lui sera peut-être adapté demain, l’état social ayant changé, soit spontanément soit grâce à nos efforts. Mais ce qui rend l’idée d’anachronisme singulièrement forte, ce n’est pas tant la suggestion de l’irréversibilité de l’histoire que l’analyse psychologique qui la soutient. La grandeur propre de la vie antique repose sur des conditions morales qui, une fois perdues, ne peuvent revenir, sur une certaine innocence qui, par définition, ne peut être retrouvée quand elle a été une fois perdue : « ...les anciens étaient dans toute la jeunesse de la vie morale; nous sommes dans la maturité, peut-être dans la vieillesse; nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière-pensée qui naît de l'expérience, et qui défait l'enthousiasme. La première condition pour l’enthousiasme, c'est de ne pas s'observer soi-même avec finesse. Or, nous craignons tellement d'être dupes, et surtout de le paraître, que nous nous observons sans cesse dans nos impressions les plus violentes. Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière; nous n'avons presque sur rien qu'une conviction molle et flottante, sur l'incomplet de laquelle nous cherchons en vain à nous étourdir. Le mot illusion ne se trouve dans aucune langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n'existe plus.
    Une fois que l’homme a adopté sur lui-même et sur la vie le point de vue de l’observation ou de la réflexion, qu’il a quitté celui de l’action, il ne peut plus retrouver la candeur des Anciens. Il peut bien se gonfler, s’échauffer, se convaincre même qu’il croit à la patrie, à la vertu, l’instant d’après il se regardera croyant, il se sentira ridicule, et il retombera dans le doute. Le plus original et le plus précieux de l’analyse constantienne de la Révolution et de l’Empire résident dans cette mise à découvert de l’insincérité inévitable des passions modernes. Cette insincérité explique à la fois le caractère extrêmement cruel du despotisme de la Convention, et son impuissance ultime : « Le plus petit saint, dans le plus obscur hameau, résistait avec avantage à toute l’autorité nationale rangée en bataille contre lui. »

    De cette insincérité, MANENT avoue ne pas connaître de caractérisation plus fulgurante que cette remarque sur le style oratoire de SAINT-JUST : « Rien n’est plus curieux à observer que les discours des démagogues français. Le plus spirituel d’entre eux, SAINT-JUST, faisait tous ses discours en petites phrases, propres à réveiller des âmes usées. Et tandis qu’il paraissait supposer la nation capable des sacrifices les plus douloureux, il la reconnaissait par son propre style comme incapable même d’attention. »
    Avec CONSTANT, la critique rousseauiste de l’homme ou de l’âme moderne vient au service du libéralisme. Si l’homme moderne est essentiellement divisé entre son indépendance et sa dépendance, entre lui et lui-même par le regard d’autrui et par sa propre introspection, s’il vit donc dans l’élément de la représentation, alors le monde de l’action politique pure, par laquelle chacun se projetait tel qu’il était, naïvement et généreusement, sur la place publique, lui est désormais inaccessible. La constitution sociale et politique doit faire droit à cette division interne, à cette nécessité – à la fois plaisir douloureux et infirmité salutaire – de la     « réflexion ». La division entre la société et l’instance politique qui la « représente », qui est peut-être la source première de cette division interne, en est désormais l’expression nécessaire : la loi ne saurait être le « registre de nos volontés » puisqu’en toute rigueur nous ne savons jamais vraiment ce que nous voulons. Elle ne peut, et donc ne doit que refléter le plus adéquatement possible ce que nos actions, nos goûts, nos choix, divers et même contradictoires, ont déjà rendu réel dans la société. La représentation, loin de fonder la construction dogmatique d’une souveraineté absolue, sera alors l’expression de notre doute, de notre scepticisme. Le gouvernement représentatif, c’est le scepticisme devenu institution. Si le scepticisme ne risque pas, en devenant institution, de contenir un dogmatisme d’une qualité inédite, c’est une question que CONSTANT n’envisage pas, et que, seul parmi les libéraux, TOCQUEVILLE affrontera.
    Parce qu’il est fondé sur le scepticisme, le gouvernement représentatif fera droit complètement à la liberté des Modernes, celle d’individus qui veulent être laissés «dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d’activité, à leurs fantaisies»; et pour que ce scepticisme puisse devenir institution, il doit être défendu publiquement, donc politiquement, contre les éléments de l’Etat ou de la société, contre les partis qui s’efforceraient d’imposer leur opinion particulière à la généralité des citoyens. Le gouvernement représentatif exige donc que les individus revêtent aussi, au moins par intervalles, la tunique du citoyen, ou de la liberté ancienne; mais cette action politique a ou doit avoir pour support principal, et pour légitimité ultime, l’opinion publique, c’est-à-dire le bruit que font ensemble les opinions privées, ou individuelles.
    Dès lors, la position politique fondamentale de CONSTANT est l’opposition, son attitude intellectuelle la critique, soit arme l’ironie.
    Le rôle auquel conduit le libéralisme de CONSTANT, toutes contradictions ou tensions prises en compte, c’est celui d’orateur parlementaire siégeant dans l’opposition. A la Chambre des députés, en ce lieu où doivent se rassembler toutes les lumières éparses de la société, il dénoncera les tentatives réactionnaires ou révolutionnaires – même révolutionnaires, elles sont réactionnaires, puisque fondées sur un « anachronisme » – pour imposer un ordre voulu, donc artificiel, donc tyrannique, à une société qui a en elle-même le principe de son propre mouvement. Il montrera que cet ordre voulu serait d’autant plus oppressif que ceux qui le proposent ne le veulent pas vraiment, ne peuvent pas vraiment le vouloir, puisque, hommes modernes en dépit d’eux-mêmes, ils ont perdu l’innocence et la sincérité qui seules donneraient sens à l’entreprise de restaurer le catholicisme médiéval ou la cité antique. Son ironie dévoilera la contradiction intérieure de ces réactionnaires dont les opinions «sont empreintes des opinions qu’ils croient réfuter », qui « en se déclarant les champions des siècles antérieurs... sont, malgré eux, des hommes de notre siècle », qui « n’ont, en conséquence, ni la conviction qui donne la force ni l’espoir qui assure le succès ».
    Revenu chez lui cependant, l’éloquent orateur tournera son ironie contre lui-même, il observera que si ses adversaires réactionnaires ou révolutionnaires sont insincères et divisés dans leur politique, il est, lui, insincère dans ses amours, incertain et divisé dans sa religion intime. Ce va-et-vient guidé par l’ironie entre la vie publique où l’on prononce de retentissants discours en faveur de la liberté, et la vie privée où l’on rédige des romans autobiographiques saturés d'amertume, résume le « romantisme » de Benjamin CONSTANT.
    CONSTANT fournit la première expression du mouvement spirituel qui, de CHATEAUBRIAND à HUGO, a conduit le libéralisme postrévolutionnaire à chercher la solution de ses perplexités dans l’invention littéraire. Pour HUGO, qui savait être laconique, le romantisme, c’est tout simplement « le libéralisme en littérature ». On pourrait dire aussi que c’est, politiquement, le mouvement qui fait servir la critique rousseauiste à la politique libérale, tandis que, littérairement, il fait servir l’ironie libérale à l’autobiographie rousseauiste.

     

    GUIZOT
    [1787-1874]

    GUIZOT tourne autour de la question de la souveraineté. Comme CONSTANT, GUIZOT critique l’idée de souveraineté du peuple, ou de 4en quelques mains qu’elle soit déposée, mais il le fait de façon plus radicale. CONSTANT, nous l’avons vu, admettait en principe la souveraineté du peuple, même s’il voulait borner rigoureusement son exercice. GUIZOT, lui, rejette tout à fait l’idée d’un lieu social ou politique, d’un dépositaire humain, quel qu’il soit, de la souveraineté. A tel point que, rompant aussi bien avec toute la tradition libérale qu’avec Rousseau, il rejette l’idée d’une souveraineté de l’individu sur lui-même :

    « 11 n’est pas vrai que l’homme soit maître absolu de lui- même, que sa volonté soit son souverain légitime, qu’en aucun moment, à aucun titre, nul n’ait droit sur lui s'il n’y consent. »

     Et encore :

    « Considéré isolément et en lui-même, l’individu ne dispose donc point de lui-même arbitrairement et selon sa seule volonté. Sa volonté n’est point son souverain légitime. »

    Le seul souverain concevable des hommes, ce n’est pas leur volonté ni leur consentement, c’est naturellement la règle de leur volonté ou de leur consentement, à savoir : le droit, la raison, la justice, la loi morale. Politiquement, cela signifie que la souveraineté n’existe jamais comme telle, qu’elle est moins le principe que la fin de l’ordre politique, qu’en tant que souveraineté du droit ou de la raison, elle doit être sans cesse cherchée par l’action politique. C’est à l’action politique qu’il incombe de la faire exister dans la décision juste, existence précaire, presque toujours douteuse, toujours à renouveler en tout cas, mais seule existence possible de la souveraineté en ce monde. Et pour qu’elle soit cherchée, il faut qu’aucun acteur politique ne se la voie attribuer de droit, ce qui revient toujours à une usurpation, il faut que tout acteur politique soit contraint de la chercher. Par là, GUIZOT rencontre ou retrouve la nécessité des institutions libérales et représentatives, de la division des pouvoirs :

    « Cette loi veut être cherchée; c’est un pénible travail que de la découvrir et ensuite de la pratiquer. Or, toute volonté isolée, toute force indépendante répugnent à ce travail ; i! faut qu’elle y soit contrainte et constamment ramenée par la nécessité. Que Sa souveraineté de fait, la volonté qui, en définitif, doit commander, soit donc le résultat d’un effort, du rapprochement et de la collision de pouvoirs indépendants, égaux, et capables de s’imposer réciproquement l'obligation de chercher en commun la vérité pour ne se réunir que dans son sein. »

    Le fond de la philosophie politique de GUIZOT réside en ceci qu’il rejette résolument le rôle politique fondateur de la volonté humaine, individuelle ou collective. Par là, il rompt avec toute la tradition de la philosophie moderne. Or, la distinction entre la société civile et l’État suppose le rôle politique fondateur de la volonté : pour que l’État puisse être l’instrument de la société, il faut qu’il ait sa source, non dans la nature – dans ce cas il serait lui aussi naturel, et la distinction sans fondement –, mais dans la souveraineté de la volonté, seule capable de donner l’existence à quelque chose qui n’a pas sa racine dans la nature. Aussi la critique radicale adressée par GUIZOT à la divinisation moderne de la volonté humaine met-elle radicalement en cause la distinction entre la société civile et l’État. Il l’admet lui-même sans équivoque dans le texte que nous considérons :

    « La société et le gouvernement naissent ensemble et coexistent nécessairement. On ne peut les séparer, même en pensée. L’idée, comme le fait de la société, implique l’idée comme le fait du gouvernement. »

    Si donc GUIZOT n’a pas publié ni même achevé son traité de philosophie politique, ce n’est pas seulement parce que ses goûts et l'idée qu'il se faisait de son rôle le conduisaient à rédiger plutôt des études historiques et des essais portant sur la politique pratique, c’est surtout parce que sa philosophie politique, son analyse de la nature politique de l’homme l’entraînaient à remettre en cause la distinction entre la société et l’État sur laquelle il fondait sa politique pratique. Certes, nous l’avons vu longuement, dans l’affirmation même de cette distinction, il maintenait emphatiquement la consistance et même la prééminence du pouvoir politique; certes, il tendait, dans son analyse de la dialectique entre les deux instances, à les lier par une troisième et univoque réalité : les « supériorités naturelles». Il reste que sa description si pertinente de la spécificité de la politique moderne reposait sur une distinction que sa conception de la nature des choses humaines tend à priver de tout fondement.
    Dès lors, le contraste singulier entre les deux grands moments de la carrière politique de GUIZOT devient plus intelligible. Le contraste entre l’opposant des années 20 qui analyse si exactement, si subtilement le rapport nouveau entre la société et le gouvernement, et le gouvernant des années 40 qui paraît être devenu aveugle à la faille qui s’élargit entre celle-là et celui-ci, ne fait que traduire chronologiquement une divergence intérieure à GUIZOT depuis l’origine entre l’historien ou l’observateur et le philosophe. L’exigence de la réforme électorale à laquelle il se refuse si obstinément lui semble non pas un développement naturel de l’idée représentative, mais plutôt une manifestation résiduelle de l’anarchie de la volonté léguée par la période révolutionnaire et entretenue par les doctrines du libéralisme oppositionnel, une réaffirmation arbitraire de la distance entre l’État et la société que le pouvoir des «capacités» a précisément comblée. Le gouvernement représentatif pour GUIZOT n’a pas à faire son thème de cette distinction, à « réfléchir » la division dont il est issu; il n’est gouvernement au contraire que dans la mesure où il la surmonte, ou plutôt, car cette dernière expression suggère effort, artifice et même violence, dans la mesure où le seul guide de son action, loin d’être ce que veut ou plutôt paraît vouloir la société, est ce qui lui paraît juste et bon, à lui gouvernement, qui concentre et résume les « capacités » de la société.
    En somme, GUIZOT admet et refuse simultanément que l’idée représentative ouvre nécessairement une histoire, voue la société au changement et le gouvernement à la réforme permanente. Il l’admet lorsqu’il montre que la source des révolutions est dans l’inadaptation entre le pouvoir politique et les supériorités réelles de la société, que la tâche du gouvernement représentatif est de mettre au jour ces supériorités telles qu’elles sont, et donc telles qu’elles changent. Il le refuse lorsqu’il suppose que la discordance entre ce qui est à représenter et ce qui est censé représenter appartient pour l’essentiel au passé, et doit naturellement cesser maintenant que l’idée représentative est devenue régime représentatif, lorsqu’il suppose que la représentation peut se soustraire à l’arbitraire des volontés, et se rendre maîtrisable par la raison discernant les « capacités » : dans un tel régime, il y aura encore du « changement » bien sûr, mais seulement parce que « le monde est une branloire pérenne », non pas parce que sa légitimité ne ferait qu’un avec l’aptitude à s’adapter au changement, à accueillir le « nouveau », un « nouveau » qui est à lui-même sa justification.
    GUIZOT croyait qu’il était possible de « terminer » ou de «fixer» la Révolution. 1848 marquera l’échec de sa politique et les limites de la doctrine qui l’inspirait. Quelques années auparavant, Tocqueville avait discerné l’erreur de sa position de base.

     

    TOCQUEVILLE
    [1805-1859]

    C’est en Amérique que TOCQUEVILLE a perçu le plus vivement la menace qu’à ses yeux la démocratie fait peser sur la plus haute des libertés, la liberté de penser. Cette menace ne tient pas aux institutions, qui sont les plus libérales du monde. Elle tient à la transformation que subit l’activité même de penser dans une société démocratique. La condition de cette activité, c’est l’échange intellectuel, l’influence, l’action, le frottement des esprits les uns sur les autres. L’exercice de la pensée suppose que je considère l’auteur que je lis, l’interlocuteur qui me parle comme susceptible de dire le vrai que j’ignorais jusque-là, de bouleverser mon interprétation du monde, et donc ma vie. Or, que se passe-t-il dans un état social démocratique ?

    « Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme quelconque sur parole. Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde. »

    Mais ce refus d’écouter l’autre homme ne conduit pas. à une vive activité personnelle, il détruit seulement les conditions de celle-ci. Comment en effet l’homme démocratique, faible et isolé, pourrait-il vraiment donner sa créance à lui-même? Il est aussi bon qu’un autre, il est vrai, mais cet autre est aussi bon que lui. Il ne peut croire que soi, mais il ne peut se croire. Dès lors il ne se fie ni à lui-même ni à l’autre, mais à ce troisième qu’ils font ensemble, tous ensemble, il se fie à la masse :

    « À mesure que les citoyens deviennent plus égaux... la disposition à en croire la masse augmente... Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. »

    Et TOCQUEVILLE peut conclure :

    « Je ne connais pas de pays où il règne en général moins d’indépendance d'esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. »

    Lorsque, à la fin du second tome de la Démocratie, TOCQUEVILLE esquisse l’image du               « nouveau despotisme » qui menace les peuples démocratiques, il juxtapose ou amalgame traits « français » et traits « américains », centralisation administrative et pouvoir stérilisant de l’opinion publique.
    Un trait en tout cas de ce « nouveau despotisme » doit être souligné : sa douceur. Nous l’avons vu, l’homme démocratique a horreur de la violence : il s’identifie immédiatement à celui qui souffre. Pourvu donc que le pouvoir central évite les mesures violentes ou simplement brutales – et les hommes qui le détiennent, hommes démocratiques eux aussi, n’y seront pas naturellement portés –, il trouvera des citoyens particulièrement dociles. Non seulement il évitera instinctivement les actions brutales, mais il se donnera spontanément pour tâche positive d’ôter aux citoyens toute occasion de souffrance visible, physique ou morale. Le propos de la loi, telle qu’elle sera voulue par le pouvoir et par les citoyens, sera presque exclusivement de diminuer les occasions de souffrance visible. Parler de « despotisme doux » suggère peut-être une idée inexacte : on vivra sous le despotisme de la douceur.
    MONTESQUIEU avait jugé que le principal mérite du libéralisme, comme développement du commerce et des lumières, joint à la séparation des pouvoirs, était l’adoucissement qu’il apportait à la vie humaine. Le régime libéral était à ses yeux celui qui faisait le moins souffrir la nature humaine. ROUSSEAU, déjà, avait manifesté quelque appréhension sur ce point. Visant directement MONTESQUIEU, il écrit :

    « Les connaissances rendent les hommes doux, dit ce philosophe célèbre dont l’ouvrage toujours profond et quelquefois sublime respire partout l’amour de l’humanité. Il a écrit en ce peu de mots, et, ce qui est rare, sans déclamation, ce qu’on a jamais écrit de plus solide à l’avantage des Lettres. 11 est vrai, les connaissances rendent les hommes doux : mais la douceur qui est la plus aimable des vertus est aussi quelquefois une faiblesse de l’âme. La vertu n’est pas toujours douce; elle sait s’armer à propos de sévérité contre le vice, elle s’enflamme d’indignation contre le crime... Brutus n’était point un homme doux; qui aurait le front de dire qu’il n’était pas vertueux? Au contraire il y a des âmes lâches et pusillanimes qui n’ont ni feu ni chaleur, et qui ne sont douces que par indifférence pour le bien et pour le mal. Telle est la douceur qu’inspire aux peuples le goût des Lettres. »

    Son aversion pour 1’« indifférence » des peuples modernes conduit ROUSSEAU à deux attitudes opposées :

    • tantôt il fait l’éloge de « Brutus » ou de la « femme de Sparte» qui savent subordonner tous les sentiments humains aux cruelles exigences de la vertu civique,
    • tantôt au contraire, il voit dans la « pitié », dans la pitié sensible, celle qui s’adresse aux souffrances du corps, le seul sentiment capable de surmonter la séparation entre les individus caractéristique de la société moderne, parce que seule elle nous permet de nous identifier à notre semblable souffrant, il voit dans la douceur active le seul moyen de surmonter la douceur d’indifférence propre aux sociétés individualistes.

     TOCQUEVILLE observe que l’Etat et la société démocratiques tendent naturellement à se laisser guider de plus en plus exclusivement par une telle compassion.
    Va-t-il alors, réagissant à cette tendance comme ROUSSEAU à MONTESQUIEU, faire l’éloge de la «dureté» ou même de la « cruauté »? Ce sera le choix de NIETZSCHE, ce n’est pas le sien. Il ne suggère pas un seul instant que le recours à la « dureté » puisse être un remède au développement excessif de la douceur. Constatant que ce développement, plus généralement l’emprise croissante de l’idée et du sentiment de l’égalité et de la ressemblance, risque de dégrader le caractère humain, il a recours à la liberté politique : seule la liberté politique fait sortir les hommes d’eux-mêmes, les fait vivre dans un monde commun, fournit la lumière pour juger leurs vertus et leurs vices; seule la liberté politique leur permet de se regarder à la fois comme égaux et distincts. Avec TOCQUEVILLE le libéralisme ne repose plus sur le développement nécessaire et harmonieux de l’égalité et de la liberté, il aiguise désormais son tranchant dans la lutte du goût de la liberté, non contre l’égalité certes, mais contre la passion de l’égalité, lutte à l’issue incertaine, lutte inégale puisque la liberté appartient à l’art de la démocratie tandis que l’égalité appartient à sa nature.
    La distinction entre la nature et l’art de la démocratie se traduit empiriquement par la distinction entre la démocratie comme état social égal et la démocratie comme institutions politiques libres. Elle reflète la distinction caractéristique du projet libéral originel dans lequel un état de nature égalitaire et sans pouvoir est la base de la construction artificielle du gouvernement représentatif; mais elle oblige à reconsidérer cette dernière. Dans le schéma libéral, l’état de nature, avec ses caractéristiques, fournit le motif et les conditions de la construction politique, mais en cela s’épuise son rôle : il est le présupposé de l’action politique, qui est destiné à être « surmonté » par celle-ci, par sa « souveraineté ». Le spectacle de la démocratie conduit TOCQUEVILLE à reconsidérer le rapport entre la nature et l’art que suppose le libéralisme.
    Le « dogme » de la souveraineté du peuple exige que tout homme n’obéisse qu’à lui-même ou à son représentant. La condition de cette obéissance seule légitime, c’est que cet homme soit absolument indépendant. Or, en tant que membre de la société, il est toujours pris dans un réseau d’inégalités ou d’influences – les influences sont à la fois cause et effet des inégalités – qui mettent en danger cette indépendance. Le premier moment de la démocratie, son moment négatif, consiste donc à s’efforcer de détruire ces influences pour que l’individu démocratique puisse enfin opiner et décider « librement », c’est-à-dire dans une souveraine « autonomie ». Le premier moment de la démocratie est dans l’effort pour constituer un véritable « état de nature » à partir duquel les hommes pourront enfin librement se constituer en corps politique libre. Ce n’est pas que la démocratie veuille à proprement parler « revenir à l’état de nature » : elle veut se fonder à partir de cet état enfin atteint, car elle veut se fonder à partir d’individus libres et égaux. Le moment naturellement premier de la démocratie est celui où elle crée les conditions de création de la seule société légitime, les conditions de sa propre création.
    Le spectacle de la démocratie révèle ainsi à TOCQUEVILLE que ce que le libéralisme considérait comme 1’« hypothèse », ou le « donné », ou le « présupposé » de l’ordre politique légitime, doit être cherché, ou créé, ou construit. L’état de nature n’est pas le commencement de l’histoire politique de l’homme, c’est plutôt son terme ou du moins son horizon. Le projet libéral, parce qu’il veut se fonder sur l’égalité « naturelle », ouvre donc essentiellement une histoire : l’histoire des efforts et des progrès de l’homme pour établir artificiellement, grâce à une souveraineté qui n’est pas dans la nature, cette égalité « naturelle » à partir de laquelle il pourra construire de façon pleinement « rationnelle » ou « consciente » l’ordre politique légitime. La nature ne se lassant pas de produire des inégalités, des influences, des dépendances, ce « premier » moment ne cesse pas : base continue de la démocratie, il en est la « nature » puisqu’il y est la condition de toute convention, et il donne à l’homme démocratique le sentiment de vivre dans 1’« histoire » puisqu’il le fait vivre à l’intérieur d’un projet dont cet homme est à la fois le maître souverain et la matière docile.


    [1] Extraits du livre de Laetitia Strauch-Bonart intitulé « Vous avez dit conservateur ? »

    [2] Extraits du livre de Laetitia Strauch-Bonart intitulé « Vous avez dit conservateur ? »

    [3] Pierre MANENT, « Histoire intellectuelle du libéralisme », Pluriel, septembre 2012.

     

     


    Date de création : 16/05/2017 @ 19:03
    Dernière modification : 16/05/2017 @ 19:25
    Catégorie : Sciences politiques
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