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    Edification morale par les fables - L'homme en procès

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    L’HOMME EN PROCÈS[1]

     

    La querelle de l’horloge

    Une de nos grandes querelles françaises, celle de l’âme des bêtes, a trouvé naguère son historien le plus pertinent

    H. Busson édite aussi, à nouveau, le Discours à Madame de LA SABLIERE, cette rêverie méthodique sur la condition humaine, et l’animale[2].

    C’est contre MONTAIGNE que DESCARTES avait pensé le Discours de la méthode, du moins la partie fondatrice des « animaux-machines ».

    HommeEnProcesFig1.pngD’autre part le premier recueil des Fables est de 1678 ; l’année précédente paraissait le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de BOSSUET, le précepteur du Dauphin, avec son chapitre V, « De la différence entre l’homme et la bête », dont il fut tout de suite beaucoup parlé, et plus encore dans l’entourage de LA FONTAINE. Ce traité est l’œuvre la plus cartésienne, ou la moins anticartésienne, de l’évêque de Meaux, celle où il est le plus loin de pressentir le « grand combat contre l’Église et la monarchie » sous le nom de DESCARTES, qu’il devait plus tard dénoncer. Le Dauphin, à qui le Traité était d’abord destiné, pouvait-il, quelque vif et précoce qu’il fût, y entendre grand-chose ? Ni plus ni moins peut-être que le public éclairé, en un moment de grande confusion sur toute l’affaire : cela fait alors près d’un demi-siècle que philosophes, médecins etc. s’agitent autour de cette âme des bêtes ; l’entreprise baroque de GASSENDI (1644) n’est pas loin de convaincre. Écoutez la fin du discours d’Iris, au livre IX : il propose un compromis évident entre la croyance en les atomes et quelque âme animale, que rejettent ensemble les disciples d’ARISTOTE et les tenants de l’âme des bêtes : ni celles-ci, ni les espèces qui rendent possible la connaissance, ne sont pour eux des choses, même indéfiniment « subtilisées ». La superbe construction de Bossuet, qui surprend les très rares lecteurs, aujourd’hui, du Traité, vient au secours d’un cartésianisme déjà en retrait, ce qui n’empêche pas LA FONTAINE de parler de « philosophie nouvelle » ; en fait renouvelée, parce que sur la question décisive, celle de la montre, de l’horloge, BOSSUET accorde à DESCARTES, en s’aidant de la Somme de saint THOMAS, ce que l’opinion commune lui avait déjà refusé.

    On pouvait s’y attendre ; c’est d’abord à MONTAIGNE qu’il s’en prend

    Comme à tous ceux que la ressemblance égare « et qui semblent vouloir élever les animaux jusqu’à eux-mêmes, afin d’avoir le droit de s’abaisser jusqu’aux animaux, et de vivre comme eux ». D’où le rappel du Psaume 48 : « Il s’est comparé lui-même aux animaux insensés et s’est fait semblable à eux. » Or les deux arguments en faveur de l’âme animale sont de la       « convenance » des actions des bêtes, qui ressemblent aux nôtres, et de l’harmonie probable entre leurs organes analogues et leur fonctionnement. BOSSUET tient ces deux raisons pour des sophismes, et les réfute ; il ne se rallie pourtant pas à la thèse des « animaux-machines » : il établit que :

    toute la nature est pleine de convenances et de disconvenances, de proportions et

    disproportions, selon lesquelles les choses s’ajustent ensemble, ou se repoussent, ce qui montre que tout est fait par l’intelligence, mais non pas que tout est intelligent.

    Il y a donc en Dieu une raison secrète (« si elle n’est pas Dieu même », ajoute-t-il), source de l’apparence raisonnable

    Mais ce n’est pas notre humaine raison. La conclusion tirée est-elle aussi légitime ?

    C’est pourquoi, quand les animaux montrent dans leurs actions tant d’industrie, saint THOMAS a raison de les comparer à des horloges et autres machines ingénieuses, si toutefois l’industrie réside, non dans l’ouvrage, mais dans l’artisan.

    Si ce texte comparait les bêtes à des horloges, il n’y aurait pas loin de lui à DESCARTES ; une lettre de mars 1638 suppose un fabricant d’automates soudain placé devant des animaux naturels et qui ne saurait distinguer ceux-ci de ceux-là, sauf par ce qu’ils sont                          « incomparablement plus accomplis » que son ouvrage. D’où, selon BOSSUET, la même probabilité pour que le jugement par nous porté, dès l’enfance, sur l’âme des bêtes, à partir de la ressemblance de leurs actions aux nôtres, fût aussi trompeur que celui qui nous incline à assimiler des êtres vivants aux automates...

    Dans la lettre de DESCARTES à MORUS (Henry More[3]) , en décembre 1648, même recours à la probabilité : à défaut de preuve, DESCARTES affirme sa conviction, mais reconnaît, en faveur d’une cogitatio des bêtes, l’identité des organes des sens chez tous les vivants animaux. À ce minimum cartésien, nous avons affaire à une analogie, limitée par les degrés incomparables, où le rapport, tiré çà et là, conserve une même essence qui permet de donner à l’un le nom de l’autre, donc de parler d’ « animaux-machines ».

    Avec Iris contre Descartes

    Quelle était l’opinion de madame de la Sablière, dans la bataille des « animaux-machines » ?

    Car, diable ! elle en avait une, et plus d’une ; à cette barcarolle de la femme la mieux louée de LA FONTAINE, prend son mouvement le plus gracieux discours que pouvait inspirer la querelle, émue par DESCARTES, érigée en un dogme incroyable, des « animaux- machines », que nous venons d’évoquer.

    Le papillon du Parnasse[4] (La fontaine) avait-il butiné dans le Traité de BOSSUET ? C’est au moins probable ; les amis de LA FONTAINE et Iris MADAME DE LA SABLIÈRE étaient au courant de toute mode de l’esprit, au point que celle-ci ne privait jamais de sa présence charmante les expériences du savant médecin (grand anatomiste) Duverney, dont quelques-unes avaient lieu chez BOSSUET ; cela vers l’an 1673, l’année où le papillon en cause était accueilli, recueilli même, par Iris.

    Iris parlait de tout ; le Discours le rapporte, « même de bagatelle », certainement de philosophie, surtout aguichante et nouvelle, et de science ; la causerie de La Fontaine sur le sujet fut vraiment prononcée, sans embarras ; il est douteux qu’elle ait atteint la perfection du monologue que vous allez relire. Sa composition même défie la raison raisonnante, illustrant l’aventure et les ruses de la « raison particulière » : au départ une décision de la parole, puis les surprises secrètement ordonnées jusqu’au terme ; « [...] la montre qui chemine / À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein » n’est pas là par application du modèle cartésien de la bête ; elle demande d’être approchée de l’oreille ou mise sous les yeux, elle fait retentir le temps même, dont se jouent la vie et l’esprit ; tout, en effet, y est rythme, pour secouer et saccager la mécanique : les silences malicieux, les ralentissements dont cet art seul est capable : « [...] en avez-vous, ou non, /Ouï parler ? [...] », pour la « nouvelle philosophie » ; ou « Mais ce n’est point cela : ne vous y trompez pas », précédant les envols aussi propres à cette poésie que tel crescendo fait reconnaître MOZART. Il vaut la peine d’en désigner la suite, et d’y contrôler son oreille, car c’est affaire de musique plus que de critique.

    « On l’appelle nouvelle » (vers 28), faux espoir, qui maintient l’ironie souriante... « Cependant, quand aux bois » (vers 68), mesure qui introduit le plus violent récit d’indignation lyrique de notre poésie en France, celui du Cerf déchiré au terme de sa course, et de sa ruse sublime... Puis « Quand la perdrix » (vers 82), surprise ou surgissement qui n’a d’analogue, moins aigu cependant, que celui de la Colombe lorsqu’elle sera sauvée par la Fourmi. « Non loin du Nord » (vers 92), modèle de l’apparente et rêveuse digression, qui ouvre, en effet, sur un monde, mais avec une malice qui permet de renouer avec le débat théorique : « [...] Rendre HOMÈRE. Ah ! s’il le rendait, / Et qu’il rendît aussi le rival d’Épicure » (versl37-138). Mais non, la bête à machine n’est pas morte, il faut encore un coup : « Deux rats cherchaient leur vie » (vers 179). Alors, en un assez long méandre, philosophique juste au point que LUCRÈCE n’a pas dépassé, s’achève l’entreprise, dans le total rejet de DESCARTES, et de toute sa philosophie et sur le point même où il devait engendrer l’idéalisme dit moderne, avec toutes ses conséquences politiques et sociales. Quel poète aura jamais pu demeurer poète sans flancher, c’est-à-dire sans fléchir sur les principes théoriques et dialectiques qui animaient son rythme, en faisant battre le cœur, et cela contre l’avis de tout le monde et de la philosophie à la mode ? Ce, accompagné d’un « c’est que je disais », qui d’ordinaire dissuade les élégants, même si le moi se renforce d’HOMÈRE (vers 140 à 145) :

    Ce que j’ai déjà dit : qu’aux bêtes la nature

    Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci,

    Que la mémoire est corporelle ;

    Et que [...]

    L’animal n’a besoin que d’elle.

    Cette mémoire corporelle, analogue à l’autre qui ne peut alors qu’être réminiscence, et analogue « À ce principe intelligent. / Il est distinct du corps [...] » (vers 157-158), et qui « Se conçoit mieux que le corps même » (vers 159), rappelle à l’intègre simplicité du dogme catholique, en une heure critique où tout, dans le voisinage de LA FONTAINE, pas chez le seul DESCARTES en qui tout demeurait ambigu, tendait presque invinciblement à le déraciner.

    N’avons-nous pas été trop vite, au moment du Cerf (après le vers 68) ? Nous avons récapitulé le Discours y qui chante autant qu’il ironise, avant de reconnaître la subversion railleuse par quoi il atteint la philosophie nouvelle, avec le secours d’autant de fables, et, très clairement, d’« universaux fantastiques », qu’il a paru nécessaire.

    Face à DESCARTES, ce n’est pas sur le cogito qu’il frappe d’estoc ; il feint de l’admettre, d’autant que les cartésiens disposent d’une voie de retraite assez commode, que le Discours signale (vers 61 à 64) :

    Or vous savez, Iris, de certaine science,

    Que, quand la bête penserait,

    La bête ne réfléchirait

    Sur l’objet ni sur sa pensée.

    C’est donc bien la pensée, aussitôt traduite en paroles, qui installe l’homme à demeure, et chasse, ou exclut la bête...

    « Cependant quand aux bois » (vers 68). Quatre fables, en séquence, vont conjuguer leurs réponses aux cartésiens et à leur maître, avec l’adresse exquise des quelque quarante derniers vers. L’ordre des « universaux » sur quoi repose la preuve est celui du cœur, mais avec les plus fortes raisons à fleur de texte, de sa lettre : d’abord le sacrifice du vieux Cerf qui             « suppose » un plus jeune pour tromper les chasseurs et leurs chiens : « Que de raisonnements pour conserver ses jours ! » Le mot de passe, dans l’élan de l’émotion, alors qu'esprit ou raison serait trop fort ; le tableau comporte déjà la touche qui va persister : « [...] cent stratagèmes / Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort ! » Nous ne nous demandons plus pourquoi la stratégie du Cerf lui mériterait plus de pitié, ou si la beauté des figures d’avant la curée ne rendrait pas, au contraire, cette mort moins absurde et pénible ; nous oublions aussi le « bonhomme » du Discours à LA ROCHEFOUCAULD grimpé sur un arbre et jouant de sa foudre sur le lapin « qui n’y pensait guère » : le rythme et le génie estompent la contrariété.

    Les dix vers de la Perdrix sont les plus harmonieux, peut-être, et Racine non excepté, de notre poésie :

    Elle fait la blessée, et va, traînant de l’aile,

    Attirant le chasseur et le chien sur ses pas.

    L’harmonie voile le sens, qui pourtant excède celui des ruses du Cerf, avec son jeu de scène, plus qu’une simple ruse.

    Troisième figure, l’ingénieur avec ses Castors, et la cité animale, vraie « République » de PLATON : le choix du castor est plus probant que celui des oiseaux et de la construction de leurs nids. (Pourtant l’admirable TOUSSENEL (1803-1885) trouvera dans son Ornithologie passionnelle de quoi beaucoup revenir à LA FONTAINE et à ce qu’il ose nommer « l’esprit des bêtes ».)

    C’est avec les deux derniers « imaginaires » que le fabuliste, au terme du Discours, pouvait espérer une victoire sur le théoricien des « animaux- machines » ; les récits de Jean Sobieski, chez Iris, avaient déjà nourri sa rêverie dont le cours ne va pas jusqu’à lui faire prononcer le mot de raison, pour les bêtes. La cinquième figure, avec « les deux Rats, le Renard et l’œuf » était donc pour lui décisive, et au terme extrême de son humeur anticartésienne : « S’il se trouve un seul animal, en une seule occasion, qui prenne, sous notre regard une décision libre impliquant le oui ou le non, à la suite de délibérations, la question est résolue. » Comment sauver l’œuf, « l’écornifleur[5] étant à demi-quart de lieue » ? Les mauvaises solutions, il semble, sont immédiatement rejetées ; d’autre part si « Nécessité l’ingénieuse /Leur fournit une invention », subsisterait le problème : à qui ? Aux deux, ensemble ? À l’un qui transmet                                                la quête à l’autre, ou à l’un qui donne ses ordres à l’autre ? Si l’espèce des signes permettant de communiquer n’est pas le langage, si l’on ne sait même à quel point le mot de signe a là un sens, qu’est-ce qui peut suggérer une opération du même ordre que celle de l’intelligence ?

    La singularité distinctive est celle d’une réponse en situation : il est incroyable que l’action combinée de deux rats transportant un œuf d’une manière aussi insolite soit œuvre de la nature. Comment cette disposition bizarre se serait-elle rencontrée entre les trois éléments opposés au renard ? Un cartésien conséquent n’a d’autre issue que de nier le fait, et assurer que tout autre de même espèce est impossible : ce serait exclure comme infalsifiable la thèse des « animaux-machines », par-delà toute expérience.

    Le fabuliste avait prévu cette défaite des cartésiens ; à la fin du XIe Livre il publie, à la suite de « la Souris et le Chat-huant », une mise au point en prose :

    Ceci n’est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. J’ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce hibou ; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci ; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d’écrire dont je me sers.

    L’exagération, nous l’avions notée, pour la feinte de la Perdrix. Quant à la permission poétique, est-ce que la justification, et, avec elle le rejet de DESCARTES et de son système, n’aurait pas un fondement plus radical dans la Création elle-même, dans l’essence de l’homme fait à l’image de Dieu, primordialement esprit, et tel que « la comédie aux cent actes divers » décrite par LA FONTAINE serait plus effective, présente en l’entendement divin, qu’il n’a la force et la cohérence de la concevoir lui-même ?

    LA FONTAINE ne relisait plus tellement la Somme quand paraissaient les livres VII à XI des Fables. L’espèce de doctrine qu’il propose de ce qu’il sent très fortement, et poïêmatise, sur l’âme des bêtes, ne satisfait pas entièrement : c’est un compromis charmant, et qui n’offense pas le sens commun autant que la « montre » cartésienne ; celle-ci ne vaut guère mieux que les « tourbillons », ou vingt absurdités dont les Principes seront parsemés. Le Discours, qui doit convaincre Iris, et ne pas déplaire à GASSENDI, se mue en une espèce de rêverie au conditionnel. S’il en était le maître, il subtiliserait (vers 207 à 217)

    [...] un morceau de matière,

    [...] Capable de sentir, juger, rien davantage,

    Et juger imparfaitement,

    Sans qu’un singe jamais fît le moindre argument.

    Mais l’homme ? Lui est attribuée 1’« âme pareille en tous », chez les enfants, les sages, les idiots et les fous, celle qui les anime et les fait animaux ; mais une autre âme, rationnelle, serait en lui comme celle des anges (presque, du moins) et commencerait sans finir,

    Entrerait dans un point sans en être pressée...

    Mais le discours à Iris n’est pas un court traité de théologie. On a pu le rapprocher de l’envol, chez BAUDELAIRE, de 1’« imprévu », et les « célestes louanges » des « célestes phalanges » ; il est vrai que le Discours « fait l’ange », autant qu’il fait la bête, l’informe et la tire vers l’humaine analogie.

     

    ANNEXES

    Discours à Madame de la Sablière

    Vers.1-23 : Eloge à Mme de LA SABLIÈRE ( ici nommée Iris : admiration, reconnaissance, tendre amitié)
    (1) Iris[6], je vous louerais, il n'est que trop aisé ;
    Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
    En cela peu semblable au reste des mortelles,
    Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
    Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.
    Je ne les blâme point, je souffre cette humeur ;
    Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux Belles.
    Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
    Le Nectar que l'on sert au maître du Tonnerre,
    (10) Et dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,
    C'est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
    D'autres propos chez vous récompensent ce point,
    Propos, agréables commerces,
    Où le hasard fournit cent matières diverses :
    Jusque-là qu'en votre entretien
    La bagatelle a part : le monde n'en croit rien.
    Laissons le monde et sa croyance.
    La bagatelle, la science,
    Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
    (20) Qu'il faut de tout aux entretiens :
    C'est un parterre, où Flore épand ses biens ;
    Sur différentes fleurs l'Abeille s'y repose,
    Et fait du miel de toute chose.
     

    24-68 : Le cartésianisme (automatisne, puis : pensée, réflexion)
    Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
    Qu'en ces Fables aussi j'entremêle des traits
    De certaine Philosophie
    Subtile, engageante, et hardie.
    On l'appelle nouvelle. En avez-vous ou non
    Ouï parler ? Ils disent donc
    (30) Que la bête est une machine ;
    Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
    Nul sentiment, point d'âme, en elle tout est corps.
    Telle est la montre qui chemine,
    A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
    Ouvrez-la, lisez dans son sein ;
    Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde.
    La première y meut la seconde,
    Une troisième suit, elle sonne à la fin.
    Au dire de ces gens, la bête est toute telle :
    (40) L'objet la frappe en un endroit ;
    Ce lieu frappé s'en va tout droit,
    Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
    Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
    L'impression se fait, mais comment se fait-elle ?

    Selon eux, par nécessité,
    Sans passion, sans volonté.
    L'animal se sent agité
    De mouvements que le vulgaire appelle
    Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
    (50) Ou quelque autre de ces états.
    Mais ce n'est point cela ; ne vous y trompez pas.
    Qu'est-ce donc ? Une montre. Et nous ? C'est autre chose.
    Voici de la façon que Descartes l'expose ;
    Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
    Chez les Païens, et qui tient le milieu
    Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et l'homme
    Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.
    Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.
    Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
    (60) J'ai le don de penser ; et je sais que je pense.
    Or vous savez, Iris, de certaine science,
    Que, quand la bête penserait,
    La bête ne réfléchirait
    Sur l'objet ni sur sa pensée.
    Descartes va plus loin, et soutient nettement
    Qu'elle ne pense nullement.
    Vous n'êtes point embarrassée
    De le croire, ni moi.

     

    68-139 : Objections de LA FONTAINE (instinct et stratégies animalières)

    Cependant, quand aux bois
    Le bruit des cors, celui des voix,
    (70) N'a donné nul relâche à la fuyante proie,
    Qu'en vain elle a mis ses efforts
    A confondre et brouiller la voie,
    L'animal chargé d'ans, vieux Cerf, et de dix cors,
    En suppose un plus jeune, et l'oblige par force
    A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
    Que de raisonnements pour conserver ses jours !
    Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
    Et le change, et cent stratagèmes
    Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort !
    (80) On le déchire après sa mort ;
    Ce sont tous ses honneurs suprêmes

    Quand la Perdrix
    Voit ses petits
    En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle,
    Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
    Elle fait la blessée, et va traînant de l'aile,
    Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
    Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;
    Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
    (90) Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
    De l'Homme, qui confus des yeux en vain la suit

    Non loin du Nord il est un monde
    Où l'on sait que les habitants
    Vivent ainsi qu'aux premiers temps
    Dans une ignorance profonde :
    Je parle des humains ; car quant aux animaux,
    Ils y construisent des travaux
    Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
    Et font communiquer l'un et l'autre rivage.
    (100) L'édifice résiste, et dure en son entier ;
    Après un lit de bois, est un lit de mortier.
    Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ;
    Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
    Maint maître d’œuvre y court, et tient haut le bâton.
    La république de Platon
    Ne serait rien que l'apprentie
    De cette famille amphibie.
    Ils savent en hiver élever leurs maisons,
    Passent les étangs sur des ponts,
    (110) Fruit de leur art, savant ouvrage ;
    Et nos pareils ont beau le voir,
    Jusqu'à présent tout leur savoir
    Est de passer l'onde à la nage.
    Que ces Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
    Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ;
    Mais voici beaucoup plus : écoutez ce récit,
    Que je tiens d'un Roi plein de gloire.
    Le défenseur du Nord vous sera mon garant ;
    Je vais citer un prince aimé de la victoire ;
    (120) Son nom seul est un mur à l'empire Ottoman ;
    C'est le Roi polonais. Jamais un Roi ne ment.
    Il dit donc que, sur sa frontière,
    Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :
    Le sang qui se transmet des pères aux enfants
    En renouvelle la matière.
    Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard,
    Jamais la guerre avec tant d'art
    Ne s'est faite parmi les hommes,
    Non pas même au siècle où nous sommes.
    (130) Corps de garde avancé, vedettes, espions,
    Embuscades, partis, et mille inventions
    D'une pernicieuse et maudite science,
    Fille du Styx, et mère des héros,
    Exercent de ces animaux
    Le bon sens et l'expérience.
    Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait
    Rendre Homère. Ah s'il le rendait,
    Et qu'il rendît aussi le rival d'Epicure !
    Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?
     

    140-178 : Pour les Cartésiens : la mémoire chez les animaux - l'âme humaine

    (140) Ce que j'ai déjà dit, qu'aux bêtes la nature
    Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;
    Que la mémoire est corporelle,
    Et que, pour en venir aux exemples divers
    Que j'ai mis en jour dans ces vers,
    L'animal n'a besoin que d'elle.
    L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin
    Chercher, par le même chemin,
    L'image auparavant tracée,
    Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
    (150) Sans le secours de la pensée,
    Causer un même événement.
    Nous agissons tout autrement,
    La volonté nous détermine,
    Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine ;
    Je sens en moi certain agent ;
    Tout obéit dans ma machine
    A ce principe intelligent.
    Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
    Se conçoit mieux que le corps même :
    (160) De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême.
    Mais comment le corps l'entend-il ?
    C'est là le point : je vois l'outil
    Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ?
    Eh ! qui guide les Cieux et leur course rapide ?
    Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
    Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
    L'impression se fait. Le moyen, je l'ignore :
    On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;
    Et, s'il faut en parler avec sincérité,
    (170) Descartes l'ignorait encore.
    Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
    Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux
    Dont je viens de citer l'exemple,
    Cet esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple.
    Aussi faut-il donner à l'animal un point
    Que la plante, après tout, n'a point.
    Cependant la plante respire :
    Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire
    Les Deux Rats, le Renard et l' Œuf

     

    Les deux Rats, le Renard et l’œuf
     
    Deux rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un œuf.
    Le dîné suffisait à gens de cette espèce :
    Il n’était pas besoin qu’ils trouvassent un bœuf.
    Pleins d’appétit et d’allégresse,
    Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
    Quand un quidam parut : c’était maître renard.
    Rencontre incommode et fâcheuse :
    Car comment sauver l’œuf ? Le bien empaqueter,
    Puis des pieds de devant ensemble le porter,
    Ou le rouler, ou le traîner :
    C’était chose impossible autant que hasardeuse.
    Nécessité l’ingénieuse
    Leur fournit une invention.
    Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
    L’écornifleur étant à demi-quart de lieue,
    L’un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras,
    Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
    L’autre le traîna par la queue.
    Qu’on m’aille soutenir, après un tel récit,
    Que les bêtes n’ont point d’esprit !
    Pour moi, si j’en étais le maître,
    Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfants.
    Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
    Quelqu’un peut donc penser ne se pouvant connaître.
    Par un exemple tout égal,
    J’attribuerais à l’animal,
    Non point une raison selon notre manière,
    Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort :
    Je subtiliserais un morceau de matière,
    Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
    Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
    Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
    Que le feu ; car enfin, si le bois fait la flamme,
    La flamme, en s’épurant, peut-elle pas de l’âme
    Nous donner quelque idée ? et sort-il pas de l’or
    Des entrailles du plomb ?
    Je rendrais mon ouvrage
    Capable de sentir, juger, rien davantage,
    Et juger imparfaitement,
    Sans qu’un singe jamais fît le moindre argument.
    À l’égard de nous autres hommes,
    Je ferais notre lot infiniment plus fort :
    Nous aurions un double trésor :
    L’un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes,
    Sages, fous, enfants, idiots,
    Hôtes de l’univers, sous le nom d’animaux ;
    L’autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
    Commune en un certain degré ;
    Et ce trésor à part créé
    Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
    Entrerait dans un point sans en être pressé,
    Ne finirait jamais, quoique ayant commencé :
    Choses réelles, quoique étranges.
    Tant que l’enfance durerait,
    Cette fille du ciel en nous ne paraîtrait
    Qu’une tendre et faible lumière :
    L’organe étant plus fort, la raison percerait
    Les ténèbres de la matière,
    Qui toujours envelopperait
    L’autre âme imparfaite et grossière.

     


    [1] Cinquième chapitre extrait de « La Fontaine », de Pierre BOUTANG, Hachette, avril 1995.

    [2] Voir ANNEXES à la fin du texte.

    [3] Docteur du Christ’s College à Cambridge.

    [4]              Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles
    À qui le bon Platon compare nos merveilles,   

    Je suis chose légère et vole à tout sujet,          
    Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.       
    L'abeille et le papillon - La Fontaine

    Voilà une description à la légèreté contagieuse ; on aimerait tous être comme La Fontaine, dans cette errance fleurie qui ressemble à la liberté.    

    [5]  Personne qui se procure à bon compte, par ruse, en volant, en parasitant, ce qui est nécessaire à son existence.

    [6] Elle est la fille de Thaumas et d'Electre, et sœur des Harpyies. Non mentionnée dans l’odyssée, qui représente Hermès comme l'unique messager des dieux, Iris est, dans l’Iliade et dans les hymnes homériques, l'agile déesse qui se rend continuellement de l'Ida dans l'Olympe, chargée des messages divins, ou descend sur la terre pour annoncer aux mortels la volonté des Olympiens. Elle a aussi accès dans les profondeurs des eaux, et se glisse sous les vagues pour communiquer avec les dieux marins.

     


    Date de création : 05/02/2017 @ 14:38
    Dernière modification : 05/02/2017 @ 15:01
    Catégorie : Edification morale par les fables
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